L'empire de la monnaie dans les Mascareignes au XVIIIe siècle - Juliette Françoise - E-Book

L'empire de la monnaie dans les Mascareignes au XVIIIe siècle E-Book

Juliette Françoise

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Beschreibung

Un livre consacré à l'histoire monétaire des Mascareignes au cours du XVIIIe siècle.

La monnaie est une institution qui permet la médiation des relations sociales de dette et de créance.
Ses fonctions de compte, de paiement, d’échange et de réserve de valeur sont essentielles au fonctionnement de l’économie marchande. Il existe une pluralité de monnaies qui relèvent de pratiques monétaires multiples et différenciées, historiquement et spatialement situées dans des régimes de souveraineté politique et monétaire.

Cet ouvrage propose une approche historique de la monnaie et des dynamiques monétaires liées aux activités commerciales et coloniales françaises dans l’Océan Indien au XVIIIe siècle. Il s’agit d’analyser le fait monétaire dans sa globalité, c’est-à-dire, non seulement en tant qu’institution de base de l’économie marchande, mais aussi comme enjeu politique. La monnaie est, en effet, un élément clef dans les modalités d’exercice et d’imposition de la domination coloniale puisqu’elle symbolise la souveraineté politique et qu’elle permet la captation et l’orientation des richesses. Il est indispensable de prendre en compte ces deux dimensions de la monnaie afin de proposer une interprétation la plus complète possible des dynamiques monétaires activées par la présence française dans un espace extra-européen à l’époque moderne.

Cet ouvrage est l'aboutissement d'un projet de recherche mené dans le cadre d'un mémoire de master 2 d'Histoire économique moderne.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Diplômée de l’École des Études Orientales et Africaines de Londres et de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Juliette Françoise poursuit ses études à l’École Normale Supérieure. Ses recherches portent sur la monnaie et la finance à l’époque moderne. Elle s'intéresse, en particulier, à la production et à la circulation des instruments monétaires, ainsi qu’aux institutions monétaires et financières liées à l’Empire colonial français en Asie. Cet ouvrage est issu de son mémoire de master 2 d’Histoire économique moderne, rédigé sous la direction d’Anne Conchon.

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Table des matières
Remerciements
Avant-propos
Introduction
Le premier décloisonnement du monde : opportunités commerciales et ambitions impériales
Les mondes de l’Océan Indien
Le temps des compagnies marchandes
L’institution monétaire en situation coloniale : le cas des Mascareignes
Les dynamiques monétaires et la présence française dans l’Océan Indien au XVIIIe siècle
Penser le fait monétaire dans une perspective historique
La réalité monétaire de l’Ancien Régime
La monétarisation des implantations françaises dans l’Océan Indien au XVIIIe siècle
Quelles sont les différentes sources mobilisables ?
Partie ILa pluralité des instrumentsmonétaires à disposition des agents français dans l’Océan Indien au XVIIIe siècle
Chapitre 1Le système monétaire :formes, fonctions et usagesde la monnaie
1.1. Un essai de typologie des monnaies
Les espèces métalliques
Les différents « papiers monnaie »
Les instruments de paiement privés
Les rescriptions tirées sur les trésoriers de la Marine et des colonies à Paris
1.2. Le cloisonnement des usages monétaires : les monnaies « à usage spécifique »
1.3. La monnaie n’est pas fongible : les modalités de convertibilité
Chapitre 2Les lettres de change tirées sur les trésoriers de la Marine et des colonies à Paris :un moyen de paiement à distance
2.1. Contrôler à distance l’utilisationdes lettres de change
2.2. La massification des lettres de change des îles de France et de Bourbon
2.3. Les répercussions sur la gestion comptable de la Marine et des colonies
Partie IILe domaine monétaire français à partir de l’Océan Indien : le jeu des échelles
Chapitre 3Une économie monétaire globale : commerce international et monnaie marchandise
3.1. L’échelle du monde
3.2. Une « world money » à l’époque moderne : les piastres d’Espagne
Chapitre 4Les circulations monétaires à l’échelle de l’Océan Indien
4.1. Les Mascareignes dans le domaine français de l’Inde
4.2. Les Mascareignes dans l’Océan Indien occidental
4.3. La porosité des « frontières impériales » : les Français au Cap de Bonne-Espérance
Chapitre 5Les désordres monétaires à l’échelle des îles :la dépendance économique et monétaire envers le grand large et la métropole
5.1. L’économie des îles, les déséquilibres d’une économie ouverte
5.2. L’inadéquation de l’offre de monnaie
5.3. La nature de la monnaie : la monnaie comme dette
Partie IIILa politique monétaire coloniale : souveraineté, confiance etprovision de liquidités
Chapitre 6Qu’est-ce que la politiquemonétaire coloniale ?
6.1. L’élaboration d’une législation monétaire coloniale pour répondre aux besoins de liquidités
6.2. Le contrôle de la masse monétaire
6.3. Formuler les orientations de la politique monétaire : un dialogue informatif et décisionnel
Chapitre 7Les désordres monétaires : l’hyperinflation, un défi pour la politique monétaire
7.1. Les symptômes de la crise monétaire
7.2. La réponse de la politique monétaire
7.3. Un exemple d’hyperinflation à l’époque moderne ?
Chapitre 8Construire la confiance dans la monnaie
8.1. Le discrédit du papier monnaie : confiance méthodique et confiance éthique
8.2. Confiance hiérarchique et confiance publique
8.3. Comment construire la confiance dans la monnaie ?
Conclusion
Annexe ILes monnaies métalliques encirculation aux îles de France et de Bourbon au XVIIIe siècle
Classification des monnaies métalliques
Les monnaies étrangères
Les monnaies françaises
La monnaie de cuivre frappée à Pondichéry pour l’Île Bourbon puis l’Île de France
La Monnaie de billon fabriquée pour les îles de France et de Bourbon
Annexe IIModélisation de l’équilibre macroéconomique de l’économie ouverte des îles
Sources et Bibliographie
Sources imprimées
Bibliographie

Juliette FRANÇOISE

L’empire de la monnaie dans les Mascareignes au XVIIIe siècle

Editions Ithaka

www.ithaka.fr

Remerciements

Ce livre est issu d’un mémoire de master 2 d’Histoire économique moderne rédigé sous la direction d’Anne Conchon à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Le projet de recherche, dont il est l’aboutissement, a bénéficié du soutien de l’IDHES et du département d’histoire de l’École Normale Supérieure, notamment sous la forme du financement d’un séjour de recherche à La Réunion, qui a permis de collecter une part conséquente du corpus de sources. À cet égard, je remercie Hélène Blais, Anne Conchon, Rahul Markovits et Martine Sennegon-Meslem.

Je tiens à remercier le personnel des Archives Nationales d’Outre-Mer et celui des Archives Départementales de la Réunion pour leur accueil, leur diligence et leur disponibilité lors de mes visites.

Je remercie le département des monnaies, médailles et antiques de la BnF et cgb.fr pour la mise à disposition des images de pièces de monnaie présentes dans ce livre.

Le présent ouvrage a été distingué par le prix d’histoire économique « Ithaque-Marquet » 2019. Je souhaite remercier le jury présidé par Olivier Feiertag, ainsi que le fonds de dotation éponyme, pour avoir honoré ce travail et rendu possible sa publication.

J’adresse mes remerciements à Jacques Bottin pour les passionnantes discussions que nous avons eues sur les marchands européens et leurs pratiques monétaires et financières à l’époque moderne, ainsi que pour ses précieuses indications sur les lettres et billets de change.

Je souhaite aussi remercier Rahul Markovits pour son suivi tout au long de ma scolarité à l’ENS, son intérêt pour ce projet de recherche et ses conseils bibliographiques.

Ma reconnaissance va, en particulier, à Jérôme Jambu pour son écoute et ses conseils, en particulier en numismatique coloniale, qui ont influencé ce travail. Par l’intérêt que nous partageons pour la monnaie et les dynamiques monétaires en situation coloniale, il a été un interlocuteur privilégié pour aborder les questionnements soulevés dans cet ouvrage.

Mes sincères remerciements vont droit à Anne Conchon, qui m’a donné la liberté et l’autonomie de développer un projet de recherche personnel et original, à la croisée de différentes disciplines en sciences sociales, tout en faisant preuve d’une exigence bienveillante, aussi bien théorique que méthodologique.

Enfin, merci à ma famille et mes amis, ils savent ce que je leur dois.

Avant-propos

La publication de la recherche menée par Juliette Françoise, la lauréate du Prix « Ithaque-Marquet » 2019, est une très bonne nouvelle. Elle témoigne de la vitalité et de l’excellence de l’histoire économique francophone aujourd’hui. Consacrée à l’histoire monétaire des Mascareignes, c’est-à-dire l’île de la Réunion et l’île Maurice, au cours du XVIIIe siècle, l’étude illustre aussi la part importante dans le domaine de l’histoire économique prise par l’époque « moderne » qui court, on le sait, des grandes découvertes à la Révolution française. Centré sur les implantations de la France dans l’espace de l’Océan indien, le travail démontre aussi, s’il en était encore besoin, la grande valeur heuristique de l’histoire dite impériale qui a trop longtemps été occultée en France par l’histoire coloniale.

Dans cette perspective, le master de Juliette Françoise, rédigé sous la direction d’Anne Conchon, professeure à l’université Paris 1-Panthéon Sorbonne, est aussi une belle leçon de méthode. La recherche marche bien ici sur ses deux pieds : une parfaite maîtrise, d’une part, de l’état de l’art à travers une bibliographie vraiment pluridisciplinaire bien appuyée sur le socle théorique des principaux auteurs de l’École de la Régulation. Et d’autre part un goût véritable de l’archive primaire y compris pour les archives conservées outre-mer aux archives départementales de la Réunion. À ces qualités d’érudition s’ajoute ici un vrai talent d’écriture : l’histoire, y compris monétaire, peut se lire aussi comme une histoire. Le récit des monnaies aux Mascareignes est un voyage dans l’espace et dans le temps.

Ainsi conçue, la recherche de Juliette Françoise montre bien que l’époque pas si lointaine où l’on dénonçait la « muraille de Chine » séparant l’histoire de l’économie est révolue. À l’échelle de l’histoire mondiale où se situe résolument le livre qu’on va lire il apparaît nettement qu’à la muraille de Chine se substitue aujourd’hui, de plus en plus, dans le paysage académique, la réalité d’un « Empire du Milieu », une discipline émergente, qui n’a pas encore de nom, à la croisée de plusieurs approches, mais relevant toutes du champ des sciences humaines. Il ne fait pas de doute que le prix « Ithaque-Marquet », au début de la deuxième décennie du XXIe siècle, a souhaité aussi distinguer un travail novateur et qui à bien des égards peut être regardé comme une promesse de l’aube.

–Olivier Feiertag Président du jury du prix « Ithaque-Marquet » 2019

Introduction

« La confrontation entre systèmes monétaires différents par la colonisation, mais aussi par « expérience de pensée », joue le rôle d’une sorte de laboratoire permettant dans un temps et un espace limités de mettre en évidence structures et évolutions monétaires […] »1

À l’instar des crises, la situation coloniale présente l’intérêt de révéler la diversité des monnaies et des usages monétaires2. Elle permet de saisir et d’expliquer la nature et les mouvements de la monnaie3. Il s’agit, en effet, d’une situation de rencontre et de confrontation, productrice de perturbations politiques, économiques, sociales et symboliques, qui déstabilise les acteurs dans leurs manières routinières de procéder. Par son caractère inconnu, elle est porteuse d’incertitudes. Elle instaure des modalités nouvelles, à la fois des contraintes et des opportunités, qui mettent en jeu la monnaie. La monnaie est une institution totalisante de la société, un lien social qui se matérialise dans une variété d’instruments monétaires4. Elle est le médium qui donne une forme commensurable et quantifiable aux rapports et relations sociales de paiement et d’échange. Ainsi, le fait monétaire est universel et transhistorique, on le retrouve dans toutes les sociétés humaines et à toutes les époques5. Pour autant, il y a une pluralité de monnaies qui relèvent de pratiques monétaires multiples et différenciées, historiquement et spatialement situées dans des régimes de souveraineté politique et monétaire6.

L’objectif de cette étude est de proposer une approche historique de la monnaie et des dynamiques monétaires liées aux activités commerciales et coloniales françaises dans l’Océan Indien au XVIIIe siècle. Il s’agit d’analyser le fait monétaire dans sa globalité, c’est-à-dire, non seulement en tant qu’institution de base de l’économie marchande, mais aussi comme enjeu politique7. Cette deuxième facette de la monnaie renvoie à la souveraineté monétaire, autrement dit le pouvoir d’instituer, d’administrer et de garantir la monnaie8. La monnaie est donc un élément clef dans les modalités d’exercice et d’imposition de la domination coloniale puisqu’elle symbolise la souveraineté politique et qu’elle permet la captation et l’orientation des richesses. Il est indispensable de prendre en compte ces deux dimensions de la monnaie afin de proposer une interprétation la plus complète possible des dynamiques monétaires activées par la présence française dans un espace extra-européen à l’époque moderne.

Le premier décloisonnement du monde : opportunités commerciales et ambitions impériales

L’expansion française dans l’Océan Indien s’inscrit dans le contexte de l’ouverture de l’Europe sur le monde engagée à partir du XVe siècle. L’implantation des Européens dans des espaces extra-européens à l’époque moderne est motivée, entre autres, par des ambitions commerciales. Il s’agit d’approvisionner les marchés européens en produits exotiques divers (café, épices, thé, textiles…). L’ouverture et la stabilisation de nouvelles voies de communication maritime donnent une dimension globale au « commerce lointain ». L’expansion des forces de marché conduit à l’interconnexion progressive de différents espaces économiques, affectant, à l’échelle du monde, les structures de production et de distribution, la gestion des ressources et l’accumulation du capital9. En effet, si l’on en croit Fernand Braudel, les origines du capitalisme commercial, c’est-à-dire d’une forme première d’accumulation du capital dans les économies préindustrielles, se trouvent dans le commerce lointain, vecteur de surprofit10. Les métaux précieux, l’or et l’argent, sont d’ailleurs les premiers produits à « faire mondialisation », autrement dit à connecter des zones de production et de demande à l’échelle du monde11.

Cette histoire économique ne doit pas négliger les bouleversements géopolitiques qu’entraînent l’arrivée puis l’installation de populations européennes dans des espaces extra-européens. Les premiers empires coloniaux résultent de la conquête et de l’exploitation de ces territoires outre-mer. Intérêts économiques et motivations coloniales s’entrecroisent et sont même indissociables. Ainsi, l’économie politique légitime le commerce comme une source de la richesse, celle-ci étant pensée comme une dimension de la puissance politique du souverain puis de l’État12.

La pénétration d’Européens en Asie est amorcée par les Portugais au XVe siècle avec l’ouverture d’une voie maritime directe longeant la côte ouest de l’Afrique, puis au-delà du Cap de Bonne-Espérance via la route des Indes. Les Hollandais, les Britanniques puis les Français font le même trajet, alors que les Espagnols atteignent l’Asie Pacifique via la route maritime Acapulco-Manille. Si la stabilisation de réseaux maritimes entre l’Europe et l’Asie créé une situation nouvelle de contact, voire même de confrontation économique, commerciale, sociale, culturelle et politique, il ne faut pas oublier que l’Europe était déjà connectée à l’Asie via la Baltique et la Russie, et le Moyen-Orient.

Par ailleurs, si l’Océan Indien, l’Indopacifique et l’Extrême-Orient deviennent le terrain d’une intense compétition commerciale et guerrière entre les puissances européennes au XVIIe et XVIIIe siècle, la présence européenne y reste numériquement et géographiquement limitée13. En effet, les Européens sont installés dans des comptoirs de commerce le long de la route des Indes qui servent d’entrepôt et de pôle de distribution des marchandises. Ils y sont dans une situation de précarité et de dépendance à l’égard des pouvoirs politiques locaux qui leur concèdent les droits d’occupation de ces petites enclaves territoriales, et des réseaux commerciaux intra-asiatiques qui leur permettent d’acquérir des produits exotiques.

Les mondes de l’Océan Indien

L’Océan Indien est un espace maritime quadrillé par d’intenses circulations commerciales et les réseaux marchands intra-régionaux sont attestés sur la très longue durée. Une riche historiographie a cherché à identifier l’Océan Indien comme une catégorie spatiale pertinente, dont l’unité repose à la fois sur des critères géo-climatiques, culturels ou religieux et sur l’émergence, dans la longue durée, d’une économie régionale autonome, construite par les circulations et les interdépendances économiques locales14. L’idée que l’Océan Indien puisse être une économie-monde voire même un système-monde indépendant et distinct de l’économie-monde européenne avant le XVIIIe siècle est un débat historiographique complexe. L’objectif est de « provincialiser l’Europe » en mettant en avant la diversité des circulations et des dynamiques internes à l’Océan Indien afin d’écrire l’histoire de l’Océan plutôt qu’une histoire dans l’Océan Indien15.

Décentrer le regard permet de prendre la mesure de la multiplicité des circulations monétaires dans l’Océan Indien, qui correspondent à différentes formes monétaires rattachées à une variété de régimes de souveraineté, impliquant une diversité d’acteurs asiatiques et européens. Cette étude se construit sur le rejet l’eurocentrisme. D’abord, il est admis que les mouvements monétaires activés par les opérations françaises dans l’Océan Indien ne sont qu’une petite partie des circulations matérielles et immatérielles dans cet espace. Ensuite, l’objectif est de resituer et re-contextualiser les dynamiques monétaires à distance d’acteurs français impliqués dans un espace régional extra-européen complexe. Autrement dit, il s’agit, non seulement de mettre en lumière les enjeux économiques et politiques de la monnaie en situation coloniale, mais aussi de s’intéresser aux phénomènes de coexistence, de concurrence et de complémentarité des dynamiques monétaires françaises avec celles d’autres acteurs en présence.

Le temps des compagnies marchandes

Comme cela a déjà été mentionné, la présence des Européens dans le monde conjugue des opportunités commerciales et des ambitions impériales. Dans le contexte asiatique, ce mélange des genres s’illustre par l’innovation institutionnelle et financière que constituent les compagnies marchandes. En effet, à partir du XVIIe siècle, les opérations des principales puissances européennes présentes dans l’espace asiatique sont menées quasi exclusivement par des compagnies marchandes, des associations de négociants ayant reçu des États le monopole des relations commerciales entre la métropole et la région située au-delà du Cap de Bonne-Espérance16. La forme capitaliste de ces compagnies de commerce et l’innovation financière qu’elles représentent pour le commerce international à l’époque moderne, en tant que société par actions, permettent de mobiliser les fonds suffisants pour lancer des expéditions commerciales en Asie, qui non seulement supposent une longue immobilisation des capitaux, mais représentent aussi une prise de risque importante17. Par ailleurs, les compagnies reçoivent la délégation de privilèges régaliens octroyés par la puissance publique tels l’exercice de la justice, la levée des impôts et le droit de faire la guerre.

La Compagnie française des Indes orientales est fondée par Colbert en 1664 sur le modèle des compagnies britanniques (EIC) et hollandaises (VOC) fondées respectivement en 1600 et 160218. Ainsi, la Compagnie française des Indes est à la fois un acteur militaire et commercial dans l’Océan Indien, et une administration publique ayant des prérogatives tout à fait particulières et une force d’action inédite19. C’est une institution hybride, une « Company-State » pour reprendre la formule de Philip Stern à propos de l’EIC20. Les territoires français dans l’Océan Indien, c’est-à-dire les comptoirs établis sur les côtes de Malabar et de Coromandel en Inde et les Mascareignes situées à l’ouest de Madagascar, sont sous le contrôle de la Compagnie qui a le monopole du commerce entre ces territoires et le reste du monde. Refondée par John Law en 1719, la Compagnie, fortement endettée après la guerre de Sept Ans (1756-1763), est supprimée en 1769. Les colonies passent sous administration directe de l’État royal alors que le monopole de la Compagnie est suspendu et le commerce avec l’Asie rendu libre. Une troisième Compagnie des Indes orientales et de la Chine est créée 1785 qui récupère le monopole du commerce avec l’Asie jusqu’à sa suppression en 1793 ; à l’exception des Mascareignes dont les armateurs et négociants réussissent à maintenir le libre commerce et à obtenir l’ouverture aux navires étrangers en 178721.

Pendant la période de libre commerce, une multitude d’individus prennent part à des entreprises commerciales privées dans l’Océan Indien et participent au commerce d’Inde en Inde, c’est-à-dire au commerce intra-asiatique22. Il s’agit non seulement de négociants européens, mais aussi du personnel administratif installé sur place. Ces individus réalisent des échanges et ont des pratiques monétaires qui mobilisent une diversité d’instruments aux usages différenciés. Ainsi, la primauté des échanges marchands, dans les contacts établis en Asie par les Européens, fait du commerce le facteur majeur d’orientation des usages monétaires.

L’institution monétaire en situation coloniale : le cas des Mascareignes

Il ne faut pas, pour autant, réduire le fait monétaire à la réalisation d’échanges marchands. De fait, l’installation de populations françaises dans des implantations disséminées sur la route des Indes entraîne de nouvelles modalités socio-économiques et politiques qui mettent en jeu la monnaie telles que l’imposition d’une structure politique et juridique locale, ainsi que le contrôle et la mise en valeur du territoire, ou encore le développement de relations sociales et économiques que les individus présents sur place entretiennent entre eux, ou avec et la Compagnie et l’État royal.

Le cas des Mascareignes est tout à fait intéressant pour trois raisons. Premièrement les conditions géo-écologiques de ces territoires, en particulier leur insularité, sont créatrices, à la fois de contraintes et d’opportunités qui se répercutent sur les dynamiques monétaires23. Deuxièmement, le rôle attribué, par certains administrateurs, aux Mascareignes dans la stratégie commerciale et géopolitique de l’État moderne français en Asie, a intensifié l’investissement imaginaire et matériel de la puissance impériale sur ces territoires24, et cela a aussi impliqué le fait monétaire. Enfin, les archives conservées permettent d’étudier ces dynamiques monétaires passées.

Carte 1 : Carte réduite des isles de France et de la Réunion, dressée sur les observations de M. l’abbé de la Caille, déposée au Cabinet du Génie. An V de la République (1797)

Source : BnF Gallica ; La Caille, Nicolas-Louis de (1713-1762)

Les Français identifient l’Île Bourbon, aujourd’hui l’Île de la Réunion, dans les années 164025. L’occupation est irrégulière, l’île sert avant tout de base arrière pour des tentatives d’incursion à Madagascar. Lorsque la Compagnie française des Indes est créée en 1664, Colbert lui concède l’Île Bourbon. L’Île de France, aujourd’hui Île Maurice, est annexée en 1715, à la suite au départ des Hollandais en 1710, puis occupée à partir de 1721. La compagnie administre ces deux îles en tant qu’autorité souveraine : elle concède les terres aux habitants au nom de l’autorité royale, collecte les taxes et exerce la justice. Elle a le monopole d’importations de marchandises dans les îles et le monopole d’achat des produits des habitants dont elle fixe les tarifs. En 1723 est établi, dans chaque île, un Conseil Supérieur, à la fois cour de justice, corps administratif et assemblée de marchands26 ; autrement dit l’organe d’exercice du pouvoir politico-judiciaire dans l’île qui demeurera en place, sous différentes modalités, jusqu’à la Révolution française. Ainsi, c’est l’institution qui promulgue et met en application la législation commerciale et monétaire décrétée en métropole par la direction de la compagnie puis le Conseil d’État. En effet, la Compagnie française des Indes étant fortement endettée à la suite de la guerre de Sept Ans (1756-1763), les Mascareignes sont rachetées par le roi en 1764 et rétrocédées en 1767 après une période de transition. La Compagnie des Indes est supprimée en 1769. Les îles deviennent alors des colonies administrées directement par le roi.

La politique monétaire, c’est-à-dire, l’exercice de la souveraineté monétaire, amorcée de facto à l’époque de la Compagnie, devient un élément essentiel de l’administration économique et sociale des Mascareignes à mesure que ces colonies se développent. De fait, l’État moderne français doit approvisionner, à distance, les îles en liquidités, aussi bien pour les besoins du service du roi que pour ceux quotidiens de ses sujets. Par ailleurs, la mise à disposition de liquidités dans lesquelles les acteurs ont confiance est primordiale pour le bon déroulement des opérations commerciales et la réalisation d’investissements nécessaires à la mise en valeur de ces territoires. Le commerce des îles devient libre pour les armateurs et négociants français, qui sont autorisés à prendre part au commerce d’Inde en Inde :

Tous les sujets de Sa Majesté, pourront librement négocier dans les différentes parties de l’Inde, à la Chine, & dans les mers au-delà du cap de Bonne-Espérance, y envoyer, sur leurs propres vaisseaux, tous effets, argents & marchandises, & faire revenir en France, leurs vaisseaux chargés de denrées & marchandises de l’Inde, de la Chine, & de tous les pays au-delà du cap de Bonne-Espérance […]27

Les circulations monétaires vont donc impliquer une diversité de territoires, à l’échelle de l’Océan Indien, tenus par d’autres puissances européennes telles que le Cap de Bonne-Espérance, mais aussi la métropole française, en particulier les ports de la façade atlantique, voire d’autres ports européens comme Cadix, Londres ou Amsterdam connus pour leurs activités financières, ou encore d’autres territoires en Asie à l’instar du port de Canton. Néanmoins, les agents français impliqués dans ces trafics monétaires ont presque tous des liens avec la métropole, dont ils servent les intérêts publics comme privés dans les affaires qu’ils réalisent dans l’Océan Indien28. Par ailleurs, la métropole fournit une part importante des liquidités et produit la législation monétaire des îles.

Les dynamiques monétaires et la présence française dans l’Océan Indien au XVIIIe siècle

Trois orientations majeures se dégagent dans l’historiographie qui s’est intéressée aux questions monétaires dans l’Océan indien.

Premièrement, la monnaie est le « personnage historique » largement absent de cette histoire économique29. Ainsi, les circulations et les pratiques monétaires dans l’Océan Indien au XVIIIe ont fait l’objet de peu d’études historiques. Il y a, toutefois, deux champs de la recherche qui s’y sont intéressés.

La numismatique, l’étude des monnaies, des médailles et des documents monétiformes, s’intéresse à la matérialité de l’objet monétaire et aux savoirs techniques autour de la monnaie, tout en adoptant une perspective historique. Ainsi, les catalogues de numismatique30 renseignent sur la matérialité et la chronologie des monnaies, jetons et papiers monnaie circulant dans l’Océan Indien à la période moderne. Des études plus avancées proposent une histoire des monnaies coloniales françaises, qui intègre l’espace de l’Océan Indien, à l’instar de l’ouvrage Ernest Zay. Son ouvrage fournit des informations précieuses sur la réalité monétaire à l’Ile de France et à l’île Bourbon31. La Compagnie des Indes puis l’État royal font battre des monnaies métalliques de petites valeurs pour les îles, où il circule aussi des piastres - la monnaie du grand commerce -, des monnaies françaises frappées à l’atelier monétaire de Pondichéry, des monnaies indiennes telles que les roupies, ainsi que différents papiers monnaie mis en circulation successivement par Compagnie puis l’État royal entre 1736 et 1788. Enfin, certains travaux font un pas de plus dans l’interprétation historique en proposant d’analyser les influences de l’économie sur la monnaie, soit, d’étudier les sociétés monétaires où les phénomènes monétaires sont indissociables des évolutions de l’économie32. Toujours est-il que l’Océan Indien et plus précisément les Mascareignes, ont été moins étudiés que d’autres terrains coloniaux à l’instar de la Nouvelle France ou des Antilles.

L’histoire monétaire globale propose un autre type d’approche qui consiste en une analyse quantitative et comparée des flux de métaux précieux à l’échelle du monde à l’époque moderne33. Ces circulations sont rendues possible par l’intermédiation des Européens, qui acheminent l’argent des mines du Mexique et d’Amérique du Sud, jusqu’aux ports asiatiques. Ce courant historiographique offre d’une lecture instrumentale de la monnaie : il s’agit de la vision de l’économie monétaire standard qui réduit la nature du fait monétaire à la monnaie-marchandise et sa compréhension à son utilisation comme instrument des échanges marchands. L’étude des circulations monétaires des agents européens à l’échelle de l’Océan Indien, s’est ainsi focalisée sur ces envois de métaux précieux, en particulier via la route maritime du Cap de Bonne-Espérance. Le commerce avec l’Asie est défavorable aux Européens qui s’y procurent des marchandises qu’ils revendent sur les marchés européens, contre de l’argent importé des mines américaines. L’argent a donc deux facettes : il sert de monnaie métallique quand il est utilisé par les agents économiques pour le règlement des transactions, mais il peut être aussi considéré comme une marchandise. En somme, l’histoire monétaire globale analyse l’argent dans ses circulations à l’échelle globale comme une monnaie-marchandise répondant à des forces de pression d’offre et de demande34. Cette double facette de l’argent dépend des objectifs et de la finalité des opérations des acteurs qui le font circuler. Pour les Européens qui se procurent l’argent dans les mines du Mexique et d’Amérique du Sud, l’argent est un instrument de règlement de leurs transactions commerciales en Asie : ils obtiennent en échange de l’argent américain du poivre, des épices, des textiles et du thé qu’ils revendent sur les marchés européens. En Asie, destination première des flux de métaux précieux, l’argent est une marchandise fortement demandée. Cette forme monétaire est la plus visible, du fait de sa matérialité ainsi que de son omniprésence dans les sources et les commentaires de l’époque sur les envois de métaux précieux vers l’Asie. Les historiens ont ainsi suivi le discours dominant présent dans leurs sources en s’intéressant d’abord à la monnaie métallique. À partir de différentes sources, ils ont tenté de quantifier les flux de métaux précieux en donnant des estimations35, soit sur les quantités de métaux précieux extraites des mines d’Amérique latine, soit sur les quantités de métaux précieux arrivées dans les ports Européens36, ou encore sur les quantités transportées par les navires des compagnies de commerce vers l’Asie37. L’Océan Indien apparaît comme un espace de transit des flux de métaux précieux qui circulent entre des pôles de production et de distribution et des pôles de demande via la route du Cap et l’axe Acapulco-Manille.

Deuxièmement, un autre courant historiographique propose une analyse plus complexe de la réalité monétaire à laquelle sont confrontés les acteurs français dans l’Océan Indien. Il s’agit de travaux d’histoire économique portant sur les grands marchands-négociants français qui participent au commerce lointain au XVIIIe siècle38. À partir d’archives privées des maisons de commerce, ces historiens identifient différents aspects du commerce lointain dans l’Océan Indien et en Extrême-Orient pour en établir un panorama général : ils mettent en avant les évolutions sur la longue durée de ce commerce, en explicitent le cadre politique et législatif, proposent de réfléchir en terme de marché, d’offre, de demande et de produits ; ils analysent les acteurs et les réseaux qui structurent ce commerce ; ils définissent les moyens de l’établissement du commerce tels que les moyens permettant le règlement des échanges.

Ainsi, Charles Carrière consacre, dans son étude sur les négociants marseillais au XVIIIe siècle, un chapitre aux moyens de paiement. Il identifie trois moyens de paiement à disposition des acteurs français : les métaux précieux ; la monnaie fiduciaire, c’est-à-dire les billets de banque et le papier-monnaie, dont l’utilisation reste très réduite au XVIIIe siècle du fait d’une défiance des milieux marchands liée à la garantie (le pouvoir royal) plus qu’au papier39 ; et les effets commerciaux, c’est-à-dire les billets à ordre et les lettres de change qui sont à l’usage quasi-exclusif des négociants et dans lesquels ils ont largement confiance puisqu’ils circulent au sein de réseaux personnels40. À l’instar de Charles Carrière, Louis Dermigny note, dans son ouvrage sur le commerce à Canton, que la rareté du numéraire est un problème constant parce qu’il est difficile et risqué de transporter des espèces monétaires métalliques sur de grandes distances41. L’emploi d’instruments financiers tels que les lettres de change permet de transférer des fonds sans avoir à déplacer des espèces. De même, Charles Carrière assimile la lettre de change à un moyen de transfert des fonds, notamment pour rapatrier des capitaux en Europe. Elles ne sont pas absentes du commerce dans l’Océan Indien, mais n’occupent pas, d’après lui, une place majeure42.

Si la monnaie sert d’instrument des échanges marchands, ces études ne la réduisent pas pour autant à cette fonction. Le fait monétaire est pluriel parce qu’il prend forme dans une diversité d’instruments de paiement et cette diversité doit être analysée : elle est liée à la fois aux usages spécifiques attribués à certaines formes de la monnaie et aux sphères de circulation et d’acceptation de ces formes. Par ailleurs, les acteurs de la pratique monétaire réalisent des arbitrages entre les différents moyens de paiement à leur disposition, en fonction des usages de chacun. Ainsi, les différentes formes monétaires peuvent se concurrencer, et s’articuler aussi entre elles pour permettre le règlement des transactions. La complexité de la réalité monétaire et de la pratique monétaire dans un cadre marchand relève donc de conditions multiples aussi bien commerciales, économiques que sociales ou politiques.

Troisièmement, il faut souligner que ces approches historiques ont une compréhension incomplète du fait monétaire. La monnaie est soit réduite à sa matérialité, soit analysée dans une perspective marchande comme un moyen du commerce. Il n’y a pas de tentatives d’analyse exhaustive de ce qu’est la monnaie, autrement dit : quelle est la nature du fait monétaire ; comment s’articulent les dynamiques de production d’émission, de distribution et de circulation des monnaies, qui expliquent la diversité des formes monétaires ; et quels sont les rapports entre la monnaie et l’économie, mais aussi le politique, c’est-à-dire la société organisée et l’autorité souveraine qui la gouverne.

Nous postulons que la monnaie est une institution sociale fondamentalement politique, qui innerve la société dans son ensemble. La monnaie repose sur la souveraineté d’une autorité supérieure et sur la confiance qu’ont ses utilisateurs en la monnaie. L’objectif est donc de proposer une interprétation historique, dans un contexte précis, du phénomène monétaire dans sa globalité. Il faut donc prendre en considération les dynamiques de la monnaie, non seulement sa massification, c’est-à-dire la croissance de la masse monétaire, mais aussi ses mouvements, autrement dit les circulations monétaires. Il est nécessaire de se pencher aussi sur les rapports entre monnaie, économie et société, autrement dit comment la monnaie influence les dynamiques socio-économiques de production, de distribution à partir du moment où on se situe dans une société monétarisée, c’est-à-dire quand la monnaie devient l’opérateur des relations socio-économiques. Enfin, il convient de s’intéresser à la souveraineté monétaire qui se concrétise dans la politique monétaire.

Penser le fait monétaire dans une perspective historique

Force est de constater la nécessité de nouveaux concepts pour analyser la complexité de la réalité monétaire dans une perspective historique. En effet, une interprétation cohérente des dynamiques monétaires passées suppose de mobiliser une théorie de la monnaie qui prend en compte le temps historique, autrement l’historicité de l’institution monétaire43. Il faut donc rompre avec la théorie économique standard.

La théorie économique orthodoxe est construite sur des fondements microéconomiques tirés de la théorie de l’équilibre général de Walras, qui ne donne quasi aucune signification à la monnaie. Il s’agit d’un modèle de concurrence pure et parfaite où la monnaie n’existe pas : les offres et les demandes décentralisées des agents économiques s’équilibrent simultanément et instantanément au niveau général par les prix. Ainsi, une quantité x de pommes s’échangera contre une quantité y de poires grâce à l’établissement d’un prix de marché. Il n’y a pas besoin de monnaie puisque chaque bien à un prix relatif par rapport à tous les autres biens44. La monnaie est donc neutre, c’est un voile posé sur la réalité des échanges d’après Jean-Baptiste Say, c’est-à-dire qu’une variation de la quantité de monnaie émise ne provoque aucun changement quantitatif ni qualitatif des échanges45. Elle permet seulement de déterminer la valeur nominale des variables macroéconomiques. Les hypothèses très restrictives sur lesquelles se fonde la théorie économique standard rendent impossible la compréhension, non seulement la nature de la monnaie, mais aussi son influence sur la société et l’économie.

Par ailleurs, l’orthodoxie conçoit la monnaie comme parfaitement fongible, c’est-à-dire qu’elle permet de régler tous les échanges de manière indifférenciée, c’est un moyen de paiement généralisé :

La monnaie compte et paye tout ce qui est comptable et payable en monnaie. De cette caractérisation, on peut déduire que la fongibilité correspond à l’indifférenciation d’avoirs possédés sous forme de monnaie et convertibles entre eux : la diversité de ces avoirs et des formes qu’ils prennent ne saurait atténuer le caractère généralisé ou universel de leurs usages, et aucun cloisonnement ne saurait empêcher le passage d’une forme monétaire à une autre.46

Cette vision d’une monnaie « à tous usages » ne correspond pas à la réalité monétaire de l’Ancien Régime. Au contraire, la pluralité des formes de la monnaie met en jeu des usages différenciés et des circuits monétaires cloisonnés qui créent des problèmes de convertibilité entre les différentes formes sous lesquelles les acteurs possèdent les richesses.

Enfin, il faut souligner l’insuffisante prise en compte de la spatialité du fait monétaire par la théorie standard. Les dynamiques spatiales de la monnaie sont principalement interprétées à partir de ce que Benjamin Cohen décrit comme le mythe « One nation/One money »47 : l’idée est que la géographie de la monnaie coïncide avec les frontières politiques des États-nations. La monnaie est perçue comme relevant de la souveraineté exclusive des États-nations, ce qui conduit à assimiler l’espace monétaire avec le territoire politique national. Cette conception découle du modèle Westphalien qui fait correspondre souveraineté politique et souveraineté territoriale. Ainsi, chaque État-nation émet sa propre monnaie qui a l’exclusivité dans les transactions sur le territoire national. Or, ce modèle, fondé sur l’exclusivité nationale, est un cas très spécial, qui ne correspond pas à la réalité monétaire de l’époque moderne. Il s’est forgé au regard d’une réalité historiquement située : la généralisation du modèle politique de l’Etat-Nation en Occident au cours du XIXe siècle48. Cette conception spatiale ne permet donc pas d’envisager la monnaie en situation coloniale sous l’Ancien Régime. Comme en métropole, la situation est caractérisée par la pluralité des monnaies en circulation, émises par diverses autorités concurrentes, dans un espace politique aux frontières floues et poreuses, l’État moderne français ayant des difficultés à contrôler les circulations monétaires.

Il existe une lecture alternative du fait monétaire, à la croisée des disciplines, qui part d’un « même référant théorique à réfuter, les travaux des uns et des autres attrapent chacun le problème par un bout différent »49. La monnaie est donc un objet commun des sciences sociales marqué par les disciplines et leurs questionnements théoriques et méthodologiques spécifiques. Or, les points de contact et les occasions de dialogue se multiplient à mesure que se développe l’interdisciplinarité, permettant d’aborder le fait monétaire sous différents angles d’approche, afin d’en avoir une meilleure compréhension. Ce renouveau autour de la monnaie dans les années 1980 est marqué par des travaux en sociologie et en anthropologie autour de l’« argent » et en économie hétérodoxe autour de la « monnaie », un seul et même objet d’étude appréhendé sous différents angles : « ainsi l’« argent » correspondrait en quelque sorte aux stocks monétaires alors que la « monnaie » renverrait aux flux »50. Les fondements théoriques de ces nouvelles interrogations autour de la monnaie renvoient aussi bien à des travaux sociologiques avec Georg Simmel51 ou François Simiand52, anthropologiques avec Marcel Mauss53 et économiques avec Karl Polanyi54. Ce dernier met en avant le fait que la monnaie n’est pas nécessairement liée à l’usage marchand. Considérant les pratiques monétaires, « money uses », dans leur diversité, il distingue les monnaies primitives, des monnaies à usages spécifiques « special purpose monies », il rompt alors avec la « fable du troc », avec les monnaies modernes à tous usages « all purpose monies »55. Les sociologues économistes, économistes institutionnalistes, historiens de l’économie ou anthropologues économistes proposent de repenser les catégories de l’économie standard et de faire émerger des concepts communs ; l’ouvrage référence de ces nouveaux travaux est Lamonnaie souveraine de M. Aglietta et A. Orléan. Les usages de l’argent et les pratiques monétaires se retrouvent au centre de ces réflexions croisées qui partent avant tout d’une redéfinition de la nature de la monnaie. En sciences économiques, les courants hétérodoxes marxistes56 et postkeynésiens 57ont chacun développé une théorie monétaire approchant différemment la nature de la monnaie, mais insistant toutes les deux sur le rôle fondamental de la monnaie dans les économies monétaires de production, c’est-à-dire dans les économies où les relations socio-économiques sont opérées par la monnaie qui devient l’instrument du règlement des transactions, de dénouement des relations de crédit et de transfert des richesses.

Comme l’a souligné Marcel Mauss, la monnaie est un « fait total social » qui met « en branle dans certains cas la totalité de la société et de ses institutions » et « dans d’autres cas, seulement un très grand nombre d’institutions, en particulier lorsque ces contrats concernent plutôt des individus »58. Bruno Théret définit la monnaie comme :

Le médium qui donne une forme mesurable et quantifiée à cet ensemble de relations sociales [les dettes et les créances] constitutives de la société considérée. Par sa médiation, les interdépendances sociales, qui prennent la forme d’obligations et de droits réciproques entre les sociétaires et entre ceux-ci et les organisations collectives représentatives du tout de la société, sont traduites en termes de dettes et de créances.59

La monnaie est donc une institution de la société, un lien d’appartenance des individus à la société dans son ensemble. Le fait monétaire est universel et transhistorique : on le retrouve dans toutes les sociétés, à toutes les époques, mais il y a une diversité de conceptions et de régimes de souveraineté politique et monétaire. Il y a donc une unité du fait monétaire, mais une pluralité des formes et une diversité des usages.

Les pratiques monétaires permettent la réalisation des fonctions de la monnaie à savoir le compte, le paiement, l’échange et la réserve de valeur. En tant qu’unité de compte, la monnaie rend possible la comparaison et la confrontation de biens et services (des dettes et des créances)60 ; autrement dit, elle homogénéise les richesses sous une unité abstraite de mesure de la valeur61. Comme intermédiaire des échanges, la monnaie permet la réalisation des transactions marchandes62. La monnaie est un moyen de paiement quand elle permet le règlement des obligations de paiement ; en d’autres termes, elle permet le dénouement de relations de crédit63. Enfin, comme réserve de valeur, la monnaie a la capacité de conserver et donc de transférer la richesse dans le temps64. Ainsi, les usages monétaires valident les formes et les fonctions de la monnaie qui, ensemble, permettent la réalisation des relations sociales de la monnaie.65

Il y a une variété de formes monétaires, fondées sur différents supports qui permettent l’objectivation du fait monétaire. Les instruments monétaires utilisés par les agents ne correspondent pas tous à une forme de la monnaie, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas la qualité de monnaie s’ils ne réalisent pas le compte et de paiement. À l’inverse, la fonction de réserve de valeur n’est pas le propre de la monnaie, d’autres actifs peuvent conserver la valeur. Quant à la fonction d’intermédiaire des échanges, elle est propre à la sphère marchande, à laquelle la monnaie n’est pas limitée. Par ailleurs, les instruments de paiement et de compte privés, créés par les marchands-banquiers, doivent devenir négociables et impersonnels, c’est-à-dire sortir de la relation personnelle créditeur-débiteur, ainsi qu’être validés par une autorité politique pour se rapprocher de la monnaie66. S’il convient de souligner la diversité historique des formes monétaires en fonction du régime socio-politique et du contexte historique, il est possible de relever trois formes de la monnaie communément identifiées : la monnaie-marchandise, la monnaie fiduciaire et la monnaie-crédit. La monnaie-marchandise suppose le support physique d’une marchandise qui doit avoir des propriétés intrinsèques telles que la durabilité, l’homogénéité, la divisibilité et transportabilité67. Cette forme est associée à la fonction d’intermédiaire des échanges ; elle peut aussi devenir unité de compte68. La monnaie fiduciaire est monnaie parce qu’une autorité politique l’institue comme telle69. Elle repose, non seulement sur le pouvoir de l’autorité qui l’émet, mais aussi sur son acceptation dans le public, autrement dit, sur la confiance que lui accordent les agents qui l’utilisent70. La monnaie-crédit (credit money) est la plus complexe ; la qualité de monnaie des instruments de crédit n’est pas systématique, en particulier lorsqu’il s’agit d’instruments privés71. Il s’agit d’une promesse de paiement, c’est-à-dire d’une dette, qui devient un moyen de paiement une fois qu’elle est négociable et impersonnelle, autrement dit lorsqu’elle circule dans le public72. S’ajoute une quatrième forme hybride, à la fois monnaie fiduciaire et monnaie-crédit : la monnaie crédit publique (state credit money)73. Il s’agit d’une dette publique transférable, c’est-à-dire d’une promesse de paiement de l’État, dont la circulation, comme moyen de paiement, repose sur la confiance publique en l’autorité étatique.74 Cette forme monétaire émerge à l’époque moderne avec la monétisation de la dette publique75.

Les formes et les fonctions de la monnaie constituent donc l’ossature de l’institution monétaire. Elles sont validées par les usages monétaires qui sont au cœur des relations sociales de la monnaie puisqu’ils expriment des significations sociales76. Les pratiques monétaires sont façonnées par des facteurs d’orientation d’ordre socio-économique, symbolique, culturel, éthique ou hiérarchique77. Ainsi les pratiques monétaires mettent en lumière la fragmentation du fait monétaire puisque les différentes formes de la monnaie circulent de manière codifiée et segmentée. L’idée d’une monnaie fongible, d’une monnaie « tout terrain » aux usages indifférenciés, est donc rejetée. Le cloisonnement des usages et des circuits monétaires ayant des significations sociales, il est nécessaire d’établir des règles de convertibilité, c’est-à-dire des arrangements socio-institutionnels pour permettre le transfert des richesses d’un univers à l’autre78.

La monnaie, dans ses dimensions politique et symbolique, est fondamentalement liée à la souveraineté : cette souveraineté garantit la confiance commune qui permet alors le fonctionnement de la monnaie79. La monnaie souveraine avance une conceptualisation de la confiance articulée autour de trois formes et intimement liée à la souveraineté : la confiance méthodique relève du comportement individuel, chaque individu accepte la monnaie de façon routinière car chacun fait de même ; la confiance hiérarchique correspond au fait que la monnaie est garantie par un pouvoir collectif dans lequel les individus ont confiance ; la confiance éthique renvoie à un système de normes et de valeur collectives au fondement du lien social et de sa reproduction80. Ainsi :

La souveraineté tient un rôle central dans la confiance car, si la souveraineté est légitime, la confiance dans la monnaie est assurée, la confiance méthodique étant garantie par la confiance hiérarchique et celle-ci par la confiance éthique.81

La souveraineté monétaire se réalise dans la politique monétaire, c’est-à-dire le pouvoir d’instituer, d’administrer et de garantir la monnaie. Le rejet de la monnaie est le symptôme d’une perte de confiance qui ébranle la légitimité de la souveraineté monétaire et, par-delà même, la crédibilité de l’autorité souveraine82.

Enfin, la monnaie est violence. Précisément, elle est l’outil qui permet la médiation de rapports sociaux violents83. En effet, les rapports d’échange sont fondés sur un désir de richesses et d’accaparement des richesses d’autrui. Ils sont donc intrinsèquement porteurs d’un enjeu de conflit. La monnaie devenant la forme ultime de la liquidité, c’est-à-dire de la richesse absolue, c’est dans celle-ci que s’incarne la violence. La violence de la monnaie surgit dans le contexte historique étudié. D’abord parce que la situation coloniale résulte d’une volonté de domination et d’exploitation des ressources84. Ensuite, parce que le développement économique des Mascareignes est largement fondé sur l’esclavage. D’une part, l’utilisation d’une main d’œuvre servile est caractéristique de l’économie de plantation de l’île Bourbon85 ; d’autre part, la traite des esclaves, à partir de la côte orientale de l’Afrique et de Madagascar, représente une activité marchande très lucrative pour les îles86. La violence marchande de la monnaie se dévoile donc, puisqu’elle participe à la marchandisation des Hommes et à l’accumulation des richesses issues du travail forcé.

Schéma 1 : qu’est ce que la monnaie ?87