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Dans chaque œuvre littéraire, et notamment dans chaque roman, on trouve des situations, des cas ou des thèmes que l’on pourrait qualifier de « psychologiques ». Cependant, qu’implique précisément cette dimension dans les œuvres de l’entre-deux-guerres de Jacques de Lacretelle, la période la plus prolifique de sa carrière littéraire ? Une analyse approfondie de ces ouvrages, ainsi que de sa vie personnelle, nous fournira une réponse crédible.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Asdrúbal Vieira écrit cet ouvrage pour faire renaître l’intérêt pour l’œuvre de Jaques de Lacretelle. Il entend ainsi la faire sortir de l’oubli dont elle est victime au fil des années.
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Asdrúbal Vieira
Jacques de Lacretelle (1888-1985)
Étude sur le contenu et les sources inconscientes de son œuvre
de l’entre-deux-guerres
Essai
© Lys Bleu Éditions – Asdrúbal Vieira
ISBN : 979-10-422-3906-0
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L’œuvre de Lacretelle est anachronique d’un bout à l’autre, car on n’y voit point trace de tous ces courants littéraires, de tous ces « ismes » qui secouèrent la littérature dans ses fondations et bouleversèrent les esprits. Une analyse d’ensemble des ouvrages étudiés nous frappe par la continuité des sujets traités. Il y a, surtout dans l’œuvre de l’entre-deux-guerres de Jacques de Lacretelle, une sorte de déterminisme, voulu ou non, qui la distingue des œuvres de tous ses contemporains. Lacretelle transcrit plutôt qu’il n’invente. Les matériaux qu’il utilise sont un produit de ses réflexions secrètes, de ses sentiments refoulés, de ce qu’il appelle, lui-même, « la pantomime obsédante de l’enfance ». Sa mémoire lui restitue un univers sous-jacent, des souvenirs ranimés par en dessous que l’intelligence doit ordonner, ou « arranger » pour leur donner un sens cohérent. Selon Lacretelle « C’est toujours en regardant derrière soi que l’homme se croit le plus près de percer son mystère. » (L’Écrivain public, Gallimard, 1936, p. 51) Ainsi s’explique l’homogénéité, la densité de ses personnages. Aucun n’est « rapporté ». Lacretelle les a nourris de sa propre substance. Pour lui, la nature humaine et les ressorts du destin et des passions sont toujours les mêmes, quelles que soient les circonstances de l’époque. Les caractères, les personnages qu’il dépeint sont des êtres injustement persécutés, des tourmentés, des rêveurs incompris, des destinées qui vont à contre-courant. Afin de donner une image plus authentique de la vie, il conjugue la sécheresse du style, du « coup d’œil médical » avec les émotions et les sentiments. Mais il ne s’agit pas, comme on pourrait le croire, d’un choix tout à fait conscient. La sécheresse du style, du coup d’œil médical, va de pair avec le tempérament, le penchant naturel de l’auteur. Et la pureté du langage, la valeur juste du mot vont bras dessus, bras dessous avec le côté protestant de son élévation.
Il y a dans chaque œuvre littéraire, dans chaque roman en particulier, des situations, des cas ou des thèmes qu’on pourrait classifier de « psychologiques ». Mais en quoi consistent-ils exactement ? Personne ne les a étudiés, jusqu’aujourd’hui, en profondeur. C’est ce qui nous nous proposons de faire. Et on aura aussi l’occasion de vérifier, au cours de nos recherches, que les romans de Jaques de Lacretelle contiennent des traits, des caractéristiques qui reflètent les conquêtes de la psychanalyse, de la psychologie ainsi que de l’esprit social à l’époque où ils furent écrits.
Il y aura, sûrement, dans les conclusions auxquelles nous serons amenés, des postulats qui heurtent les conquêtes des recherches psychanalytiques et psychologiques postérieures à l’œuvre de l’entre-deux-guerres de Jacques de Lacretelle. Mais, à vrai dire, cela manque d’importance pour notre étude, car nous nous sommes bornés à reproduire ce que l’œuvre nous dit, nous « inocule ». Pourtant, au fond, et cela va sans dire, s’il y a quelques incorrections à reprocher dans nos analyses, il faudra les attribuer, avant tout, à Jaques de Lacretelle et à Freud lui-même. Car il faut tenir compte du fait que :
« Freud a parlé publiquement pour la première fois de la psychanalyse en 1904. Depuis cette époque lointaine, il n’y a pas une idée de son œuvre qu’il n’ait sans cesse retouchée et corrigée. » Théo Chantier « Sexualité et personnalité selon Freud » dans Problèmes de la sexualité, Plon, p. 38.
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L’influence de Sigmund Freud et de son école sur la société française est bien illustrée par les débats que ses études provoquèrent dans la presse et dans les salons intellectuels de l’époque. Le Dadaïsme, le Cubisme, le Surréalisme, pour ne nommer que quelques-uns, lui doivent beaucoup.
À notre avis, le grand tort de la plupart des méthodes de critique littéraire, c’est de ne pas limiter leur champ d’application. Chaque critique se veut valable pour n’importe quelle œuvre. Or, nous croyons, cependant, qu’on ne peut jamais imposer une méthode de critique ou de recherche à une œuvre littéraire. C’est l’œuvre qui détermine la méthode à employer. Et la tâche primordiale de tout chercheur ou critique honnête est de servir l’œuvre.
C’est dans les travaux de Charles Mauron que nous avons trouvé la méthode et les outils de recherche qui mieux s’adaptent à l’étude des textes de Jacques de Lacretelle. Sa thèse de doctorat (Des métaphores obsédants au mythe personnel – Étude psychocritique, José Corti, 1962) a été très bien accueillie par l’Université. Et nous sommes tout à fait d’accord avec M. Mauron quand il affirme, avec une si parfaite netteté :
« […] entre les sources qu’étudie la critique classique, et la source inconsciente, il existe un terme de passage : la mémoire subconsciente, origine des réminiscences involontaires et des plagiats innocents – la différence étant que l’écrivain, lorsqu’il obéit à ce que son inconscient lui souffle, se répète sans le savoir et ne plagie en somme que lui-même. […] Les sources littéraires d’une œuvre n’ont tout de même pas été imposées à l’auteur ; sa personnalité les a choisies entre mille autres également possibles, également offertes par le milieu. » (L’Inconscient dans l’œuvre et la vie de Racine, Éditions Ophrys, Aix-en-Provence, 1957, pp. 43-44)
Le chercheur a cependant le droit de fermer arbitrairement l’horizon de la recherche. Cela fait, il doit chercher à trouver, parmi les méthodes mises à sa disposition, celle qui éclaire le mieux l’aspect de l’œuvre qu’il s’est proposé d’étudier. Il doit donc se munir des outils nécessaires pour lui donner un éclairage convenable et juste. Évidemment, ce choix ne peut jamais être tout à fait objectif. Car le choix de la méthode est déjà, en soi, un acte subjectif. Et on y est amené par un cheminement personnel. Nous sommes parfaitement conscients des risques qu’un tel cheminement comporte. C’est sur ce point précis que l’honnêteté du chercheur est mise à l’épreuve. Car il ne doit rien forcer. Tout ce qu’il avance doit être étayé par le texte. C’est dans cet esprit que nous essaierons d’orienter notre travail. Nous partageons entièrement l’opinion de M. Michel Crouzet sur la méthode à suivre :
« Comment le critique, privé de tout répondant véritable, éviterait-il le piège d’un faux savoir analytique ? Sans doute en évitant la visée exclusivement personnelle et biographique. La biographie littéraire ou la critique trop étroitement ramenée à la personne de l’auteur semble ici périlleuse au plus haut point. […] Le point d’élection de l’investigation analytique, car le plus analogue aux relations réelles de l’analyse, est l’étude des dimensions inconscientes d’une œuvre, où le critique peut se fonder sur ses affects, qui sont son seul guide, pour retrouver la fantasmatique de l’autre et se fier à une correspondance intersubjective. […] Le critique devra donc renoncer à abuser du vécu de l’auteur, tel qu’il peut le saisir, pour tenter d’établir avant tout une relation entre les aspects surtout pathologiques de la personnalité de l’auteur et le “contenu” de l’œuvre. » (Michel Crouzet, « Psychanalyse et culture littéraire » dans Revue d’Histoire littéraire de la France, Paris, 1970, vol. 70, pp. 900-902.)
L’œuvre sera donc au centre de nos recherches. Cependant, l’œuvre de Lacretelle est, aujourd’hui, plus ou moins tombée dans l’oubli (voir pp. 19- 20 ci-dessous). Par conséquent, il nous a semblé utile de consacrer d’abord un petit chapitre au climat social et littéraire de l’époque et un autre à l’accueil de l’œuvre par la presse contemporaine. Ensuite, nous allons analyser le contenu de l’œuvre de Jacques de Lacretelle, conçue dans la période de l’entre-deux-guerres, ouvrage par ouvrage, personnage par personnage, La nature autobiographique et semi-autobiographique de certains textes n’admet pas une analyse des contenus exclusivement inconscients. Il est vrai que M. Mauron ne s’occupe que des contenus inconscients, mais admet, pourtant, la fusion des éléments conscients et inconscients (Des Métaphores obsédants au mythe personnel, op. cité, p 239).
Nous essaierons d’établir, pourtant, par la superposition des textes, les caractéristiques psychologiques qui leur sont communes, afin de mettre en lumière les structures inconscientes qui ont dicté l’œuvre. Car nous croyons que l’unité thématique, c’est-à-dire la répétition de certains thèmes, doit avoir sa source d’inspiration dans l’inconscient de l’écrivain.
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Derrière et dans chaque texte se cache un fabulateur sans lequel il n’aurait pas existé. Nous nous servirons donc des éléments biographiques qui eurent une influence plus ou moins décisive sur la formation de la personnalité de l’auteur. Nous utiliserons surtout l’ouvrage de M. Douglas Alden (Jacques de Lacretelle, An Intellectual Itinerary, Rutgers University Press, New Jersey, 1958), le seul travail important consacré à Lacretelle et, bien sûr, les écrits non imaginaires de l’auteur.
L’œuvre de Jacques de Lacretelle est, nous l’avons déjà dit, psychologique par excellence. Tel était déjà l’avis de ses critiques contemporains. Afin d’étayer notre constatation, nous donnerons un petit abrégé de leurs articles dans le chapitre consacré à l’accueil de l’œuvre.
En effet, dans ses ouvrages, tout se passe dans les âmes. S’il y a une action, elle ne sert qu’à motiver les sentiments, qui sont tout l’essentiel. Ceci justifiait déjà une lecture psychanalytique de son œuvre. Pour éviter le danger et les risques d’un choix trop arbitraire, il faudrait d’abord « écouter » l’œuvre et ensuite chercher à dénicher, parmi les écrits non imaginaires de l’auteur, un ou plusieurs témoignages qui confirment la justesse des conclusions auxquelles la lecture de l’œuvre nous avait amenés. Nous avons pu constater – et on aura l’occasion de le vérifier au cours de nos analyses – que le contenu de l’œuvre renvoyait à une interprétation freudienne, tel qu’elle était discernée à l’époque. Car l’œuvre de Lacretelle traite presque exclusivement de l’enfance et de l’adolescence. En outre, les sentiments, les souvenirs ranimés par « en-dessous » et le caractère répétitif des sujets traités semblaient se prêter remarquablement à ce genre d’éclairage.
Y avait-il, dans l’œuvre non imaginaire de Lacretelle, des jugements, des déclarations ou des allusions à la doctrine freudienne qui puissent renforcer en quelque sorte notre conviction ? Alors, nous serions en mesure de nous mettre en résonance non seulement avec le texte, mais – et ceci est très important – avec l’auteur. En effet, nous y trouvâmes quelques exemples :
« Je ne crois pas que les théories de Freud aient eu une influence sur la production littéraire en France. […] Mais, en définitive, et puisque vous me demandez mon opinion, c’est seulement parce que Freud a projeté une lumière sur le subconscient qu’il m’intéresse. Ses observations qu’il a généralisées parfois jusqu’à l’absurde (un inventeur veut toujours reconstruire le monde d’après son système) des expériences qui portent principalement des cas pathologiques ne peuvent, si on cherche à les utiliser, qu’alourdir et déformer une œuvre d’art. L’art d’un romancier, n’est-ce pas de rien ignorer de la psychologie, mais de n’en rien montrer ? » (Lacretelle, Disque vert, 10 mars 1924)
« Or, si je ne suis pas de ceux qui croient que la sexualité de l’artiste explique infailliblement l’œuvre d’art, il est certain qu’on trouve là parfois une clef qui ouvre certaines serrures. Freud et ses disciples surtout ont été entraînés beaucoup plus loin. Cette gravitation de tous nos actes, de toutes nos expressions, autour d’une émotion sexuelle mène tout droit à l’absurde. » (Idées dans un chapeau, Éditions du Rocher, 1946, « Les amitiés amoureuses », p. 147)
« Lorsque je me suis mis à écrire La Bonifas en 1923, je n’avais pas lu Lawrence et j’ignorais à peu près Freud. (Le tiroir secret, Wesmael-Charlier, 1959, p. 77
On peut constater par-là que Lacretelle se prononce sur la doctrine freudienne avec un certain scepticisme. Mais, au fond, il se refuse à théoriser ce qu’il a très bien perçu. Trouver au fond de soi-même les sujets de ses romans, tel fut le principe moteur de la création littéraire de Jacques de Lacretelle :
« Se chercher, se regarder, se connaître, voilà le meilleur apprentissage pour comprendre les êtres et arriver à une observation juste. Les vrais mouvements de la passion, on ne peut les trouver que dans son propre cœur. Si l’on ne s’exerce pas à étudier le mécanisme de ses pensées et de ses sensations, comment arriver à connaître celui des autres ? » (Lacretelle, dans Frédéric Lefèvre, Une Heure avec… Gallimard, 1925, 3e série, p. 230)
Lacretelle restera toujours fidèle à ce principe. Car Lacretelle croit que la création d’un vrai roman exige la présence dans l’inconscient d’êtres, d’hôtes mystérieux qui dictent le récit. Comme nous allons voir au cours de nos analyses du contenu, le produit de ce travail d’introspection est, du point de vue psychologique, et psychanalytique en particulier, assez remarquable.
C’est à l’âge de quatre-vingt-six ans qu’il rend hommage à Freud, sans réticences :
« Freud s’est enfermé dans une prison et a construit son œuvre sur un système pénitentiaire. C’est en s’évadant de sa cellule qu’on reconnaît l’importance de ses recherches. » (Journal de bord, Grasset, 1974, p. 17. C’est nous qui soulignons.)
Nous utiliserons les théories freudiennes tout comme elles étaient perçues à l’époque où l’œuvre fut conçue. Nous insistons sur ce point. Et nous nous servirons aussi des recherches d’autres psychologues et psychiatres de « L’école freudienne » pourvu qu’ils ne contredisent ni ne modifient l’idée ou la théorie freudienne au sujet du cas en question. Il nous sera nécessaire d’utiliser le jargon psychanalytique ou psychologique – d’ailleurs aujourd’hui bien connus du grand public – pour étaler certains aspects de l’œuvre, mais tout en essayant de ne pas trop alourdir notre discours. (Nous donnerons un petit glossaire de certains termes à la fin de notre essai.)
Dans ce qui concerne la méthode que nous avons choisie, il faut tenir compte que nous n’avions pas à prendre position par rapport à telle ou telle méthode de critique. E cela pour une raison assez simple : nous n’avions pas à comparer ou à opposer notre méthode à d’autres méthodes parce qu’on n’avait jamais étudié l’œuvre de Lacretelle d’après les principes d’une méthode de critique déterminée.
Nous avons donc choisi la méthode qui nous a semblé servir le mieux l’œuvre de Lacretelle, mais ayant toujours le soin de ne pas pousser trop loin notre analyse dans tel ou tel sens. Certes, notre travail est aussi le produit d’un choix personnel, nous l’avons dit, mais il reste valable parce qu’il sert l’œuvre.
Nous croyons, avec Marcel Proust, qu’« un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. » Et Lacretelle l’a parfaitement compris :
« Proust promène devant nous un miroir où nous découvrons des images que nous pressentions seulement, des figures qui ressemblent à celles qui nous sont proches et qui pourtant vont au-delà, en bref tout un monde secret qui dormait au fond de notre conscience et qu’il éveille » (Lacretelle, dans Delphine Saurier, « Proust dans ses meubles », Ethnologie française, (Vol. 37, 2007, p. 22).
Nota bene : On pourra objecter que la quantité de citations que l’on trouvera au cours de notre travail est excessive et que l’auteur aurait pu s’esquiver à cette remarque en les remplaçant par ses propres mots. Nous en sommes conscients, mais nous ne partageons nullement cette opinion. À notre avis, on ne doit jamais remplacer les mots d’un autre, surtout quand ils soutiennent l’idée ou le résultat auquel nous sommes arrivés. Car enfin, qui pourra assurer que, ce faisant, on ne donnerait pas un autre sens au contenu du texte auquel nous voudrions renvoyer ?
La fin de l’affreuse catastrophe que fut la Grande Guerre de 1914 marque, dans l’Histoire de la France et de l’Europe, le commencement d’une époque nouvelle. Cet ouragan, sourd comme les désillusions, renversa à son passage les valeurs, les disciplines, les croyances, les données d’auparavant. Nul autre événement, depuis la Révolution, n’eut d’aussi profondes conséquences pour la société française, comme la Première Guerre mondiale.
Le bilan est effrayant : un million et demi d’hommes y ont perdu la vie. Quant à l’état où la guerre a laissé le sol français, les lignes suivantes nous en élucident fort bien :
« […] ; l’aspect de villages comme Ribécourt, hachés par la mitraille ; la physionomie de Noyon après le recul de l’ennemi, – et qui se trouve saccagé au moment de sa première offensive ; le massacre de Chauny ; la dévastation de Ham ; les hauts faits et le séjour des Allemands à Roye, à Soissons, à Saint-Quentin, etc. Partout c’est d’ailleurs la campagne saccagée, les arbres sciés à mi-hauteur et gisant avec la pierraille des habitations détruites, les champs coupés et recoupés de tranchées pleines d’eau, souillés de débris souvent indésignables. »
(Charles Merki, dans « Revue de la quinzaine », Mercure de France (février-mars) 1920, t. 138, p. 259)
On n’a pas besoin de faire appel à son imagination pour comprendre l’impression que ces scènes durent provoquer dans les esprits. On assiste, peu après la guerre et au début des années vingt, à un relâchement de toutes les disciplines, à une sorte de fièvre de plaisir. Le peuple français veut rattraper le temps perdu, recommencer à vivre ! Paris, par exemple, redevint une ville de luxe, un centre intellectuel où les écrivains et les artistes viennent chercher un climat plus excitant et plus libre. Ce sont les « années folles ». Qu’il nous soit permis de citer ici un passage de l’article de Frédéric Martel au sujet du Journal intégral de Julien Green, dans lequel il nous donne une image assez étrange d’un aspect de la vie sociale à Paris à cette époque :
« Ce qui frappe le lecteur d’aujourd’hui, c’est, à en croire Green, la facilité des rapports homosexuels à Paris dans les années 1920 et 1930. Loin des poncifs activistes sur la libération homosexuelle qui n’aurait eu lieu qu’après mai 1968, on découvre toute la richesse de la vie gay d’avant-guerre. La sexualité y est fluide, sans barrière entre les âges et les classes sociales (et parfois même entre les sexes comme l’illustrent les cas de Roger Martin du Gard ou même d’André Gide). » (« Le siècle d’enfer de l’écrivain catholique et homosexuel », Julien Green », France culture, 12 septembre 2019.)
Cependant, cette euphorie, cette prospérité ne sont qu’illusoires. Il y a un malaise dans la société française, surtout chez les femmes de toutes classes et une aspiration vers des réformes sociales. La communication s’établit mal entre la génération qui a fait la guerre et la première génération de la paix. Pour les jeunes gens un peu « éclairés », la Première Guerre mondiale dévoile la faillite d’une civilisation qui les avait dressés pour les tuer et provoque en eux un sentiment de révolte :
« La guerre leur a imposé de telles épreuves quand ils l’ont faite, et une formation si exceptionnelle quand ils n’étaient pas d’âge à la faire, qu’ils se trouvent comme coupés du passé. » (André Chaumeix, « Les nouveaux enfants du siècle », dans Revue des deux Mondes, Paris, 1926, t. 36, p. 693)
De 1918 à 1936, la société française reflète une profonde stagnation. La pensée française d’entre-les-deux-guerres est caractérisée par une philosophie de la conscience et de la réflexion : son orientation est psychologique et « morale », elle explore l’inconscient et les expériences de l’homme. L’esprit français est caractérisé par un souci d’un au-delà mystique et spirituel.
Aux années vingt et au début des années trente, c’est le roman de l’individu qui domine la littérature française. Les milieux littéraires se soucient fort peu de l’actualité politique. On peut même noter une opposition plus ou moins acharnée envers l’engagement politique de l’écrivain :
« Pour les uns source de toutes les erreurs, pour les autres vases de toutes les sottises, pour le plus grand nombre, cause de toutes les compromissions et de toutes les déchéances, la politique semble bien être aux antipodes de toute pureté. Elle fut, dit-on, et demeure l’écueil de maintes vocations brillantes à leur début. Elle souille et empoisonne à jamais l’atmosphère idéale où doit respirer le génie. C’est contre le ressac bourbeux de la politique que la tour d’ivoire doit élever ses contreforts puissants et ses murailles imperforées. » (Georges Duhamel « L’Écrivain et l’événement », Mercure de France, 1919, t. 136, p. 579)
C’est la vie intime avec ses joies et ses peines qui occupent le premier rang des préoccupations des écrivains. L’importance acquise par le cinéma muet, la popularité de Sacha Guitry, l’extraordinaire vogue de romans comme Le Diable au corps de Raymond Radiguet et de La Garçonne de Victor Marguerite le prouvent assez clairement.
Cependant, il faut tenir compte du fait qu’une très grande partie des œuvres publiées au cours des années vingt sont vouées à l’oubli : quatre-vingts pour cent disparaissent en un an, quatre-vingt-dix-neuf pour cent en vingt ans. Nicolas Saudray confirme ce qui nous venons d’avancer :
« Au total, trois seulement des livres de Jacques de Lacretelle ont ou auront connu les honneurs de la collection Folio : les deux Silbermann et La Bonifas, histoire d’une femme au tempérament masculin. Le reste de la production, pourtant variée, est tombé dans l’oubli. » Langues et Lettres, 2019.
On parle même, à cette époque, d’une « crise du roman ». Cette crise, s’il y en a eu, est due surtout à l’influence des éditeurs : ils encouragent la production des romans parce que cette sorte d’ouvrage est la seule qui puisse atteindre les gros tirages et sans gros tirages point de profit… (Voir Germaine Brée, La vie littéraire, dans Littérature française, 1978, pp.74-102) On ne doit pas oublier non plus que les ouvrages de Lacretelle parurent « à l’ombre » de celles d’un Proust et d’un Gide, par exemple. Cela explique pourquoi la plupart de ses ouvrages, publiés dans la période de l’entre-deux-guerres, sont inconnus du grand public. (Silbermann et La Bonifas font exception.) De là le besoin de citer. Car notre tâche primordiale sera, dans ce cas particulier, de faire connaître les ouvrages de Lacretelle et non pas de faire une œuvre de celle que nous nous proposons d’analyser.
Il y a encore un autre facteur moins évident, moins frappant, mais, à notre avis, beaucoup plus grave : c’est l’incompréhension. Sans doute le message de certaines œuvres doit-il être élaboré par les âmes, par l’esprit critique pour qu’il soit dûment compris et apprécié. Au lendemain de la guerre, et même au cours des années trente, on attendait trop de la littérature. Et trop d’espérance amène la déception, souvent injuste, parfois déraisonnable. D’autre part, on avait produit, tout au long des années vingt et au début des années trente, tant de romans autobiographiques et d’adolescence, tant de romans « intimes » et « d’arrière-boutique » que la critique et le public en étaient saturés. L’écrivain qui, entraîné par un instinct qui tenait à son génie propre, par un appel intérieur supérieur à lui-même, continuait à produire ce genre de romans était, inévitablement, voué à l’oubli. C’est le cas de Lacretelle. Et pourtant, en consultant les journaux, revues et hebdomadaires de l’entre-deux-guerres, on est frappé par la masse imposante d’articles et d’études consacrés à Lacretelle et à son œuvre. On constate aussi que la plupart de ces articles et de ces études sont écrits dans un ton respectueux, parfois même révérencieux.
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Ce n’est qu’en 1934 que les intellectuels et les écrivains antifascistes – Romain Roland, Gide et Malraux – se mobilisent et désormais la littérature soit de gauche, soit de droite se chargera de soucis politiques. Mais ce n’est qu’aux années 60 qu’on assiste à une véritable rupture entre la critique universitaire et la « nouvelle critique ». Cette rupture marqua un réveil de l’activité critique e, par là, un renouvellement de la lecture des textes. On se concentre, surtout, sur deux pôles de la critique : vision et forme. La vision renvoie implicitement à une postérité freudienne (ou jungienne) et psychanalytique, et la forme explicitement à une réflexion sur la langue. C’est évidemment le premier pôle qui nous intéresse.
À vrai dire, la psychologie littéraire commence au temps du Surréalisme avec André Breton (Anthologie de l’humour noir, 1930). Elle prend les formes de la pathographie (René Laforge, L’Échec de Baudelaire, 1931), de la psychobiographie (Marie Bonaparte, Edgar Poe, 1933 et Charles Baudouin, Psychanalyse de Victor Hugo, 1943), de la psychocritique (Charles Mauron, Des Métaphores obsédantes au mythe personnel, 1962), de la mythocritique (Gilbert Durand, Le Décor mythique de la chartreuse de Parme, 1961) et de la caractérologie (René Lesenne, Traité de Caractérologie, 1945 et Pierre Mesnard, Le Cas Diderot – Étude de caractérologie littéraire, 1963). D’autres auteurs se réfèrent souvent au « stade du miroir » défini par le Dr Jacques Lacan dès 1932 : (Catherine Clément, Miroirs du sujet, 1975 et Josette Pacaly, Sartre au miroir, 1980, par exemple). La critique thématique, fondée, elle aussi, sur la psychanalyse, comporte une multiplicité de variations pour la notion de « thème ». Jean-Paul Weber appelle thème « un événement ou une situation (au sens le plus large du mot) infantiles, susceptibles de se manifester, en général inconsciemment, dans une œuvre ou un ensemble d’œuvres d’art […] » (Genèse de l’œuvre poétique, Thèse principale pour le Doctorat ès lettres, Gallimard, 1960, p. 13) Les autres thématiciens, Jean-Pierre Richard (Littérature et sensation, 1954), Jean Starobinski (L’Œil vivant, 1961) et Georges Poulet (L’Espace proustien, 1963) ont, avant tout, une conception existentielle de l’écriture. Jean-Pierre Richard résume cette conception en une formule lapidaire : « La littérature est une aventure d’être » (Littérature et sensation, Éditions du Seuil, 1954, p. 15). Pour eux l’œuvre est une « émergence de l’imagination », comme le disait déjà Gaston Bachelard (La Psychanalyse du Feu, 1937 et La poétique de la rêverie, 1960).
En étudiant les travaux de critique psychanalytique, une chose surtout nous a frappés : c’est qu’on allait le plus souvent de l’homme à l’œuvre et que, ce faisant, on perdait l’œuvre de vue. (Charles Mauron fait, évidemment, exception.) Quant à la critique thématique, on reconnaît la richesse suggestive et la valeur des interprétations proposées par ses représentants.
Mais on peut se demander, par exemple, pourquoi Jean-Paul Weber favorise-t-il un seul thème. Peut-on d’ailleurs accepter le caractère apriorique de sa méthode ?
Pourquoi morceler, fragmenter le texte, qui est une totalité, comme le fait Jean-Pierre Richard ?
Et comment être à la fois « regard surplombant », qui analyse l’œuvre de l’extérieur, et regard intérieur fait d’« intuition identifiant », comme le veut Jean Starobinski ? Faut-il séparer la science de la littérature de la critique littéraire, comme l’a fait Roland Barthes ? À notre avis, il n’est pas absolument nécessaire de les séparer, car l’une n’exclut pas l’autre et elles peuvent très bien se compléter. Car nous croyons, avec M. Claude Bonnefoy que :
« La nouvelle critique, même si elle est encore partielle, hypothétique et provisoire », n’en est donc plus au stade des balbutiements. Elle possède sa méthode et elle a fait ses preuves. Elle enrichit, d’une manière extrêmement féconde, notre vision de la littérature. Mieux, ne considérant pas les œuvres de l’extérieur, mais épousant le mouvement même de leur genèse, saisissant l’invention créatrice alors qu’elle est « toute mêlée encore à la pâte sensible d’où elle veut s’extraire, mais où s’inscrit sa plus juste figure » (Richard), elle se situe au cœur même de la littérature. (« La nouvelle critique a dix ans » (Arts, 1963) dans Panorama critique de la littérature moderne, Pierre Belfond, Paris, 1980, p. 95)
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Jacques de Lacretelle commença sa carrière littéraire assez tard. Il débuta en 1920 avec La Vie inquiète de Jean Hermelin, roman autobiographique. La publication de ce livre lui valut les premières amitiés dans le monde des lettres. On trouve, parmi ses amis et protecteurs, les noms illustres d’Abel Hermant, de Fernand Vandérem, d’Henri de Régnier, d’André Gide, entre autres.
En 1936, Lacretelle entra, comme son aïeul Lacretelle le Jeune, à l’Académie française. Il succéda à Henri de Régnier. Pour quelqu’un qui, dans sa jeunesse, était considéré comme le mouton noir de la famille, ceci fut une véritable revanche. Cette ébauche de portrait, ce rapprochement entre l’homme et l’œuvre esquissés par M. Benjamin Crémieux sont, à notre avis, d’une impeccable netteté et d’une parfaite justesse :
« Le visage pâle, les yeux un peu bridés sous des paupières lourdes et presque toujours baissées, l’air à demi somnolent du rêveur en perpétuelle évasion, on l’imaginerait plus volontiers sous une calotte de pierrot que sous un bicorne d’Académicien, si brusquement, par éclairs, un regard incisif ne donnait à cette physionomie un peu neutre une intensité presque inquiétante. Du même coup le visage se transforme, prend figure de masque : derrière l’homme social se devine l’homme intérieur avec ses remous, sa nervosité, ses passions. Son œuvre est comme son visage : lisse et mesurée au premier aspect. Nul lyrisme, nul frémissement, ni chuchotement, ni cris, une parole calme et lucide qui pèse tous ses mots au Trébuchet (c’est le titre d’un recueil d’essais de M. de Lacretelle), qui n’est disposé à livrer que des Aveux étudiés (autre titre d’un autre recueil d’essais) ; mais il en va des nourritures spirituelles qu’il nous offre comme de ces plats exotiques si veloutés à la bouche, dont les terribles épices, après un instant, vous mettent le feu à la gorge. Non pas du tout que M. de Lacretelle introduise dans son texte des bombes à retardement. Il ne cherche qu’à exprimer avec justesse d’exactes réalités. » (Marianne, 26 janvier 1938)
À cette époque, l’œuvre de Lacretelle était bien connue à l’étranger. Un très grand nombre de ses romans furent traduits en espagnol, en portugais, en anglais et grâce aux soins de M. Ernst Bendz (op. cité p. 13) en suédois. Après la Seconde Guerre mondiale, Lacretelle ne publia que quatre ouvrages imaginaires : Le pour et le contre (1946), Deux Cœurs simples (1947), Une visite en été (1953) – pièce de théâtre jamais jouée – et, à l’âge de quatre-vingt-treize ans, Quand le destin nous mène (1981). (Il est vrai que Le pour et le contre parut après la guerre, mais il est tout à fait évident que le roman fut conçu et écrit avant la fin du deuxième carnage.)