L’araignée du Beaujolais - Lucile Pardon - E-Book

L’araignée du Beaujolais E-Book

Lucile Pardon

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Beschreibung

Martine a grandi dans une famille de viticulteurs du Beaujolais, au cœur du Pays des Pierres Dorées. Sa mère, une femme déterminée, dirige la maison d’une main de fer pour assurer la prospérité de la propriété. Son père, docile et sans fibre paternelle, se plie à la volonté de son épouse. En tant que deuxième enfant, Martine se soumet aux corvées sans broncher et après de courtes études, elle part enseigner en Afrique. Cependant à son retour en France, elle refuse de se soumettre à l’autorité maternelle, ce qui déclenche un conflit ouvert avec sa mère qui vous réserve son lot de surprises…

À PROPOS DE L'AUTRICE 

Lucile Pardon, fervente admiratrice du monde viticole, connaît parfaitement les paysages, les vignobles, les coutumes et les modes de vie des vignerons. C’est pourquoi elle manie habilement sa plume pour créer une fiction captivante autour de cet univers. L’araignée du Beaujolais est son premier roman.

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Lucile Pardon

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’araignée du Beaujolais

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Lucile Pardon

ISBN : 979-10-422-4404-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ceci est une œuvre de fiction. Les personnages et les situations décrits dans ce livre sont purement imaginaires. Toute ressemblance avec des faits et des personnages existants ou ayant existé serait purement fortuite et ne pourrait être que le fruit d’une pure coïncidence.

 

 

 

 

 

1

 

 

 

Chassehoir, 1960

 

C’était le premier soir des vacances de Noël, et Martine avait huit ans. Dehors, il faisait très froid. Toute la famille Laroche était réunie dans la cuisine, seule pièce chauffée du premier étage. Le coquemar ronronnait sur le rebord de la cuisinière à bois. Deux ou trois torchons accrochés à la barre de la cuisinière séchaient mollement à côté du pique-feu. Le repas du soir était terminé et la table débarrassée. Paul, le père de famille, fatigué par sa journée dans les vignes, commençait à somnoler sur sa chaise, les coudes sur la table et le menton dans les mains. En face de lui, sa femme Emilie, armée d’un crayon, essayait désespérément d’initier son fils Jacques aux subtilités des colonnes, débit et crédit d’un livre de comptes offert par un organisme agricole. Martine et Louise, les deux gamines comme disait leur mère, plongeaient les pieds dans la bassine en étain posée à même le sol, à côté de la cuisinière. Cette bassine faisait office de baignoire pour toute la famille. Dans cette bassine, on ne jouait pas, on ne riait pas, on se lavait le plus vite possible et en silence. Ainsi l’avait décidé Emilie une bonne fois pour toutes.

La cuisine du premier étage était la pièce principale de la maison, la pièce à tout faire : cuisiner, prendre les repas, recevoir les visiteurs, faire les comptes, se laver, prendre des décisions. Chez les Laroche, c’était Emilie qui prenait toutes les décisions.

— Les gamines, ça fait déjà cinq minutes que vous pataugez dans cette bassine, ça suffit comme ça, au lit maintenant, fit Emilie, sans lever le nez de son livre de comptes.

Puis la dame aux livres de comptes enchaîna :

— Martine, demain tu iras sarmenter la vigne du Replat, ton père l’a taillée hier. Il ne sera donc pas question de traîner au lit demain matin.

Pendant quelques secondes, Martine pensa à demain. Sarmenter était une affaire qui n’était pas de tout repos. Après la taille, les rangs de vigne étaient jonchés de sarments. Il fallait les ramasser, les porter à pleines brassées en bas de la vigne puis les rassembler en un gros tas de javelles au bas des rangs. C’était une suite d’aller-retour, les bras chargés de sarments à l’aller, les bras vides au retour. Les sarments griffaient les jambes et le visage, particulièrement pour une gamine guère plus haute que les piquets de vigne. Les griffures faisaient très mal et le froid hivernal amplifiait les douleurs. Mais Martine ne s’en plaignait pas, elle savait que la plupart de ses copains et copines du village sarmentaient aussi. C’était comme ça. Dès le début des vacances de Noël, on pouvait apercevoir plein de petites têtes blondes s’activer dans les vignes de Chassehoir.

Ce soir-là, Martine et Louise ne semblaient pas pressées de quitter leur bassine d’eau tiède. Emilie s’énerva :

— Les filles, qu’est-ce que vous attendez ? J’ai dit au lit. Martine, occupe-toi de ta sœur.

Chez les Laroche, les ordres maternels ne se discutaient pas. Il fallait les exécuter immédiatement. Martine sortit les pieds de la bassine, la petite Louise fit de même. Les deux fillettes attrapèrent un torchon pendu à la barre de la cuisinière, se séchèrent rapidement les pieds et enfilèrent leurs pantoufles. Martine ouvrit la porte du four de la cuisinière, en extirpa deux briques en terre qu’elle enveloppa dans du papier journal pour ne pas se brûler les doigts, et elle tendit une brique à Louise. Leur brique sous le bras, les deux filles émirent un faible « À demain » qui resta sans écho, puis elles quittèrent la douce chaleur de la cuisine pour affronter le froid glacial du corridor. Sans plus attendre, elles s’engouffrèrent à toutes jambes dans la montée d’escalier en pierre qui menait au deuxième étage, et elles se ruèrent dans leur chambre où régnait une température proche de zéro. Sans perdre une minute, elles glissèrent leur brique entre les draps gelés, puis elles firent demi-tour et coururent à toute allure au fond du couloir du deuxième étage, dans la cuisine de leur grand-mère.

La grand-mère occupait deux pièces du second étage : une cuisine et une chambre.

— Mémé ! Mémé ! on arrive, crièrent les deux filles en ouvrant la porte de la cuisine de Juliette.

— Rentrez vite au chaud mes petites, répondit la grand-mère, avec une voix aussi douce qu’un rayon de soleil d’automne.

Dans la cuisine, le poêle à bois ronflait. Une assiette et une petite casserole séchaient sur l’égouttoir de l’évier en pierre. Comme chaque soir après sa soupe, la grand-mère, assise dans son fauteuil, attendait ses petites filles. Martine et Louise ne seraient jamais allées se coucher sans avoir dit bonsoir à leur Mémé. Juliette était une grand-mère de conte de fées. Elle était prévenante, attentionnée, jamais de reproche, la douceur dans les yeux, un sourire perpétuel au coin des lèvres, et toujours le mot pour réchauffer les cœurs. La bonté se lisait sur son visage. La religion l’aidait à supporter les misères de la vie. Elle n’aurait pour rien au monde manqué la messe dominicale de neuf heures, la messe des enfants le jeudi matin, les vêpres de Pâques, les prières quotidiennes du mois de Marie, la procession du quinze août ou la Messe de Minuit. Chaque matin, vers onze heures, elle se préparait pour faire une petite promenade. Elle mettait son chapeau à voilette, et par temps frais elle prenait son manchon. Quand elle était prête, elle descendait le grand escalier intérieur, sans un bruit, comme une ombre, sa longue robe noire glissant silencieusement sur les marches en pierre polies par des générations de semelles. Quand elle arrivait au bas de l’escalier intérieur, elle traversait le corridor et filait tout droit vers la lourde porte qui donnait accès au perron. Elle ne s’arrêtait jamais au premier étage. Elle n’aimait pas déranger. La porte du corridor s’ouvrait en soulevant un loquet qui faisait un doux cliquetis à deux temps. Juliette soulevait ce loquet avec une infinie précaution afin d’atténuer au maximum le bruit du cliquetis. Pour ne pas perturber la vie du premier étage. Puis, c’était avec la même discrétion qu’elle descendait dans la cour par le grand escalier extérieur accolé à la façade. Elle ne traversait jamais la cour en plein milieu, elle préférait se fondre dans les bâtiments en longeant l’imposant cuvage en pierres dorées. Arrivée au fond de la cour, elle passait entre les deux grands tilleuls plantés par un ancêtre, puis ouvrait la lourde porte en fer forgé percée dans le mur d’enceinte de la cour. Elle commençait alors sa promenade. Une heure plus tard, elle retournait dans sa cuisine, au deuxième étage, par le même chemin, et avec la même discrétion. En arrivant dans sa cuisine, elle commençait par ranger ses vêtements de promenade, puis elle tirait sur le poids de la grande horloge à balancier qui marquait les heures dans un coin de la cuisine. Enfin, elle se calait dans son fauteuil, à côté de sa fenêtre, et elle se plongeait dans la lecture du quotidien local « Le Progrès ». Elle le lisait jusqu’à la dernière ligne, sans oublier la rubrique nécrologique. Quand elle avait terminé sa lecture, elle feuilletait l’almanach Vermot ou le catalogue Bergères de France, ou bien elle égrenait son chapelet, ou plus simplement, elle se tournait les pouces en rêvant aux jours anciens, tout en regardant tristement le spectacle désolant qui se jouait, en bas, dans la cour, entre Paul, Emilie et Jacques. C’est ainsi que Martine imaginait les anges à l’entrée du paradis : compatissants, miséricordieux, mais impuissants devant la misère des hommes.

Ce soir-là, comme tous les soirs, Juliette accueillit ses deux petites filles avec son éternel sourire. Elle s’extirpa de son fauteuil et prit place sur l’un des trois prie-Dieu installés en permanence à côté de la grande horloge, face au crucifix accroché au mur. Un missel était déjà posé sur l’accoudoir de chaque prie-Dieu et une image de la Sainte Vierge marquait la bonne page.

— Agenouillez-vous, mes petites, dit Juliette avec une voix qui venait du fond de son cœur. Ouvrez vos missels.

La prière finissait toujours par ces mots :

— Prions Saint-Vincent, notre saint patron des vignerons, pour qu’il apporte la paix, l’amour et la justice dans notre famille.

Martine et Louise croyaient-elles à ce qu’elles récitaient pendant la prière du soir ? Aucune importance. Ce qui était sûr, c’est qu’elles aimaient ce moment de douceur et de quiétude qui leur faisait oublier leurs petits malheurs de la journée. Après la prière, les bavardages allaient bon train. Pour évacuer les gros chagrins, Juliette avait une phrase magique : « Mon petit doigt me dit que… » Aussitôt les langues se déliaient. Ce soir-là, Martine parla des égratignures qu’elle s’était faites en sarmentant la vigne, et Louise parla de son bobo au genou qui faisait très mal. Juliette étala un peu de mercurochrome rouge vif sur chaque petite blessure, puis elle se mit à raconter qu’il fallait respecter les autres, ne pas trahir sa famille, et pardonner à ceux qui blessent leurs prochains. Elle expliqua aussi à ses petites filles qu’il fallait apprendre à résister au démon qui se mettrait probablement un jour en travers de leur chemin pour les envoyer dans les oubliettes de l’enfer.

— Comment on reconnaît le démon ? demanda Louise avec sa petite voix d’enfant sage.

— À la voix, ma petite Louise. À la voix. La voix, c’est le reflet de l’âme, ça ne trompe jamais, répondit doucement la grand-mère.

Neuf heures approchaient.

— Bon mes petites, on reparlera de tout ça demain. Maintenant, c’est l’heure d’aller au lit.

— Mémé, t’oublies pas, hein ? On t’attend ! lancèrent ensemble les deux fillettes en se ruant vers leur chambre.

Juliette n’oubliait jamais d’aller poser un dernier baiser sur les joues de ses petites filles. Martine et Louise le savaient. Il leur fallut moins d’une minute pour se déshabiller, jeter leurs vêtements sur une chaise et se glisser dans leur lit, les pieds bien au chaud sur la brique. Et attendre.

Dans la minute qui suivit, la grande horloge à balancier qui trônait chez la grand-mère de l’autre côté de la cloison sonna neuf coups. Et, comme prévu, Juliette ouvrit la porte de la chambre, complètement emmitouflée dans des vêtements chauds pour résister au froid de la chambre, et elle s’installa sur une chaise entre les deux lits.

— Mémé, maintenant on veut une histoire.

— Laquelle, mes petites ?

Juliette avait toute une panoplie d’histoires à sa disposition. Les contes de Perrault, de Grimm, d’Andersen et pleins d’autres belles choses.

— Raconte-nous l’histoire de l’ancien temps dans cette maison.

Juliette fut à la fois surprise par cette demande et en même temps heureuse que ses petites-filles s’intéressent au temps passé. La grand-mère brossa un rapide tableau des temps anciens. Elle raconta que la maison avait été construite en 1860 par Jean Baptiste Laroche, et qu’au fil des décennies, tout un petit monde avait cohabité dans cette maison ; grands-parents, parents, oncles, tantes, cousins, frères, sœurs, enfants, ainsi qu’une armée de domestiques qui se partageaient le travail de la vigne et tous les travaux de la maison.

Louise commençait à somnoler, mais Martine se fit curieuse :

— Et toi, mémé, tu habites cette maison depuis quand ?

— Depuis longtemps, ma petite. Depuis mon mariage avec ton pépé, en 1918. Ton pépé, il s’appelait Johannes Laroche. Quelques années avant notre mariage, il avait hérité de cette maison ainsi que des vignes qui sont autour, et il avait aussi hérité de quelques parcelles de vignes sur les collines derrière la maison.

— Et mes tatans elles habitent ici depuis quand ?

— Tes tatans, ma petite Martine, ce sont mes filles. Elles habitent dans cette maison depuis qu’elles sont nées. Et Paul, ton Papa, c’est mon fils, donc il habite aussi dans cette maison depuis qu’il est né.

— Et mon pépé Johannes, il travaillait la vigne ?

Oui, depuis notre mariage en 1918. Malheureusement, il est mort en 1938.

— Et quand il est mort, t’es restée dans la maison ?

Oui. Gisèle, Yvette et ton Papa sont devenus propriétaires de la maison et des vignes, et moi j’ai eu le droit d’habiter la maison jusqu’à la fin de ma vie. C’est ton pépé Johannes qui en avait décidé ainsi avant sa mort. Donc je suis restée dans la maison.

— Et en 1938, quand mon pépé Johannes est mort, mon papa a continué à travailler les vignes ?

— Pas tout de suite. Après la mort de ton pépé Johannes, ton papa avait à peine 13 ans. Et la guerre est arrivée. Ton Papa a voulu quitter la maison et il s’est lancé dans une vie d’errance. Il est allé de petit boulot en petit boulot dans les villages alentour, et il a gagné suffisamment d’argent pour manger et dormir au chaud pendant toute la guerre. Après la guerre, il s’est engagé dans la marine. Il a embarqué comme simple matelot sur le porte-avions « Arromanches » en partance pour l’Indochine. En Indochine, à cette époque-là, il y avait la guerre. Trois ans plus tard, ton papa en a eu assez de cette guerre, et il est revenu à Chassehoir, vivre avec ses deux sœurs et avec moi.

— Mais alors, quand est-ce qu’il est devenu viticulteur mon papa ?

En un éclair, Juliette se remémora la fin des années 1940. Elle revoyait Paul après son retour d’Indochine. L’ex-matelot n’était guère attiré par les vignes. Il passait son temps à traîner ici et là, sans objectif, sans avenir bien tracé. Puis un jour il avait croisé Emilie Bâchon, la fille du marchand de vin de Chassehoir. Emilie n’était pas née pour le bonheur. Elle avait à peine cinq ans quand sa mère avait quitté ce monde. Cette dernière, emportée par une maladie soi-disant inconnue, avait laissé derrière elle une superbe bâtisse en pierres dorées. Cette bâtisse était composée de deux belles habitations indépendantes posées au milieu d’un grand parc de verdure dans lequel s’épanouissaient des platanes centenaires. L’ensemble trônait sur les hauteurs de Chassehoir, et tout le monde appelait cette maison : « la maison d’en haut ». François Bâchon, le père de la petite Emilie, était un homme froid, autoritaire et un peu magouilleur à ses heures. Après le décès de sa femme, il s’était rapidement remarié avec une dame peu recommandable qui traînait derrière elle trois petits bambins en barboteuse. Tout ce petit monde s’était installé dans la maison d’en haut. Avant même d’avoir atteint l’âge de raison, Emilie s’était vu confier l’entretien de la maison et la garde des trois jeunes bambins. Elle avait grandi au milieu des corvées et des ordres, sans poupée, sans sourire et sans amour. Elle s’était alors réfugiée dans ses rêves. Des rêves de revanche sur ses malheurs d’orpheline. Des rêves où se mêlaient la richesse, la gloire et la domination. Des rêves qui avaient fini par lui sculpter un caractère bien trempé. À l’approche de ses vingt ans, Emilie arborait son air résolu et déterminé dans les rues du village. Pendant ce temps, Paul promenait son air doux et candide en direction d’un avenir incertain. Tout les opposait. L’un avait les pieds solidement ancrés dans la terre, l’autre avait la tête perdue dans les étoiles. Pourtant, par un beau jour de mai 1951, après de courtes et obscures tractations entre les familles Bâchon et Laroche, Emilie et Paul s’étaient unis pour le meilleur et pour le pire. « Un marché plus qu’un mariage », avaient dit les commères.

Assise entre les deux petits lits, Juliette garda ses souvenirs pour elle. Elle savait que certaines choses n’étaient pas bonnes à dire à des enfants de cinq et huit ans. Elle se contenta de dire :

— Ton papa est devenu viticulteur en 1951, quand il s’est marié avec ta maman.

— Alors ma maman habite dans cette maison depuis 1951 ?

— Eh bien, eh bien…

Là encore, Juliette revit l’arrivée de Emilie dans la maison, une arrivée tumultueuse. Pendant les jours qui avaient précédé le mariage, un raz de marée s’était abattu sur la maison Laroche. Emilie avait déclaré haut et fort que les jeunes mariés devaient prendre possession de la maison de cette maison. Elle voulait la maison, elle voulait toute la maison. Cette maison était pour elle, rien que pour elle. Yvette et Gisèle, qui habitaient cette maison et qui en étaient propriétaires indivis, s’étaient immédiatement senties écrasées par leur future belle-sœur. Du bout des lèvres elles avaient fait valoir leur droit de propriétaire. Mais Emilie en avait fait fi. Dorénavant, ce serait sa maison, disait-elle. Quant à Paul, il s’était contenté d’afficher une mine chagrinée, ce qui n’avait guère effrayé sa future épouse. Celle-ci voulait toute la maison pour elle. Un point c’est tout, comme elle le martelait à tout moment. C’est alors que Juliette, avec son sourire et sa voix douce, avait rappelé à sa future belle-fille que Johannes, son défunt mari, lui avait laissé le droit d’habiter la maison jusqu’à la fin de sa vie, et elle respirait la volonté de son défunt mari, que son fils soit ou non marié. La voie douce, mais ferme de la grand-mère, avait déstabilisé Emilie, qui avait alors revu ses exigences à la baisse. Elle avait accepté de se contenter du premier étage pour Paul et elle-même ainsi que d’une chambre du second étage pour son usage personnel.

Le premier étage comprenait un large corridor central, qui desservait plusieurs pièces. D’un côté du corridor, une porte menait à une vaste cuisine, qui, elle-même, donnait accès à deux belles chambres en enfilade. Ces trois pièces renfermaient un mobilier d’une admirable finesse. De l’autre côté du corridor, il n’y avait qu’une seule pièce, immense. C’était une salle de réception. Cette salle était somptueuse. Avec ses boiseries peintes à la main, son plafond à la française d’où pendaient deux grands lustres, sa cheminée monumentale, son parquet en chêne, son bureau de ministre, ses fauteuils à dossier sculpté, et sa longue table ovale vingt-quatre couverts en noyer massif, cette salle d’un autre temps reflétait la grandeur du passé. Au fond du corridor, un large escalier de pierre flanqué d’une rampe en bois sculpté menait au deuxième étage. Sous l’escalier, une alignée de cagibis servait d’espaces de rangement.

Au second étage, il y avait quatre pièces. Emilie en exigeait une pour son usage personnel. « Trois pièces, ça devrait suffire à la grand-mère et à Yvette et Gisèle », avait-elle dit. Au second étage, il n’y avait pas de cuisine. Emilie avait autorisé les deux sœurs de Paul et la grand-mère à installer un évier en pierre et un poêle dans l’une des trois pièces qui leur avaient été attribuées. Paul n’avait rien dit. Soucieuses d’éviter d’interminables et pénibles discussions, la grand-mère et les deux sœurs de Paul s’étaient inclinées devant la nouvelle mariée.

Assise entre les deux petits lits, Juliette mit de côté les misères familiales et s’en tint à la question de sa petite fille :

— Oui, c’est ça, ta maman habite cette maison depuis 1951.

— Et pourquoi Jacques a une chambre en bas à côté de celle des parents alors que notre chambre, à Louise et à moi, est au deuxième étage ?

Juliette revit la naissance de ses petits-enfants. Jacques était arrivé le premier. On lui avait attribué la chambre libre du premier étage. L’année suivante, à la naissance de Martine, il n’y avait plus de chambre libre au premier étage. L’une était occupée par Paul et Emilie, l’autre par Jacques. On avait alors coincé un petit lit en fer dans un angle de la cuisine, entre la fenêtre et la machine à coudre. Ce petit lit gênait un peu, mais on s’en accommodait tant bien que mal. À la naissance de Louise, trois ans plus tard, on avait dû ajouter un deuxième petit lit dans la cuisine, à côté de celui de Martine. Il y avait alors deux petits lits coincés dans un coin de la cuisine. C’était trop pour Emilie. Ces deux petits lits prenaient beaucoup de place. Trop de place. Emilie avait fait savoir haut et fort qu’elle ne pouvait plus s’en accommoder. Les petits lits ne pouvaient pas rester là, ils étaient de trop. Au premier étage, il ne restait plus que la salle de réception. Cette salle était si grande qu’elle aurait pu accueillir tout un dortoir de pensionnat. Mais ses airs de grandeur, de richesse et de gloire la rendaient incompatible avec la simple évocation de deux petits lits en ferraille. Ainsi en avait décidé Emilie. En même temps, Emilie avait continué de clamer avec force que les deux petits lits, coincés dans leur coin de cuisine, étaient de trop. Juliette et les deux sœurs de Paul, retranchées au deuxième étage dans leur trois pièces, avaient alors pris pitié des deux petits lits. Elles avaient abandonné une pièce du deuxième étage, et les deux petits lits s’y étaient engouffrés. Suite à cet accommodement, Juliette, Gisèle et Yvette avaient dû se contenter de deux pièces au deuxième étage. L’une avait été transformée en cuisine et la seconde en une chambre à coucher pour trois adultes.

Pendant que Juliette, assise entre les deux lits, était plongée dans ses souvenirs, la voix tranchante de Emilie résonna dans tout l’escalier intérieur :

— On dort, là-haut, sinon je monte.

Dans la chambre des filles, ce fut le silence. Martine imagina sa mère, en bas de l’escalier, le pied droit sur la première marche, la tête levée en direction du deuxième étage, et la main gauche posée sur le pommeau de la rampe en bois sculpté. Le temps n’était plus aux histoires d’autrefois. Juliette posa un dernier baiser sur chaque joue et remonta les édredons jusqu’aux oreilles. Avant de quitter ses petites filles, elle fit le tour des deux lits pour s’assurer que l’air froid de la chambre ne s’infiltrait pas entre les draps. Il faut dire qu’en hiver la chambre n’était pas chauffée et, malgré la couverture installée entre les volets et la fenêtre pour protéger du froid, les cristaux de givre faisaient des dessins géométriques sur les vitres.

— Mémé, murmura Martine en pointant le nez de dessous les couvertures. Pourquoi elles sont pas là les tatans ?

— Elles travaillent. Elles viendront demain. Dors vite maintenant, chuchota Juliette en se dirigeant vers la porte.

— Ah ! Chouette ! Vivement demain ! lança joyeusement Martine, en s’enfonçant davantage sous son édredon.

Les tatans, comme disait Martine, c’étaient Gisèle et Yvette, les deux sœurs de Paul. Elles étaient toutes deux religieuses, et s’occupaient de personnes convalescentes dans une maison de repos à Lyon. Martine adorait ses deux tantes. Elle les imaginait tels des anges gardiens glissant silencieusement le long des grands couloirs, leur voile blanc volant derrière elles. Elle les imaginait passant d’une chambre à l’autre en distribuant de larges sourires et des petits mots réconfortants. Chaque samedi, Gisèle et Yvette arrivaient à Chassehoir en autocar. Après un rapide bonjour au premier étage, elles montaient s’installer dans le refuge de la grand-mère, au deuxième étage, jusqu’au lundi. Dès qu’elle le pouvait, Martine s’échappait pour rejoindre ses tantes. Elle savait qu’elles apportaient avec elles des histoires de la ville, des histoires extraordinaires. Sans compter qu’elles avaient toujours une petite babiole au fond de leur sac. Ce pouvait être un bonbon, un crayon ou peut-être un carnet ou, mieux encore, des yaourts ou des bananes, ces choses introuvables à Chassehoir. Un jour, Gisèle avait même apporté une superbe poupée de couleur noire. Martine avait immédiatement aimé cette poupée. C’était sa seule poupée. À l’aide de quelques chiffons chapardés à sa mère, elle avait confectionné des robes et des bonnets pour sa poupée, et elle avait même fabriqué un berceau au fond de son tiroir à vêtements. Un autre jour, Yvette avait apporté un petit livre cartonné intitulé « Diallo et le manguier ». Martine avait adoré ce livre. Sur la première page, on voyait la case des parents de Diallo. C’était une case ronde, en banco avec un toit de chaume. La cour était entourée d’une palissade en séko. Dans un coin de la cour, la mère de Diallo, un bébé dans le dos, pilait du mil avec un gros pilon en bois. Au milieu de la cour, sous un large manguier, une dizaine de bonshommes, assis sur une natte, racontaient les histoires de leurs aïeux. Tout autour du manguier, une nuée d’enfants aux yeux ronds écoutaient religieusement les histoires de leurs aînés. Ce livre faisait rêver Martine. Elle imaginait toute sa famille réunie sous l’un des deux tilleuls de la cour, et chacun racontait une histoire, à tour de rôle, d’abord une histoire des Laroche, ensuite une histoire des Bâchon, ou bien l’inverse. Elle-même se voyait assise à quelques mètres en retrait, écoutant attentivement. Mais ce n’était qu’un rêve, car, dans sa famille, à part Mémé Juliette, personne ne racontait quoi que ce soit, à tel point que la fillette ne savait rien, mais vraiment rien du tout, au sujet de ses ancêtres Bâchon. Mais qu’importe. Ce livre, elle l’aimait. Elle l’avait lu une bonne dizaine de fois. Après chaque lecture, elle le rangeait avec précaution au fond de son tiroir à vêtements, à côté du berceau de sa poupée à la peau noire. Le livre et la poupée étaient ses deux vrais trésors. Elle les aimait vraiment. Chaque fois qu’elle ouvrait le tiroir, elle sentait confusément que ces deux trésors étaient un clin d’œil du destin.

Qu’est-ce qu’elles vont m’apporter demain, les tatans ? songea la fillette avant de s’endormir. Qu’importe. La tête remplie de rêves, elle sombra rapidement dans le sommeil. Louise dormait déjà depuis un bon petit moment.

 

— C’est l’heure, là-haut. Tout le monde debout.

La voix perçante de Emilie transperça les couvertures de Martine. Ce n’était pas le moment de traîner. La fillette savait que sa mère était dans sa position de combat habituelle : pied droit sur la première marche d’escalier, main gauche ancrée sur le pommeau de la rampe, tête dressée en direction du deuxième étage.

— Oui, on se lève, répondit une petite voix endormie.

Une faible lueur filtrait à travers les fentes des persiennes. Le jour se levait. Martine sortit un bras de son lit et secoua l’édredon de Louise.

— Vite, réveille-toi. Il fait jour et maman a appelé.

Un grognement sourd lui répondit. C’était les vacances de Noël. Bien au chaud dans son lit, Louise n’avait guère envie d’affronter le froid paralysant de la chambre.

— Allez, je compte jusqu’à trois, et à trois on se lève, fit Martine. Un, deux, trois, debout.

Comme dans un jeu, les fillettes sautèrent de leur lit, s’habillèrent à toute allure et dégringolèrent le grand escalier intérieur. Dans la cuisine du premier étage, il faisait bon. La cuisinière à bois ronflait. Il y avait une immense cheminée, mais Martine ne l’avait jamais vue fonctionner. Le linteau était un superbe bloc de pierre dorée. Des initiales, JBL, et une date, 1860, étaient gravées dans la pierre, ce qui donnait une impression d’éternité et de respectabilité à la maison tout entière. Sur ce linteau, Paul avait posé son précieux mustimètre. Cet objet, tel un roi sur son trône, surveillait fièrement la vie des Laroche à longueur d’année. Il ne descendait de son piédestal que pendant la période sacrée des vendanges. À la place de l’âtre, il y avait la grosse cuisinière en fonte, et, calé derrière la cuisinière, il y avait un bûcher. Ce bûcher était une grande caisse en bois qui renfermait pêle-mêle des bûches, du charbon, de vieux journaux et tout ce qui pouvait être brûlé dans le foyer de la cuisinière. C’était aussi le siège préféré de Martine. Assise sur le couvercle du bûcher, elle se sentait protégée à la fois par la grosse pierre de cheminée au-dessus de sa tête et par la cuisinière devant elle. C’était son refuge, dans lequel elle avait l’impression de se faire oublier. Mais ce n’était qu’une impression. Sa mère ne l’oubliait jamais. Emilie avait toujours quelque chose à ordonner. Ce matin d’hiver, après avoir avalé son bol de lait, Martine, peu pressée d’aller sarmenter, s’était tranquillement installée sur son bûcher avec son livre de géographie. Elle aimait bien ce livre. C’était un peu sa lucarne sur le monde, au-delà des frontières de Chassehoir, au-delà de toutes les frontières.

— Martine, avant d’aller à la vigne, va chercher du bois pour la cuisinière, lui commanda sa mère.

La voix sèche de Emilie ne permettait aucune fantaisie. La fillette posa son livre sur le couvercle du bûcher et s’extirpa de son refuge à regret. Elle attrapa le panier à bois coincé derrière la cuisinière, décrocha la clé du cuvage qui pendait à un clou à côté de l’horloge, puis elle quitta la douce chaleur de la cuisine, traversa le corridor glacial et sortit sur le perron. Le soleil d’hiver éclairait la cour d’une lumière blanche. Bravant le froid, elle dévala le large escalier extérieur et courut jusqu’au cuvage. Ce vaste édifice en pierres dorées était plongé dans un silence hivernal. Les bûches étaient entassées tout au fond, dans un coin sombre. Pour les atteindre, il fallait longer toute une alignée de cuves en chêne. Il fallait ensuite contourner le pressoir endormi. L’ensemble paraissait gigantesque. Martine se sentit bien petite et bien seule dans cette immense bâtisse silencieuse. Pour se donner du courage, elle se mit à rêver à la vie mouvementée qui faisait vibrer le cuvage pendant les vendanges. Le vacarme joyeux des vendangeurs de retour le soir, l’arrivée du char qui ployait sous le poids des bennes remplies à ras bord, les « han » des deux hommes qui soulevaient les bennes pour les vider dans la cuve, le souffle bruyant de ceux qui, perchés tout là-haut sur une cuve pleine à ras bord, foulaient la vendange avec les pieds et les « han ! » de ceux qui maniaient la fourche pour transvaser la vendange fermentée de la cuve au pressoir. Tout cela défilait dans son esprit jusqu’à lui faire oublier qu’elle était seule. Elle était tellement immergée dans la période des vendanges qu’elle croyait entendre le doux ronronnement de la vendange en fermentation dans les cuves, ou encore le cliquetis de la barre du pressoir en action au moment de la pressée. Elle crut même sentir l’odeur du moût et entendre le gargouillement du « paradis », ce premier jus de raisin à la fois doux et légèrement alcoolisé qui