Jusqu’aux tréfonds de l’amour - Philippe Ceri - E-Book

Jusqu’aux tréfonds de l’amour E-Book

Philippe Ceri

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Beschreibung

Hélène et Claire sont deux jeunes femmes unies par un sentiment aussi soudain qu’inattendu. Leur romance est cruellement mise à l’épreuve lorsque Claire, submergée par ses propres désirs, succombe à une tentation irrésistible. Déchirée entre l’espoir et la trahison, Hélène se retrouve plongée dans un tourbillon d’émotions, luttant pour sauver ce qui reste de leur idylle. Entre attachement et affliction, elle devra trouver le courage de pardonner et de reconstruire leur amour ou de laisser partir celle pour qui elle a sacrifié sa vie.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Philippe Ceri est un écrivain façonné par les défis de l’existence. En explorant les recoins les plus profonds de la psyché humaine dans ce roman, il livre un témoignage poignant sur la force de l’amour à travers des personnages que tout oppose.

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Philippe Ceri

Jusqu’aux tréfonds de l’amour

Roman

© Lys Bleu Éditions – Philippe Ceri

ISBN : 979-10-422-3556-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Suzanne et à Nicole,

à qui je dédie ce livre.

04 L’amour prend patience…

07 Il supporte tout, il fait confiance en tout, il espère tout, il endure tout.

08 L’amour ne passera jamais…

Première lettre de Saint Paul

Épîtres aux Corinthiens

Livre I

Prologue

Hélène était accoudée sur la rambarde. De la loge où elle se trouvait, dans l’obscurité, elle pouvait voir la scène qui, seule, était éclairée.

Elle se trouvait au théâtre Chanteclerc. Joli nom pour un théâtre et original, avec ça !

Comme de nombreux théâtres de province, il était de dimensions modestes. Il pouvait contenir environ cinq cents personnes, trois cents, à l’orchestre, deux cents aux étages. Il était assez joli, tout propre. Ses fauteuils étaient de couleur cramoisi. Il s’en dégageait une ambiance assez chaude, propice au recueillement, à la concentration ou à la rêverie.

C’est dans celle-ci, justement, qu’Hélène se trouvait. Pas tout à fait dans une rêverie – disons un mélange de fascination, de curiosité et de méditation – en promenant, les yeux mi-clos, scrutateurs, son regard sur la scène, le menton appuyé sur ses mains croisées, sur la main courante, en proie à des sensations contradictoires d’extase, de mélancolie et de gourmandise des choses de la vie, toujours en attente de je ne sais quel évènement.

Ce jour-là, la troupe du lycée où elle enseignait la philosophie, répétait une adaptation du Petit Prince de Saint-Exupéry.

En bas, à l’orchestre, il y avait peu de monde. Les rares spectateurs qui avaient l’insigne privilège d’assister à ces répétitions étaient les quelques élèves qui faisaient partie de la troupe. Au premier rang, se tenaient le proviseur adjoint, M. Lucas et le régisseur du théâtre M. Thomas, qui, non content d’apporter son concours gracieux à cette initiative de tiers temps, s’était improvisé metteur en scène, pour la circonstance.

Cette initiative, Hélène en partageait le mérite et la passion avec quelques professeurs du lycée, dont Claire, toute jeune agrégée de lettres modernes et Adrien, qui, comme son activité ne le laissait pas supposer d’emblée – il était professeur de gymnastique (pardon : d’éducation physique et sportive), détaché par la municipalité – avait mené, parallèlement à son professorat, des études d’histoire de l’art, où, il était passé maître, au sens propre et figuré. Par ailleurs, sportif accompli, expert en judo et en aïkido dont il enseignait les rudiments au dojo de la ville, où il était professeur.

Bref, un sportif accompli, doté lui aussi, d’une certaine dose de philosophie, à tendance plus orientale que sa ravissante collègue. Et puis, beau garçon avec ça, allant allègrement sur ses trente-cinq ans, chouchou de ces dames, et, pour couronner le tout, divorcé, donc disponible, enfin, théoriquement ! Que demander de plus ?

Sur scène, dans un décor de papier peint, genre rochers de crèche de Noël, qui semblait représenter des dunes ombragées, ou plutôt accompagnées de quelques palmiers en kitch, plus vrais que nature, trônait un superbe monoplan, en carton-pâte et modèle réduit, de l’époque de Saint-Ex. Il était quelque peu stylisé, et légèrement cabossé, pour les besoins de la cause. Il avait une partie du train d’atterrissage en botte et semblait mal parti ou plutôt, pas du tout.

1

À côté de l’avion, en tenue d’aviateur des années quarante maculée, comme il se doit, des taches de cambouis de rigueur, se trouvait justement Adrien, qui avait même poussé le souci du détail, jusqu’à se barbouiller le visage et les mains de vraies taches de graisse qu’il essuyait nerveusement, comme un vrai garagiste des films populaires des années cinquante.

À quelques mètres, à côté de lui, en combinaison verdâtre, comme dans les aquarelles de Saint-Exupéry, les cheveux d’un blond doré naturel, un peu ébouriffés, pour respecter les dessins de l’auteur, se tenait un jeune garçon, d’une douzaine d’années, peut-être un peu plus grand que le Petit Prince ? Beau comme un prince, justement.

On ne sait trop quelle était la couleur des yeux du héros de Saint-Ex, mais, ceux de ce jeune garçon, qui s’appelait Éric, étaient gris clair, transparents et limpides, dans lesquels, on pouvait lire, si l’on faisait partie des intimes, jusqu’au plus profond de son âme. Mais très rares étaient ceux qui pouvaient jouir d’un tel privilège.

À part ses parents, encore que d’une manière quelque peu différente, selon qu’il s’agissait de son père ou de sa mère, personne ne pouvait pénétrer, aussi facilement, dans ce cœur tendre, mais, en même temps, fragile, renfermé et un rien timide.

C’était un garçon délicat que l’adolescence rendait vulnérable.

Il n’était rassuré que s’il pouvait se réfugier parmi les siens ou ceux, qui comme Alain, son ami du même âge, Claire et Hélène, étaient susceptibles de lui procurer toute l’attention qu’il était en droit d’espérer de ses amis, parfois d’une manière exclusive qui pouvait s’accompagner, de temps en temps, d’une bonne dose de tyrannie.

Quand monsieur n’était pas content, il se refermait comme une huître et vous opposait deux véritables agates aux couleurs aussi chatoyantes, mais aussi glacées que peuvent l’être ces billes d’écolier. À manier avec précaution. Fragile.

On avait marqué une pause. Adrien s’était assis et s’étirait les jambes. Éric était venu s’appuyer sur la queue de l’avion. Il regardait le pilote en souriant. Il aimait bien Adrien et l’admirait pour sa carrure, sa force, ses allures à la Stephen Segall, jeune, les cheveux longs et le catogan en moins. Jouer Le Petit Prince avec Adrien ne lui déplaisait pas. Il était en confiance. De toute façon, à part lui, il ne voyait personne d’autre pour faire un aviateur.

Il faut être un peu sportif et jeune pour jouer un pilote, non ? Il ne voyait pas M. Karson, le proviseur, avec ses grosses lunettes de myope et la soixantaine bedonnante, ou encore, Jojo, le cuisinier-chef, avec ses deux mètres et ses cent cinquante kilos, qui le faisaient plus ressembler à l’Homme de Neandertal, d’après ce qu’il avait pu en voir en reproductions, qu’à un pilote, même un pilote d’un vieux tacot, comme celui de Saint-Ex.

Tout ça le faisait bien rigoler et il réprima rapidement un fou – rire, lorsque le regard d’Adrien croisa le sien. Mais afin de rassurer son coéquipier, il se tourna à nouveau vers lui et lui présenta un sourire des plus amicaux en lui faisant nettement comprendre que le petit rire nerveux qu’il avait eu, ne le concernait en rien.

Pendant ce temps-là, Hélène observait le spectacle du haut de sa loge.

C’était assez impressionnant de voir ces deux êtres que la distance et la grandeur, même relative des lieux, rendaient à leur juste proportion, dans l’espace situé au-dessus de la scène.

Au même instant, Claire venait d’arriver sur la scène, très affairée. En fait, elle n’était pas loin. Elle observait ces deux apprentis acteurs des coulisses où elle se trouvait depuis le début de la répétition. Elle était, comme à l’habitude, agitée comme un sac de puces. Elle était adossée à un accessoire et les jambes croisées dans un jean très moulé, revêtue d’un large pull tombant à grosses mailles, elle réfléchissait et semblait anxieuse. Elle cherchait, manifestement quelqu’un et ce quelqu’un semblait lui manquer beaucoup.

Tout à coup, elle prit son portable, composa un numéro et, par une étrange coïncidence, le portable d’Hélène se mit à sonner quelques secondes plus tard.

— Allo ?

— Allo, c’est toi Hélène ?

— Oui.

— Mais où es-tu ?

— Ici !

— Comment ici ?

— Là. À une vingtaine de mètres de toi, dans la salle… Plus exactement, un peu au-dessus de toi, à gauche… tu y es presque… ça y est ! Voilà, je suis dans une loge.

Stupeur de Claire.

— Et tu es là depuis longtemps ?

— Bof, depuis le début, il y a environ trois quarts d’heure.

— Et moi qui te cherchais partout ! Tu aurais pu me prévenir !

— Pardon, ma chérie… Je ne savais pas que tu me cherchais.

Un silence.

— Qu’est-ce que tu me veux ?

— Oh, rien de spécial… puis, d’une voix radoucie, un peu plaintive, j’ai besoin de te voir, c’est tout… Descends, s’il te plaît.

— Tout de suite, ma chérie, j’arrive, calme-toi.

Pendant toute la durée de la conversation, elles ne s’étaient pas quittées des yeux.

Un courant puissant, comme un laser s’était établi entre elles, emportant avec lui un maximum de charges émotionnelles.

Tout émoustillée, Hélène faillit en lâcher son portable et, ramassant en toute hâte ses affaires, descendit quatre à quatre les escaliers.

Elle se retrouva en cinq sec à l’orchestre et, au geste que lui fit Claire de ne pas bouger, qu’elle allait la rejoindre, elle s’installa à l’extrémité du premier rang, un peu à l’écart du groupe qui s’y trouvait.

Claire vint la retrouver. Ses grands yeux bleu turquoise étincelaient sur la peau légèrement hâlée de son visage, qu’encadrait le casque parfaitement harmonieux de ses cheveux blonds.

Elle fit une bise rapide, presque volée, à Hélène qui en devint toute rouge et s’assit auprès d’elle. Elle lui effleura le bras d’un air complice et, en soupirant, tout en s’étirant un peu, elle lui murmura, en se recroquevillant, tout près de son oreille : « Je suis heureuse, tu sais que tu sois là… »

L’escapade de Claire de la scène n’avait pas échappé à Éric. Il aimait cette jeune femme, bien qu’elle fût de douze ans son aînée ! Il aimait aussi Hélène, bien qu’elle fût « beaucoup » plus âgée. Elle avait vingt-huit ans ! Avec ses cheveux bruns, adoucis de reflets auburn, les lignes de son visage d’une parfaite pureté et ses yeux… ses yeux ! Immenses, quand elle se plaisait à les écarquiller, de couleur noisette pailletée d’or qui prenait, selon la journée et son humeur, les tons variés d’un sous-bois en automne…

Son regard allait de l’une à l’autre, s’attardant aussi tendrement sur l’une et sur l’autre, cherchant à se les attacher, en leur transmettant, sans aucune retenue, les sentiments diffus qu’elles lui inspiraient, malgré son jeune âge.

C’est qu’il était précoce, le jeune Éric et il avait de qui tenir !

Chacune lui répondait à sa manière, succombant, tour à tour à son charme ; l’une le couvant d’une tendresse toute maternelle, l’autre, s’inscrivant dans son jeu de séduction, prête à relever le défi, tout en respectant bien évidemment les impératifs de la morale et à préserver l’innocence du jeune homme.

2

Le spectacle avait repris.

Monsieur Thomas se démenait comme un beau diable, dans ses nouvelles fonctions de metteur en scène amateur. Il faut dire qu’il n’y réussissait pas trop mal, maniant la séduction, l’imprécation, la supplication, enfin, tous les mots en « ion » que la morale ne réprouvait pas, cela va sans dire et qui pouvaient être utilisés, en pareilles circonstances.

Claire, qui s’était redressée, bien malgré elle, confia à son amie qu’elle était inquiète, doublement inquiète.

Hélène se retourna vers elle, passablement interloquée. Son regard n’était pas explorateur, tout simplement interrogateur. Elle se contentait d’admirer ce beau cristal bleu clair transparent qui s’offrait à elle, en toute innocence, sans vouloir pousser plus loin sa pénétration. Et pourtant, si elle avait voulu ! Claire ne demandait que ça !

Avec un léger soupir qui lui fit détourner les yeux, Claire se redressa un peu plus sur son fauteuil et répéta :

— Oui, je suis inquiète !

— Ben ! Explique-toi, s’il te plaît, lui demanda Hélène, d’une voix légèrement troublée. C’est grave ?

— Non, ma chérie, dit Claire en riant, comme si elle voulait, à tout prix, rassurer son amie vers laquelle elle tournait une rangée de dents d’une extrême blancheur où perçaient autant l’émail humide, que le désir farouche de mordre le fruit défendu…

— C’est Adrien qui m’inquiète… Étonnement silencieux d’Hélène qui la regardait sans comprendre.

— Ben voilà, poursuivit-elle. Avant de se proposer dans le rôle de Saint-Ex, il m’avoua que s’il avait été bouleversé à la lecture du Petit Prince, quand il avait une douzaine d’années, il ne ressentait plus la même émotion en tant qu’adulte. Sa capacité d’attendrissement, sa sensibilité avaient pratiquement disparu. Étaient-ce les épreuves affectives qu’il avait subies ou était-ce tout simplement la vie qui l’avait endurci ? En étant devenu un homme, il ne percevait plus les émotions de la même manière. Il était étranger à ce qu’il lisait, renfermé qu’il était dans une carapace forgée, peu à peu par les évènements, les êtres et les choses.

Certes, il pouvait encore s’émouvoir devant un beau paysage, admirer une œuvre d’art à sa juste valeur, ses études d’histoire de l’art étaient là pour l’attester, mais ressentir la même émotion que lorsqu’il était encore enfant était devenu très difficile. Il devait, pour y arriver, adopter une démarche tout intellectuelle, ce qui ne correspondait absolument pas au profil de l’emploi. Certes, il avait beaucoup aimé le Petit Prince, mais la sensibilité à fleur de peau qui était la sienne, lorsqu’il était gosse, avait disparu.

Il est vrai qu’il n’avait pas eu une jeunesse très heureuse. Certes, il ne manquait de rien, sauf d’être comme les autres enfants de son âge : des fringues démodées, des parents qui se disputaient sans cesse, une mère, enseignante, qui se préoccupait plus de ses élèves que de lui, un père très cultivé, certes, mais autoritaire. Chaque fois qu’il ramenait un prix, on lui faisait comprendre qu’à son âge, on en ramenait plusieurs… bref des brimades continuelles. Même qu’un jour, ayant eu le prix d’excellence au lycée, en seconde, sans le prix de gymnastique, on lui fit remarquer que, non seulement, on avait eu le prix d’excellence, mais qu’on avait eu aussi le prix de gymnastique ! C’en était trop. Sans compter les rivalités avec ses frères, dans cette famille où la règle était « diviser pour régner » : divide et impera !

Dès qu’il eut décroché son bac, il résilia son sursis, s’engagea dans l’armée, devint officier et passa, par la suite, son professorat d’éducation physique qu’il devait agrémenter de ses ceintures noires.

Hélène était toute pensive. Elle pouvait comprendre qu’un adulte puisse perdre sa sensibilité d’enfant, mais à ce point ! Et Saint-Ex, lui, l’avait-il perdue cette sensibilité ? Aurait-il pu produire un tel chef-d’œuvre où la quête de l’amitié à l’état pur était un chef-d’œuvre de la création humaine. Il est vrai que c’était Saint-Ex et qu’il n’y en a qu’un par siècle, voire par millénaire. D’un autre côté, on ne pouvait pas demander à Adrien d’avoir la sensibilité ni le génie d’un si grand écrivain. Après tout, ce n’était qu’un homme, dans toute sa complexité, fait de tripes, de courage et de nerfs.

Avait-il ressenti seulement, dans sa vie, ce noble sentiment que l’on nomme amitié ? Ça lui faisait penser à ce chant entendu dans des camps de scouts ou de guides :

Ô mon vieux camarade, mon copain, mon ami,

Parmi les terres froides, je te cherche la nuit

Et ton pesant silence est d’un mal si cruel

Que j’entends ta présence, parfois au fond du ciel1

C’était beau, c’était triste à vous faire pleurer, à vous faire sombrer dans la plus profonde mélancolie. On ressentait, en l’entendant, comme une boule, là, au creux de l’estomac, la boule de l’absence de l’être cher, qu’on ne verra peut-être plus jamais, de l’angoisse devant le vide, le vide absolu qu’on a peine, qu’on ne veut pas se figurer… « Et son pesant silence m’est d’un mal si cruel… », avec l’impression que tout va s’arrêter et que la chanson soit écrite au masculin ne changeait rien aux yeux d’Hélène aux sentiments que l’on pouvait éprouver.

Mais après tout, qu’est-ce que l’amitié ? Était-ce ce sentiment exprimé par ce merveilleux chant ou par le Renard, dans l’histoire de Saint-Ex, qui « … Se tut et regarda longtemps le Petit Prince. »

Pouvait-on être ami sans parler ? Saint-Ex n’a-t-il pas simplement voulu déguiser l’amour en amitié ? Qu’est-ce que l’amour ?

« Voilà mes spéculations philosophiques qui me reprennent ! » songea-t-elle. Décidément, c’est compliqué la vie !

Pendant sa conversation avec Claire, elle n’avait pas quitté Adrien des yeux. S’en aperçut-il ? Le fait est qu’il ne pouvait s’empêcher de la regarder en coin, pendant qu’il se débattait avec son texte et ses sentiments ou plutôt, ceux qu’il essayait d’avoir.

Quelles idées lui passaient-ils par la tête ? Attiré et intrigué par cette femme, il restait quand même sur la défensive, ayant été trop violemment échaudé par son expérience sentimentale malheureuse. C’est vrai qu’elle était belle, séduisante, mais là ne se trouvait-il pas le danger ?

Hélène, après un temps de silence, se retourna vers Claire.

— Et le deuxième problème dont tu voulais me parler, quel est-il ?

— Ben, c’est à peu près du même ordre.

— ?

— Ben oui, s’écria-t-elle un peu fort. Ce qui eut pour effet immédiat de faire se retourner, M. Thomas, qui leur fit signe un peu brusquement de se taire.

— Voyons, mesdemoiselles, un peu moins de bruit. Nous sommes en répétition. Si vous voulez parler, il y a d’autres endroits ! Merci, dit-il quand même en souriant et rougissant un peu, tant il était tombé sous le charme.

Hélène et Claire ne se leur firent pas dire deux fois. Prenant leurs affaires, elles se glissèrent, en silence, cinq ou six rangs plus loin, de manière que leurs papotages ne dérangeassent plus personne.

Il commençait à faire chaud dans cette salle. Avant de s’asseoir, Claire enleva son gros pull. Elle n’était plus qu’en tee-shirt, dont la moulure sur son corps laissait voir sa magnifique poitrine, ni trop petite, ni trop grosse, tout juste ce qu’il faut de galbe pour rassasier n’importe quel œil exercé.

Dans son jean très moulant elle s’offrait ainsi, en bandant son corps et ses seins comme un arc, en faisant ressortir la cambrure de sa descente de reins, dans une salle presque obscure, à un public absent dont les fantômes, s’il y en avait, ne perdaient certainement pas une seule miette du spectacle.

Elle s’assit et Hélène, qui n’avait pas pu s’empêcher d’admirer sa jeune collègue, ressentit comme une bouffée confuse de désir. Elle la devinait, dans l’obscurité, tendue et offerte à nouveau, en s’étirant jusqu’à disparaître derrière la rangée des sièges de devant.

Elles restèrent là, silencieuses, un long moment.

Hélène se sentait envahir par un trouble de plus en plus grandissant. Ce corps encore juvénile, mais ô combien magnifiquement formé l’attirait. Mais elle ne bougea pas.

Soudain, elle sentit la main douce de Claire effleurer la sienne, la caresser et la porter doucement entre ses cuisses toutes chaudes qu’elle serra vigoureusement tout en appuyant son poignet par à-coups, comme un levier, d’une douce pression, sous forme de caresse sur son bas ventre, le tout accompagné d’une respiration haletante.

Hélène faillit avoir une attaque. Elle sentit une brusque bouffée de chaleur l’envahir accompagnée d’une sacrée décharge d’œstrogène.

Les femmes, ce n’était pas son truc. Elle n’y avait jamais goûté, préférant de loin les hommes. Mais, Claire, c’était autre chose. Dès la première seconde où elle la vit, ce fut l’étincelle qui se transformait, aujourd’hui, la fusion charnelle aidant, en un véritable coup de foudre. Rien ni personne n’aurait pu résister à cette délicieuse agression de tous ses sens.

« Il aurait fallu, pensait-elle, être une sainte. »

Force lui était malheureusement – ou heureusement – de constater qu’elle n’en prenait absolument pas le chemin…

Elle demeura immobile. Puis sans bouger sa main, qui était humide, elle supplia Claire.

— Non, ma chérie, je t’en supplie, pas ça !

Voyant que l’intéressée ne bougeait pas et serrait encore plus fort son étreinte, en se renversant en arrière, les yeux mi-clos, elle finit par lui dire :

— Pas ici… S’il te plaît, s’il te plaît, Claire… Claire… termina-t-elle d’une voix angoissée, brisée par l’émotion.

L’étreinte se relâcha et Claire, vexée, une fois qu’Hélène eût retiré sa main, s’étira encore un peu plus et essaya fiévreusement de se calmer en appuyant de ses deux mains sur son bas-ventre qui, terriblement frustré, était en proie aux pires sensations. Sans compter le sentiment d’humiliation qu’elle ressentait, comme une petite fille ayant été prise en faute par sa maîtresse et, le fait qu’elle l’adorait plus que tout cette maîtresse, accentuait encore davantage son désarroi et sa rancœur.

Par un violent sursaut, elle banda ses muscles, évacua d’un seul coup la surcharge émotionnelle qu’elle avait elle-même provoquée et se retourna de l’autre côté, prostrée, encore toute tremblante de plaisirs entrevus, de jouissance avortée, de chagrin contenu et de honte pas entièrement bue…

Hélène, atterrée, ne pouvait faire un geste. Elle regardait Claire recroquevillée, ses mains toujours entre ses cuisses, immobile, et elle l’entendit soupirer, doucement, essayant avec difficulté de retrouver son calme, secouée qu’elle était par un hoquet convulsif, entrecoupé de larmes. Elle s’était mise aux abonnés absents, à ce point absorbée qu’elle était par sa triple détresse physique, psychologique et affective.

Elle entendit, de manière à peine audible, prononcer son nom, comme si on la suppliait. Elle se retourna et vit, à travers la brume de ses yeux humides, le visage d’Hélène penché sur elle, comme une infirmière attentive aux râles d’un mourant… qui la regardait avec intensité, comme une mère regarde son enfant terrorisé. Elle la caressait doucement, lissant ses cheveux avec tendresse.

— Là, calme-toi, ma chérie. Tu sais, je ne suis pas fâchée, au contraire. Je n’étais pas préparée, c’est tout. Mon amour est intact. Je saurai te le prouver. L’endroit et le moment étaient peut-être mal choisis, voilà tout. Allons, viens. Les autres nous attendent et doivent se demander où on est passé.

Claire s’étira. Elle semblait reprendre quelques forces. Elle se leva, s’arrangea, remit son pull, car elle semblait soudain avoir froid, se passa rapidement la main dans les cheveux et, se tournant brusquement vers Hélène, lui dit d’un ton sans réplique :

— Bref, si je comprends bien, j’ai tout faux, c’était nul !

— Mais, je… je n’ai pas dit ça, répondit Hélène, médusée.

— Non, mais tu l’as pensé, c’est tout comme !

— Mais…

— Laisse tomber, n’en parlons plus ! Et, sans attendre sa réponse, elle lui tourna franchement le dos en se faufilant rapidement entre les fauteuils.

Hélène, stupéfaite, la regardait s’éloigner, mais comme elle ne voulait pas qu’on les voie arriver séparément, elle dut presser le pas, une fois dans l’allée latérale, pour la rattraper.

3

Elles arrivèrent ensemble, les traits tirés.

Les autres les regardèrent. Hélène s’assit à l’extrémité de la première rangée, comme si de rien n’était. Elle ne put réprimer cependant un léger frisson.

Claire regagna la scène, essayant d’afficher la plus totale indifférence, se fendant même d’un sourire en passant devant le proviseur adjoint.

Ce dernier ne le lui rendit pas, manifestant même un certain mécontentement.

— Où étiez-vous donc passées toutes les deux ? C’est quand même un peu fort de bouchon de voir la directrice littéraire s’absenter en un pareil moment.

— Ne vous inquiétez pas, M. Lucas, c’était pour les besoins de la cause. Je me suis mise à la place du public, un peu loin, pour me rendre compte de l’impact du spectacle.

— Et comment était-il cet impact ?

— Pas mal.

Ne sachant trop quoi dire, elle hasarda :

— La sono aurait peut-être besoin d’être augmentée. N’est-ce pas Hélène ?

Celle-ci ne répondit pas, se contentant d’un hochement de tête.

Le régisseur les regarda très étonné, se disant à lui-même : – « Qu’est-ce qu’elle a ma sono ? Elle marche bien. Ça fait des années qu’elle fonctionne d’une manière impeccable ! Elles sont givrées, ces filles ! »

Claire avait retrouvé son petit monde, son petit univers théâtral.

Elle essayait, tant bien que mal, de chasser ses idées noires, comme cette sourde oppression due à la profonde tristesse qui l’envahissait, lui faisant faire des gestes automatiques, et qui la faisaient se déplacer machinalement, vidée qu’elle était de toute énergie, en pleine déprime.

Même le regard d’Éric, son « amoureux », si beau, si pénétrant, comme à l’ordinaire, glissait sur ces blocs de glace bleutée, n’arrivant pas un seul instant à les pénétrer.

Il en fut toute chose. Elle s’en aperçut et lui adressa un petit sourire amical qui ne le satisfit pas davantage. Il s’attendait à un de ces sourires ravageur, débordant de tendresse et charmeur qui le faisait fondre. Au lieu de cela, un sourire poli, conventionnel. Éric en fut pour ses frais et essaya, le cœur gros, de penser à autre chose.

Claire n’avait plus l’esprit à une quelconque tendresse.

Pis, elle ne pouvait s’empêcher de décocher des regards furtifs et cependant pleins de reproches à Hélène qui était restée assise au premier rang, les doigts entrelacés sur ses jambes croisées et aussi présente qu’un astéroïde gravitant dans la banlieue de la planète Mars…

Elle avait été vexée d’avoir été prise pour une enfant, d’autant plus vexée que son don à Hélène était absolu, total. Ouf, que la chute était dure ! Elle tombait de haut ! Non pas qu’elle puisse douter de l’amour de son amie, mais elle la soupçonnait d’être trop rigide, ne supportant pas la fantaisie, l’imprévu. Et, dans ce théâtre, où tout aurait pu être si merveilleux… ! Qu’espérer de mieux comme endroit imprévu, même si « le moment et l’endroit n’étaient pas très bien choisis… », selon Hélène.

Enfin, elle lui en voulait comme un petit fauve, une véritable « féline » qui n’avait pas pu assouvir sa passion et qui se retrouvait encore avec un trop plein d’énergie dont elle attendrait longtemps pour qu’on la sollicitât de nouveau, sans se souvenir que c’était elle qui était, en fait, à l’origine du séisme… Elle avait un ressentiment sélectif, à sens unique. Elle ne retenait, elle ne croyait que ce qui l’arrangeait.

Qu’est-ce que l’on peut être de mauvaise foi, quand on est malheureux !

Continuer cette répétition dans de telles conditions lui semblait particulièrement pénible.

Ils étaient là depuis deux heures. Demain, ce serait samedi. Elle aurait le temps de se changer les idées. Et Saint-Ex, dans tout ça ? Elle qui savourait à l’avance l’étude psychologique des personnages et, surtout, de leurs interprètes. Entre un Adrien qu’elle trouvait trop sec de sentiments et Éric, qui même s’il débordait de tendresse et de sensibilité n’était pas assurément, selon elle, l’interprète idéal du Petit Prince.

Car le héros de Saint-Ex était triste. Il vivait dans sa petite planète, sans aucun contact avec le monde extérieur ni avec les hommes (ce qui, soit dit en passant, était peut-être préférable…). Il aura fallu sa rencontre avec le renard pour qu’il apprenne que l’important était d’aimer, d’apprivoiser. Ce dernier lui avait fait comprendre qu’il avait une rose pour laquelle il était tout. Il s’était promis qu’en retournant chez lui, il donnerait toute son affection à cette rose « qui attendait tout de lui ».

Pour lui, elle devait être unique. La plus belle des roses puisque c’était la sienne, même si elle n’était pas très commode et semblait faire des manières.

Mais Éric était-il en mesure de réaliser la profondeur d’un tel sentiment, lui qui avait été préservé, entouré de parents qui l’adoraient ?

Peut-être, après tout, pourquoi pas ? Est-il nécessaire d’être malheureux pour bien sentir les choses ? Après une rapide réflexion, dictée par les circonstances, elle se dit que oui.

De toute façon, à quoi cela sert-il d’être aimante, si ce n’est que l’on s’achemine vers les pires catastrophes. Elle avait sa rose. Elle l’aimait plus que tout. Son cœur avait pourtant saigné cet après-midi-là, dans ce théâtre. Elle savait qu’elle devait maintenant être tout pour sa rose.

La route serait longue et semée d’épines.

Le problème, maintenant que la répétition était terminée, était de trouver un accompagnateur pour rentrer chez elle, car elle était venue avec Hélène ! Elle ne pouvait décemment pas, après ce qui s’était passé, rentrer avec elle. C’était au-dessus de ses forces.

Hélène s’était levée. Elle se dirigea, avec les autres, vers la sortie.

Lorsqu’elle croisa Claire, elle lui demanda ce qu’elle voulait faire.

— Je ne sais pas, lui répondit-elle, je vais bien trouver quelqu’un pour me raccompagner.

Hélène ne réagit pas. Elle ferma les yeux, fit un gros effort pour ne pas laisser l’émotion paraître dans sa voix, prit sa respiration et les yeux embués de larmes, lui dit, d’une voix malgré tout cassée :

— Bien – un silence, qui lui permit de déglutir – eh ! bien bonsoir Claire.

— Bonsoir !

Hélène n’avait plus entendu. Elle avait tourné les talons et cherchait désespérément dans la salle une présence amie.

La confrontation des regards n’avait pas eu lieu. Chacune restant sur la défensive. C’était plus commode. Cela permettait de cacher ses sentiments.

Tout le monde se disait au revoir en s’embrassant. Hélène aperçut Éric, le visage tout chiffonné.

— Mais qu’y a-t-il mon poussin ? lui dit-elle en se baissant un peu et en le prenant gentiment par les épaules. Voilà deux êtres qui ne pouvaient pas mieux tomber !

Leur détresse respective se lisait dans leurs regards. Ils en devinèrent instinctivement la cause qui était la même, car Hélène avait tout observé de là où elle était, le sourire distant de Claire et la mine désappointée du gamin.

Hélène, en se relevant, serra très fort Éric contre elle. Ce dernier, étouffant presque, était aux anges, comme hypnotisé par le doux parfum qui se dégageait de cette femme si belle et, pourtant… si gentille, elle !

Il ressentit comme une douce chaleur bizarre envahir, d’une manière agréable, tous ses sens, même et surtout les plus nouveaux, en même temps qu’il restait scotché, pour parler comme les garçons de son âge, à Hélène, en retenant sa respiration…

C’est là, maintenant, qu’il aurait dû continuer à jouer, pensait-elle. Il était doué ce gosse, avec une sensibilité à fleur de peau. Vraiment, ce rôle lui allait comme un gant. Malgré ses apparences d’enfant comblé à tous points de vue, il restait disponible pour ressentir les douleurs de la vie. Pourvu qu’il n’en souffre pas trop, tout de même, au fur et à mesure qu’il grandirait.

Hélène s’inquiéta soudain. Se baissant à nouveau vers lui, elle lui demanda :

— Qui vient te chercher, mon chéri ?

— C’est mon papa.

— Il n’a pas l’air d’être arrivé. Si tu veux bien, nous l’attendrons ensemble.

Éric répondit oui d’un hochement de tête.

En se relevant, elle vit Adrien venir vers eux.

— Tu veux bien qu’on l’attende avec Adrien ?

— Bien sûr.

— Désolé, Hélène, mais je dois raccompagner Claire. Je m’excuse, je crois qu’elle était venue avec toi, mais elle m’a dit qu’elle devait me parler de la pièce, je n’ai pas très bien compris à quel propos… Sur ma manière de jouer mon rôle, je crois ? Ma foi ! On verra bien ! Après tout, c’est elle la directrice littéraire, dit-il d’un ton pointu, en joignant le pincement des lèvres à la parole.

Voyant le signe de réprobation d’Hélène – oh non ! elle n’était pas comme ça, soutint-elle du regard – il continua sur un ton plus neutre.

— Elle m’a dit que tu étais au courant.

— Au courant de quoi ?

— Ben, du fait que je devais la raccompagner ! Tu ne le savais pas ?

— Si, si, dit Hélène, devenue soudain pensive et, pis, soupçonneuse. Elle marqua un temps d’hésitation et se dit qu’en ce moment Claire avait d’autres préoccupations que ce beau garçon. Si tant est qu’elle n’ait jamais été attirée par le sexe fort. Mais sait-on jamais ? Mieux valait être sur ces gardes, avec cette nymphomane. Elle constata, non sans un certain étonnement, qu’elle commençait à devenir jalouse. Mais de qui ? De Claire, malheureusement et qu’elle cédait à la critique facile, inspirée par la rancœur. Pardon, ma chérie…

Après ce qui s’était passé, elle ne put s’empêcher de constater qu’elle l’avait dans la peau. Enfin, presque. C’était plus compliqué que ça. Elle l’aimait, voilà tout !

Il fallait attendre le père d’Éric.

Pendant ce temps-là, Adrien se rapprocha d’Hélène et l’embrassa en copains, tout en lui faisant une petite caresse du dos de l’index sur sa joue droite, comme pour marquer une attention affectueuse particulière, un geste amical, quoi, rien de plus.

Éric n’en perdit pas une miette et regardant d’un air furieux ce grand escogriffe, se dit tout bas :

« Mince, comme il y va, ce mec… ! »

Le père d’Éric ne tarda pas. Grand, mince, distingué, il se dirigea vers son fils et salua Hélène. Il avait les mêmes yeux gris que lui, bordés de fines lunettes qui les rendaient certainement plus grands.

— Papa, je te présente mademoiselle Hélène Detrois, tu sais, la prof de philo dont je t’avais parlé et qui nous aide pour le théâtre.

— Le professeur de philo, rectifia sentencieusement papa !

— Ah, oui ! Enchanté, mademoiselle.

Puis, après un léger temps de pose :

— Saviez-vous qu’Éric a trois femmes dans sa vie ?

— ?

— Oui, en premier lieu, sa mère, ce qui est tout à fait normal, puis, mademoiselle Claire De Lanclos, je crois ? C’est ça Éric ? Et puis vous…

Hélène se sentit tout à fait flattée de venir en troisième position, après la mère d’Éric, ce qui était normal, comme disait son père, mais après Claire, ce qui pouvait paraître un peu vexant tout de même ! Elle mit ça sur le compte de « l’énorme » différence d’âge qu’il y avait entre elle et le gamin : douze ans pour Claire et seize ans pour elle, puisqu’elle en avait vingt-huit !

Mais M. Chandron, c’était son nom, se ressaisit vite et rectifia le tir :

— Ne vous méprenez pas mademoiselle, ce classement n’a rien à voir avec un quelconque concours esthétique. Il se trouve que je connais déjà mademoiselle Claire et que franchement, à vous voir toutes les deux, je me dis que mon fils a sacrément bon goût et que, personnellement, si j’avais à choisir, j’aurais beaucoup de mal !

— Mais, pauvre pomme, on ne te demande pas de choisir, pensa Hélène, en son for intérieur. Il est barge ce type !

— Par ailleurs, je vous présente toutes mes excuses, tout d’abord, pour vous avoir fait attendre et ensuite d’avoir pris la liberté de tenir des propos aussi libertins dont je ne peux trouver une once d’explication que dans votre saisissante beauté.

Veuillez encore une fois me pardonner.

« Voilà qu’il me drague, le paternel ! Ah ben ça alors ! pensa Hélène et ça tourne au Marivaux maintenant. Pauvre Éric, tu es plutôt mal barré ! » Puis se tournant vers M. Chandron, en affichant le plus gracieux sourire :

— Vous êtes tout excusé, cher monsieur, et, en regardant Éric d’un air entendu, la compagnie de votre fils m’est toujours un très grand plaisir.

— Au revoir, mon chéri, lui dit-elle en se tournant vers lui. J’ai été ravie de figurer dans le palmarès de tes « tops – model » !

— Tu mérites beaucoup mieux que ça, dit-il en devenant tout rouge.

Hélène et M. Chandron partirent d’un grand éclat de rire qui fit tressauter d’orgueil notre jeune ami et ils se quittèrent sur ces fortes paroles, non sans qu’Éric lançât à Hélène un dernier regard plein de… tendresse.

« Arrête ! Éric », se dit-elle, en le regardant partir sans pouvoir se résoudre à détacher son regard de cet enfant.

La salle se vidait. M. Lucas fut le dernier à partir avec Hélène.

Seuls restaient M. Thomas avec un technicien de la Mairie pour voir ce qui n’allait pas dans cette fichue sono qui n’avait jamais fait parler d’elle jusqu’à présent…

« Ce n’est pas vrai ça ! »

M. Lucas s’effaça devant Hélène, qui le remercia et lui tint la porte.

On sentait déjà l’air frais qui pénétrait de l’extérieur. Il ne devait pas faire chaud, dehors.

— Elle vous a laissé tomber votre copine ? Je veux dire, Claire !

— Oui et non. Elle tenait à se faire raccompagner par Adrien par ce qu’elle avait quelque chose à lui dire au sujet de son rôle.

— Ah bon ! En tout cas, ce n’est vraiment pas mal ce que vous faites tous. Il devrait y avoir un rôle pour vous Hélène…

— ?

— Oui, avec votre charme et votre sensibilité, vous feriez merveille !

— Ce n’est pas vrai ! Il ne va pas s’y mettre lui aussi ! Ma parole ! Il y a des jours où ce n’est pas de tout repos d’être une jolie femme ! Et puis que je sache, il n’y a pas de rôle féminin dans le Petit Prince ! Pauvre M. Lucas ! Ah, ces scientifiques ! 

4

Dehors, le froid était vif. Emmitouflée dans un large manteau long beige, dont elle releva rapidement le col tailleur, d’où ne sortait qu’une longue écharpe marron, assortie à un pantalon en maille, côtes de cheval, qui recouvrait de chaudes bottines, Hélène respira un grand coup. S’il en était besoin, la vapeur qui sortait de sa bouche ouverte en un petit « o » rétréci, témoignait du caractère frisquet de l’air ambiant.

Elle marcha lentement, toute pensive vers sa voiture, une Clio bleu foncé. Elle accomplissait ses gestes machinalement, étant totalement ailleurs. Elle ouvrit sa portière et s’installa, la gorge nouée, à sa place. Là, les deux mains sur le volant, elle se mit à penser à ce qui aurait pu être une après-midi radieuse.

Elle avait blessé une jeune femme qui s’était donnée à elle, sans réserve. Et elle savait trop, étant elle-même une femme, ce que pouvait signifier le fait d’avoir été bafouée ou, qui sait ? Humiliée. Heureusement que cela ne s’était pas passé en public, plus exactement, au vu et au su de tout le monde. Elle n’osait s’imaginer les dégâts que cela aurait pu causer en entraînant irrémédiablement la perte de cet amour nouveau pour elle, mais combien important, qui était en train de naître.

Pendant ce temps-là, Claire assise aux côtés d’Adrien qui conduisait sa Ford dernier modèle, avec beaucoup d’élégance, n’en menait pas tellement large, elle non plus.

Certes, la conversation portait sur la pièce avec les remarques sur le rôle de chacun, mais le cœur n’y était pas, ni même l’esprit d’ailleurs.

Adrien s’en aperçut et affecta la plus courtoise des indifférences. Il ne comprenait vraiment pas pourquoi Claire avait préféré rentrer avec lui et lui infliger des tas de banalités, dont il n’avait que faire.

Mais, galant jusqu’au bout des gants, qu’il avait gardés en raison du froid, il écoutait cette ravissante jeune femme dont le débit saccadé contrastait étrangement avec l’apparente sérénité de ce beau visage qui prenait, dans la pénombre des phares, et des lumières de la ville un aspect surréaliste.

Claire s’en voulait terriblement d’avoir planté là celle pour qui elle était prête à tout. Il lui tardait de rentrer pour l’appeler au téléphone et lui demander pardon.

Le trajet lui sembla interminable.

Adrien arriva enfin à son domicile. Toujours galant, avant qu’elle ait esquissé un geste, il sortit de son véhicule, le contourna par l’avant, ouvrit la porte de sa passagère et, en s’inclinant légèrement, l’aida à sortir.

Claire, en grande dame, se laissa faire et, tout en refermant sa parka, car le froid était toujours aussi vif, glissa ses deux jambes au dehors, à la manière de Greta Garbo et se redressa. Appuyée sur la portière ouverte, elle offrit à Adrien un visage étincelant, dans lequel, dans la semi-obscurité, ses yeux immenses et candides semblaient comme des phares où plus d’une âme errante, en mal de tendresse, se serait laissé accrocher, un peu comme les marins d’Ulysse à l’appel suave du chant des Sirènes…

Mais ces phares, soit dit en passant, étaient loin de ressembler à ceux évoqués par Baudelaire, son poète favori, dans le poème du même nom !

Adrien était médusé. Il demeura interdit. Il l’aurait volontiers prise dans ses bras, mais mû par une espèce d’instinct de protection basique, que sa longue pratique des Arts martiaux lui avait enseigné, il se retînt et pensa que l’instant n’était pas choisi et que cette ravissante jeune femme était, en ce moment, préoccupée par autre chose que par le désir brûlant de faire l’amour, du moins, avec lui.

Mieux valait en effet éviter l’humiliation d’une remise à sa place cinglante.

Il l’embrassa comme une copine, maîtrisant à grande peine un violent désir sur le point d’éclater qui valut à Claire d’être embrassée d’une manière un peu plus prononcée que prévu.

Elle ne réagit pas et, arrivée sur le pas de la porte d’entrée de son habitation, se retourna vers lui et, avec un sourire triste, lui souhaita le bonsoir.

— Bonsoir Claire.

Il redémarra aussitôt en pensant que cette femme était faite pour l’amour. Ce corps splendide, proche de la perfection, qu’il avait pu deviner sous son jean très près du corps et sa poitrine superbe que les grosses mailles de son pull n’arrivaient pas à cacher, la prédisposaient à devenir une partenaire exceptionnelle. Pas pour n’importe quel amour, un amour torride, exclusif et ravageur qui pouvait, si l’on n’y prenait garde, provoquer autant de moments d’extase extraordinaires que de catastrophes redoutables, irréparables. À ce niveau-là, hélas, il avait déjà donné. Non merci ! Non merci ! Non merci ! se répéta-t-il à lui-même, à la manière de Cyrano.

5

Claire habitait un immeuble résidentiel. Son appartement n’était pas très grand, soixante mètres carrés, pour un double living et une chambre.

Elle avait installé son bureau dans ce qu’elle avait transformé en salon. Mélange de meubles modernes et de style, choisis avec un certain raffinement, cette pièce, où les livres occupaient une place considérable, invitait à la réflexion et à la lecture, bien évidemment, dans une ambiance feutrée, rehaussée par la moquette beige clair.

Elle était issue d’une authentique famille aristocratique : De Lanclos de La Chevrière.

Mais, à part une certaine aisance matérielle qui dénotait une gestion ancestrale performante d’un patrimoine plus que tricentenaire et qui ne devait que très peu à son traitement de jeune professeur agrégé, elle ne cherchait nullement à se raccrocher à ses origines.

Bien que leurs relations fussent excellentes, elle ne voyait que rarement ses parents qui habitaient dans la région de Saint-Malo. Elle entretenait également de bonnes relations avec ses quatre frères et sœurs qu’elle retrouvait une ou deux fois par an, à l’occasion de fêtes familiales.

Elle était trop indépendante pour vivre sous le joug d’une quelconque contrainte sociale. On l’appelait d’ailleurs, chez elle « la libertine » et le fait qu’elle ait obtenu l’agrégation de lettres « modernes » – pensez donc ! – ne contribuait en rien à dissiper cette impression ni à effacer ce sobriquet.

Elle n’avait pas de voiture, préférant de loin les transports en commun dans cette petite ville de province, aux dimensions humaines et à la vie théâtrale et intellectuelle très honorable.

Certes, ce n’était pas la vie parisienne qu’elle avait fréquentée tout au long de ses études, jusqu’à l’agrégation d’où elle était sortie dans un rang fort honorable ! Mais cela satisfaisait à son goût pour la solitude et répondait à un impératif besoin de calme. Et puis les transports en commun lui permettaient, sans aucun effort et avec une certaine délectation, de tester l’impact qu’elle pouvait avoir sur les hommes, tous les hommes quels qu’ils soient et les femmes de préférence jeunes et jolies…

Sitôt rentrée chez elle, elle ferma le verrou à double tour et se précipita au téléphone.

Elle composa le numéro d’Hélène et attendit.

La sonnerie retentit quatre fois et le répondeur se déclencha :

— Vous êtes bien chez Hélène Détroit, je suis momentanément absente, veuillez laisser un message et votre numéro de téléphone, je vous rappellerai. Merci.

Claire détacha doucement le combiné de son oreille et, les yeux dans le vague, se concentra sur cette voix unique, chaude, grave et à la fois chantante qui allait si bien à Hélène. Une voix sensuelle, une voix qui, lorsqu’on l’écoutait et pour peu que l’on fût sous l’emprise des sens, fut-elle la plus légère possible, vous donnait une irrépressible envie de faire plus… intimement connaissance avec sa propriétaire.

Il est bien connu que certaines voix ont cet étrange pouvoir de séduction sur les deux sexes, tant leur sensualité est à fleur de peau et la voix d’Hélène n’échappait pas à cette règle.

Après que le disque se soit arrêté, Claire bredouilla quelques mots du genre :

— Hélène, ma chérie, c’est moi… Claire. Je venais te demander pardon. Rappelle-moi mon amour, pardon ! pardon ! si je t’ai fait de la peine. Je t’aime… ! Et elle raccrocha.

Apparemment, Hélène n’était pas là. Qu’avait-elle pu faire quand elle l’avait plantée là, au théâtre ! Claire ne se sentait pas très fière de cette action un peu lâche, de cette fuite à l’anglaise, qui avait eu pour conséquence de laisser son amie qui, se souvint-elle, semblait désemparée, en plein désarroi.

« C’est sympa de ma part ! Pour quelqu’un qui prétend aimer à la folie, c’est beau, c’est un bon début ! C’est un peu dégueulasse… oui ! Enfin, on essayera de rattraper ça. »

Hélène, qui était l’aboutissement de tous ses fantasmes, la concrétisation de tous ses rêves, la réalisation de tous ses désirs, l’ultime havre de bonheur et de paix qu’elle s’était fixée, cette même Hélène pouvait, d’un instant à l’autre, lui claquer entre les doigts et disparaître à jamais de son horizon passionnel et de son monde chimérique où, pensait-elle, elle pourrait échapper enfin à ce mal être permanent qui la rongeait.

Peut-être était-elle de celles qui ne croient pas à l’amour absolu, le réservant sans aucun doute aux relations privilégiées qui peuvent exister entre une mère et son enfant ?

Elle commençait à être envahie par le doute qui entoure toute personne amoureuse d’une fille ou d’un gars « canon », trop belle ou trop beau pour moi, sans se rendre compte qu’elle pouvait largement inspirer la même inquiétude chez la personne qui tomberait amoureuse d’elle. Sauf, ce qui est assez extraordinaire, chez Hélène, qui n’avait aucune crainte à ce sujet.

Toute l’histoire des relations sentimentales et amoureuses entre nos deux héroïnes tournera autour de ce thème.

Si elle avait pu assister à la conversation entre Éric et Hélène, elle se serait aperçu que non seulement cela était possible, mais que, malgré son attitude, aussi bien envers Éric qu’envers Hélène, elle faisait partie des rares élues pour lesquels, l’amour résiste à toutes les turbulences, aussi bien à toutes les pressions, qu’à tous les écartèlements. Jusqu’à quel point de rupture, cependant ?

En attendant que son amie la rappelle, elle alla se faire couler un bain, un bon bain moussant, dans lequel elle se glissa avec volupté, le téléphone auprès d’elle, comme un signal d’alarme ou comme une arme prête, qu’elle était, à « dégainer ».

Dans l’eau où elle s’était immergée jusqu’à la bouche qu’elle tenait fermée, elle se détendit. La chaleur la pénétrait par tous les pores. Certes, le fait de prendre un bain n’était pas très « écolo », mais elle s’autorisait cette entorse à ses principes, pour des raisons « médicales » et urgentes, dont elle espérait tirer un bénéfice immédiat. Elle respirait lentement, profondément, en fermant les yeux. Elle se relaxait. Elle ne pensait plus à rien. Elle sentait son corps nu flotter entre deux eaux et elle en accentuait le mouvement à la manière d’une sirène, ondulant longitudinalement, du cou à la pointe des pieds, en prenant soin cependant, le mouvement ondulatoire s’amplifiant, de ne pas faire déborder la baignoire. Cela lui procurait une sensation merveilleuse sur tout le corps, avec des petits frissons électriques le long de la colonne vertébrale, d’autant qu’elle écartait et ramenait ses jambes en même temps, en un mouvement synchrone aspirant, ce faisant et refoulant toute l’énergie vitale qui émanait d’elle et de l’espace environnant.

Puis, après avoir ramené une dernière fois ses jambes en les serrant l’une contre l’autre, elle se relâcha en faisant la morte, abandonnée à l’apesanteur du liquide parfumé d’essences rares qui la poussait immanquablement vers la surface d’où elle ne put que scruter de très près la montagne de mousse qui s’étalait devant elle. Elle y distinguait des myriades de bulles microscopiques qui crevaient par milliers, d’un mouvement incessant et avec un bruissement feutré de neige qui tombe, ce qui entraînait insensiblement la transformation de l’ensemble qui se réduisait à la manière d’un nuage remodelé sans cesse, sans qu’on y prenne garde, par la course du vent. Puis elle terminait son examen en soufflant très fort sur l’édifice, comme une vraie gamine qu’elle était, en regardant les flocons de bulles crever sur sa peau ou à la surface du bain.

Elle pouvait admirer sa peau légèrement ambrée qui effleurait, çà et là, à la surface bleutée du liquide et finit par soupirer, d’aise en restant ainsi de longues minutes.

Tout à coup, le téléphone sonna. Après quelques secondes durant lesquelles elle recouvra ses esprits, elle se retourna, s’assit dans sa baignoire et, les deux bras sur le rebord de celle-ci, tout couverts de mousse, saisit l’appareil.

— Allo, fit-elle ? C’est toi Hélène ?

À l’autre bout de l’appareil, la voix qu’elle attendait tant répondit :

— Oui !

— Bonsoir, ma chérie, d’où me téléphones-tu ?

— De chez moi, lui répondit Hélène.

— Merci de m’avoir rappelée.

Puis après un silence gêné :

— Tu as entendu mon message ?

— Oui !

— Tu m’en veux encore ?

Hélène ne répondit pas tout de suite, ce qui la plongea dans la plus grande perplexité.

— Mais non voyons, disons que c’est notre première dispute d’amoureux ! Le ton de la voix d’Hélène se voulait rassurant en étant un peu ironique. Claire sourit quoique légèrement inquiète. Après un temps.

— Hélène, tu me manques… j’ai envie de te voir.

— Eh bien, viens !

— Où ça ? Chez toi ?

— Ben oui ! Pourquoi ?

— Pour rien, je ne sais pas… Mais, je reste dîner ou tu veux qu’on sorte ?

— T’inquiète, j’ai tout prévu.

Surprise chez Claire :

« Mince, elle avait tout prévu, qu’on se disputerait, qu’on se réconcilierait, qu’on ferait une bouffe ! Chapeau ! C’est de l’organisation ou plutôt de la voyance où je ne m’y connais pas ! »

— Ça te dit de manger vietnamien ou japonais ? J’ai des surgelés P… C’est au choix, à la demande.

— Va pour le vietnamien, dit Claire. À quelle heure dois-je arriver ?

— Pas avant trois quarts d’heure, le temps que je prenne une bonne douche.

— Toi aussi, eh ben décidément, on sera bien propre toutes les deux, moi, je suis dans mon bain ! C’est moins tendance, mais tant pis ! Fais-toi la plus belle possible, ma chérie, inonde-toi de mon parfum préféré…

— Toi aussi, fais-toi belle, sans trop de maquillage, ça laisse des traces. Enfin je ne sais pas pourquoi je te dis ça, puisque tu n’es jamais trop maquillée. Fais comme d’habitude, quoi !

Là-dessus, les deux amies raccrochèrent.

Claire vida sa baignoire, se mit debout et termina le rinçage à la douche.

En se retournant et en se cambrant légèrement, elle vit dans le miroir de la salle de bains qu’elle avait vraiment… tout pour plaire !

Elle fut prête en un rien de temps et à l’heure pile, se retrouva chez Hélène.

Il était aux environs de vingt heures.

Hélène habitait dans un immeuble cossu des années trente. Son appartement était situé au quatrième étage, avec ascenseur. Il était meublé à l’image de sa propriétaire, tout de nuances et de classe, mariant, un peu comme celui de Claire, le classique et le moderne, avec, cependant, un peu plus de classique.

Des meubles raffinés occupaient le salon. Une bibliothèque anglaise, en acajou, pleine de livres, un scriban et une bibliothèque Louis-Philippe, garnie de livres rares et, enfin de multiples rayonnages en merisier dans lesquels se pressaient une multitude de livres classés selon leurs sujets : histoire de l’antiquité à l’époque contemporaine, dictionnaires, livres d’art, des ouvrages de la collection « La Pléiade », etc.

C’est dans cet univers qu’Hélène évoluait.

Après avoir pris un bon bain chaud – c’est curieux comme elles avaient les mêmes affinités, question hygiène – et s’être rincée par une bonne douche froide, à la façon des Romains qui passaient du caldarium au frigidarium, elle revêtit un ensemble de nuit, composé d’un débardeur et d’un pantalon noisette, de la couleur de ses yeux, posés à même sur son corps nu et s’assit sur le divan du salon, les jambes repliées et attendit…

La sonnette électrique de la porte d’entrée de l’immeuble retentit. Elle décrocha l’interphone et, sans même avoir eu le temps de demander qui c’était, entendit une voix sourde lui disant :

« C’est moi ! »

Elle ouvrit la porte et attendit quelques instants sans bouger en retenant son souffle.

Lorsque la sonnette palière tinta, elle ouvrit précipitamment la porte et se retrouva nez à nez avec Claire qui la regardait avec des yeux brillants de désir.

Elle lui sourit, s’effaça et la fit entrer.

— Hum, il fait bon ici, dehors on se gèle !

Claire était revêtue d’un bonnet de laine marron, assorti avec un caban de la même couleur qui recouvrait un gros pull de laine à col roulé écru.

Hélène lui passa doucement l’index sur le pourtour des lèvres humides et, les yeux rivés sur les siens se pencha sur elle et l’embrassa.

Claire, en un tour de main, s’étant débarrassée de son caban, commença, comme Hélène à sombrer dans les délices de la fusion la plus totale où plus rien n’existait que leur amour exclusif, intemporel, irréel et torride…

Elles s’aimèrent longtemps et leur liaison dura de longs mois.

Livre II

1

Vint l’été et, avec lui, le début des vacances scolaires, avec leurs promesses de vie libre, où les femmes revivent dans le plaisir des sensations naturelles retrouvées et exacerbées par des tenues légères où leurs corps s’épanouissent comme sève au printemps.

Un jour, sur une plage de Normandie, d’un lieu de villégiature célèbre, Claire s’était allongée sur un transat confortable, le corps presque à l’horizontale, la tête surélevée par un coussin en mousse des plus douillets.

Elle se bronzait au soleil déjà haut dans le ciel d’un bleu légèrement laiteux, comme on peut le trouver sous ces latitudes et où quelques hirondelles semblaient participer à l’allégresse commune en voltigeant çà et là, en vols extrêmement rapides, en poussant des petits cris à peine audibles pour les fourmis humaines terrestres, qui grouillaient sur la plage.

Claire, les yeux cachés sous d’épaisses lunettes de soleil, suivait leurs mouvements d’une manière très attentive, lorsqu’elle aperçut Hélène qui arrivait sur sa gauche, sculpturale et magnifiquement bronzée, dans un maillot deux-pièces de couleur noire, aux dimensions raisonnables, qui laissait voir, avec une certaine retenue, ses formes agréables.

Elle ne bougea pas cependant, lançant un petit regard en coin à son amie.

Elle était encore et toujours sous le charme, mais n’en laissa rien paraître.

Hélène la regardait à travers ses lunettes de soleil et se rapprocha d’elle d’une démarche nonchalante, mais déterminée, digne d’un mannequin professionnel.

Elle marqua un temps d’arrêt à ses côtés puis, voyant que Claire ne bougeait toujours pas, hormis peut-être ses yeux qu’elle devinait à peine derrière ses verres foncés, passa derrière elle en lui offrant la vue de son slip et de son entre jambes galbé à souhait et appuya ses mains sur le montant du transat en s’exposant d’une manière lascive à la vue de son amie.

Celle-ci, bien que se sentant dévorée des yeux par Hélène qui promenait son regard sur son cou, ses seins à peine bordés par un soutien-gorge confidentiel, son ventre plat et son petit slip rose, prolongeant l’inspection sur ses jambes, dorées à point comme le reste, ne bougea pas davantage, ce qui entraîna un geste d’impatience de la part d’Hélène qui, déconfite, lui annonça de but en blanc :

— Bon, ben, comme on est enthousiaste de me voir… je vais me baigner. Qui m’aime me suive, ajouta-t-elle après un temps, en commençant à être un peu inquiète et à interroger Claire du regard, à travers la paroi brun foncé de ses lunettes de soleil.

Claire la retint en lui saisissant les mains, les bras allongés par-derrière.

— On t’aime, dit-elle.

Hélène se raidit doucement et, après avoir fait pivoter ses mains, comme elle l’avait vu faire, à Adrien au cours d’une séance d’Aïkido, se dégagea en douceur de l’étreinte de Claire et commença à se diriger vers la mer.

— Attends ! lui dit celle-ci, en se relevant pour la rejoindre.

Arrivée à sa hauteur, elle lui prit doucement la main.

— Que tu es susceptible mon amour ! Je voulais seulement te taquiner. Allez, viens, on va se baigner.

Là-dessus, elle se dégagea d’Hélène et piqua un sprint vers l’eau qui s’étalait paresseusement en allant et venant, comme à regret en laissant toujours, après son passage, une mince frange d’écume qui s’évanouissait en attendant la vague suivante.

Arrivée à la hauteur de l’eau, Hélène commença à mettre un pied, l’un après l’autre, en rentrant timidement dans l’élément liquide, non sans sursauter à l’arrivée de la moindre vaguelette pourtant haute d’à peine vingt centimètres. Ce n’était pas qu’elle fût frileuse, mais sa longue exposition au soleil l’avait quelque peu surchauffée.

Vues de dos, nos deux naïades focalisaient tous les regards.

De proportions identiques, quoiqu’Hélène fût légèrement plus grande, elles incarnaient, chacune à sa manière, l’un des canons de beauté de la femme de notre temps…

Tous les hommes, même les femmes, pour des raisons généralement différentes, n’avaient d’yeux que pour elles, apparemment plus sensibles à leurs rondeurs équilibrées, qu’aux reliefs trop prononcés des corps de certains mannequins décharnés qui défilaient encore sur les podiums lors des défilés de mode, quoique certaines fussent, à leur corps défendant – c’est le cas de le dire – ravissantes, malgré ce déficit de féminité.

Tout le monde pouvait comprendre que la beauté et le charme réunis à ce point ne pouvaient pas se séparer l’une de l’autre et qu’elles étaient immanquablement destinées à se rencontrer un jour et condamnées à vivre ensemble d’une manière charnelle, comme aimantées, à la manière de deux gigantesques flammes qui se cherchent longtemps et finissent par se rencontrer par-dessus un espace clairsemé, défiant toutes les lois de la nature, en se transformant en un gigantesque brasier détruisant tout sur son passage. Elles ne faisaient pas exception.

La baignade fut agréable. Claire s’en donna à cœur joie dans son second élément naturel, car elle avait participé, quelques années plus tôt, aux championnats universitaires de natation et, à la voir évoluer de la sorte, dans l’élément liquide, elle ne semblait pas avoir perdu la main, si l’on peut dire ! Elle s’était cependant arrêtée à temps, donnant ainsi à son corps l’allure élancée et remarquablement moulée des plus belles nageuses.

Hélène, quant à elle, avait préféré la danse classique et, à n’en pas douter, elle avait dû être un délicieux petit rat ! Gageons que sa grâce naturelle n’avait pu que s’épanouir davantage, dans l’exercice de cet art qui avait contribué, sans nul doute, à l’affirmation silencieuse, au fil des ans de son allure de princesse… Grâces en soient rendues à Melpomène !