Itinéraire d’un homme trompé - Quentin Dely de Moraline - E-Book

Itinéraire d’un homme trompé E-Book

Quentin Dely de Moraline

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Beschreibung

"Itinéraire d’un homme trompé" est l’histoire d’une rémission, celle de Jean Decipio, confronté à une trahison amoureuse la plus intime. Au bord du suicide, il est sauvé fortuitement par un inconnu, aussi charismatique qu’énigmatique, qui deviendra peu à peu son mentor. Ensemble, ils entreprennent un voyage de découverte personnelle, fait d’interdits et de choix controversés. Jean se métamorphose en un personnage libre, transgressif, entre ombre et lumière.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Quentin Dely de Moraline trouve refuge dans la littérature, qu’il considère comme un vaste espace de liberté. Parmi ses auteurs de prédilection figurent Maupassant, Flaubert et Houellebecq. À travers cet ouvrage, il rend hommage à la résilience et met en avant la capacité de tout être humain à puiser une énergie vitale dans les moments les plus sombres de son existence.

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Quentin Dely de Moraline

Itinéraire d’un homme trompé

Roman

© Lys Bleu Éditions – Quentin Dely de Moraline

ISBN : 979-10-422-4258-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Il faut le malheur pour creuser certaines mines mystérieuses cachées dans l’intelligence humaine ; il faut la pression pour faire éclater la poudre.

Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo

Partie I

1

Quand Jean Decipio rentra de son voyage à Londres, c’était un lundi de Pâques. Ce jour-là, il crut vivre sa crucifixion. Il s’agissait bien en réalité d’une résurrection.

Sa fiancée, Charlotte, n’avait pas souhaité l’accompagner pour ce séjour de quatre jours dans la capitale anglaise. Elle n’était pas d’humeur à faire la fête, lui avait-elle expliqué. Il fallait qu’elle avance sur certaines de ses peintures. Elle avait insisté pour rester à l’appartement, et pour prendre du temps pour soi. Sa psychologue lui avait conseillé à ce propos « de ne pas se forcer », et de suivre « ses envies profondes ».

En termes d’envie profonde, Jean ne s’attendit pas à trouver sa fiancée en compagnie d’un autre homme, dans son propre lit, lorsqu’il pénétra dans son appartement. Il n’y eut aucun cri, aucun mouvement de panique, aucune exclamation de peur, simplement un air de reproche de Charlotte qui plissa ses yeux et dit à Jean :

— Mais ! Tu ne devais pas rentrer à 21 h ? L’organisation n’est jamais claire avec toi !

Jean laissa tomber sa valise à roulettes dans un silence de mort. Il regarda sa fiancée qui avait tiré le drap pour recouvrir sa poitrine nue, et cet homme qui le fixait d’un air éberlué. Ce dernier, remarqua Jean, n’était d’ailleurs pas doté d’une très grande beauté : c’était un petit chauve, avec le visage émacié, des yeux de rongeur et une boucle d’oreille sur le lobe gauche. Charlotte Boissy d’Anglas semblait avoir un goût prononcé pour les hommes qui n’étaient pas issus de son milieu conservateur.

— Je suis arrivé à Saint-Pancras plus tôt. On m’a autorisé à prendre un train qui partait avant le mien, se contenta de dire Jean, pour justifier sa présence dans sa chambre à coucher.

Les trois personnages se regardèrent d’un air gêné, ne sachant trop s’ils devaient commencer à se hurler dessus, à s’excuser, ou à converser sur des sujets anodins pour briser ce silence. Enfin, c’était surtout Jean et l’amant de sa fiancée qui cherchaient dans leur tête une échappatoire convenable à cette situation pour le moins inédite. Les deux, qui n’avaient pas des gabarits de boxeur poids lourd, se rangeaient volontiers dans leur vie quotidienne du côté du pacifisme et du dialogue. Il leur semblait inapproprié de se lancer dans une rixe qui aurait généré un très grand malaise : l’amant de Charlotte était probablement nu sous le drap, et Jean n’avait aucune envie de voir ses parties intimes s’étaler sur son parquet clipsable.

Charlotte interrompit l’état d’irrésolution des deux hommes en exprimant de nouveau un reproche :

— Eh bien, voilà ! Tu ne me croyais pas quand je te disais que je n’allais pas bien. Tu minorais mes souffrances. Voilà où j’en suis ! J’espère que tu me comprends maintenant !

Elle leva les bras au ciel comme si elle venait de proclamer une évidence. Elle remonta ensuite le drap sur son visage de façon à cacher son nez, et elle marmotta, d’un air grognon :

— Je ne me sens pas bien. Oui, je ne suis pas bien. J’ai mal au ventre. Je me sens faible…

Jean ne sut quoi rétorquer, et l’amant se permit de tapoter l’épaule gauche de Charlotte qui continuait à se plaindre, la bouche mordant le drap. Puis, la femme s’exclama en regardant son téléphone portable.

— Je ne sais pas si je vais supporter cette journée. Je vais organiser en urgence une séance avec ma psy.

Puis elle lança un regard de reproche à Jean, qui eut soudainement une très forte nausée. Il se précipita dans la rue, et vomit sur le trottoir, devant les regards inquiets de quelques passants. Sujet à une crise de tachycardie, sentant les soubresauts de sa poitrine qui lui coupait la respiration, il se décida à marcher le long de la rue Brochant, dans le quartier des Batignolles, en allumant une cigarette.

Lorsque Charlotte se leva de son lit, elle s’exclama d’un air irrité :

— Il a encore oublié d’enlever ses chaussures au moment d’entrer dans l’appartement. Il a sali toute l’entrée. Combien de fois devrais-je encore lui dire ?

Il devait être dans les environs de minuit au moment où Jean se trouvait debout sur un des rebords du pont Alexandre III. Il faisait face à Paris et il avait une forte tentation de se jeter dans la Seine de façon à mettre fin à son existence. Il regardait avec appréhension les remous noirs du fleuve parisien, en se disant que les eaux avaient la réputation d’être terriblement sales. Il pensa aussi qu’il avait laissé au pressing trois de ses beaux costumes et qu’en cas de décès, les propriétaires chinois ne se gêneraient pas pour garder ses belles pièces qui lui avaient coûté au total 600 euros. Certes, ce sujet pouvait paraître accessoire pour quelqu’un qui était décidé à mourir auprès des cadavres de bouteille reposant au fond de la Seine, mais enfin, il avait mis du temps à choisir ses vestes et ses pantalons, ce n’était pas une raison pour qu’on lui vole des biens acquis grâce à son travail.

Il respira longuement quand il entendit :

— Hola ! Garçon !

Il se retourna et aperçut une silhouette claudicante qui s’approchait de lui. Le gaillard portait une canne, mesurait 1m80, et il était coiffé d’un chapeau rond. Celui-ci ne recouvrait pas les quelques mèches rousses qui lui tombaient sur le front. À n’en pas douter, il s’agissait d’un homme raisonnablement bien en chair, d’une cinquantaine d’années, doté de main épaisse tenant fermement le pommeau de sa canne en ébène. Dans l’obscurité, on ne voyait pas très bien ses yeux, mais on sentait l’éclat de son regard sur la peau comme le rayon chauffant du soleil dans votre dos. Jean reconnut immédiatement que cet individu avait une forme de présence magnétique.

C’était aussi une voix de fumeur de cigares, rauque, énergique, éclatante :

— Garçon, pardonnez-moi de vous déranger, mais pouvez-vous m’expliquer ce que vous faites, à pareille heure, debout sur un pont à deux doigts de glisser dans l’eau ?

Jean, étranglé par l’émotion, regarda le ciel noir et répondit d’une voix faible :

— Je souhaite sauter et en finir !

L’homme se tut, puis il répondit avec une pointe de perplexité dans la voix :

— Pas sûr que la méthode soit efficace. À cette hauteur, vous risquez certes de chuter lourdement dans l’eau, mais je doute que vous mouriez sur le coup. Vous allez surtout être emporté par les eaux et être précipité sur une rive de la Seine. À part un gros rhume, vous n’allez pas parvenir à vous faire grand mal.

Jean estima rapidement la hauteur du pont et il se dit à raison que cela ne devait pas être suffisant. Ce monsieur semblait assez sûr de lui, et dans la vie, il fallait faire confiance aux experts et ne pas s’adjuger des connaissances qu’on ne maîtrise pas. C’était en tout cas son mantra au bureau, cela pouvait s’appliquer parfaitement dans sa situation.

— Je vous conseille de revenir sur le trottoir pour éviter de vous faire mal inutilement, recommanda l’homme en allumant un épais cigare.

Jean se décida à lui obéir en se disant qu’il était minable au point de rater sa propre mort. Il descendit piteusement du pont, d’un air gauche, et resta immobile devant l’inconnu. Il ressentait la stupidité de ceux qui reculent après avoir fait une scène.

L’homme l’examina et lui posa une série de questions :

— Quel âge avez-vous, mon jeune ami ?

— J’ai 33 ans.

— Quel est l’ennui qui vous pousse à de telles extrémités ? Le crime ? La dette ? La mort d’un proche ?

Jean déglutit et répondit d’une voix tremblante :

— L’amour ! Ma fiancée m’a trompé !

Il eut un silence puis l’homme éclata d’un rire tonitruant, en s’appuyant d’une main sur sa canne, laissant l’autre reposer sur son ventre en pleine vibration. Jean fut quelque peu vexé de la réaction légère de son comparse, alors qu’il pensait être au summum d’un acte mélodramatique. L’inconnu lui rétorqua d’une voix truculente :

— Allons bon ! Presque tous les hommes se font tromper un jour par une femme ! c’est un passage obligé, un rite initiatique, une souffrance inévitable, un peu comme l’acné qui vous pousse au visage au moment de l’adolescence, ou l’extraction des dents de sagesse. Cela est arrivé, mon cher ami, à bien des hommes, beaux, talentueux, séduisants. Il y a des choses auxquelles on peut difficilement échapper, subir les tergiversations émotionnelles d’une femme en fait partie.

Jean ne semblait pas convaincu par cette déclaration qu’il estimait un brin machiste. Au regard de son incrédulité, l’inconnu lui dit :

— J’ai pour vous une meilleure idée que le suicide. Allons prendre un verre ensemble, cela permet parfois de prendre de la hauteur et de penser droit dans les moments désespérés.

En effet, l’idée d’aller prendre une bière fraîche lui sembla plus pertinente qu’un plongeon hasardeux dans la Seine. Il oublia, en suivant son nouvel ami, ses envies de suicide.

2

Les deux hommes avaient marché sans un mot, et assez longtemps, avant de parvenir à un bar nommé Barberousse. Ils étaient près de Châtelet, et peu de personnes se trouvaient présentes dans la rue Quincampoix. L’inconnu avait la démarche d’un tank à moitié déchenillé, s’affaissant sur le côté droit à chaque pas, parvenant néanmoins à préserver une apparence de force tranquille, de puissance facile.

Un petit écriteau figurait à l’entrée de l’établissement : « Bar de pirates » ; une tête de mort blanche sur fond noir était imprimée sur le mur adjacent. Un des videurs salua respectueusement l’inconnu qui lui fit un hochement de tête entendu.

À l’intérieur, Jean reconnut les contours d’un navire corsaire ; c’était une salle toute en longueur, en bois, avec un comptoir de plusieurs mètres sur lequel reposaient plusieurs pintes de bière. Les seules places disponibles comprenaient des tabourets, près du bar, et quelques chaises hautes entourant des tonneaux. Mis à part quelques piliers de comptoir, le nez plongé dans leur pinte, la clientèle n’était pas nombreuse ce lundi soir.

En s’installant directement sur un tabouret, Jean vit avec surprise deux rhums arrangés qui leur furent servis par un serveur muni d’un bandeau de pirate. Il se contenta de dire :

— Offert par la maison !

L’inconnu finit son verre d’un coup sec, en exprimant un râle de soulagement. Il ne fut pas difficile pour Jean d’apprécier la douce épaisseur de l’alcool qui lui réchauffait le cœur. Son corps se détendait.

L’homme à la canne cria au serveur en levant deux doigts :

— Un autre et sers-nous une bonne pinte !

Puis il fixa Jean. Il lui dit :

— Racontez-moi votre histoire, jeune homme.

Jean en profita pour observer avec plus d’attention son interlocuteur. C’était un visage large, muni d’un nez semblable à un bec de toucan, deux rides épaisses barrant son front, des joues tombantes, des mèches rousses vieillissantes, une petite bouche fermée ; bref, l’homme était laid. Ce qui le sauvait néanmoins était la vitalité de son regard vert, sauvage, éclatant, qui ne cillait pas lorsqu’il fixait quelqu’un. Il avait le charisme de ces mines patibulaires dégageant une force tenace, comparable peut-être à ce que pouvait être un Mirabeau.

— Avant de parler de moi, j’aimerais savoir qui vous êtes, déclara Jean. Nous ne nous connaissons pas !

L’homme se grandit sur son tabouret.

— Tout ce que vous devez savoir sur moi, mon garçon, c’est mon nom. Je m’appelle Célestin Serpentin. Je suis de passage à Paris, mais je ne vous dirai rien sur mon activité professionnelle, ma famille, mes origines ; je suis une ombre passant de ville en ville, passant mon temps à vivre des histoires abracadabrantes, subsistant grâce à mes propres moyens, pas toujours honnêtes. Il est préférable pour vous, au cas où l’on viendrait vous interroger sur quelques-uns de mes méfaits, de ne pas trop connaître mon passif. Vous risqueriez de surcroît de prendre peur, et de vous éloigner du seul homme sur terre qui vous a empêché de sauter d’un pont.

Jean sentit en voyant Célestin l’empreinte du larcin et de la rouerie sur ce visage madré. D’habitude, en honnête bourgeois, il s’en serait méfié et aurait quitté le bar sans dire un mot. Mais aujourd’hui, il venait de surprendre sa fiancée avec son amant, et avait connu les premières tentations de la mort ; il pouvait bien faire exception sur sa ligne de conduite et tolérer un hypothétique bandit à ses côtés pour prendre un verre. Il se décida à raconter son histoire :

— J’ai honte de vous raconter cela. J’ai connu deux femmes dans ma vie. Une première rencontrée en université de droit, à Paris. Je suis resté avec elle jusqu’à mes 28 ans. Les perspectives de mariage approchaient, elle a pris peur. Elle m’a quitté, pour se marier l’année suivante avec un autre homme. J’ai ensuite rencontré Charlotte, vers mes 30 ans. Une belle artiste en devenir, qui dispose d’un talent indéniable pour la peinture. Il m’a alors semblé rencontrer la femme de ma vie. Nous avons connu deux années de bonheur, mais la dernière année, l’année où je lui ai demandé sa main, tout s’est écroulé. Charlotte a commencé à voir un psy, à contester la vie à deux que nous avions, à avoir un comportement dépressif. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour sauver mon couple, mais hélas, aujourd’hui même, j’ai vu ma fiancée dans mon lit avec un autre homme. Ce sont des mois d’effort, de batailles, qui se sont révélés inutiles. C’est mon monde qui s’écroule.

Deux verres de rhum arrivèrent sur le comptoir, accompagnés de deux grandes pintes mousseuses sur le point de déborder. Célestin poussa le plus petit verre vers Jean :

— Buvez ! Cela vous fera du bien !

Jean s’exécuta. Célestin demanda :

— Vous êtes de quelle profession ?

— Je suis juriste !

L’ami mystérieux fit une grimace. Il lui semblait un instant avoir mal choisi son rescapé, mais enfin, le code d’honneur des pirates ne pouvait pas tolérer de laisser un homme seul sombrer dans les eaux. Il lui dit cependant d’un air goguenard :

— Juriste, hein ? Ce ne sont souvent pas des natures amusantes, joviales ! Peut-être que les femmes s’ennuient avec vous, mon garçon !

Jean n’avait plus de résistance intérieure pour contester quoi que ce soit. Il se résigna à répondre :

— Peut-être, je ne sais trop quoi penser de ce qui a marché, ce qui n’a pas fonctionné. Cet événement me semble aussi mystérieux que le crash de certains avions perdus dans les Bermudes. Un jour, l’avion vole comme il se doit, puis un autre, rien ne semble aller. Nous perdons l’orientation, l’altitude, tout un tas de signaux nous indique que nous allons nous écraser, les alarmes ne cessent de hurler dans le cockpit ; nous paniquons, nous tentons de rétablir l’équilibre de vol, mais une force irrésistible nous amène au tapis. Que voulez-vous ? Il y a quelques fatalités, dans la vie.

Il enchaîna sur quelques gorgées de bières en regardant goulûment son verre se vider. Il vit la mine satisfaite de Célestin, qui continua à poser des questions :

— Êtes-vous toujours amoureux d’elle, mon garçon ?

Un éclat de colère apparut dans le regard de Jean.

— Non. J’ai trop souffert pour l’aimer encore. Savez-vous ce que c’est, que de tenter de se faire aimer par quelqu’un qui ne le souhaite pas ? Combien de compromissions intérieures j’ai dû signer avec moi-même ! Combien d’humiliations j’ai dû subir en proposant des initiatives amoureuses, des idées de voyage, balayées d’un revers de main ! Combien de gêne et d’anxiété à reposer, dans le lit, à côté d’un être qui vous repousse par la pensée ? Vous sentez les vibrations d’une pensée ! Vous sentez la force répulsive des questionnements qui vous entoure, vous percevez que vous êtes le sujet d’un ressentiment fort, puissant. Vous êtes désœuvré par le regard vide, indifférent, d’une femme qui vous a aimé et qui ne vous aime plus ! Je prenais conscience, de jour en jour, du terrain aride et morne dans ses yeux qui autrefois était un jardin riche et florissant. Pire, je m’habituais presque à ce manque de réciprocité amoureuse et à abandonner tout estime de soi ; je me consolais lorsqu’elle m’envoyait au hasard un regard moins venimeux que d’habitude, une parole moins acide, l’esquisse d’un rictus que je prenais illusoirement pour un sourire. Je devenais progressivement le valet de sa dépression et je me résignais à rester dans cet état de servitude volontaire. Ce qui est triste, c’est que l’homme s’habitue à tout, quitte parfois à se satisfaire d’une situation d’esclave et de condamné. Et elle, de son côté, aveuglée par son marasme et son égocentrisme qui l’amenaient à ne considérer que les problèmes de son cœur, elle ne voyait pas qu’elle torturait l’homme qu’elle avait jadis aimé ; elle concourrait même en taillant sa fierté en pièce à le mépriser davantage, comme si elle brûlait une âme qu’elle avait autrefois adorée. Je sentais bien, au fond de mon cœur, au cours des derniers mois, que les restes de mon orgueil humain me poussaient à entrer en résistance, et à ne plus l’aimer. J’ai trop souffert pour l’aimer encore.

Un silence. Jean continua :

— L’amour est un sentiment fragile. Qu’il est triste de le voir se dégrader avec le temps, comme la force d’un homme qui était autrefois fier et triomphant, et qui aujourd’hui est infirme, tremblotant, grabataire ! Je ne dis pas qu’il est voué à mourir, l’amour, mais bien malheureux est le spectateur impuissant de cette lente déchéance où tout ce qu’il a construit tombe sous le sceau d’une inexorable ruine. Pensez à chaque moment de tendresse, de plaisir, d’expérience partagée, réduit désormais en poussière, balayé par le vent, dans les oubliettes d’un passé qu’on ne réouvrira pas, ou très occasionnellement. La fin d’un amour, c’est un long crépuscule où l’on est à la fois subjugué par la beauté d’un paysage enflammé qu’on ne reverra plus, et terrorisé par la nuit qui vient nous prendre en solitaire.

Célestin racla sa gorge, puis commenta avec l’indifférence d’un inspecteur :

— Vous parlez bien, mon garçon ! Vous parlez comme un poète. Les poètes finissent rarement heureux. Et moi, je suis un homme du peuple, et je vais donc vous faire redescendre dans un questionnement plus terre-à-terre. L’avez-vous trompée vous-même ?

— Je ne tiens pas particulièrement à répondre à cette question. Je ne vous connais pas, je ne sais pas ce que vous pourriez faire avec cette information.

Célestin éclata de nouveau de rire et tonna :

— Bien sûr que vous l’avez trompé ! Au même titre qu’elle a dû vous tromper pendant un certain temps. Bref, c’est sûrement une chance pour vous que ce mariage n’ait pas abouti. Il faut savoir quitter la table quand l’amour est desservi. Mais pourquoi donc vouliez-vous vous donner la mort alors même que vous sentez que vous ne l’aimiez plus ?

— Je suis perdu, répondit Jean. Cet amour était la seule boussole de ma vie. C’était à mes yeux la femme avec qui j’allais vivre. La dernière opportunité offerte par la vie pour me rendre heureux. J’ai construit mon existence avec et autour de Charlotte. Que voulez-vous donc que je fasse, maintenant, sur cette terre ? Mes relations se terminent toutes en un échec fracassant. Les femmes que j’aime préfèrent finalement d’autres hommes. Je suis seul, lassé par ma vie, blessé à jamais par un être que je chérissais de tout mon cœur. Je n’ai l’envie de rien, et j’ai cette impression que tout ce que je pourrais entreprendre sera fade, insipide, décevant. Je crois que le roman de ma vie, la vitalité inhérente à ma jeunesse a pris fin ce soir. Je suis déjà vieux. Sur la voie du cercueil.

Célestin fronça les sourcils et commença à exhorter son comparse :

— Oui, en termes médicaux, vous êtes en train de faire une sérieuse dépression. Mais cela se soigne, mon garçon. Certes, la vie est cruelle, mais elle a du talent. Elle pourra de nouveau vous surprendre. Combien d’hommes en situation de désespoir absolu ont su rebondir et saisir à la volée leur destin pour s’accomplir ? Il peut exister un de ces bonheurs inespérés qui arrivent à ceux sur lesquels la rigueur du sort s’est longtemps lassée. Comptez sur moi pour vous aider, mon jeune ami, car vous m’inspirez de la sympathie et je suis compatissant de ce que vous vivez.

Il engloutit la moitié de sa pinte en s’essuyant sa bouche avec sa manche. Il regarda Jean et lui demanda :

— Comment voyez-vous la suite des choses ?

L’homme trompé expira :

— Je ne sais pas. Je n’ai le cœur à rien et je suis irrésolu. Que me conseillez-vous ? J’ai trop honte d’appeler mes amis et ma famille pour leur annoncer l’échec de mon couple.

Le regard de Célestin s’illumina soudainement au point de rendre ses yeux flamboyants. Il posa un silence et demanda simplement :

— Me faites-vous confiance ?

Jean esquissa un sourire :

— Absolument pas. Vous ne m’inspirez aucune confiance, mais je n’ai personne d’autre à qui me confier. Vous m’avez accessoirement sauvé de la mort donc je dois vous écouter.

Célestin fit un petit rire :

— Mon garçon, je vous propose de vous sortir de cette situation malheureuse. Suivez mes conseils, et je vous donnerais de nouveau goût à la vie. Néanmoins, j’exige une confiance totale. Je ne suis pas de ces hommes qui se satisfont d’un accord partiel, ambigu. Il me faudra toute votre volonté et toute votre assurance pour vous laisser guider par mes recommandations. Pouvez-vous me promettre cela ?

Jean prit un air résigné :

— Au point où j’en suis, je ne me vois pas refuser cette main tendue. Je suis prêt à dériver avec vous. Cela donnera un caractère un tantinet intéressant à ma vie.

Célestin insista en penchant sa large carrure vers son interlocuteur :

— J’ai besoin d’une promesse formelle.

Jean regarda avec attention cet homme qui prenait une tournure méphistophélique :

— Vous souhaitez aussi que je signe avec mon sang ? dit-il avec ironie.

Célestin éclata de rire et sa langue tourna plusieurs fois dans sa bouche :

— Une réponse franche suffira. Je ne suis pas le diable, vous savez…

Il eut un silence, puis Jean, fatigué d’hésiter, répondit :

— Oui, je vous le promets. Je suis votre homme pour ces quatre prochains mois.

Célestin s’exclama :

— Fantastique ! Deux rhums arrangés ! cria-t-il ensuite en direction d’un serveur près du comptoir.

Les deux verres furent servis et les deux nouveaux amis burent cul sec.

Célestin tira de son veston une note. Il prit un stylo résidant dans sa poche intérieure et il griffonna deux numéros de téléphone qu’il tendit à Jean.

— J’ai pour vous deux contacts d’importance. Le premier est le numéro d’une excellente psychiatre, Docteur Baratin. Contactez-là, sans dire cependant que c’est moi qui vous aie recommandé.

Jean parut étonné.

— Pourquoi voulez-vous me mettre en contact avec une psychiatre ?

— Eh bien, parce que vous allez commencer par rompre vos fiançailles, et vous allez vous faire suivre par un médecin, le temps que la séparation se fasse ! répondit simplement Célestin. Vous n’allez tout de même pas cohabiter avec votre fiancée que vous avez surprise dans les bras de son amant !

La fatigue venait embrouiller quelque peu l’esprit de Jean :

— Briser nos fiançailles ? En êtes-vous sûr ? Ce n’est pas une décision à prendre à la légère…

— Jeune homme, vous m’avez promis de suivre mes conseils à la lettre. Ne trahissez pas votre parole dès les premières minutes de notre partenariat !

Jean resta silencieux, puis, lassé par l’inaction, il déclara :

— Et bien soit, je vais me séparer de Charlotte ! Nous ne nous connaissons pas, cela est complètement absurde, mais tant pis !

— Première étape, d’ailleurs ; j’imagine que vous habitez ensemble ? vous allez lui demander de quitter l’appartement. Vous avez suffisamment de sous pour payer seul le loyer ? Juriste, ça paye bien, non ?

Jean fit une estimation sommaire dans sa tête :

— Oui, ce sera ric-rac, mais c’est possible.

— Au moment où vous allez annoncer cela à votre fiancée, n’hésitez pas à être ferme. C’est le moment pour vous de reconquérir votre liberté et surtout votre honneur ! Vous verrez, cela vous fera du bien ! À elle aussi, d’ailleurs…

— Oui, je serai ferme et je lui demanderai de quitter l’appartement.

— C’est parfait ! Le deuxième contact…