Orient et Occident - René Guénon - E-Book

Orient et Occident E-Book

René Guénon

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Beschreibung

« Orient et Occident » de René Guénon est un ouvrage fondamental qui explore les différences profondes entre les civilisations orientales et occidentales. Publié en 1924, ce livre offre une analyse pénétrante des fondements métaphysiques et spirituels qui sous-tendent ces deux mondes apparemment opposés. Guénon commence par dresser un portrait sans concession de l'Occident moderne, qu'il perçoit comme ayant perdu le contact avec ses racines spirituelles. Il examine la crise de la civilisation occidentale, critiquant son matérialisme, son individualisme et sa perte de sens du sacré. En contraste, l'auteur présente l'Orient comme le gardien d'une tradition primordiale, une sagesse ancestrale qui, selon lui, pourrait offrir des solutions aux problèmes de l'Occident. L'ouvrage s'attache à décortiquer les différences fondamentales entre les mentalités orientale et occidentale. Guénon explore comment ces divergences se manifestent dans la philosophie, la religion, l'art et la science. Il met en lumière la prédominance de l'approche analytique et rationnelle en Occident, opposée à la vision synthétique et intuitive de l'Orient. Ce livre s'inscrit naturellement dans les catégories « Philosophie comparée », « Spiritualité » et « Études des civilisations » sur les plateformes de vente en ligne. Guénon y déploie une érudition remarquable, alliant profondeur métaphysique et clarté d'exposition pour rendre accessibles des concepts souvent complexes. « Orient et Occident » ne se contente pas d'être une simple comparaison ; c'est un appel à la redécouverte d'une sagesse universelle. Guénon argue que l'Occident pourrait bénéficier d'un retour à ses propres traditions ésotériques, tout en s'ouvrant à la pensée orientale. Il explore le concept de tradition primordiale, une connaissance métaphysique qu'il considère comme la source commune de toutes les grandes traditions spirituelles. L'ouvrage aborde également la question du symbolisme, un thème central dans la pensée de Guénon. L'auteur montre comment les symboles, présents dans toutes les cultures, peuvent servir de pont entre l'Orient et l'Occident, offrant un langage universel pour exprimer des vérités métaphysiques. Un aspect fascinant du livre est son analyse de la modernité occidentale à travers le prisme de la pensée traditionnelle. Guénon offre une critique acerbe du progrès matériel dénué de dimension spirituelle, tout en proposant des pistes pour une possible régénération de l'Occident.

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Seitenzahl: 304

Veröffentlichungsjahr: 2024

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TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos

Illusions occidentales

1. CIVILISATION ET PROGRÈS

2. LA SUPERSTITION DE LA SCIENCE

3. LA SUPERSTITION DE LA VIE

4. TERREURS CHIMÉRIQUES ET DANGERS RÉELS

Possibilités de rapprochement

1. TENTATIVES INFRUCTUEUSES

2. L’ACCORD SUR LES PRINCIPES

3. CONSTITUTION ET RÔLE DE L’ÉLITE

4. ENTENTE ET NON-FUSION

Conclusion

ADDENDUM

AVANT-PROPOS

Rudyard Kipling a écrit un jour ces mots : East is East and West is West, and never the twain shall meet, « L’Orient est l'Orient et l'Occident est l’Occident, et les deux ne se rencontreront jamais. » Il est vrai que, dans la suite du texte, il modifie cette affirmation, admettant que « la différence disparaît lorsque deux hommes forts se trouvent face à face après être venus des extrémités de la terre », mais, en réalité, même cette modification n’est pas très satisfaisante, car il est fort peu probable qu’il ait songé là à une « force » d’ordre spirituel. Quoi qu’il en soit, l’habitude est de citer le premier vers isolément, comme si tout ce qui restait dans la pensée du lecteur était l’idée de la différence insurmontable exprimée dans ce vers ; on ne peut douter que cette idée représente l'opinion de la plupart des Européens, et on y sent percer tout le dépit du conquérant qui est obligé d’admettre que ceux qu’il croit avoir vaincus et soumis portent en eux quelque chose sur quoi il ne saurait avoir aucune prise. Mais, quel que soit le sentiment qui peut avoir donné naissance à une telle opinion, ce qui nous intéresse avant tout, c’est de savoir si elle est fondée, ou dans quelle mesure elle l’est. Assurément, à considérer l’état actuel des choses, on trouve de multiples indices qui semblant la justifier ; et pourtant, si nous étions entièrement de cet avis, si nous pensions qu’aucun rapprochement n’est possible et ne le sera jamais, nous n’aurions pas entrepris d’écrire ce livre.

Nous avons conscience, plus que personne autre peut-être, de toute la distance qui sépare l’Orient et l’Occident, l’Occident moderne surtout ; du reste, dans notre Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, nous avons particulièrement insisté sur les différences, à tel point que certains ont pu croire à quelque exagération de notre part. Nous sommes cependant persuadé que nous n’avons rien dit qui ne fût rigoureusement exact : et nous envisagions en même temps, dans notre conclusion, les conditions d’un rapprochement intellectuel qui, pour être vraisemblablement assez lointain, ne nous en apparaît pas moins comme possible. Si donc nous nous élevions contre les fausses assimilations qu’ont tentées certains Occidentaux, c’est qu’elles ne sont pas un des moindres obstacles qui s’opposent à ce rapprochement : quand on part d’une conception erronée, les résultats vont souvent à l’encontre du but qu’on s’est proposé. En refusant de voir les choses telles qu’elles sont et de reconnaître certaines différences présentement irréductibles, on se condamne à ne rien comprendre de la mentalité orientale, et ainsi on ne fait qu’aggraver et perpétuer les malentendus, alors qu’il faudrait s’attacher avant tout à les dissiper. Tant que les Occidentaux s’imagineront qu’il n’existe qu’un seul type d’humanité, qu’il n’y a qu’une « civilisation » à divers degrés de développement, nulle entente ne sera possible. La vérité, c’est qu’il y a des civilisations multiples, se déployant dans des sens fort différents, et que celle de l’Occident moderne présente des caractères qui en font une exception assez singulière. On ne devrait jamais parler de supériorité ou d’infériorité d’une façon absolue, sans préciser sous quel rapport on envisage les choses que l’on veut comparer, en admettant même qu’elles soient effectivement comparables. Il n’y a pas de civilisation qui soit supérieure aux autres sous tous les rapports, parce qu’il n’est pas possible à l’homme d’appliquer également, et à la fois, son activité dans toutes les directions, et parce qu’il y a des développements qui apparaissent comme véritablement incompatibles. Seulement, il est permis de penser qu’il y a une certaine hiérarchie à observer, et que les choses de l’ordre intellectuel, par exemple, valent plus que celles de l’ordre matériel ; s’il en est ainsi, une civilisation qui se montre inférieure sous le premier rapport, tout en étant incontestablement supérieure sous le second, se trouvera encore désavantagée dans l’ensemble, quelles que puissent être les apparences extérieures ; et tel est le cas de la civilisation occidentale, si on la compare aux civilisations orientales. Nous savons bien que cette façon de voir choque la grande majorité des Occidentaux, parce qu’elle est contraire à tous leurs préjugés ; mais, toute question de supériorité à part, qu’ils veuillent bien admettre du moins que les choses auxquelles ils attribuent la plus grande importance n’intéressent pas forcément tous les hommes au même degré, que certains peuvent même les tenir pour parfaitement négligeables, et qu’on peut faire preuve d’intelligence autrement qu’en construisant des machines. Ce serait déjà quelque chose si les Européens arrivaient à comprendre cela et se comportaient en conséquence ; leurs relations avec les autres peuples s’en trouveraient quelque peu modifiées, et d’une façon fort avantageuse pour tout le monde.

Mais ce n’est que le coté le plus extérieur de la question : si les Occidentaux reconnaissaient que tout n’est pas forcément à dédaigner dans les autres civilisations pour la seule raison qu’elles diffèrent de la leur, rien ne les empêcherait plus d’étudier ces civilisations comme elles doivent l’être, nous voulons dire sans parti pris de dénigrement et sans hostilité préconçue ; et alors certains d’entre eux ne tarderaient peut-être pas à s’apercevoir, par cette étude, de tout ce qui leur manque à eux-mêmes, surtout au point de vue purement intellectuel. Naturellement, nous supposons que ceux-là seraient parvenus, dans une certaine mesure tout au moins, à la compréhension véritable de l’esprit des différentes civilisations, ce qui demande autre chose que des travaux de simple érudition ; sans doute, tout le monde n’est pas apte à une telle compréhension, mais, si quelques-uns le sont, comme c’est probable malgré tout, cela peut suffire pour amener tôt ou tard des résultats inappréciables. Nous avons déjà fait allusion au rôle que pourrait jouer une élite intellectuelle, si elle arrivait à se constituer dans le monde occidental, où elle agirait à la façon d’un « ferment » pour préparer et diriger dans le sens le plus favorable une transformation mentale qui deviendra inévitable un jour ou l’autre, qu’on le veuille ou non. Certains commencent d’ailleurs à sentir plus ou moins confusément que les choses ne peuvent continuer à aller indéfiniment dans le même sens, et même à parler, comme d’une possibilité, d’une « faillite » de la civilisation occidentale, ce que nul n’aurait osé faire il y a peu d’années ; mais les vraies causes qui peuvent provoquer cette faillite semblent encore leur échapper en grande partie. Comme ces causes sont précisément, en même temps, celles qui empêchent toute entente entre l’Orient et l’Occident, on peut retirer de leur connaissance un double bénéfice : travailler à préparer cette entente, c’est aussi s’efforcer de détourner les catastrophes dont l’Occident est menacé par sa propre faute, ces deux buts se tiennent de beaucoup plus près qu’on ne pourrait le croire. Ce n’est donc pas faire œuvre de critique vaine et purement négative que de dénoncer, comme nous nous le proposons ici encore en premier lieu, les erreurs et les illusions occidentales ; il y a à cette attitude des raisons autrement profondes, et nous n’y apportons aucune intention « satirique », ce qui, du reste, conviendrait fort peu à notre caractère ; s’il en est qui ont cru voir chez nous quelque chose de ce genre, ils se sont étrangement trompés. Nous aimerions bien mieux, pour notre part, n’avoir point à nous livrer à ce travail plutôt ingrat, et pouvoir nous contenter d’exposer certaines vérités sans avoir jamais à nous préoccuper des fausses interprétations qui ne font que compliquer et embrouiller les questions comme à plaisir ; mais force nous est de tenir compte de ces contingences, puisque, si nous ne commençons par déblayer le terrain, tout ce que nous pourrons dire risquera de demeurer incompris. Du reste, là même où nous semblons seulement écarter des erreurs ou répondre à des objections, nous pouvons cependant trouver l’occasion d’exposer des choses qui aient une portée vraiment positive ; et, par exemple, montrer pourquoi certaines tentatives de rapprochement entre l’Orient et l’Occident ont échoué, n’est-ce pas déjà faire entrevoir, par contraste, les conditions auxquelles une pareille entreprise serait susceptible de réussir ? Nous espérons donc qu’on ne se méprendra pas sur nos intentions, et, si nous ne cherchons pas à dissimuler les difficultés et les obstacles, si nous y insistons au contraire, c’est que, pour pouvoir les aplanir ou les surmonter, il faut avant tout les connaître. Nous ne pouvons nous arrêter à des considérations par trop secondaires, nous demander ce qui plaira ou déplaira à chacun ; la question que nous envisageons est autrement sérieuse, même si l’on se borne à ce que nous pouvons appeler ses aspects extérieurs, c’est-à-dire à ce qui ne concerne pas l’ordre de l’intellectualité pure.

Nous n’entendons pas, en effet, faire ici un exposé doctrinal, et ce que nous dirons sera, d’une manière générale, accessible à un plus grand nombre que les points de vue que nous avons traités dans notre Introduction générale à l'étude des doctrines hindoues. Cependant, cet ouvrage même n’a nullement été écrit pour quelques « spécialistes » ; s’il en est que son titre a induits en erreur à cet égard, c’est parce que ces questions sont d’ordinaire l’apanage des érudits, qui les étudient d’une façon plutôt rebutante et, à nos yeux, sans intérêt véritable. Notre attitude est tout autre : il s’agit essentiellement pour nous, non d’érudition, mais de compréhension, ce qui est totalement différent : ce n’est point parmi les « spécialistes » que l’on a le plus de chances de rencontrer les possibilités d’une compréhension étendue et profonde, loin de là, et, sauf de bien rares exceptions, ce n’est pas sur eux qu’il faudrait compter pour former cette élite intellectuelle dont nous avons parlé. Il en est peut-être qui ont trouvé mauvais que nous attaquions l’érudition, ou plutôt ses abus et ses dangers, quoique nous nous soyons abstenu soigneusement de tout ce qui aurait pu présenter un caractère de polémique ; mais une des raisons pour lesquelles nous l’avons fait, c’est précisément que cette érudition, avec ses méthodes spéciales, a pour effet de détourner de certaines choses ceux-là mêmes qui seraient le plus capables de les comprendre. Bien des gens, voyant qu’il s’agit des doctrines hindoues, et pensant aussitôt aux travaux de quelques orientalistes, se disent que « cela n’est pas pour eux » ; or il en est certainement qui ont grand tort de penser ainsi, et à qui il ne faudrait pas beaucoup d’efforts, peut-être, pour acquérir des connaissances qui font et feront toujours défaut à ces mêmes orientalistes : l’érudition est une chose, le savoir réel en est une autre, et, s’ils ne sont pas toujours incompatibles, ils ne sont point nécessairement solidaires. Assurément, si l’érudition consentait à se tenir au rang d’auxiliaire qui doit lui revenir normalement, nous n’y trouverions plus rien à redire, puisqu’elle cesserait par là même d’être dangereuse, et qu’elle pourrait d’ailleurs avoir quelque utilité ; dans ces limites, nous reconnaîtrions donc très volontiers sa valeur relative. Il y a des cas où la « méthode historique » est légitime, nais l’erreur contre laquelle nous nous sommes élevé consiste à croire qu’elle est applicable à tout, et à vouloir en tirer autre chose que ce qu’elle peut donner effectivement ; nous pensons avoir montré ailleurs , et sans nous mettre le moins du monde en contradiction avec nous-même, que nous sommes capable, lorsqu’il le faut, d’appliquer cette méthode tout aussi bien qu’un autre, et cela devrait suffire à prouver que nous n’avons point de parti pris. Chaque question doit être traitée suivant la méthode qui convient à sa nature ; c’est un singulier phénomène que cette confusion des divers ordres et des divers domaines dont l’Occident actuel nous donne habituellement le spectacle. En somme, il faut savoir mettre chaque chose à sa place, et nous n’avons jamais rien dit d’autre ; mais, en faisant ainsi, on s’aperçoit forcément qu’il est des choses qui ne peuvent être que secondaires et subordonnées par rapport à d’autres, en dépit des manies « égalitaires » de certains de nos contemporains ; et c’est ainsi que l’érudition, là même où elle est valable, ne saurait jamais constituer pour nous qu’un moyen, et non une fin en elle-même.

Ces quelques explications nous ont paru nécessaires pour plusieurs raisons : d’abord, nous tenons à dire ce que nous pensons d’une façon aussi nette qu’il nous est possible, et à couper court à toute méprise s’il vient à s’en produire malgré nos précautions, ce qui est à peu près inévitable. Tout en reconnaissant généralement la clarté de nos exposés, on nous a prêté parfois des intentions que nous n’avons jamais eues ; nous aurons ici l’occasion de dissiper quelques équivoques et de préciser certains points sur lesquels nous ne nous étions peut-être pas suffisamment expliqué précédemment. D’autre part, la diversité des sujets que nous traitons dans nos études n’empêche point l’unité de la conception qui y préside, et nous tenons aussi à affirmer expressément cette unité, qui pourrait n’être pas aperçue de ceux qui envisagent les choses trop superficiellement. Ces études sont même tellement liées entre elles que, sur bien des points que nous aborderons ici, nous aurions dû, pour plus de précision, renvoyer aux indications complémentaires qui se trouvent dans nos autres travaux ; mais nous ne l’avons fait que là où cela nous a paru strictement indispensable, et, pour tout le reste, nous nous contenterons de cet avertissement donné une fois pour toutes et d’une façon générale, afin de ne pas importuner le lecteur par de trop nombreuses références. Dans le même ordre d’idées, nous devons encore faire remarquer que, quand nous ne jugeons pas à propos de donner à l’expression de notre pensée une tournure proprement doctrinale, nous ne nous en inspirons pas moins constamment des doctrines dont nous avons compris la vérité : c’est l’étude des doctrines orientales qui nous a fait voir les défauts de l’Occident et la fausseté de maintes idées qui ont cours dans le monde moderne ; c’est là, et là seulement, que nous avons trouvé, comme nous avons eu déjà l’occasion de le dire ailleurs, des choses dont l’Occident ne nous a jamais offert le moindre équivalent.

Dans cet ouvrage pas plus que dans les autres, nous n’avons aucunement la prétention d’épuiser toutes les questions que nous serons amené à envisager ; on ne peut, à ce qu’il nous semble, nous faire grief de ne pas mettre tout dans un seul livre, ce qui nous serait d’ailleurs tout à fait impossible. Ce que nous ne ferons qu’indiquer ici, nous pourrons peut-être le reprendre et l’expliquer plus complètement ailleurs, si les circonstances nous le permettent ; sinon, cela pourra du moins suggérer à d’autres des réflexions qui suppléeront, d’une façon très profitable pour eux, aux développements que nous n’aurons pu apporter nous-même. Il est des choses qu’il est parfois intéressant de noter incidemment, alors même qu’on ne peut s’y étendre, et nous ne pensons pas qu’il soit préférable de les passer entièrement sous silence ; mais, connaissant la mentalité de certaines gens, nous croyons devoir avertir qu’il ne faut voir là rien d’extraordinaire. Nous ne savons que trop ce que valent les soi-disant « mystères » dont on a si souvent abusé à notre époque, et qui ne sont tels que parce que ceux qui en parlent sont les premiers à n’y rien comprendre ; il n’y a de vrai mystère que ce qui est inexprimable par sa nature même. Nous ne voulons pas prétendre, cependant, que toute vérité soit toujours également bonne à dire, et qu’il n’y ait pas des cas où une certaine réserve s’impose pour des raisons d’opportunité, ou des choses qu’il serait plus dangereux qu’utile d’exposer publiquement ; mais cela ne se rencontre que dans certains ordres de connaissance, somme toute assez restreints, et d’ailleurs, s’il nous arrive parfois de faire allusion à des choses de ce genre , nous ne manquons pas de déclarer formellement ce qu’il en est, sans jamais faire intervenir aucune de ces prohibitions chimériques que les écrivains de quelques écoles mettent en avant à tout propos, soit pour provoquer la curiosité de leurs lecteurs, soit tout simplement pour dissimuler leur propre embarras. De tels artifices nous sont tout à fait étrangers, non moins que les fictions purement littéraires ; nous ne nous proposons que de dire ce qui est, dans la mesure où nous le connaissons, et tel que nous le connaissons. Nous ne pouvons dire tout ce que nous pensons, parce que cela nous entraînerait souvent trop loin de notre sujet, et aussi parce que la pensée dépasse toujours les limites de l’expression où on veut l’enfermer ; mais nous ne disons jamais que ce que nous pensons réellement. C’est pourquoi nous ne saurions admettre qu’on dénature nos intentions, qu’on nous fasse dire autre chose que ce que nous disons, ou qu’on cherche à découvrir, derrière ce que nous disons, nous ne savons quelle pensée dissimulée ou déguisée, qui est parfaitement imaginaire. Par contre, nous serons toujours reconnaissant à ceux qui nous signaleront des points sur lesquels il leur paraîtra souhaitable d’avoir de plus amples éclaircissements, et nous nous efforcerons de leur donner satisfaction par la suite ; mais qu’ils veuillent bien attendre que nous ayons la possibilité de le faire, qu’ils ne se hâtent point de conclure sur des données insuffisantes, et, surtout, qu’ils se gardent de rendre aucune doctrine responsable des imperfections ou des lacunes de notre exposé.

ILLUSIONS OCCIDENTALES

1

CIVILISATION ET PROGRÈS

La civilisation occidentale moderne apparaît dans l’histoire comme une véritable anomalie : parmi toutes celles qui nous sont connues plus ou moins complètement, cette civilisation est la seule qui se soit développée dans un sens purement matériel, et ce développement monstrueux, dont le début coïncide avec ce qu’on est convenu d’appeler la Renaissance, a été accompagné, comme il devait l’être fatalement, d’une régression intellectuelle correspondante ; nous ne disons pas équivalente, car il s’agit là de deux ordres de choses entre lesquels il ne saurait y avoir aucune commune mesure. Cette régression en est arrivée à un tel point que les Occidentaux d’aujourd’hui ne savent plus ce que peut être l’intellectualité pure, qu’ils ne soupçonnent même pas que rien de tel puisse exister ; de là leur dédain, non seulement pour les civilisations orientales, mais même pour le moyen âge européen, dont l’esprit ne leur échappe guère moins complètement. Comment faire comprendre l’intérêt d’une connaissance toute spéculative à des gens pour qui l’intelligence n’est qu’un moyen d’agir sur la matière et de la plier à des fins pratiques, et pour qui la science, dans le sens restreint où ils l’entendent, vaut surtout dans la mesure où elle est susceptible d’aboutir à des applications industrielles ? Nous n’exagérons rien ; il n’y a qu’à regarder autour de soi pour se rendre compte que telle est bien la mentalité de l’immense majorité de nos contemporains ; et l’examen de la philosophie, à partir de Bacon et de Descartes, ne pourrait que confirmer encore ces constatations. Nous rappellerons seulement que Descartes a limité l’intelligence à la raison, qu’il a assigné pour unique rôle à ce qu’il croyait pouvoir appeler métaphysique de servir de fondement à la physique, et que cette physique elle-même était essentiellement destinée, dans sa pensée, à préparer la constitution des sciences appliquées, mécanique, médecine et morale, dernier terme du savoir humain tel qu’il le concevait ; les tendances qu’il affirmait ainsi ne sont-elles pas déjà celles-là mêmes qui caractérisent à première vue tout le développement du monde moderne ? Nier ou ignorer toute connaissance pure et supra-rationnelle, c’était ouvrir la voie qui devait mener logiquement, d’une part, au positivisme et à l’agnosticisme, qui prennent leur parti des plus étroites limitations de l’intelligence et de son objet, et, d’autre part, à toutes les théories sentimentalistes et volontaristes, qui s’efforcent de chercher dans l’infra-rationnel ce que la raison ne peut leur donner. En effet, ceux qui, de nos jours, veulent réagir contre le rationalisme, n’en acceptent pas moins l’identification de l’intelligence tout entière avec la seule raison, et ils croient que celle-ci n’est qu’une faculté toute pratique, incapable de sortir du domaine de la matière ; Bergson a écrit textuellement ceci : « L’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils (sic), et d’en varier indéfiniment la fabrication » . Et encore : « L’intelligence, même quand elle n’opère plus sur la matière brute, suit les habitudes qu’elle a contractées dans cette opération : elle applique des formes qui sont celles mêmes de la matière inorganisée. Elle est faite pour ce genre de travail. Seul, ce genre de travail la satisfait pleinement. Et c’est ce qu’elle exprime en disant qu’ainsi seulement elle arrive à la distinction et à la clarté » . À ces derniers traits, on reconnaît sans peine que ce n’est point l’intelligence elle-même qui est en cause, mais tout simplement la conception cartésienne de l’intelligence, ce qui est bien différent ; et, à la superstition de la raison, la « philosophie nouvelle », comme disent ses adhérents, en substitue une autre, plus grossière encore par certains côtés, la superstition de la vie. Le rationalisme, impuissant à s’élever jusqu’à la vérité absolue, laissait du moins subsister la vérité relative ; l’intuitionnisme contemporain rabaisse cette vérité à n’être plus qu’une représentation de la réalité sensible, dans tout ce qu’elle a d’inconsistant et d’incessamment changeant ; enfin, le pragmatisme achève de faire évanouir la notion même de vérité en l’identifiant à celle d’utilité, ce qui revient à la supprimer purement et simplement. Si nous avons un peu schématisé les choses, nous ne les avons nullement défigurées, et, quelles qu’aient pu être les phases intermédiaires, les tendances fondamentales sont bien celles que nous venons de dire ; les pragmatistes, en allant jusqu’au bout, se montrent les plus authentiques représentants de la pensée occidentale moderne : qu’importe la vérité dans un monde dont les aspirations, étant uniquement matérielles et sentimentales, et non intellectuelles, trouvent toute satisfaction dans l’industrie et dans la morale, deux domaines où l’on se passe fort bien, en effet, de concevoir la vérité ? Sans doute, on n’en est pas arrivé d’un seul coup à cette extrémité, et bien des Européens protesteront qu’ils n’en sont point encore là ; mais nous pensons surtout ici aux Américains, qui en sont à une phase plus « avancée », si l’on peut dire, de la même civilisation : mentalement aussi bien que géographiquement, l’Amérique actuelle est vraiment l’« Extrême-Occident » ; et l’Europe suivra, sans aucun doute, si rien ne vient arrêter le déroulement des conséquences impliquées dans le présent état des choses. Mais ce qu’il y a peut-être de plus extraordinaire, c’est la prétention de faire de cette civilisation anormale le type même de toute civilisation, de la regarder comme « la civilisation » par excellence, voire même comme la seule qui mérite ce nom. C’est aussi, comme complément de cette illusion, la croyance au « progrès », envisagé d’une façon non moins absolue, et identifié naturellement, dans son essence, avec ce développement matériel qui absorbe toute l’activité de l’Occidental moderne. Il est curieux de constater combien certaines idées arrivent promptement à se répandre et à s’imposer, pour peu, évidemment, qu’elles répondent aux tendances générales d’un milieu et d’une époque ; c’est le cas de ces idées de « civilisation » et de « progrès », que tant de gens croient volontiers universelles et nécessaires, alors qu’elles sont en réalité d’invention toute récente, et que, aujourd’hui encore, les trois quarts au moins de l’humanité persistent à les ignorer ou à n’en tenir aucun compte. Jacques Bainville a fait remarquer que, « si le verbe civiliser se trouve déjà avec la signification que nous lui prêtons chez les bons auteurs du XVIIIe siècle, le substantif civilisation ne se rencontre que chez les économistes de l’époque qui a précédé immédiatement la Révolution. Littré cite un exemple pris chez Turgot. Littré, qui avait dépouillé toute notre littérature, n’a pas pu remonter plus loin. Ainsi le mot civilisation n’a pas plus d’un siècle et demi d’existence. Il n’a fini par entrer dans le dictionnaire de l’Académie qu’en 1835, il y a un peu moins de cent ans... L’antiquité, dont nous vivons encore, n’avait pas non plus de terme pour rendre ce que nous entendons par civilisation. Si l’on donnait ce mot-là à traduire dans un thème latin, le jeune élève serait bien embarrassé... La vie des mots n’est pas indépendante de la vie des idées. Le mot de civilisation, dont nos ancêtres se passaient fort bien, peut-être parce qu’ils avaient la chose, s’est répandu au XIXe siècle sous l’influence d’idées nouvelles. Les découvertes scientifiques, le développement de l’industrie, du commerce, de la prospérité et du bien-être, avaient créé une sorte d’enthousiasme et même de prophétisme. La conception du progrès indéfini, apparue dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, concourut à convaincre l’espèce humaine qu’elle était entrée dans une ère nouvelle, celle de la civilisation absolue. C’est à un prodigieux utopiste, bien oublié aujourd’hui, Fourier, que l’on doit d’appeler la période contemporaine celle de la civilisation et de confondre la civilisation avec l’âge moderne... La civilisation, c’était donc le degré de développement et de perfectionnement auquel les nations européennes étaient parvenues au XIXe siècle. Ce terme, compris par tous, bien qu’il ne fût défini par personne, embrassait à la fois le progrès matériel et le progrès moral, l’un portant l’autre, l’un uni à l’autre, inséparables tous deux. La civilisation, c’était en somme l’Europe elle-même, c’était un brevet que se décernait le monde européen » . C’est là exactement ce que nous pensons nous-même ; et nous avons tenu à faire cette citation, bien qu’elle soit un peu longue, pour montrer que nous ne sommes pas seul à le penser.

Ainsi, ces deux idées de « civilisation » et de « progrès », qui sont fort étroitement associées, ne datent l’une et l’autre que de la seconde moitié du XVIIIe siècle, c’est-à-dire de l’époque qui, entre autres choses, vit naître aussi le matérialisme ; et elles furent surtout propagées et popularisées par les rêveurs socialistes du début du XIXe siècle. Il faut convenir que l’histoire des idées permet de faire parfois des constatations assez surprenantes, et de réduire certaines imaginations à leur juste valeur ; elle le permettrait surtout si elle était faite et étudiée comme elle devrait l’être, si elle n’était, comme l’histoire ordinaire d’ailleurs, falsifiée par des interprétations tendancieuses, ou bornée à des travaux de simple érudition, à d’insignifiantes recherches sur des points de détail. L’histoire vraie peut être dangereuse pour certains intérêts politiques ; et on est en droit de se demander si ce n’est pas pour cette raison que certaines méthodes, en ce domaine, sont imposées officiellement à l’exclusion de toutes les autres : consciemment ou non, on écarte a priori tout ce qui permettrait de voir clair en bien des choses, et c’est ainsi que se forme l’« opinion publique ». Mais revenons aux deux idées dont nous venons de parler, et précisons que, en leur assignant une origine aussi rapprochée, nous avons uniquement en vue cette acception absolue, et illusoire selon nous, qui est celle qu’on leur donne le plus communément aujourd’hui. Pour le sens relatif dont les mêmes mots sont susceptibles, c’est autre chose, et, comme ce sens est très légitime, on ne peut dire qu’il s’agisse en ce cas d’idées ayant pris naissance à un moment déterminé ; peu importe qu’elles aient été exprimées d’une façon ou d’une autre, et, si un terme est commode, ce n’est pas parce qu’il est de création récente que nous voyons des inconvénients à son emploi. Ainsi, nous disons nous-même très volontiers qu’il existe « des civilisations » multiples et diverses ; il serait assez difficile de définir exactement cet ensemble complexe d’éléments de différents ordres qui constitue ce qu’on appelle une civilisation, mais néanmoins chacun sait assez bien ce qu’on doit entendre par là. Nous ne pensons même pas qu’il soit nécessaire d’essayer de renfermer dans une formule rigide les caractères généraux de toute civilisation, ou les caractères particuliers de telle civilisation déterminée ; c’est là un procédé quelque peu artificiel, et nous nous défions grandement de ces cadres étroits où se complaît l’esprit systématique. De même qu’il y a « des civilisations », il y a aussi, au cours du développement de chacune d’elles, ou de certaines périodes plus ou moins restreintes de ce développement, « des progrès » portant, non point sur tout indistinctement, mais sur tel ou tel domaine défini ; ce n’est là, en somme, qu’une autre façon de dire qu’une civilisation se développe dans un certain sens, dans une certaine direction ; mais, comme il y a des progrès, il y a aussi des régressions, et parfois même les deux choses se produisent simultanément dans des domaines différents. Donc, nous y insistons, tout cela est éminemment relatif ; si l’on veut prendre les mêmes mots dans un sens absolu, ils ne correspondent plus à aucune réalité, et c’est justement alors qu’ils représentent ces idées nouvelles qui n’ont cours que moins de deux siècles, et dans le seul Occident. Certes, « le Progrès » et « la Civilisation », avec des majuscules, cela peut faire un excellent effet dans certaines phrases aussi creuses que déclamatoires, très propres à impressionner la foule pour qui la parole sert moins à exprimer la pensée qu’à suppléer à son absence ; à ce titre, cela joue un rôle des plus importants dans l’arsenal de formules dont les « dirigeants » contemporains se servent pour accomplir la singulière œuvre de suggestion collective sans laquelle la mentalité spécifiquement moderne ne saurait subsister bien longtemps. À cet égard, nous ne croyons pas qu’on ait jamais remarqué suffisamment l’analogie, pourtant frappante, que l’action de l’orateur, notamment, présente avec celle de l’hypnotiseur (et celle du dompteur est également du même ordre) ; nous signalons en passant ce sujet d’études à l’attention des psychologues. Sans doute, le pouvoir des mots s’est déjà exercé plus ou moins en d’autres temps que le nôtre ; mais ce dont on n’a pas d’exemple, c’est cette gigantesque hallucination collective par laquelle toute une partie de l’humanité en est arrivée à prendre les plus vaines chimères pour d’incontestables réalités ; et, parmi ces idoles de l’esprit moderne, celles que nous dénonçons présentement sont peut-être les plus pernicieuses de toutes.

Il nous faut revenir encore sur la genèse de l’idée de progrès ; disons, si l’on veut, l’idée de progrès indéfini, pour mettre hors de cause ces progrès spéciaux et limités dont nous n’entendons aucunement contester l’existence. C’est probablement chez Pascal qu’on peut trouver la première trace de cette idée, appliquée d’ailleurs à un seul point de vue : on connaît le passage où il compare l’humanité à « un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement pendant le cours des siècles », et où il fait preuve de cet esprit antitraditionnel qui est une des particularités de l’Occident moderne, déclarant que « ceux que nous appelons anciens étaient véritablement nouveaux en toutes choses », et qu’ainsi leurs opinions ont fort peu de poids ; et, sous ce rapport, Pascal avait eu au moins un précurseur, puisque Bacon avait dit déjà avec la même intention : Antiquitas sœculi, juventus mundi. Il est facile de voir le sophisme inconscient sur lequel se base une telle conception : ce sophisme consiste à supposer que l’humanité, dans son ensemble, suit un développement continu et unilinéaire ; c’est là une vue éminemment « simpliste », qui est en contradiction avec tous les faits connus. L’histoire nous montra en effet, à toute époque, des civilisations indépendantes les unes des autres, souvent même divergentes, dont certaines naissent et se développent pendant que d’autres tombent en décadence et meurent, ou sont anéanties brusquement dans quelque cataclysme ; et les civilisations nouvelles ne recueillent point toujours l’héritage des anciennes. Qui oserait soutenir sérieusement, par exemple, que les Occidentaux modernes ont profité, si indirectement que ce soit, de la plupart des connaissances qu’avaient accumulées les Chaldéens ou les Égyptiens, sans parler des civilisations dont le nom même n’est pas parvenu jusqu’à nous ? Du reste, il n’y a pas besoin de remonter si loin dans le passé, puisqu’il est des sciences qui étaient cultivées dans le moyen âge européen, et dont on n’a plus de nos jours la moindre idée. Si l’on veut conserver la représentation de l’« homme collectif » qu’envisage Pascal (qui l’appelle très improprement « homme universel »), il faudra donc dire que, s’il est des périodes où il apprend, il en est d’autres où il oublie, ou bien que, tandis qu’il apprend certaines choses, il en oublie d’autres ; mais la réalité est encore plus complexe, puisqu’il y a simultanément, comme il y en a toujours eu, des civilisations qui ne se pénètrent pas, qui s’ignorent mutuellement : telle est bien, aujourd’hui plus que jamais, la situation de la civilisation occidentale par rapport aux civilisations orientales. Au fond, l’origine de l’illusion qui s’est exprimée chez Pascal est tout simplement celle-ci : les Occidentaux, à partir de la Renaissance, ont pris l’habitude de se considérer exclusivement comme les héritiers et les continuateurs de l’antiquité gréco-romaine, et de méconnaître ou d’ignorer systématiquement tout le reste ; c’est ce que nous appelons le « préjugé classique ». L’humanité dont parle Pascal commence aux Grecs, elle se continue avec les Romains, puis il y a dans son existence une discontinuité correspondant au moyen âge, dans lequel il ne peut voir, comme tous les gens du XVIIe siècle, qu’une période de sommeil ; enfin vient la Renaissance, c’est-à-dire le réveil de cette humanité, qui, à partir de ce moment, sera composée de l’ensemble des peuples européens. C’est une bizarre erreur, et qui dénote un horizon mental singulièrement borné, que celle qui consiste à prendre ainsi la partie pour le tout ; on pourrait en découvrir l’influence en plus d’un domaine : les psychologues, par exemple, limitent ordinairement leurs observations à un seul type d’humanité, l’Occidental moderne, et ils étendent abusivement les résultats ainsi obtenus jusqu’à prétendre en faire, sans exception, des caractères de l’homme en général.

Il est essentiel de noter que Pascal n’envisageait encore qu’un progrès intellectuel, dans les limites où lui-même et son époque concevaient l’intellectualité ; c’est bien vers la fin du XVIIIe siècle qu’apparut, avec Turgot et Condorcet, l’idée de progrès étendue à tous les ordres d’activité ; et cette idée était alors si loin d’être généralement acceptée que Voltaire s’empressa de la tourner en ridicule. Nous ne pouvons songer à faire ici l’histoire complète des diverses modifications que cette même idée subit au cours du XIXe siècle, et des complications pseudo-scientifiques qui y furent apportées lorsque, sous le nom d’« évolution », on voulut l’appliquer, non plus seulement à l’humanité, mais à tout l’ensemble des êtres vivants. L’évolutionnisme, en dépit de multiples divergences plus ou moins importantes, est devenu un véritable dogme officiel : on enseigne comme une loi, qu’il est interdit de discuter, ce qui n’est en réalité que la plus gratuite et la plus mal fondée de toutes les hypothèses ; à plus forte raison en est-il ainsi de la conception du progrès humain, qui n’apparaît plus là-dedans que comme un simple cas particulier. Mais, avant d’en arriver là, il y a eu bien des vicissitudes, et, parmi les partisans mêmes du progrès, il en est qui n’ont pu s’empêcher de formuler des réserves assez graves : Auguste Comte, qui avait commencé par être disciple de Saint-Simon, admettait un progrès indéfini en durée, mais non en étendue ; pour lui, la marche de l’humanité pouvait être représentée par une courbe qui a une asymptote, dont elle se rapproche indéfiniment sans jamais l’atteindre, de telle façon que l’amplitude du progrès possible, c’est-à-dire la distance de l’état actuel à l’état idéal, représentée par celle de la courbe à l’asymptote, va sans cesse en décroissant. Rien n’est plus facile que de montrer les confusions sur lesquelles repose la théorie fantaisiste à laquelle Comte a donné le nom de « loi des trois états », et dont la principale consiste à supposer que l’unique objet de toute connaissance possible est l’explication des phénomènes naturels ; comme Bacon et Pascal, il comparait les anciens à des enfants, tandis que d’autres, à une époque plus récente, ont cru mieux faire en les assimilant aux sauvages, qu’ils appellent des « primitifs », alors que, pour notre part, nous les regardons au contraire comme des dégénérés . D’un autre côté, certains, ne pouvant faire autrement que de constater qu’il y a des hauts et des bas dans ce qu’ils connaissent de l’histoire de l’humanité, en sont venus à parler d’un « rythme du progrès » ; il serait peut-être plus simple et plus logique, dans ces conditions, de ne plus parler de progrès du tout, mais, comme il faut sauvegarder à tout prix le dogme moderne, on suppose que « le progrès » existe quand même comme résultante finale de tous les progrès partiels et de toutes les régressions. Ces restrictions et ces discordances devraient donner à réfléchir, mais bien peu semblent s’en apercevoir ; les différentes écoles ne peuvent se mettre d’accord entre elles, mais il demeure entendu qu’on doit admettre le progrès et l’évolution, sans quoi on ne saurait probablement avoir droit à la qualité de « civilisé ».