L’étreinte de Lilith - Florence Wéra - E-Book

L’étreinte de Lilith E-Book

Florence Wéra

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Beschreibung

Amalia Arpad, vampire millénaire et légende parmi les siens, a mystérieusement disparu. Avant de s’éclipser, elle a confié son précieux manuscrit au plus jeune de ses descendants, Julien Valmont. À travers ces pages, Julien plonge dans les siècles tourmentés de sa créatrice, partageant ses périples comme s’il était à ses côtés. Il explore des lieux mystiques et déterre les secrets qui ont fait d’Amalia l’objet de la convoitise des puissants seigneurs immortels. Cependant, l’avidité est une arme à double tranchant, et si Julien ne fait pas attention, il pourrait se perdre dans les méandres du passé…

À PROPOS DE L'AUTRICE

Florence Wéra, fascinée par la mythologie et les légendes oubliées, s’immerge tout particulièrement dans celles des créatures de la nuit. Sa vision du vampire puise dans les mythes les plus anciens.

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Florence Wéra

L’étreinte de Lilith

Roman

© Lys Bleu Éditions – Florence Wéra

ISBN : 979-10-422-4020-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À tous ceux qui rêvent de sang et d’éternité.

Et à C.J. Valérian, qui n’a pas hésité à me suivre

dans les strates les plus noires de l’Autre-Monde.

Chapitre 1

Le jeu de l’araignée

Strasbourg, juin 2018

Debout devant son bureau d’acajou laqué, Julien Valmont était en proie à d’étranges sentiments. Le jeune homme, dont le regard trahissait un âge plus avancé que ne le suggérait son apparence, contemplait l’inquiétant ouvrage posé devant lui, seul souvenir tangible de son aînée et créatrice.

Le messager qui avait apporté l’antique écrit un peu plus tôt dans la nuit n’avait précisé aucune instruction, sa seule mission ayant été de le confier à son destinataire en main propre et de se retirer une fois sa tâche accomplie.

Tout, dans la vaste pièce où Julien se trouvait, respirait la fraîcheur de cette époque nouvelle. Des étagères cubiques ornaient les murs, un ordinateur portable dernier cri reposait sur une table de verre fumé et un tapis monochrome habillait la pièce d’une atmosphère chaleureuse. Même les nombreuses plantes vertes du spacieux appartement étaient entretenues avec soin par leur propriétaire, qui tenait à évoluer avec son temps.

Oui, tout dans ce lieu reflétait la mode épurée de ce nouveau millénaire. Tout, excepté ce manuscrit à la couverture épaisse et à l’odeur d’amande amère sur le bureau d’acajou. L’ouvrage, décoré du pourpre dynastique des Arpad, semblait le défier de sa présence.

Le jeune homme inspecta le billet de train posé sur le coin du bureau. Il devait embarquer la nuit même pour rejoindre sa maîtresse dans sa demeure valaque. Sa créatrice planifiait toujours leurs déplacements avec soin, aussi, l’arrivée tardive du manuscrit ne pouvait être que de mauvais augure.

Julien hésita longuement avant d’oser caresser du bout des doigts la fragile reliure, et plus encore avant de s’aventurer à l’ouvrir à la première page. Mais lorsqu’il parvint à outrepasser ses doutes, toutes ses craintes s’évanouirent à la vue de la calligraphie familière de sa dame.

Ni titre ni avertissement d’aucune sorte n’était présent. Seulement un texte, écrit d’une main sûre. À travers ces traits aux courbes élégantes et racées se dessinaient un langage soutenu et des formulations que plus personne n’utilisait. La calligraphe responsable de ce chef-d’œuvre avait cherché à atteindre, au travers d’un travail entretenu et obstiné, la perfection même de son art.

Mais Julien connaissait bien sa maîtresse et savait que ces lignes aux boucles si impeccables n’étaient qu’un simulacre, un habit d’apparat hérité de compétences venues d’une époque révolue. Derrière cette maîtrise de l’écriture se dissimulait une tout autre émotion, la résignation.

Mais à quoi une vampire aussi puissante que sa créatrice s’était-elle résignée ? Julien n’en avait pas encore connaissance, mais il sut que cet ouvrage lui apporterait des réponses.

Lorsqu’il lut la première date mentionnée dans le récit, des rides d’inquiétude lui barrèrent le front. Sa dame avait été transformée peu après l’an mille, au cœur d’une des périodes les plus troublées de l’histoire des vampires. En ces temps funestes, les conflits entre les castes atteignirent des sommets inégalés et nombreux furent les membres de la Nuit Éternelle à perdre la vie, anciens comme nouveau-nés.

C’est avec un mélange d’excitation et de crainte que Julien voulut commencer la lecture de l’ouvrage. Mais un détail étrange attira son attention. Il crut d’abord à un tour que sa vision lui aurait joué, mais lorsque ses doigts caressèrent le papier une seconde fois, la différence lui parut évidente. La première page du manuscrit était un rajout. Sa créatrice l’avait probablement intégré à son ouvrage peu après leur rencontre, qui avait eu lieu tardivement dans le long millénaire qu’avait été son existence.

Teintée afin de correspondre à l’aspect terne et brunâtre que le temps avait donné au reste de l’écrit, la rajoute n’était décelable que par la sensation légèrement moins granuleuse qu’elle possédait au toucher.

Julien ferma ses paupières pour prendre quelques inspirations superflues. À l’instant où il les rouvrit, il dévora avec avidité les derniers écrits de sa créatrice, dont les phrases semblaient dictées par la voix de son aînée elle-même.

***

Alors que je marche au sein d’un monde qui m’est un peu plus étranger chaque nuit, j’éprouve le besoin de coucher sur le papier certains des événements méconnus de notre histoire. Ce sera là ma dernière tentative de sauver ce qui fut perdu, d’en faire un récit concis et pur, qui te guidera dans ta longue nuit.

Je t’écris ceci, à toi, mon enfant, afin que tu puisses t’épanouir pleinement au sein de notre peuple, à l’aube de ce vingt et unième siècle. C’est lorsque je vois avec quelle facilité tu t’adaptes à cette nouvelle époque que je me rends compte, plus que jamais, de l’avancement de ma propre existence.

À mon passage, les membres de notre race murmurent entre deux saluts et m’affligent du curieux sobriquet de Séraphine. Pourtant, tes frères et sœurs et toi savez mieux que quiconque que je n’ai rien d’un ange. Les jeunes vampires se montrent très habiles lorsqu’il est question de nommer ce qui leur est inconnu.

Ah ! Si j’avais su, à l’aube de ma renaissance, toute la lassitude que l’on ressent à un tel âge, je n’aurai sans doute pas tant envié nos anciens, à l’époque.

Mes alliés et moi-même avons croisé tant de créatures étranges et tant d’êtres à la puissance intangible qu’il est surprenant que je sois sortie pratiquement indemne de tant de périls. Le prix que j’eus à payer pour mon attrait des mystères se manifesta à travers la souffrance que m’infligèrent les siècles, qui me prirent ceux à qui je tenais le plus, les uns après les autres. Je suis à présent condamnée à demeurer le témoin d’une époque et d’un mode de vie dont trop peu se souviennent.

Peut-être que nos aînés ont voulu me faire témoigner de leurs actes lorsque leurs ombres se sont répandues sur le monde. Ou peut-être étais-je trop insignifiante à leurs yeux. J’ai depuis longtemps abandonné l’espoir de trouver la réponse à cette interrogation.

J’imagine que cela doit te faire sourire, mon enfant, toi qui lis ces lignes. Comment pourrais-je être insignifiante aux yeux d’autres vampires, en sachant ce que je suis devenue à ton époque ? Eh bien sache que peu importe ce que tu m’as vu faire durant ta courte vie, peu importe ma puissance ou la cruauté de mes actes, il existe sur cette terre des monstres bien plus redoutables que moi.

Endormis dans des lieux oubliés, disséminés aux quatre coins du monde, ils attendent patiemment que quelque chose vienne les tirer de leur sommeil séculaire. Prie, Julien, pour ne jamais croiser l’un d’entre eux. Et si par malheur cela devait arriver, fuis, car tu tomberais en cendres bien avant d’avoir pu ployer le genou.

Tant de choses se sont produites en plus d’un millénaire… Malheureusement, tous ceux capables de se souvenir de ces tragédies sont morts, aujourd’hui. Beaucoup d’entre eux furent mes amis et m’avaient accompagnée sur ce chemin de ténèbres qu’est notre existence. Même les grands érudits de notre race ne possèdent plus que des bribes de vérité, altérés par les fantasmes propres à chacune de nos castes et mutilés par de trop nombreuses répétitions d’une génération à la suivante.

Je pense qu’il est temps pour toi d’avoir connaissance de ce qu’il est réellement advenu de notre peuple durant ces siècles, de sorte que tu puisses transmettre ce savoir à tes enfants, et à leurs enfants après eux. La caste des Asteras, notre prétendue famille, n’est pas reconnue pour son amour des savoirs interdits, aussi cet ouvrage sera le seul de son genre rédigé par un membre de notre lignage. Des heures sombres approchent, Julien, et c’est avec soin que tu devras parcourir les pages de ce livre, car y sont enfermés bien plus de secrets que tu ne peux l’imaginer.

Tu sais que les nôtres me haïssent, que ce soit pour mon pouvoir, mon influence ou mes actions. Cependant, mes plus grands antagonistes sont les vampires ayant connu l’Ordre de l’Amarante, un regroupement de mégalomanes narcissiques qui prétendaient diriger notre peuple. Ces anciens connaissent quelques bribes de mon histoire et ils en répandent une version niaise et biaisée par leur colère. Ils se pensent malins, à propager leurs conclusions hystériques. J’ai pitié d’eux, car les calomnies qu’ils répandent ne leur servent qu’à préserver leur esprit étriqué de la terreur de ce qu’il advint en réalité. Se plonger dans le déni et les affabulations est toujours bien plus rassurant que d’affronter la vérité.

Je suis fatiguée de ce monde, mon enfant. Lorsque tu débuteras l’exploration de cet ouvrage, je ne serai hélas plus auprès de toi, et cette fois-ci, je ne peux te dire où je me rends, ni t’assurer que je reviendrai.

Je te remercie d’être resté à mes côtés durant ce si court laps de temps. Ces quarante années sont passées trop vite et il reste tant de choses que j’aurais aimé te dire…

La sombre vérité est la suivante : nos semblables et nous-mêmes vivons dans un monde si troublé que le sang dont je t’ai fait cadeau est sans doute plus proche d’une malédiction que d’une bénédiction. Mais je ne regrette pas un seul instant de t’avoir fait mien, car la jeunesse d’un nouvel esprit et la fraîcheur de ta compagnie furent tout ce dont j’eus besoin, après tant d’épreuves.

J’ai bravé bien des interdits en rédigeant cet ouvrage. Mes souvenirs, bons et mauvais, y sont rassemblés. Je me suis par tant de fois jetée sur ces pages pour y répandre mes émotions les plus versatiles et mes chagrins les plus vertigineux que je crains d’y avoir également déversé une partie de mon âme.

Mon histoire prit racine il y a un peu plus d’un millénaire, en plein cœur de la Hongrie, à Budapest. À mon époque, cette ville était constituée de trois cités, Buda, Pest et Óbuda, aux frontières délimitées par le fleuve Istros, qui porte aujourd’hui le nom de Danube.

***

Budapest, 17 avril 1061

Des millions d’éclats de diamants entouraient Amalia. Ces fragments scintillants, reflets de l’astre lunaire sur le lac, sublimaient sa peau anormalement pâle d’un halo argenté. L’eau glacée ne la gênait pas plus que le vent piquant qui aurait dû la faire frissonner. Ses longs cheveux auburn cascadaient jusqu’à ses reins, dévoilant sa poitrine nue à la lumière blafarde des étoiles.

Un léger clapotis derrière elle l’encouragea à se retourner et à s’arracher aux caresses des rayons lunaires pour leur préférer l’étreinte de son compagnon nocturne, dans les bras duquel elle se réfugia sans pudeur.

Posant sa main sur la joue de son amant, elle scruta de ses yeux verts chaque détail de son visage. Même si elle le distinguait parfaitement en cet instant, elle savait sa manœuvre vaine, car ses souvenirs s’évanouiraient d’ici peu. L’homme la rapprocha de lui, puis posa un baiser impatient sur ses lèvres, lui transmettant toute la force de son désir pour elle.

Trois coups sourds résonnèrent bruyamment sur le bois du chariot, l’éveillant en sursaut de son doux rêve chimérique.

— Dame Arpad, nous y sommes !

Cette voix masculine au fort accent bavarois acheva de ramener Amalia à la réalité, l’emportant loin du lac et de son amant.

D’humeur maussade, la demoiselle poussa le couvercle qui la retenait prisonnière de son carcan grinçant, se redressa en s’aidant des appuis qu’elle trouva dans le noir et se leva bien maladroitement en tentant d’étirer ses muscles endoloris.

Pourquoi ces images continuent-elles de me tourmenter lorsque nous sommes supposés perdre notre habilité à rêver après notre transformation ? pensa-t-elle. Et pourquoi ne parvins-je jamais à me souvenir du visage de cet homme ?

Laissant ses interrogations sans réponse, Amalia ouvrit l’un des pans de toile qui recouvraient le chariot dans lequel elle avait été ballottée toute la journée durant, se rassérénant par la pensée qu’elle avait subi cet inconfort pour une bonne raison.

Sa créatrice l’avait empressé de venir au plus vite en ces lieux afin d’apporter son aide à l’un de ses alliés. Elle avait fait route des nuits durant dans un chariot crasseux, se recroquevillant durant la journée dans un cercueil de bois rudimentaire à peine assez épais pour l’abriter des rayons mortels du soleil.

Il n’était pas de bon ton de contrarier ses aînés, envers qui les nouveau-nés devaient une obéissance aveugle. Ce fut donc sans gaieté de cœur qu’elle entama ce périple, ayant conscience qu’il n’allait pas être de tout repos. En plus des dangers tels que les brigands, coupe-jarrets et autres assassins sans vergogne auxquels tous les voyageurs étaient soumis, il lui avait fallu trouver deux gardiens pour veiller sur elle lorsque l’astre brûlant dominait le monde de sa lumière écrasante.

Plus d’une semaine de route séparait sa résidence, le château de Banloc, de Budapest. Une semaine d’attente et d’angoisse, passée contre le bois mal dégrossi et hérissé d’échardes qui composait son unique moyen de transport.

Mais cette nuit, lorsqu’elle sortit avec précipitation de son carcan inconfortable, ce furent un agréable courant d’air frais et la douce lumière argentée d’une timide demi-lune qui l’accueillirent aux portes de Budapest.

Au moment où ses bottines s’enfoncèrent sur le sol boueux de la cité hongroise, Amalia songea qu’elle avait eu mille fois raison de prendre ses nouveaux compagnons humains avec elle. Les charmes et les talents enjôleurs que mettait à disposition sa caste – capable d’exercer plus qu’aucune autre une terrible emprise sur les mortels – lui furent d’une aide précieuse pour arriver à bon port sans encombre.

Bien qu’elle dut repousser avec véhémence quantité de propositions douteuses et nombre de gestes déplacés, étendre son emprise sur ces fils de meuniers avait été d’une grande facilité. Il suffit à Amalia de jouer les demoiselles en détresse et l’affaire fut dans le sac.

Avec précaution, elle sortit de sa poche un pli que lui avait confié un messager une quinzaine de nuits plus tôt. Le sceau brisé était d’un envoûtant carmin sombre et portait l’empreinte d’une chimère ailée.

L’écriture était soignée, bien que trop formelle. Au bas de la lettre figurait une élégante signature, accompagnée du nom du mystérieux allié de sa maîtresse : Mihaï Vargas. Il l’enjoignait à rejoindre d’autres nouveau-nés sur la place d’un marché nocturne. Une fois le groupe formé, ils devraient tous se rendre dans une demeure abandonnée au cœur des ruelles de la cité afin que leur soit confiée une tâche de la plus haute importance. Le nom de cet homme n’était pas inconnu d’Amalia, car il occupait le poste très convoité de hiérarque de Budapest.

La hiérarchie complexe des membres de la Nuit Éternelle était pyramidale. Chaque cité possédait son régent, dont le titre variait en fonction du royaume ainsi que de sa langue. Tous les régents possédaient une cour, qui pouvait compter jusqu’à plusieurs dizaines de vampires, où certains se voyaient octroyer des responsabilités et des fonctions politiques. Les régents ayant la charge d’une unique cité répondaient aux ordres d’anciens qui pouvaient diriger un pays, voire un continent. Plus au nord, en Ruthénie, résidaient des princes, et en Europe de l’Ouest, des monarques. Amalia avait même entendu parler du curieux titre de sultan pour les lointaines provinces ottomanes.

Mais pour l’heure, il n’était plus question de rêvasser. La jeune vampire replaça le pli dans la poche de sa longue bure noire puis avança d’un pas décidé vers les dédales de la cité hongroise, où les maisons de torchis s’entassaient autour des axes principaux, telles des éruptions de champignons sauvages.

Refusant de s’attarder sur l’architecture locale de briques cuites, de chaux et de bois, Amalia préféra s’aventurer au plus vite dans les allées humides de cette ville grouillante. Le vacarme des mortels enivrés la guida vers un capharnaüm de voix tonitruantes émanant d’un marché nocturne, où des négociants aux accents allemands, grecs et slavons tentaient d’écouler leurs marchandises.

Bientôt, des dizaines d’échoppes regorgeant de denrées emplirent les ruelles étroites de Budapest. Tanneurs, marchands de vin, boulangers et joailliers démontraient la qualité de leurs produits en scandant des prix attractifs.

Il était indéniable qu’Amalia attirait les regards des humains. Malgré un habillement de voyage rustique à la garçonne composé d’un surcot, de chausses et de bottes noires, ses courbes féminines et la grâce avec laquelle elle se déplaçait ne savaient être dissimulées. Les têtes se tournaient à son passage, qu’elle le désire ou non.

Alors qu’elle scrutait avec envie les premières fraises de la saison sur l’étal d’un marchand italien, la jeune femme ressentit la présence de ses semblables non loin d’elle. Sa nostalgie pour la nourriture humaine devrait attendre.

Rapidement, ils se reconnurent entre eux, sentant leurs auras respectives. Aux détours des chemins et des étals, Amalia se retrouva bientôt en compagnie de quatre autres nouveau-nés, deux hommes et deux femmes.

Le premier homme était filiforme, aux cheveux sombres retenus en une queue de cheval. Il se présenta sous le nom de Lothar. L’autre était de taille moyenne et de corpulence normale, un germain aux yeux gris perdu dans ses pensées et d’une introspection maladive. Il marmonna un simple « Erik » en guise de salutation.

Des deux autres femmes, celle que l’on remarquait tout de suite était la plus âgée. Voûtée et grisonnante, elle se prénommait Fekla et s’aidait d’une canne pour se déplacer. Elle paraissait avoir dépassé la septantaine, un véritable exploit compte tenu de l’espérance de vie des humains de l’époque.

L’autre demoiselle, d’un âge davantage similaire à celui d’Amalia, répondait au doux nom de Lesceline. Ce fut bien la seule capable d’aligner plus de deux mots, ce qui lui valut l’immédiate sympathie de la jeune Astera.

Conscients qu’il n’était guère prudent de parler au milieu d’un tel troupeau de mortels, ils s’éloignèrent du marché et se mirent à la recherche d’un endroit plus calme. D’un commun accord, ils décidèrent de se diriger vers le pont qui surplombait l’Istros. Ils pressèrent le pas, laissant derrière eux la foule et ses assourdissantes transactions marchandes.

Durant le trajet, personne ne pipa mot, préoccupés qu’ils étaient tous d’avoir été convoqués de la sorte par leurs maîtres. Amalia tenta de démarrer une conversation banale afin de briser cette lourdeur dans l’air, mais aucun de ses compagnons ne voulut poursuivre le dialogue.

En silence, ce sera… pensa-t-elle, résignée.

Heureusement pour la jeune Astera, le lieu de rendez-vous n’était qu’à quelques minutes de marche. Une fois le pont franchi, ils se retrouvèrent sur une place dépourvue de toute présence humaine. En dehors du bruissement aquatique et cristallin d’une fontaine centrale, aucun bruit ne se faisait entendre.

Amalia fut immédiatement attirée par la beauté de cette œuvre inhabituelle dont les gravures représentaient des sirènes attirant à elles quelques pêcheurs aventureux. En un instant, les yeux anormalement perceptifs de la jeune femme estimèrent que la fontaine devait dater de plusieurs siècles. Ce vestige d’un passé révolu résidait ici, dans un quartier pauvre où personne ne remarquait sa présence, les humains s’habituant rapidement aux objets qu’ils avaient sous le nez depuis des lustres.

Une triste mélodie monta soudainement dans les airs, berçant la nuit de sonorités mélancoliques. Ce chant singulier émanait d’une demeure à quelques encablures de leur position.

Ce fut Fekla, la vieille femme, qui interrompit ses rêveries en s’adressant à elle de sa voix rauque, ayant remarqué son intérêt pour la mélopée.

— C’est un requiem que tu entends.

— Je n’en avais jamais entendu de si beau, affirma la demoiselle. Il s’agit sans doute d’un hommage à une personne très aimée.

Amalia ferma les yeux un instant, tentant de profiter quelques secondes encore du chant mélodieux, mais fut brutalement interrompue par la voix de Lothar.

— Nous ne sommes plus seuls.

En effet, une patrouille nocturne se dirigeait droit sur eux. Les gardes mortels ne les avaient pas encore vus, mais un groupe aussi hétéroclite que le leur, sur une place sombre, vide et loin du marché de la ville, allait forcément attirer leur attention.

L’heure n’était pas à l’affrontement, aussi Amalia réprima les velléités de violence de ses compagnons d’un regard insistant. Arriver en retard à la convocation d’un ancien était déjà une insulte en soi, mais tuer des mortels sur le territoire d’un voïvode leur coûterait leurs têtes. Il valait mieux ne pas attirer l’attention sur eux.

La jeune Astera savait que l’inconscience des nouveau-nés et leur tendance à se croire invincibles étaient très problématiques. L’histoire vampirique était jonchée de drames ayant coûté la vie à bon nombre de jeunes membres de la Nuit Éternelle, qui payèrent chèrement leur trop grande confiance en leurs nouveaux dons.

Les membres du groupe acquiescèrent, et alors qu’ils s’enfonçaient dans les quartiers sordides aux demeures moins entretenues que celles entourant le marché nocturne, ils se sentirent appelés vers une ruelle en cul-de-sac au fond de laquelle se trouvait un manoir abandonné.

Le frisson glacé qui assaillit les jeunes vampires à son approche ne put les tromper, c’était là les émanations de pouvoir d’un sang bien plus ancien que le leur.

Pénétrant dans la bâtisse avec précipitation, ils fouillèrent différentes pièces vides avant de découvrir une trappe menant à une volée d’escaliers. Lothar fut le premier à y pénétrer et Fekla la dernière, sa démarche claudicante lui demandant davantage de précautions quant à ses mouvements.

Progressant à tâtons dans une obscurité presque totale, ils émergèrent bientôt dans une salle de granit bleu dont le plafond voûté était soutenu par de larges colonnes.

Au centre de la salle se trouvait une imposante table de marbre oblongue, autour de laquelle siégeaient plusieurs vampires. Amalia reconnut sa maîtresse, assise à la droite de la place d’honneur.

Une fois que les nouveau-nés eurent pénétré dans la vaste pièce, ils observèrent eux aussi ce qui les entourait avant de s’avancer vers leurs maîtres respectifs.

Amalia rejoignit sa créatrice, qui se leva pour l’accueillir.

— Dame Eurielle, dit la jeune Astera en saluant humblement son aînée. Je vous pensais à la cour de Russie ! Quand êtes-vous revenue ?

Sa robe marron décorée de plumes de paon mettait en valeur ses longs cheveux châtains coiffés d’une élégante parure d’argent.

— Bonsoir, Amalia. C’est tout récent, des affaires urgentes m’ont ramenée ici. As-tu fait bon voyage ?

— Oui. Je suis heureuse de vous retrouver.

Une joie sincère illuminait les traits de la demoiselle, qui venait de retrouver celle à qui elle devait sa nouvelle vie. Mais elle remarqua bien vite que l’entente entre ses compagnons et leurs créateurs n’était pas aussi cordiale que celle qu’elle entretenait avec sa dame.

Certains des anciens donnèrent à leur descendance un accueil glacial, quand d’autres semblaient transpirer d’indifférence à leur égard. Le maître de Lesceline, qui présidait l’assemblée, fut de ceux-là. Particulièrement grand, ses cheveux mi-longs d’un noir corbeau n’étaient concurrencés que par la noirceur de ses yeux, dont on ne pouvait distinguer la pupille de l’iris. Une aura malveillante émanait de ce vampire et la jeune Valraven était visiblement mal à l’aise à ses côtés.

Eurielle invita Amalia à prendre un siège non loin d’elle, et les autres mentors firent de même avec leurs protégés.

— Bienvenue à vous tous, déclara l’homme en tête de table. Je me nomme Mihaï Vargas, hiérarque de Buda et ses environs. J’ai la charge de maintenir la paix dans l’entièreté de la Pannonie.

Tous les nouveau-nés s’inclinèrent face à leur hôte en signe de respect.

— Nous vivons une époque troublée, continua-t-il. Les tensions au sein de nos castes sont exacerbées. Depuis la mort du Triumvir Valérius, l’un des plus vieux Nephilims toujours éveillés, certains prétendent que nos anciens ne sont plus aptes ni à nous protéger ni à nous diriger.

Nommé d’après son créateur, un Prince de sang Ahriman, le Triumvirat d’Abrasax représentait l’autorité suprême du peuple de la Nuit Éternelle.

— Ce siège vacant au sein du Triumvirat crée un chaos sans précédent, déclara le vampire au côté duquel Erik s’était placé. Toutes les grandes familles se déchaîneront pour le réclamer.

— Tout à fait, renchérit le hiérarque Mihaï. Mais ce n’est pas tout. Je suis porteur d’une bien mauvaise nouvelle, une nouvelle qui risque d’accentuer davantage ces rivalités. Il y a cinq nuits, la forteresse de Vysehrad a brûlé dans son entièreté, et ce, en pleine journée. Elle a emporté avec elle les deux derniers Triumvirs.

Scandalisés, tous les vampires autour de la table émirent des cris étouffés.

— Ils ne sont peut-être pas tous morts ! s’exclama la créatrice de Lothar. Képhren est âgé de trois millénaires, il est l’enfant direct du fondateur des Dagdarans. Il ne peut avoir été détruit aussi facilement !

— Je crains fort que si, rétorqua Mihaï. Le feu a éventré leur refuge et leur grand âge ne leur fut d’aucun secours face au soleil. Nos régents ont succombé, et avec eux la paix qu’ils maintenaient entre les castes. En attendant qu’une autre congrégation ne se crée et rétablisse l’entente générale, il s’écoulera probablement plusieurs décennies. D’ici là, la tâche que vos enfants devront mener à bien sera accomplie.

Il était courant pour les vampires d’utiliser leurs nouveau-nés pour accomplir leurs basses besognes. La seconde loi de leur existence, l’Obédience, interdisait aux progénitures de refuser tout ordre de leurs maîtres.

Mihaï s’adressa ensuite aux jeunes vampires qu’il avait convoqués.

— Vous allez vous rendre à l’est, dans les confins reculés de la Valachie. À Timisvar, plus précisément. Cette cité est à la frontière du voïvodat hongrois et valaque. Vous rencontrerez le maître des lieux et hiérarque de la cité, un certain Radoslan. Vous séjournerez quelques nuits en son domaine avant de vous diriger vers les villes de Deva et d’Oradea, dont vous vous emparerez.

Amalia tiqua, tout comme ses infortunés compagnons.

Il va profiter du chaos ambiant pour agrandir son territoire… pensa-t-elle.

Les affrontements qui allaient suivre l’anéantissement du Triumvirat camoufleraient les agissements d’un groupe de nouveau-nés dans des cités mineures. Ils n’étaient guère plus que des pions.

L’attribution de terres – même de hameaux éloignés des grandes villes – devait être acceptée non seulement par le régent à qui elles appartenaient, mais également par ses voisins, qui conservaient un droit de regard sur toute éventuelle concurrence. Maintenant que le Triumvirat avait été détruit, toutes les castes se sauteraient à la gorge pour protéger leurs possessions et la société vampirique sombrerait dans un chaos sans précédent. Mihaï comptait sur sa ruse et ses manigances pour obtenir ce qu’il désirait. Le temps que le monde politique se rendre compte de sa manœuvre, il aurait gagné le contrôle et les ressources de deux cités supplémentaires.

Ce fut la voix usée par les ans de Fekla qui rompit le silence.

— Pardonnez-moi, monseigneur, mais si vous désirez vous approprier ces terres, vous devriez vous en prendre au voïvode valaque en personne, Mayhar le Perse.

Il était de notoriété publique que les deux hommes se haïssaient. Mais Mihaï n’était qu’un hiérarque, soumis aux ordres de sa propre voïvode, une Ahrimane connue sous le nom de Mélisandre qui avait la charge de toute la Hongrie. Mihaï n’avait ni les ressources ni la puissance nécessaire d’endurer un conflit ouvert avec Mayhar, qui avait la main mise sur toute la Valachie.

Le hiérarque de Budapest poussa volontairement un soupir agacé.

— Je ne m’attends pas à ce que tu comprennes les tenants et aboutissants de mes actes, occultiste. Mais puisque vous êtes tous réunis ici, autant essayer de faire entrer un peu de logique dans vos cervelles de nouveau-nés. Le Perse et moi-même sommes connus pour nos différents, je ne peux donc l’attaquer sans provocation. Le Triumvirat est certes dans l’incapacité de faire respecter nos lois, mais certains membres de notre peuple le peuvent toujours. Ma voïvode me retirera mes privilèges et ma cité si je déclare la guerre à notre voisin sans raison. Les bourgades dans lesquelles je vous envoie entourent Napoca, que Mayhar a récemment confiée à son enfant.

Lesceline s’insurgea, répondant à son maître d’un ton qui frôla l’impertinence.

— Dès qu’il aura pris connaissance de notre présence à Deva et à Oradea, il pensera que vous nous y avez envoyés pour mettre en difficulté son enfant, voire pire.

Erik s’insurgea et se leva d’un bond.

— Nous serons les premières victimes de la colère de Mayhar le Perse pendant que vous serez ici, bien au chaud derrière les murs de votre cité.

Le nouveau-né avait osé répondre à l’un de ses aînés. Immédiatement, une tension palpable se leva dans la salle. Amalia remarqua que les mains de sa créatrice se figèrent sur les accoudoirs de sa chaise. L’attitude des autres vampires plus âgés ne laissait guère de doute, ils étaient tous terrifiés à l’idée que Mihaï laisse parler sa colère.

Celui-ci se plongea alors dans un calme glaçant. Il se redressa, mit ses mains derrière son dos, puis avança calmement vers le nouveau-né.

— Ton seigneur m’a assuré de ta fidélité, Erik. Ai-je eu tort de placer ma confiance en lui ?

Même de loin, Amalia ressentit l’aura qui se dégageait de Mihaï. Elle avait envie de reculer et de se replier sur elle-même dans un coin de la pièce. Elle n’osa imaginer ce qu’elle aurait éprouvé s’il s’était réellement mis en colère. Il était très étonnant qu’Erik, en dépit de son jeune âge, parvienne à continuer de le regarder dans les yeux.

— Ce… hésita-t-il. Ce n’est pas ce que j’ai dit…

— Bien, répondit le hiérarque. Il est inutile de te préciser ce qui arriverait si jamais tu trahissais cette confiance, n’est-ce pas ?

Le jeune homme baissa la tête et Amalia discerna le tremblement de ses mains.

— Oui… inutile.

— Parfait. N’aie crainte, je serais aux aguets lorsque Mayhar décèlera l’origine de la prétendue menace qui pèse sur son enfant. C’est précisément dans ce but que j’y envoie mon propre sang. Dès que sa peur prendra le dessus et qu’il cherchera à vous nuire, j’interviendrai et j’aurai ainsi une raison légitime de m’en prendre à sa progéniture. Napoca est d’une importance capitale, les terres sous son contrôle donnent un accès à la Grèce et ses provinces. Mais si jamais l’on venait à me soupçonner de félonie parce qu’un petit Ahriman impudent n’a pas su tenir sa langue, tu ne seras pas le seul à le payer de ta vie.

À l’instant où Mihaï qualifia Erik d’Ahriman, la curiosité d’Amalia revint au premier plan et elle se permit d’observer plus attentivement les seigneurs de ses compagnons.

Lors de sa transformation, sa dame lui avait appris les règles complexes qui régissaient le monde des vampires, ainsi que ses grandes familles aux habiletés aussi variées que dangereuses.

La caste des Asteras, à laquelle appartenaient Amalia et sa maîtresse, était réputée pour abriter des vampires experts dans toutes les formes d’art, particulièrement ceux de la séduction, de la manipulation et des intrigues. Tirant leur nom de la déesse Astartée, ils pouvaient être choisis pour un florilège de raisons, souvent en rapport avec leur amour des manigances et bien sûr, leur beauté, qui n’était qu’amplifiée par leur renaissance au sein du peuple de la Nuit Éternelle.

Mais il y avait un prix à payer pour disposer de tant d’attrait et les Asteras demeuraient inéluctablement soumis à leurs propres émotions. Agissant souvent par impulsivité, il n’était pas rare de les voir se mettre délibérément en danger, attirés tels des insectes par la flamme d’une bougie, séduits par un ennemi ou s’éprenant d’un mortel.

Ainsi, certaines castes possédaient une tare spécifique, une faiblesse héréditaire dont il était impossible de se défaire même après des millénaires.

En observant son entourage, Amalia n’eut plus de doutes concernant la vieille femme qui les accompagnait, dont les pendentifs et autres colifichets cliquetèrent alors qu’elle murmurait à son aîné. Plus tôt dans la nuit, la jeune Astera avait été induite en erreur par l’apparence de la vieillarde, qu’elle avait prise pour une Nephilim, ces derniers ayant pour malédiction de vieillir comme les humains. Mais après la remarque de Mihaï un peu plus tôt et au vu de ses connaissances pointues en matière de chants funèbres, elle ne pouvait appartenir qu’à la caste des Stygians.

Aussi surnommés occultistes, les membres de cette caste comptaient parmi eux les plus macabres érudits de la société vampirique. Leur nom n’avait pas été choisi au hasard et il référait à l’infernal fleuve Grec. Par un procédé gardé jalousement de leur caste, ils pouvaient non seulement explorer à loisir l’Autre-Monde, où passaient les âmes humaines dès leur trépas, mais également celui des rêves. On disait même que certains aînés de cette caste possédaient la capacité de déchirer le voile entre notre plan d’existence et celui des enfers afin d’y passer différentes sortes de pactes avec les entités de la mort, allant jusqu’à récolter des âmes pour leurs expériences malsaines. Ils gardaient jalousement leurs secrets et vivaient majoritairement entre eux, se fichant pas mal de l’existence des autres castes, tant que celles-ci n’intervenaient pas dans leurs travaux. Ce fut d’autant plus étonnant pour Amalia de compter l’une d’entre elles parmi son groupe.

Lothar, l’homme élancé à la queue de cheval, écoutait avec attention sa dame, une très belle femme aux cheveux aussi sombres que les siens. Aucune caractéristique particulière n’émanait de sa personne, aussi leur caste à tous deux demeurerait un mystère quelques nuits encore.

Quant à Erik, si Mihaï n’avait pas précisé à voix haute son appartenance aux Ahrimans, la lueur de raison peu commune dans son regard aurait garanti à elle seule son lignage, dont les membres se pensaient souvent plus malins et plus légitimes que leurs semblables de par leur puissance considérable. Amalia se surprit à soupçonner que cette timidité maladive n’était peut-être qu’une suffisance déguisée.

Les Ahrimans étaient de redoutables combattants, gardiens de la neutralité et peu enclins à favoriser une caste plutôt qu’une autre, d’où les réticences d’Erik à accepter la tâche que Mihaï venait de leur confier. Très imbus de leur personne, leur arrogance était leur grande faiblesse. En combat, ils trouvaient peu d’adversaires, ce qui les conduisait souvent à se croire plus fort que leurs aînés.

La jeune Lesceline, toujours aussi mal à l’aise à la vue de Mihaï, était une Valraven, tout comme lui. Il s’agissait de l’une des castes les plus influentes au monde, particulièrement en Europe de l’Est, où ils étaient légion. Enviés de bien des castes, leurs pouvoirs leur permettaient de changer la nature physique des êtres vivants et les transformer à loisir. À chaque apparition de créatures étranges et de monstres tels que dragons et autres hybrides mythologiques, il était certain que les Valravens y étaient mêlés de près ou de loin.

— Vous avez vos ordres, reprit Mihaï. Mes alliés ici présents m’ont assuré de vos compétences, vous partirez donc dès ce soir. Vous pouvez vous retirer.

— Pardonnez-moi, monseigneur, l’interpella Amalia. Mais comment pouvez-vous être certain que Mayhar le Perse aura une réaction aussi violente face à la simple menace de notre présence autour des terres de sa progéniture ?

Le Valraven plissa les yeux, jeta un regard indéchiffrable à Eurielle, puis répondit à son interlocutrice.

— Tu es la jeune Amalia Arpad, n’est-ce pas ?

— C’est exact, maître.

Tous les regards se tournèrent vers elle. Habituellement, en tant qu’Astera, la demoiselle adorait devenir le centre de l’attention. Mais ici, entourée de tant d’aînés, son plaisir était mêlé d’une violente crainte qui lui tordait l’estomac.

Mihaï fixa longuement Amalia dans un silence qui sembla s’éterniser. Puis, il avança dans sa direction avec une lenteur calculée.

— Lysandre est le dernier enfant de Mayhar, précisa-t-il. Je crains fort de n’avoir été que trop de fois mêlé aux incidents qui le privèrent du reste de sa progéniture. Dès que mon nom sera évoqué, il ne saura contrôler sa colère et tentera de me régler mon compte une fois pour toutes. Je profiterai ainsi de son imprudence et réclamerai la protection de dame Mélisandre, ma voïvode. Mayhar ne fait pas le poids contre elle et je m’emparerai ainsi de ses terres et de son titre sans le moindre soupçon de complot.

Il se tenait à présent à moins d’un mètre d’Amalia, qui se fit violence pour ne pas céder à son instinct qui lui hurlait de prendre la fuite.

Le Valraven lui sourit, avant de relever son menton d’un geste de la main, plongeant ses iris dorés dans ses yeux.

— Ce qui m’assure de sa réaction aussi brutale qu’irrationnelle, ma chère, c’est que, comme tous les membres de ta caste, il sera incapable de maîtriser la rage qui s’emparera de lui à l’idée de sentir à nouveau le lien avec sa progéniture se briser. Vous, les Asteras, demeurez tous les proies de vos sentiments. Ils sont votre faiblesse.

Le hiérarque se détourna alors de la jeune femme afin de regagner son siège. Amalia ressentit un profond soulagement à l’instant où il relâcha son emprise sur elle, et il ne fit que s’accroître au fur et à mesure qu’il s’éloigna.

Il prit à nouveau place et s’empara d’une coupe de sang qu’il fit pivoter d’un geste nerveux en la pinçant entre son pouce et son majeur.

— Maintenant que les choses sont claires, déclara-t-il, j’ose espérer que vous vous attellerez à votre tâche avec entrain, et par-dessus tout, avec intelligence. Toute rumeur de manigance qui sortirait de la bouche de l’un d’entre vous serait niée non seulement par moi, mais également par vos créateurs. Je me ferai ensuite un plaisir de débarrasser cette assemblée de tout traître en son sein. Maintenant, partez.

Sans autre interruption, la réunion se conclut non sans avoir laissé sa marque dans l’esprit de tous les jeunes vampires. Après de brefs adieux à leurs aînés, les nouveau-nés sortirent du bâtiment abandonné avant de se diriger vers les portes nord de Budapest, où un convoi les y attendait. Ils embarquèrent dans un cortège de quatre lourds chariots tirés par seize chevaux et accompagné d’une poignée de serviteurs mortels.

En moins d’une heure, ils rejoignirent l’une des routes commerciales entourant Budapest, maugréant de n’avoir guère pu se reposer une seule nuit dans la cité de Mihaï avant d’embarquer à nouveau vers les contrées sauvages et dangereuses de la Valachie.

***

C’est ainsi que naquit notre groupe ô combien hétéroclite.

Que dire de cette mission confiée par nos maîtres... Ma nouvelle vie venait à peine de commencer que je me retrouvais déjà plongée au cœur d’intrigues qui m’auraient valu la mort si cela s’était su.

J’ai conscience que cela doit te paraître cruel, car à ton époque, utiliser sa progéniture de cette manière est interdit. Nos lois ont bien changé depuis les sombres heures de ce millénaire qui me vit naître. En ces temps-là, les vieux vampires procréaient bien plus qu’aujourd’hui et lâchaient leurs enfants dans un monde vicieux où seuls les plus rusés et plus forts survivaient. Perdre plus des deux tiers de sa progéniture était courant. Quant aux quelques pauvres nouveau-nés qui parvenaient à tirer leur épingle du jeu, ils n’étaient à leurs yeux que plus méritants d’appartenir à notre race.

Ma première rencontre avec Mihaï fut très instructive, mais pas aussi mémorable que celle qui arriva ensuite.

Notre départ précipité aurait fait de nous des proies faciles pour les bandits de grand chemin si nous n’avions pas croisé un autre groupe de voyageurs, des Valravens pour la plupart, dont le meneur se prénommait Matthias. Par une coïncidence suspecte, mais bienvenue, il devait faire escale à Timisvar, tout comme nous, avant de reprendre la route pour Constantinople. Il proposa de nous escorter, ce que nous acceptâmes volontiers. Nous commençâmes tous dès lors à recouvrer un peu d’espoir, dont celui de nous acquitter de cette mission vivants.

Ma colère envers Mihaï était justifiée, cependant, j’eus la sagesse de la mettre de côté et d’attendre de voir vers quel chemin évoluerait notre situation. Je n’étais pas assez stupide pour m’attirer la colère d’un ancien disposant d’immensément plus de ressources que moi.

Vois-tu, Julien, nombreux sont les nouveau-nés qui se laissent abuser par leur nature dès leur première année d’existence. Nous sommes bien plus forts que les mortels, mais nous restons des enfants se querellant avec des épées de bois en comparaison de nos aînés. Et c’est sans parler des conflits récurrents que nous entretenons avec d’autres créatures tapies dans les ombres, pour qui nous ne sommes que des proies…

Ne te laisse pas aveugler toi aussi par ce sentiment de puissance, car il te trahira. S’il se trouve quelqu’un dans ce monde pour qui gronde ta colère, maîtrise-la et attends. Une occasion se présentera d’elle-même le moment venu. Ne déclare pas de guerre ouverte à tes opposants, courbe l’échine et laisse-les croire que la victoire leur est acquise. Flatte-les, manipule-les, va dans leur sens jusqu’à ce qu’ils ne voient en toi plus aucune menace. Ces vampires suffisants s’attireront d’autres colères, d’autres ennemis, et il viendra une nuit, lorsque tu auras été suffisamment prudent et sage, où tu seras le seul à te souvenir de ces fous, qui auront joui un temps d’un pouvoir éphémère et qui furent détruits par leur ego.

C’est ainsi que tu survivras à l’éternité.

***

Matthias de Byzance était un homme des plus énigmatique. Bien qu’il émanait de ce bel inconnu aux traits racés un charisme qu’Amalia ne parvenait pas à percer, il ne possédait pas cette aura de cruauté du maître de Lesceline. Celle-ci n’avait par ailleurs pas dit un mot depuis leur départ de Budapest, deux nuits auparavant.

Inquiète pour sa compagne de voyage, la jeune Astera voulut la rejoindre dans l’un des chariots, mais ne l’y trouva pas. Après une recherche minutieuse, elle finit par la débusquer à l’arrière du convoi, dans le transporteur de vivres, blottie entre deux barils de vin et perdue dans de tristes pensées. En ressentant un désespoir si grand chez une jeune demoiselle, Amalia ne put s’empêcher d’éprouver de la compassion pour elle.

Précautionneusement, l’Astera s’approcha et brisa le silence pesant qui rôdait dans le chariot.

— Puis-je faire quoi que ce soit pour toi ? Je n’ai pu m’empêcher de remarquer ton malaise lorsque nous avons retrouvé nos créateurs.

Lesceline pencha la tête vers elle, révélant les traces rosâtres de sang séché sur ses joues.

— J’ai peur que non. Ce qui est fait est fait, nous ne pourrons jamais retourner en arrière ni retrouver nos vies mortelles.

Amalia ne montra rien de sa perplexité quant à l’envie de Lesceline de redevenir humaine.

— Mihaï n’est pas mon maître, poursuivit la jeune Valraven, mais il est celui de mon créateur. C’est à lui, l’homme qui m’a infligé ce châtiment, que je réserve mon courroux.

Perplexe, Amalia ne comprenait pas comment Lesceline pouvait considérer le cadeau de l’immortalité comme une punition.

— Pourquoi désires-tu lui faire tant de mal ?

— Je n’ai pas le cœur à en parler. Pas encore. Mais je n’oublierai pas ta sollicitude.

— Soit, conclut-elle en faisant demi-tour. Je te laisse, dans ce cas.

— Amalia, attends.

L’intéressée se retourna.

— Qu’y a-t-il ?

— Comment ta dame t’a-t-elle transformée ?

C’était une question un peu trop précise, pour son propre bien. L’Astera en déduisit que le traumatisme de Lesceline venait de la façon dont elle avait rejoint le peuple de la Nuit Éternelle.

— C’était un soir d’été, répondit Amalia. Après un bal que j’organisais dans mon château, à Banloc.

L’air triste de la jeune Valraven se mua en interrogation.

— Un château ? Tu faisais partie de la noblesse ?

— En un sens, j’imagine. J’ai épousé un noble à mes quinze ans, le vicomte d’Arpad. Il est mort quelques mois après notre mariage.

— De quoi est-il mort ?

— D’ataxie, mentit Amalia. Il avait presque septante ans.

Le visage de Lesceline se figea.

— Quelle horreur ! Je comprends mieux pourquoi tu as accepté le don de ta dame. Être mariée à ce genre d’individu, forcée de s’offrir à lui alors qu’il avait quatre fois ton âge ! J’aurais sans doute préféré me noyer dans la rivière la plus proche.

Amalia reste de marbre, jugeant qu’il valait mieux que Lesceline pense que son mariage avait été le fruit de la manipulation de ses parents. Comment aurait-elle pu lui avouer qu’en réalité, elle avait refusé de contracter le mariage d’amour qui aurait pu être le sien, car elle n’avait aspiré qu’au pouvoir que procurait le titre de veuve ? Comment aurait-elle pu confier à cette jeune femme brisée que c’était son avidité qui l’avait conduite jusqu’ici ? Qu’il n’y avait jamais eu de rapports violents et que les quelques coups de reins mous de ce vieux raisin racorni de vicomte en avaient largement valu la peine.

Ce qui devint évident, en revanche, fut que Lesceline, elle, avait été violée par son créateur.

Souriant tristement à sa compagne de voyage, Amalia laissa mourir la conversation et se leva, laissant Lesceline seule avec ses pensées. Elle quitta le chariot pour rejoindre Matthias dans l’attelage en tête du convoi, cherchant une compagnie plus enjouée.

S’asseyant à ses côtés sans y avoir été invitée, Amalia profita de son étonnement pour scruter sa tenue. Sa tunique se composait d’onéreuses soies rouges et noires dont le dos était brodé d’une chimère. Son visage fin et ses cheveux sombres étaient rehaussés par le bleu nuit de ses yeux, qui rappelaient les profondeurs de l’océan.

— Puis-je t’aider ? demanda-t-il, amusé de la curiosité qu’il générait chez la demoiselle.

— Pardon de vous dévisager, déclara franchement la jeune Astera, mais vos traits sont d’une symétrie inhabituelle, même pour un membre de notre peuple.

— Je comprends que cela t’intrigue, les Asteras sont toujours attirés par ce qui leur paraît attrayant, qu’il s’agisse d’une œuvre, d’un objet ou d’une personne. Ma caste m’a gratifié de deux de ses trois grands dons, la métamorphose et la transfiguration.

Amalia avait entendu parler des dons fascinants des Valravens et de leur capacité à modifier la chair. Elle sauta sur l’occasion pour en savoir plus.

— Quelle différence les sépare ? demanda-t-elle.

— La métamorphose est réversible, répondit Matthias. C’est une forme d’emprunt de la matière assez similaire au phénomène qui touche les lycanthropes, à ceci près qu’ils ne peuvent contrôler leur forme. La transfiguration, elle, est permanente. C’est cette dernière qui a attisé ta curiosité. J’altère mes traits une ou deux fois par siècle.

Oubliant toute prudence, Amalia voulut en savoir plus, intriguée.

— Quel âge avez-vous ?

— Quel âge me donnes-tu ? répondit-il sèchement.

La demoiselle se tut, ayant réalisé la brusquerie de sa question.

— Veuillez m’excuser, c’était inapproprié. J’éprouve bien du mal à retenir ma curiosité, surtout lorsqu’il s’agit de mes aînés.

— Je ne suis pas aussi vieux que cela, répondit-il d’un air offensé. Il demeure dans ce monde des Valravens qui me surpassent largement.

— Qui sont-ils ? s’empressa de demander Amalia. Peut-être ai-je déjà lu des ouvrages qui les mentionnent ?

— Si ce n’est pas le cas, cela ne saurait tarder. Sur les ruines de l’antique cité de Carthage réside Moloch, l’un des plus vieux Valravens toujours éveillés. À l’inverse de la majorité d’entre nous, il préfère rester seul, reclus dans son Mausolée de l’Effroi afin de s’adonner à des projets macabres que plus d’un Stygian lui envie.

Un frisson glacé s’enroula autour de la colonne vertébrale d’Amalia.

— Puis-je vous demander… si ce Mausolée de l’Effroi est aussi sordide et sinistre que son nom l’indique ?

— Tu n’as pas idée. Le don de transfiguration de ma caste peut accomplir des choses étonnantes, magnifiques. Où aussi terribles que les pires plaies ayant frappé la terre. La limite entre l’expérimentation utile et la fascination malsaine est vite franchie.

Écoutant avec attention les propos du Valraven, Amalia eut la sensation d’être submergée par l’immensité de ce monde qui la renvoyait à sa propre petitesse.

— Est-il vrai que vous pouvez créer toutes sortes de créatures étranges ?

— Oui, répondit Matthias, mais à trop manipuler la chair, beaucoup de ces créations ne sont pas viables et finissent par mourir. La transfiguration reste extrêmement complexe, en plus d’être atrocement douloureuse, surtout lorsque l’on touche à la structure des os. C’est la raison pour laquelle nous sommes nombreux à nous en tenir à notre pouvoir de métamorphose, bien plus simple à apprendre que la transfiguration, qui demeure inassimilable sans plusieurs siècles de pratique.

La lumière blafarde de la lune se reflétait dans les yeux vert sombre d’Amalia, qui buvait les paroles de son aîné. Alors que le chariot était lentement secoué par l’irrégularité de la route, elle réfléchit à voix haute.

— J’avais entendu dire que les chimères et autres dragons étaient du fait de certains de vos semblables, mais vous m’avez ôté tous mes doutes. Je comprends mieux pourquoi le nom de votre caste découle du valraven.

Matthias parut surpris.

— Il est étonnant qu’une jeune personne telle que toi soit parvenue à faire ce rapprochement. Je m’y serais attendu venant d’une Erénide, étant donné leur attirance pour le savoir sous toutes ses formes, mais certainement pas d’une Astera.

Perchée au sommet d’une colline, la silhouette d’un élégant manoir de pierres bleues s’éleva devant eux, dominant le paysage.

— Je crains que notre conversation ne doive être reportée, déclara l’ancien. Nous sommes arrivés.

Le chariot continua sa route le long d’un chemin cahoteux qui les mena au sommet de cette butte où se dressait la bâtisse, aussi impressionnante par sa taille que par son opulence. La vue depuis le promontoire était exceptionnelle. Les forêts environnantes s’étendaient à perte de vue, déroulant un tapis sylvain de feuilles et d’épines aux mille nuances de vert jusqu’aux frontières de l’horizon.

Les nouveau-nés descendirent des chariots, endoloris et courbaturés, pour être accueillis à l’entrée du manoir par une petite armée de serviteurs mortels ainsi que par un homme vêtu d’une tenue d’apparence aussi onéreuse que celle de Matthias. Ce dernier le rejoignit et lui adressa une franche accolade avant de laisser son hôte scruter le groupe d’un air perplexe.

— Bienvenue à tous, leur déclara-t-il en s’inclinant. Je me nomme Radoslan de Nyitria, hiérarque de Timisvar. Il est rare que Matthias nous amène des visiteurs, même si je déduis à votre habillement que vous n’avez pas voyagé avec lui depuis Constantinople.

Les hiérarques, serviteurs des voïvodes, étaient les seuls avec ces derniers à être investis du pouvoir d’exercer la Loi du Sang, la justice des vampires. Ils édictaient leurs propres lois, qui pouvaient différer d’un hiérarque à l’autre. Radoslan ne paraissait pas aussi âgé que Matthias, mais il demeurait affublé d’un titre similaire à celui de Mihaï, aussi, il ne fallait certainement pas le sous-estimer.

De loin la plus armée pour répondre au jeu de la bienséance, Amalia s’avança d’elle-même vers le maître des lieux.

— Hiérarque Radoslan, merci de nous accueillir en personne. Je me nomme Amalia Arpad, et voici Lesceline Vargas, Lothar de Kielce et Erik. Le seigneur Matthias a eu la bonté de nous escorter jusqu’à bon port en nous préservant d’attaques opportunistes.

— C’est malheureusement devenu chose courante, sur nos terres. Le caractère belliqueux des Magyars ne joue pas en leur faveur, je le crains. Mais dites-moi, que venez-vous faire aux abords de ma cité ?

Mihaï n’avait visiblement pas pris la peine de prévenir Radoslan de ses plans, ce qui, même en cas de faveur due, dénotait d’un grand manque de respect.

Lesceline, dont l’aura d’agacement, laissait deviner qu’elle avait ruminé contre son maître durant tout le voyage, prit soudainement la parole.

— Nous sommes en mission pour Mihaï Vargas, qui désire accroître son territoire. Mais je crains que la précipitation dans laquelle il nous a jetés ne nous ait privés de toute possibilité de réussite.

Amalia se tourna vers elle, interloquée. Dévoiler si promptement les plans de son maître à des vampires qu’elle ne connaissait guère était inconscient. Il n’était jamais prudent de confier ses desseins à d’autres, fussent-ils de la même caste.

À moins qu’elle ne cherchât à mettre à mal la tâche qui leur avait été confiée. Amalia soupçonna ainsi sa compagne de voyage de posséder des velléités de sabotage.

— Je vois… dit Radoslan en plissant les paupières. Eh bien soit, il fera jour dans moins de trois heures, vous êtes les bienvenus si vous désirez vous reposer dans ma demeure. Nous pourrons ainsi parler plus amplement de votre mission. (Son attention se reporta ensuite sur le vieux Valraven.) Matthias, c’est un plaisir de te revoir.

Il salua son homologue avant d’inviter les nouveau-nés à entrer dans le manoir d’un geste poli.

Fekla, voûtée et d’une lenteur volontairement accentuée, passa en boitillant à côté d’Amalia, non sans marmonner des commentaires sur le manque général de politesse des Valravens et son espoir que leur hôte lui donne tort.

La jeune Astera sourit, prise d’une étrange affection pour ce petit être si peu conventionnel. Même si elle passait la majeure partie de ses nuits à grommeler, ses remarques acerbes démontraient souvent une étonnante véracité.

Acceptant l’invitation de leur hôte, ils franchirent le seuil les uns après les autres. Mais lorsque vint le tour d’Amalia de pénétrer dans le manoir, elle s’immobilisa, frappée par la beauté des lieux. De riches tapisseries de Damas toutes de rouge et d’or décoraient les murs, espacées par d’imposantes sculptures de marbre blanc. Le haut plafond de l’immense séjour était soutenu par de larges colonnes de cyprès.

Chaque objet de ce manoir avait été placé dans le but de donner à ses invités non seulement l’assurance de se trouver dans une opulente demeure de hiérarque, mais également dans un gigantesque cocon, aussi luxueux que douillet.

— Prenez place, je vous prie, les invita Radoslan en leur indiquant de confortables fauteuils dans le premier salon qui jouxtait l’entrée.

En voyant Matthias s’éloigner sans dire un mot, Amalia ne put s’empêcher de tenter de le retenir.

— Vous joindrez-vous à notre conversation, monseigneur ?

Il se retourna et lui adressa un sourire las.

— Je préfère laisser l’art de l’éloquence aux bons soins du hiérarque.

Amalia s’inclina, dissimulant sa déception. Elle entreprit de s’asseoir avec élégance dans l’un des grands sièges rembourrés du maître des lieux, tout en continuant de surveiller son interlocuteur du coin de l’œil. Ce dernier monta des escaliers un peu plus loin, avant de tourner à gauche sur une plate-forme menant à un couloir d’étage. L’ouïe très développée de la jeune vampire perçut une quinzaine de pas avant que le grincement d’une porte que l’on referme ne restreigne sa curiosité.

Radoslan rejoignit le groupe et s’assit dans l’un des fauteuils solitaires, en face de Lothar et d’Erik. Lesceline et Fekla prirent place sur une longue mezzanine d’une sombre couleur cramoisie et Amalia porta son choix sur le siège le plus lointain, caressant du regard ce manoir si habilement décoré.

Le hiérarque ne put ignorer l’air admiratif de son invitée.

— Il m’est agréable de constater que vous trouvez ma demeure à votre goût, dame Arpad.

— Elle est exquise, monseigneur, lui répondit-elle poliment.

Un sourire énigmatique étira les lèvres fines de Radoslan.

— L’architecte qui l’a fait naître est un ami de longue date. Un Nephilim. Vous conviendrez qu’il est particulièrement doué dans son travail. Cette bâtisse surpasse tant en confort qu’en faste toutes mes autres propriétés.

La rivalité entre les Nephilims et les Asteras était connue de toutes les castes, les premiers jalousant les seconds pour leur habileté à préserver, voire accroître leur beauté au fil du temps, les seconds dédaignant les premiers pour leur dédain et leur négligence. En soulignant qu’un Nephilim était à l’origine d’un lieu si raffiné, le hiérarque testait la patience d’Amalia, qui se fit un plaisir de lui adresser son plus beau sourire.

Erik sortit alors de son monde intérieur pour s’adresser à leur hôte.

— Nous sommes navrés d’arriver ainsi sans avoir été annoncés, nous pensions que le seigneur Vargas avait fait le nécessaire.

— Ce n’est guère étonnant, répondit Radoslan, il ne prend que rarement la peine de me prévenir de ses manigances.

— Pourquoi lui obéir, dans ce cas ? s’enquit Fekla.

— Pour la même raison qui vous pousse à obéir à vos maîtres, répondit le hiérarque. Nous nous devons de respecter nos aînés, bien que Mihaï et moi n’avons apparemment pas la même façon de considérer la valeur de services rendus. Je ferai ce qui est en mon pouvoir pour vous aider à mener à bien votre quête, si vous avez l’amabilité de m’indiquer en quoi elle consiste.

À nouveau, Lesceline se fit une joie de lui répondre.

— Nous sommes supposés rester à Timisvar le temps d’organiser un voyage vers Deva et Oradea, deux cités cernant Napoca, sur laquelle nous allons devoir faire pression afin de menacer Lysandre Opescu, l’enfant de Mayhar le Perse.

Amalia manqua de s’étrangler en prenant une inspiration trop rapide. Révéler leur destination à leur hôte était on ne peut plus logique, mais lui avouer – même à demi-mot – les intentions de Vargas à l’encontre de l’enfant du voïvode valaque était de la folie pure.

Radoslan fronça les sourcils, visiblement irrité.

— Voilà qui ne plaira guère au Perse. Il réagira, pour sûr. Et de façon radicale.

La jeune Valraven se tut, un rictus satisfait aux lèvres.

Elle cherche vraiment à saboter nos plans… songea Amalia. En tant que hiérarque, il doit entretenir de bonnes relations avec les deux voïvodes qui bordent ses frontières. Il va nous voir comme d’indésirables agitateurs.

— Nous ne cherchons pas à les provoquer délibérément, seigneur Radoslan, intervint l’Astera. Nous nous devons d’obéir comme le veut la loi d’obédience. Je vous prie de croire que nous ignorions que vous entreteniez des relations amicales avec le voïvode Mayhar.

— Amicales n’est pas le qualificatif le plus adapté, précisa le hiérarque. Cet homme a la fâcheuse tendance de s’approprier les possessions des autres.

Amalia décela des notes d’agacement dans la voix du Valraven.

— Vous êtes tous très jeunes, continua-t-il. D’ici un siècle ou deux, vous comprendrez que les relations qui unissent les hiérarques et les voïvodes ne sont jamais aussi simples. Beaucoup de mes pairs font progresser leur cité de telle façon qu’ils finissent par avoir plus d’influence et de pouvoir que leurs voïvodes, qui se reposent bien souvent sur leur seul titre.

Pourtant, tu es forcé d’obéir à Mihaï. Je serai curieuse de savoir quel genre de service il t’a rendu pour que tu fasses preuve de tant de soumission à son égard…

Radoslan sembla alors réfléchir longuement avant de reprendre.

— J’ai moi aussi été un nouveau-né, il y a bien longtemps. Je connais les dangers dans lesquels nous mettent les ordres de nos créateurs. Je vous fournirai un sauve-conduit qui vous permettra de traverser mes terres sans anicroche. Après quoi, la faveur que je devais à Mihaï sera payée.

— Merci, seigneur Radoslan, déclara Amalia.

Fekla inclina la tête en signe de reconnaissance et Erik soupira d’aise. Quant à Lothar et Lesceline, ils ne parurent pas enchantés par cette nouvelle.

Après quelques instants, le hiérarque fit un signe discret à l’un de ses serviteurs. Plusieurs humains vêtus d’étoffes simples à manches courtes apparurent alors dans l’atrium et rejoignirent les vampires.

Cela faisait plusieurs nuits qu’Amalia ne s’était pas nourrie, accablée par ce voyage interminable. Plus pressante d’heure en heure, la soif lui tordait le ventre et asséchait sa gorge. Elle sentit ses crocs s’allonger derrière ses lèvres charnues.

Les serviteurs se séparèrent et rejoignirent chacun un invité, à qui ils tendirent leur bras dominant, visiblement habitués à servir de nourriture.

Soulagés de pouvoir enfin se rassasier, les nouveau-nés se nourrirent en respectant scrupuleusement l’étiquette. Tous, à une exception près. Amalia replia doucement le bras offert, puis invita le jeune homme dont elle devait se nourrir à s’approcher davantage, se levant pour l’observer plus longuement.

Comprenant ce que la demoiselle avait l’intention de faire, le mortel écarta ses cheveux mi-longs de sa gorge et tendit le cou vers l’Astera.

Avant de se nourrir de lui, Amalia se pencha pour humer son odeur. Il sentait la pomme et la sève de pin. La jeune vampire attendit suffisamment pour que le serviteur se mette à douter de la possibilité d’être mordu. C’est lorsqu’elle sentit sa confusion et son inquiétude qu’elle mordit délicatement l’offrande promptement donnée. Elle enfonça ses crocs dans une chair douce et sucrée, sans toutefois les y plonger trop profondément, ne désirant pas déchirer la fragile artère du cou. L’homme dont elle se nourrissait, surpris, émit un soupir extatique.

Le baiser d’un vampire pouvait provoquer bien des sensations chez les mortels. Chaque caste avait sa préférence, d’un plaisir subjuguant à une douleur innommable. Sans surprise, les Asteras étaient passés maîtres dans l’art de donner du plaisir, cet outil indispensable. Quel meilleur moyen y avait-il de s’assurer de la docilité de sa proie que celui de la plonger dans une extase telle que son interruption lui serait insupportable ?

Amalia se délecta de cet humain jusqu’à ce que les battements de son cœur se mettent à ralentir, après quoi elle le libéra. Un bref instant, le regret de ne pas avoir pu continuer se lut dans les yeux du jeune homme, qui s’éloigna à pas lourds, épuisé.

Alors qu’elle se léchait les lèvres pour y savourer les derniers arômes, la jeune vampire sentit les regards de ses compagnons se poser sur elle et sur les quelques gouttes ayant ruisselé sur le haut de sa poitrine. La vue de son visage d’un blanc de porcelaine maculé de sang sembla troubler au plus haut point Lothar et Erik.

Fekla leva les yeux au ciel, marmonnant un « pff, ces Asteras… » qui fit sourire la première intéressée.

Radoslan se maîtrisa, bien qu’il ne put totalement dissimuler la lueur de désir dans ses yeux. Mais ce soir, la belle n’était pas d’humeur à jouer avec lui. Elle avait eu son lot de manipulateurs à séduire lorsqu’elle était toujours mortelle, à la cour des Arpad.