Itinéraire désuet - Philippe Savournin - E-Book

Itinéraire désuet E-Book

Philippe Savournin

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Beschreibung

Magali, une jeune fille en quête de réponses sur le rôle et la position des femmes dans la société, vit entourée de parents attentionnés. Tout bascule lorsqu’une connaissance la présente au peintre Pierre-Auguste Renoir, à la recherche d’un nouveau modèle pour ses tableaux. Plongée dans l’univers fascinant de la création, elle développe une sensibilité inédite qui transforme sa vision du monde. Son vécu ordinaire se métamorphose en une aventure intérieure, au cours de laquelle chaque toile devient une porte ouverte sur l’émerveillement. Serez-vous prêt à suivre Magali dans cette quête de beauté et d’épanouissement ?

À PROPOS DE L'AUTEUR 

Philippe Savournin voit la littérature comme un moyen essentiel de raviver une vitalité en déclin. L’écriture lui permet de renouer avec les souvenirs de son passé, redonnant sens et profondeur à son existence.

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Couverture

Page de titre

Philippe Savournin

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Itinéraire désuet

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Copyright

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Philippe Savournin

ISBN : 979-10-422-4560-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Al vieji

Itinéraire désuet

 

 

 

 

 

— Lève-toi, Magali ! Lève-toi, je te dis ! Il y a beaucoup de choses à faire ; il faut que tu viennes avec moi au jardin et que tu fasses l’herbe pour les lapins…

— C’est trop tôt, maman… Laisse-moi dormir.

— Que non ! J’ai besoin de toi… tu sais bien qu’on doit le faire…

— C’est pas juste… les garçons, eux ils restent à roupiller…

— Ils vont partir avec le père après, tu le sais bien…

 

Ouais ; maman a un peu raison. C’est vrai que les garçons partent aider le père sur les chantiers, même que le maître les dispute parce que l’école est obligatoire. Enfin, les garçons, le grand, Pierre. Le petit, lui, il va à l’école. Mais quand l’été est presque là, il sait bien, le maître, que c’est pas la peine d’essayer de nous garder en classe. L’autre jour, il nous a expliqué que la République, c’est quelque chose d’extraordinaire : d’abord, il y a eu la Révolution. Il nous a dit que c’était le plus beau moment de l’humanité, parce que la justice avait enfin régné. Moi, je me suis pensé que quand même, tous ces gens qu’on leur a coupé la tête, peut-être il y en avait qui étaient pas des, comment il dit le maître, des tirants. Ça doit être des gens qui arrêtent pas de tirer du travail des autres. Comme on dit de tirer l’eau du puits. Moi, je pense que peut-être on s’est trompé et qu’il y en a qu’ils avaient rien fait de mal, et que peut-être, ils étaient très gentils avec les gens qui travaillaient pour eux. Il nous a dit que monsieur Jules Ferry, il avait fait une loi pour que tout le monde en France, il puisse apprendre à lire et à écrire gratuitement, parce que c’est la République qui paye, et que c’est pour ça que la France, c’est le plus beau pays du monde. Il nous a dit aussi qu’il y a les grandes vacances pour que les enfants puissent aider leurs parents, surtout à la campagne. De toute façon, ici on est à la campagne, même si on est pas des paysans comme ceux qu’on voit dans les images que le maître nous a montrées.

 

Le jour se levait à peine sur le Val Joli, fertile vallon de part et d’autre de la rivière d’où la petite ville tirait son nom, la Cagne. Vallon alluvionnaire, terre riche et légère, où tout poussait, maraîchage, avec des produits d’une précocité extraordinaire, due à l’exposition exceptionnelle de la petite dépression, abritée des vents froids et des gelées malignes : dès avril, des fraises extraordinaires de goût, que tous les amateurs des villes avoisinantes recherchaient avec intérêt ; des primeurs, pêches, abricots, melons, quinze jours à trois semaines avant tous les autres. Et les fleurs, l’œillet et la rose, cultivés principalement en serres, toute l’année.

 

Une petite propriété ne rendait jamais riche, certes, mais permettait de vivre correctement puisque tous les aliments de base étaient produits sur place, y compris le miel : quelques ruches en bord de rivière y pourvoyaient. Pour le reste, légumes à profusion, lapins, poules, une petite vigne même, hormis la treille qui courait le long de la maison, et donnait un raisin dit framboise, d’un goût prononcé de fruits rouges, qu’on ne transformait pas en vin, du fait du caractère trop marqué de son arôme. Les quelques ceps sur la pente douce qui s’élevait vers la petite maison donnaient une piquette agréable, peu alcoolisée, qui convenait parfaitement bien aux occupants. L’argent circulait peu, bien que le travail du père, maçon de son état, en amenât. Sa qualification n’était pas suffisante pour briguer des responsabilités que des compagnons du Tour, par exemple, auraient pu assumer : c’était un maçon-paysan, issu d’une famille de petites gens du lieu, qui avait appris sur le tas avec des petits artisans, mais sans devenir capable d’être à l’aise dans de la lecture de plan, qui lui eût ouvert d’autres horizons. Il travaillait correctement sur des tâches connues et routinières, sans inventivité particulière, sans tromperie non plus.

 

Le travail ne manquait jamais : les premières années du 20e siècle étaient une éclosion, dans cette région bénie, de toute une prospérité liée à un tourisme en plein développement, à des transports de plus en plus faciles permettant l’envoi de productions conditionnées à peu près partout non seulement en France, mais au-delà, pour peu qu’on prît la peine de les emballer correctement. Des perspectives magnifiques s’ouvraient, il semblait à tous qu’une ère de prospérité s’ouvrît devant ceux qui, sentant les grandes directions qui allaient se dessiner, infléchissaient leur trajectoire pour se tenir dans le lit du vent de l’expansion, et voguer vent arrière vers une aisance de rentier.

 

La stabilité monétaire était remarquable : le désastre de 1870 était loin, la vitalité de l’Empire colonial avait grandement contribué à éponger la considérable dette de guerre imposée au pays, qui l’avait néanmoins acquittée en un temps record.

 

La femme et la presque jeune fille – 10 ans, bientôt nubile donc –, le sang du sud bouillant tôt dans les artères, et amenant cet écoulement intempestif tant fêté dans les contrées où il a sens de mise sur le marché d’un champ propre à être ensemencé, et d’une manière plus réservée aux endroits où les femmes, conscientes de l’esclavage infrangible que la noria des naissances va imposer, se réjouissent, certes, de ce que la pubère soit admise dans la communauté des femmes, descendirent ensemble vers la petite parcelle herbeuse où elles coupaient chaque jour l’herbe fraîche, mais non mouillée, que sinon les lapins ils attrapent la cagade, à distribuer aux infatigables rongeurs dans leurs cages grillagées.

 

Elles parlaient peu, se comprenant à demi-mot, d’un regard, comme il est fréquent entre femmes, l’intuition propre à l’humain s’exacerbant souvent d’être soumise à des contraintes particulières, telle que la toute-puissance prétendue du mâle, quand ce sont les jupes qui tiennent toujours tout, et ne laissent au benêt infatué que les apparences du pouvoir qu’elles veulent bien lui concéder, pour qu’il ne fasse pas de gros caprice. Ainsi se développe cette entente, de la même façon qu’elle le ferait entre des mâles obligés, par des contingences extérieures, à s’allier contre un pouvoir despotique, et qui apprendraient à se parler du bout des yeux, et à deviner sans même avoir besoin de paroles. Aspect annexe du renforcement bien connu des sens restants lorsque l’un d’entre eux est diminué ou absent ; ce qui n’implique pas nécessairement qu’il soit judicieux d’énucléer des nouveau-nés pour renforcer leurs futurs dons musicaux, comme une lecture rapide des principes de la taille agricole pourrait le laisser penser.

 

Ma petite, quand même, ça m’ennuie que son avenir soit déjà tellement tracé ; que moi, je sois là, à faire l’herbe aux lapins, à donner aux poules, à aller au jardin, à m’occuper des fleurs, tout en surveillant les petits, en ayant la daube sur la cuisinière – bon, la cuisinière, il faut dire ce qui est, elle m’aide bien, je la connais, vaï, je sais où il faut mettre le fait-tout pour que ça mijote comme il faut –. Mais là, on n’est pas rendu encore, et les jours de lessive ? Heureusement que ça n’est pas tous les quatre matins. Il paraît qu’il y a des gens de la ville qui se lavent plusieurs fois par semaine, et même certains tous les jours ! Bon, il y a des parties qu’il faut bien qu’on se lave, c’est normal : on n’est pas des animaux. Mais tous les jours ! On voit qu’ils vont pas chercher l’eau à la rivière, eux ! Mais quand même, cette petite, j’aimerais bien qu’elle fasse autrement que moi. Elle se débrouille pas mal quand même à l’école, pas au point de Françoise Teyssier, que le maître a réussi à convaincre ses parents qu’il fallait qu’ils la laissent aller aux études, que c’était une pitié de lui faire faire la paysanne, une petite que rien que de regarder un livre elle l’avait appris ! Maintenant, elle fait la maîtresse quelque part en Auvergne, que ça c’est vrai qu’on te les envoie où on veut, et qu’avant qu’ils reviennent dans leur coin, il coule de l’eau. Ça dépend, remarque, que les notes des inspecteurs, ça compte pour gagner du temps. Non, ma Magali, je l’aurais pas vue maîtresse, que les concours il faut les passer, les concours ! Mais à la Poste, ou une place comme ça, oui, là je l’aurais vue : ton samedi après-midi et ton dimanche, tes appointements qu’il paraît que ça se dit comme ça qui tombent qu’il pleuve qu’il vente, tu es malade, tu as le droit de pas venir au travail, qu’il paraît qu’il y en a que c’est souvent, et au bout ta bonne petite retraite, que nous on ne pourra jamais s’arrêter, que sinon qui c’est qui nous donnera pour vivre ? Bon, on a presque tout ; mais il faut bien acheter le sel, le sucre, l’huile, le pétrole pour la lampe. Maintenant, il paraît qu’ils veulent faire de nouveaux impôts, que déjà il y en a bien assez. Non, à la Poste, ça aurait été formidable. Mais je sens bien que c’est pas ça qu’elle veut ; elle aurait voulu, j’aurais convaincu son père. Je sais bien comment le décider et qu’il croie que ça vient de lui. Mais je vais pas l’obliger à quelque chose qui lui dit rien.

 

Je vois bien qu’elle s’inquiète pour moi, ma pauvre mère. Elle n’a pas envie que j’aie la même vie qu’elle, mariée à 18 ans, et allez, en route, un petit par an ! Encore, elle a eu de la chance, si on peut dire ; 4 ans pour le premier garçon, que tout le monde brûlait des cierges il paraît, encore 3 ans et demi pour moi, encore 4 ans de plus pour le petit dernier… Avec un peu de chance, elle n’en aura qu’un de plus avant qu’elle ne risque plus rien. Quand même, c’est bien un petit, mais ça nous attache drôlement, quand même. Moi je crois que j’en voudrais bien, mais quand je veux, et sans être obligée de faire tout ce travail en même temps. Mais c’est pas des choses qu’il faut dire à n’importe qui…

 

— Allez Magali, va leur mettre l’herbe, ils vont être tout contents…

— Surtout que maintenant elle est vraiment belle… ils vont profiter les petits…

 

Les deux femmes œuvraient ensemble, dans une entente détendue, préoccupées l’une de l’autre, la mère s’efforçant de s’acquitter de tout ce qu’elle pouvait faire sans sa fille, et la petite essayant d’alléger sa tâche le plus possible, sans qu’elle puisse le voir. Il lui arrivait de se lever très tôt, réveillée d’un coup, lucide immédiatement, et de filer repasser une pleine corbeille de linge avec le fer à braises, tandis qu’elle surveillait la cafetière et le lait au coin du feu. Elle dissimulait ensuite son travail de telle façon que sa mère ne s’en apercevait qu’au moment de ranger les vêtements dans les commodes et la grande armoire, et que réalisant d’un coup ce que le geste signifiait, en avait les larmes aux yeux. Pas de grandes déclarations, de mamours langoureux, d’embrassades : selon une disposition assez fréquente dans les territoires du sud, une certaine froideur apparente accompagnait les échanges.

 

Ce microcosme fonctionnait comme fonctionnent les petites gens depuis les temps les plus anciens : à Rome, en Égypte, dans notre Moyen Âge, l’homme, bien connu pour ses vertus chasseresses, qu’il a fait évoluer au cours des temps, l’auroch tendant à se raréfier, en la quête d’une activité rémunérée, sort de son logis – quand logis il y a – et, avec abnégation, part gagner un pain assez généralement chiche, sauf quand il maîtrise des savoir-faire recherchés et bien rémunérés. On pourrait épiloguer interminablement sur la plus-value apportée par le prolétaire, et confisquée par son employeur : là n’est pas le propos, et d’excellents théoriciens y ont consacré des volumes fort utiles à rehausser les sièges des enfants trop petits. Le père vivait donc la vie classique des journaliers du bâtiment, sans inquiétude particulière, puisque c’était le lot commun, que le travail ne manquait pas, car tout, ou quasiment, se faisait à la main, du terrassement à l’ultime finition. Certes, dans une vie d’homme, les guerres intervenaient de manière gênante, voire contraignante : le spectre large de la conscription, de bien jeune à presque vieux, donnait bien à voir le penchant guerrier du pays, et la politique coloniale qu’il entendait maintenir grâce à ses effectifs conséquents. Mais ma foi, depuis le siège de Paris, si bien décrit par les images d’Épinal, Gambetta en ballon, les animaux du Jardin des Plantes abattus pour permettre aux castes huppées de réveillonner de girafe et d’ours, on ne se plaignait pas, ma foi : l’ère industrielle battait son plein, avec plus d’un demi-siècle de retard sur la perfide Albion, Eiffel tricotait ses dentelles, du Viaur tarnais au Champ de Mars, aidé considérablement par son maître de chantier, Eugène Milon, compagnon charpentier d’un grand savoir, qui élabora des techniques révolutionnaires pour édifier la tour de l’Expo, techniques tellement inventives que les Américains, toujours preneurs de solutions pragmatiques et efficaces, les utilisèrent amplement ensuite. Ce qui permettrait presque de ressortir l’antienne bien connue du génie de la France volé par les autres pays.

 

Le journalier donc, dans ce répit entre deux guerres – si l’on examine l’histoire de notre pays depuis Pépin le Bref, ou Charlemagne, si l’on préfère, on se rend compte que les périodes supérieures à 30 ans sans conflit armé d’importance sont rarissimes : origine sans doute de la prétendue sagace observation des vieux : « Il leur faudrait une bonne guerre », puisque pratiquement aucune vie d’homme de quelque durée n’en a été exempte –, ne s’inquiétait pas inutilement : la demande montait de manière exponentielle, les charmes de la riante Côte dite d’Azur, qui avaient séduit les Anglais depuis un bon demi-siècle pour la gentry, qui ne dédaignait pas la Rivière italienne, mais trouvait le fonctionnement au quotidien plus satisfaisant en France qu’en Italie, commençant à susciter des envies de retraite aisée au soleil chez la bourgeoisie enrichie des territoires de brumes et de frimas, où, n’ayant pas grand-chose de mieux à faire, l’homme travaille avec acharnement et méthode.

Petit ouvrier maçon, formé sur le tas, comme on l’était dans ces classes sociales imprécises, demi-paysan, un peu ouvrier : chez les véritables ouvriers, tout un corpus existait, complexe et diversifié, un métier n’était pas un emploi, il demandait un long apprentissage, que, dans le meilleur des cas, on parfaisait en aspirant à la dignité de compagnon. Les compagnons n’avaient nul besoin, en ces temps, de racoler dans les écoles, comme le font l’armée ou la police : l’évidence de leur qualification éclatait aux yeux de tous, et la remarquable qualité de la construction civile en France du milieu du 19e au milieu du 20e leur est due. Mais pour être accepté comme aspirant, qui n’était qu’un préalable, il fallait un niveau technique largement supérieur au CAP, surtout ceux délivrés en nos temps de laxisme et de demande de main-d’œuvre faiblement qualifiée.

 

Le brave homme donc était un de ces ouvriers maçons innombrables, sachant bâtir correctement, sans talent particulier néanmoins, et sans l’envergure nécessaire quant à l’éventuelle gestion d’une entreprise. Il était capable de tâches routinières, se méfiait des plans, qu’il ne lisait qu’à grand-peine, et avait besoin qu’on lui explique les choses à faire en les lui désignant concrètement. Brave homme par ailleurs, satisfait de son sort, de ramener une paye à la maison, et ne rêvant pas à des splendeurs inaccessibles.

 

— Alors les enfants ? La journée a été bonne ?

— Elle est toujours bonne quand nous sommes ensemble, papa ; nous avons fait nos tâches habituelles, tout ce qu’il y a à faire ici ; et vous ?

— On a attaqué la maison du Bioul : grosse journée avec Pierre, pauvre, surtout avec ce soleil ; on dégoulinait comme deux fontaines. On supporterait bien des manœuvres, quand même…

— Mais le manœuvre, c’est Pierre, non ?

— En principe ; mais comme je veux qu’il apprenne à bâtir, pas à faire le manœuvre, il n’en fait qu’au fur et à mesure… et je l’aide à remuer le mortier. Le patron nous a mis tous les deux sur le chantier, mais c’est pas suffisant. Je vais lui dire de nous envoyer trois ou quatre gars en renfort.

— De toute façon, j’avais jamais entendu dire qu’on attaque une maison à deux…

— Hé, pécaïre, il doit penser qu’on est des champions… En plus, heureusement que le chef est passé me montrer les tracés de départ : on ne comprend rien à leurs plans…

— Enfin papa, ça se voyait bien, quand même : il n’y avait qu’à reporter, intervint Pierre.

— Mais j’ai toujours peur de mal démarrer, et si on démarre mal, c’est cuit après…

— Mais comment tu veux mal démarrer, papa ? Ce sont des angles droits : il suffit de tracer correctement…

— Oui, mais moi, le traçage, ça me fait peur : imagine qu’il y ait une erreur…

— Et alors ?

— Tout est compromis après.

— Mais non, regarde la quantité de bâtiments construits en fausse équerre, et qui n’ont jamais gêné personne…

 

Et la vie va ainsi, d’année en année. Magali a grandi, elle a quatorze ans, bientôt quinze.

Repas animé sous la lampe à pétrole à suspension.

 

— Ouh ce pistou comme il sent ! Tu le fais mieux que personne…

 

Le père, honneur au chef et au dominant, pour l’instant jamais remis en cause, avait le privilège de déguster cette soupe incomparable, avec ses petits légumes frais taillés, menus, et surtout, surtout, le fond, le pistou, cette pâte de basilic, d’huile d’olive et d’ail – on peut y mettre un soupçon de rouille – qui lui donne ce parfum extraordinaire, dans le mortier même où avaient été broyés et amalgamés les ingrédients. Ce qui décuplait l’arôme.

Ayant tombé la chemise, en tricot de corps, conforme à l’image traditionnelle de l’ouvrier dînant chez lui.

 

— Quand même les femmes, vous avez la belle vie, pas vrai ?

 

Et il glissait un clin d’œil se voulant malicieux aux garçons, qui acquiesçaient, dodelinant de la tête, sans trop bien savoir que penser.

 

— Qu’est-ce que tu veux de plus, mon pauvre, continuait-il, faire un peu l’herbe aux lapins, donner trois grains de blé aux poules, un peu de lessive, tric trac, faire à manger, eh couillon, la journée est finie, peuchère. Tu te sors la chaise sur le pas de la porte et tu profites du frais…

— Et vos lits à faire, la maison à balayer et ranger, la vaisselle à laver, et tirer l’eau du puits pour en avoir à la maison, mais aussi après pour donner aux bêtes, et en stocker dans le gros abreuvoir en pierre pour arroser ce soir, et que l’eau se réchauffe tout le jour, et…

 

La voix de Magali avait une tonalité aigrelette.

 

— Allez, Magali, je rigole, tu sais bien…

— J’en suis pas si sûre ; et en plus, c’est pas des choses à dire…

 

De fait, le monde était d’une simplicité biblique dans ce type de famille traditionnelle : les hommes travaillant au-dehors pour gagner la vie de la maison ; les femmes aux tâches domestiques, et ancillaires. Bien sûr, devant se débrouiller pour être fraîches et pimpantes au cas où le seigneur souhaiterait les accueillir dans sa couche, le soir.

 

Bel avenir qui m’attend, si je fais comme ma mère. Un marmot par an que je n’aurai pas le temps de voir vraiment grandir. Que je laisserai garder à ma mère, parce que j’aurai mille choses à faire. Je le vois d’avance : un brave gars d’ici, maçon, ou plâtrier, ou menuisier. Travailleur. Qui ramène de bonnes payes à la maison. Pas buveur. Capable avec ses copains de chantier de construire une petite maison. Qui aime le gibier. Alors il ira à la chasse. Et il faudra plumer les bestioles qu’il ramènera, que des fois c’est une pitié de les avoir tuées que c’est une bouillie. Et leur cuire, parce qu’il invitera ses copains de chasse. Et ils picoleront. Et quand ils seront partis, ses collègues, à point d’heure, bien échauffé par le vin, il voudra me monter sur la table. J’aurai beau protester à cause des petits, la seule solution pour le calmer, ça sera les galipettes dans la chambre…

— Magali… Magali… tu rêves, ma chérie…

— Oui maman, tu disais ?

— J’ai reçu un coupon pour une bibliothèque, le coupon permet d’emprunter 3 livres à la fois pendant un mois, ça te dirait de prendre des livres ?

— Oh oui maman, merci beaucoup !

 

Magali commença à se rendre régulièrement à la bibliothèque fondée par un vieux médecin, quelque peu original, qui avait été médecin militaire au Tonkin une bonne partie de sa carrière. Ayant eu envie de faire œuvre de bienfaiteur vers la fin de sa vie, il avait acheté des lots de classiques éprouvés, Balzac, Stendhal, Hugo, Flaubert, Tolstoï, mais aussi Zola, Dostoïevski. Des ouvrages politiques voisinaient avec des œuvres de théâtre, Olympe de Gouges côtoyait Voltaire, Flora Tristan y figurait, ainsi que Louise Michel. Déconcertée lors de sa première visite, elle fut rassurée par une jeune femme qui se trouvait là et semblait être responsable de la gestion du lieu.

 

— Bonjour madame, voilà, nous avons reçu ce coupon pour pouvoir prendre des livres…

 

Elle restait bras ballants, gauche, intimidée devant ces grandes étagères couvertes de livres, elle qui était si entreprenante dans son univers ordinaire.

 

— Bonjour mademoiselle, mais bien sûr, je pense que vous auriez peut-être besoin que je vous guide un peu, je vais vous montrer les différentes sections de la bibliothèque et vous expliquer comment rechercher dans le catalogue.

— Vous êtes très gentille…

— Vous pouvez rechercher par sujets ou par auteur, venez voir ; est-ce que vous avez une idée de ce que vous aimeriez lire ?

— Je ne sais pas trop… je n’ai pas lu grand-chose jusqu’à maintenant…

— Peut-être y a-t-il des domaines qui vous intéressent plus particulièrement ?

 

Magali essaya maladroitement d’expliquer :

— Des livres de femmes…

— Des livres de femmes ? Vous voulez dire écrits par des femmes ? Il y en a, bien sûr, les livres des sœurs Brontë, de George Sand…

— Est-ce qu’il existe des livres qui parlent d’une autre forme de vie pour les femmes ?

— Ah, vous voulez parler d’une autre idée de la place de la femme dans la société ?

— Oui, de comment les choses pourraient être autrement…

— Écoutez, voilà déjà un livre qui risque de vous intéresser. C’est Olympe de Gouges qui l’a écrit, une femme extraordinaire de la Révolution française. Le voilà, lisez-le tranquillement.

— Je vous remercie beaucoup…

 

Je ne sais pas si j’ai bien fait avec ça de la bibliothèque… que la petite, elle devient taiseuse ; je suis sûre qu’elle lit la nuit, heureusement qu’elle a la santé de la jeunesse. Moi, c’était danser que ça me plaisait ; d’ailleurs, c’est pas compliqué, c’est comme ça que je l’ai connu, Tonin. Il était formidable, infatigable, qu’est-ce que ça m’a plu chez lui, qu’il aime faire les mêmes choses. C’est bête de le penser, mais je crois que je l’ai accepté parce qu’il y avait ça ; et après tout, si tu y penses bien, le mariage c’est quoi ? Le bonhomme te ramène sa paye, tu lui fais son manger, et la maison, et la lessive, quand il a des envies, tu le laisses faire, que sinon il braille que ça risque de réveiller les petits. Au début, je dis pas, jeunes comme on était, pauvre, il avait pas besoin d’insister longtemps ; même je me rappelle qu’on le faisait un peu n’importe où, comme les boumians, dans les champs, sur la colline. Mais bon, on était jeune. Même une fois je me rappelle, de danser ça m’avait… je sais pas moi, j’avais envie, quoi, eh bé c’est presque moi qui lui ai demandé, et il me l’a fait dans la porte cochère de Benaïssou, où il met l’osier, sous les arcades. J’avais tellement peur qu’on nous surprenne, en même temps ça me faisait encore plus envie… je me souviens, j’en pouvais plus, il me touchait la poitrine, j’avais le bout des tétons tout dur, comme après quand j’allaitais. Au plus qu’il me touchait, au plus que je devenais folle : il me mettait la main sous la jupe pour me caresser les fesses, malheur, j’étais obligée de me mordre pour pas crier… J’étais comme une fontaine, il aurait pu me faire ce qu’il voulait, encore je l’aurais remercié. Tellement on avait peur qu’il arrive quelqu’un que ça a été vite vite… encore maintenant quand j’y pense, si je me le pense un peu fort, c’est comme si j’y étais… dès fois ça m’aide, les fois que ça en finit pas. La petite, je peux pas lui expliquer des choses comme ça, que sinon plus personne se marie, pécaïre, et alors adieu les petits enfants, les pitchouns garis (les petits loirs) que c’est le bon quand tu vieillis, qu’on te les amène, parce qu’elle aura des choses à faire, et toi tu les as du matin jusqu’après le goûter, tu les mènes au jardin, tu leur fais donner l’herbe aux lapins, tu leur fais de bonnes choses à midi, tu as tout ton temps, vaï, c’est plus comme quand il y avait tes enfants, Tonin il s’emporte sa gamelle, qu’il préfère pas revenir le midi, que des fois ils sont loin sur le chantier ; ça fait que tu les as tout pour toi. Enfin, j’espère que ça va être comme ça, que la petite, elle a que quinze ans, quand même.

 

— Mais regarde papa, ça se voit bien quand même sur le plan que l’escalier démarre à l’aplomb de la colonne ; regarde, il y a juste à mesurer et à tracer…

— Ah non, hein, celui qui trace, c’est le maître d’œuvre ; il veut tout contrôler.

— Et on fait quoi en l’attendant ?

— Oh, il y a toujours à faire, tu sais bien…

— Oui, mais là ça nous bloque… J’ai bien envie de tracer moi-même… Je vais essayer.

— Peut-être que ça le fera venir.

 

Un peu plus tard ; les deux hommes sont à l’intérieur du bâtiment en construction. Une voix les hèle de l’extérieur.

 

— Tonin, Pierre, vous êtes là ?

— Pardi, bien sûr monsieur Lanzi, nous regardions les départs de murs…

— Qui a tracé l’implantation de l’escalier ?

— C’est Pierre, excusez, monsieur Lanzi, il voulait essayer, je vais vous l’effacer…