L’étreinte glorieuse - Jean-Michel Hardy - E-Book

L’étreinte glorieuse E-Book

Jean-Michel Hardy

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Beschreibung

À la suite de Il n’y a pas que les bébés qui se chient dessus, ces pages racontent les tourments de l’adolescence de l’auteur durant les Trente Glorieuses. À la recherche de l’âme sœur qui lui fera perdre son innocence et apaisera ses angoisses, il tente d’intégrer le monde des adultes.

À PROPOS DE L'AUTEUR 

Né dans une banlieue ouvrière, Jean-Michel Hardy revisite et reconstruit ses années formatrices avec une certaine urgence. Tantôt désabusé, tantôt enthousiaste, il revendique l’influence de Louis-Ferdinand Céline qu’il prend plaisir à citer chaque fois que l’occasion se présente.

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Couverture

Page de titre

Jean-Michel Hardy

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’étreinte glorieuse

1947 – 1977

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Copyright

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Jean-Michel Hardy

ISBN : 979-10-422-4118-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Louis-Ferdinand

pour sa contribution bénévole

à toutes les citations.

L’étreinte glorieuse - 1947–1977

 

 

 

 

 

Vingt heures déjà ! une rue quelconque, qui porte le nom d’un de ces héros ordinaires mort pour la France, s’apaise lentement. Les derniers laborieux rapportent leurs sueurs à la maison, l’homme qui habite la masure d’en face, vient de garer son Aronde ; il en a replié les ailes et a attrapé, sur la banquette arrière, la musette dans laquelle il transporte chaque jour son déjeuner… il verse les miettes par terre… pour les oiseaux ! pense-t-il… il est ferrailleux dans une usine métallurgique au bord de la capitale.

Maman égrène son temps au garde-corps de la fenêtre… il est depuis bien longtemps rouillé, pourtant elle s’y accroche désespérément… qu’un jour enfin il l’assèche.

Ses yeux en folie ont traversé la rue…

— Attention Maman ! une voiture arrive… elle a lâché votre main !

Elle regarde l’homme en salopette bleue se hâter, franchir la grille et contourner la modeste demeure qu’il a construite de ses propres mains entre les deux guerres… avec deux parpaings et un sac de ciment. Elle l’imagine entrer par la porte du sous-sol, là où se trouve la salle de séjour, peu lumineuse et basse de plafond, une grotte où les quatre enfants sont déjà attablés alors que la mère gave au sein le dernier-né.

Maman essore son angoisse, meuble comme elle peut, chasse chaque image ténébreuse en forçant son cerveau à penser à des choses plus joyeuses. Elle picore un peu du bonheur aux autres, grappille en moineau… c’est toujours cela de pris ! Un sourire léger comme le vol d’une abeille éclaire son visage quand elle arrive à oublier… cela ne dure jamais bien longtemps ! une autre fleur à butiner ! les sombres pensées reviennent à l’assaut et les quelques mots de l’infirmière planent comme une ombre ténébreuse sur le silence mortel de cette rue.

— Et si c’était vrai ? songe-t-elle… ce que m’a dit cette sale bonne femme…

Elle revient d’un hôpital parisien après avoir passé l’après-midi auprès de son mari, assise sur le bord du lit, inconfortablement installée, d’une fesse sur l’autre, redressant par moment son dos qui lui fait si mal. Elle s’inquiète. Il paraît si pâle, si perdu dans ce drap blanc… le visage soufflé et blafard… le fond de ses yeux est bien jaune… l’éclairage sans doute ?

— On a toujours l’air encore plus malade dans ces lieux, se dit-elle… elle voudrait partir, quitter cet endroit, fuir sa douleur. Leurs deux regards se comprennent… il la rassure d’un nouveau mensonge :

— Ne te fais donc pas de soucis, ce n’est pas la première fois que je fréquente cet hôpital, juste des examens de contrôles, je vais rentrer à la maison demain ou après-demain, certainement… il espère la rassurer mais sa voix manque de conviction… lui, il sait !

Elle l’a quitté après un dernier baiser, s’est retournée plusieurs fois comme pour fixer inconsciemment une dernière image… avant d’emprunter le long couloir glacé, blanc de ses ténèbres.

Elle a aperçu l’infirmière en chef et s’est dirigée rapidement vers elle pour lui faire confirmer la sortie imminente de son Jean.

— Madame, est-ce que mon mari va sortir bientôt ? Elle redoute la réponse, malgré les propos confiants du malade, cependant elle n’écoute pas vraiment mais se souvient des paroles.

— Mais Madame, on ne vous a donc pas dit ? s’étonne l’infirmière… en masturbant son thermomètre…

— Dis quoi ? Non, on ne m’a rien dit… qu’y a-t-il ?

— Votre mari ne passera pas la nuit, chère petite Madame…

Sans répondre à ce qui pouvait n’être qu’une sottise, elle est partie d’un pas précipité, la tête lui tourne, ses jambes se dérobent, font des nœuds, elle les détricote et reprend son allure… comme un tramway fou, elle laisse sa main courir le long de la barre d’appui… y puise la dernière énergie…

— C’est une dingue ! cette infirmière a voulu me faire une vacherie… la bourrique ! la verrue ! quel plaisir a-t-elle pu trouver à me faire tant de mal ? elle s’enfuit à toutes jambes comme si le diable allait la trousser…

 

La voiture l’attendait dans le parking, avec le contremaître de l’usine à son volant qui l’avait accompagnée… il est engoncé dans son pardessus, coincé entre le volant et le siège parce qu’il a conservé par-dessous sa blouse grise… boudiné et saucissonné… il est fier de la mission qui lui a été confiée, un rien crâneur devant les ouvriers quand maman l’avait sollicité pour la conduire à l’hôpital.

— Vous comprenez, s’était-elle excusée, je n’ai jamais été toute seule à Paris, je n’ai jamais pris les transports en commun, le métro me fait peur… je crains de m’y perdre…

Après avoir donné toutes les consignes aux ouvriers pour que le travail se réalise pendant leur absence, ils étaient montés dans le break Citroën… la voiture du patron… qui sent encore bon le neuf.

— C’est déjà un pas vers les sommets… a songé le contremaître.

Il a regardé la patronne sortir du hall, pianotant des yeux de la mélodie que lui jouait le soleil. Elle approchait une voiture, puis s’en éloignait d’un pas incertain, revenait vers un autre véhicule, chancelante au vent. Il a maté une seconde ses fines jambes… complétant ainsi l’image du début d’après-midi où déjà, quand elle s’était dirigée vers l’entrée de l’hôpital, il avait regardé son derrière pendulaire s’éloigner… des idées plein sa tête.

Maintenant, elle essayait désespérément d’ouvrir les portes de véhicules inconnus, elle semblait perdue… d’un carrosse à l’autre… Cendrillon à côté de ses pompes qui se demandait :

— Où est garée notre voiture déjà ? quelle est sa couleur ? elle s’en était toujours moquée des bagnoles, belles ou pas belles, puissantes ou poussives… ces engins bruyants et dangereux dont les hommes étaient plus fiers que de leur femme… aussi dangereux que la chose dans leur pantalon et se retrouver grosse ! à ses yeux, que des roues pour aller voir ailleurs, rien de plus…

Elle s’affolait, somnambule… toutes les portières lui résistaient ! elle s’appuya à un réverbère compatissant qui avait l’habitude des désespérés avinés… un insecte perdu dans sa nuit heurtant les pare-brise de véhicules immobiles.

Au début, son chauffeur avait trouvé cela plutôt drôle… et songeait :

— Ma parole ! elle a siroté tout l’alcool de la pharmacie ou elle a fêté quelque chose avec le patron ? il était vite sorti de la voiture pour la guider, la rattraper avant qu’elle ne disparaisse dans la rue, happée par la rumeur de son vide…

— Vous allez bien, madame ? comment va votre mari ? il s’est à peine aventuré dans les questions… les yeux verts d’eau pleuraient des perles… s’égouttaient sur les joues de l’égarée.

Il ne reçut aucune réponse ; elle était tombée lourdement sur le siège. Son regard fixe transperçait le pare-brise, perforait le monde, les pensées lointaines et perdues. Tout le voyage, elle traversa l’horizon dans un périple au-delà d’elle-même… sans songer à rien, espérant se vider du souvenir de cette courte conversation, la repoussant de digue en rive toujours plus loin. Le contremaître n’osa réitérer sa question, se résignant à son rôle de subalterne… certaines choses ne lui seraient jamais accessibles.

Maman ouvrit les yeux pour rejoindre ce voisin qui venait de rentrer de son travail. Sa vue avait constitué un bref entracte sur son écran… le film reprenait et le noir s’installait… des nuages venus de loin.

Elle disparaissait souvent et on savait toujours où la trouver, installée à la fenêtre de la salle à manger, c’est là qu’elle attendait toujours le retour de l’homme, son mirador, sa tour de guet. Elle repassait inlassablement, en litanie, les mots de l’infirmière, sans en comprendre la signification, les phrases peu à peu donnaient du sens à sa grande angoisse, celle qui la poursuivait depuis si longtemps. L’invraisemblable message de la femme en blanc faisait écho à ses craintes lointaines… elle maudissait cette infirmière, son assurance ! la haine pointait entre ses dents serrées… elle cherchait du regard le voisin… lui, il était réel et si vivant, de l’autre côté, au bord de la vraie vie, elle lui en voulait de rentrer joyeusement à la maison.

On disait de lui qu’il était brave homme et courageux, travailleur aussi, toutes les valeurs de maman ! Elle ne lui avait jamais vraiment parlé, juste bonjour ou bonsoir de temps à autre lors de rencontres fortuites… ils savaient l’un et l’autre qui ils étaient et cela leur avait toujours suffi… mais aujourd’hui, elle aurait voulu en savoir plus sur lui, qu’il lui raconte un peu… qu’il s’approche pour l’enivrer de mots simples, de détails insignifiants… qui avait-il de bon à manger dans sa gamelle aujourd’hui ? comment se prénomme le petit dernier ? quel âge a-t-il déjà ? Trois mois ! comme le temps passe vite ! Mais, rien n’y fait ! ses propres pensées reviennent s’échouer, la violence de l’infirmière écume, l’agression fracasse son âme en déferlantes, les éclaboussures plein ses yeux. Elle mord ses lèvres, ses mains happent le vide qui est en train de se creuser sous ses pieds doucement, son esprit revient vers le voisin qui vient de disparaître à l’angle de la maison.

Il était vite rentré, une impatience de revoir toute sa famille, sa femme et le bébé… il s’amusait fièrement de cette comptabilité, deux garçons et trois filles. C’était un taiseux, secret avec tout le monde, et surtout avec nous, les enfants, avec qui il échangeait peu, il nous faisait même peur.

Le labeur courbait peu à peu ses épaules et ses paupières alourdissaient son regard… ses pieds tiraient péniblement son corps vers la maison quand sa vie s’allégeait au seul grincement du portail. Toute la famille attendait chaque jour le retour de cet Ulysse et sa Pénélope en tablier avait déjà préparé la gamelle pour le lendemain, choisi particulièrement ce qu’il aimait, ce qui lui ferait aussi penser à elle et oublier les longues heures de sa journée de travail. La femme aussi pliait sous la charge et la responsabilité des enfants accentuait la courbure de son dos. Le soir, sa démarche marquait le sol de ciment en portant le nouveau-né… pourtant, il était bien léger !

Mais avec le temps, tout devient pesant ! Silencieuse et souriante, cachant tout de ses envies et de ses chagrins, comme la plupart des femmes, elle prenait soin aussi de la basse-cour et du grand-père, son père à elle. Le vieux habitait la maison derrière le mur au fond du jardin, ce qui fut sa ferme autrefois, délabrée comme sa carcasse, une des rares fermes de ce quartier de Clichy, Clichy sous les bois, Clichy en Aulnoye autrefois. Les deux bicoques étaient sur le même terrain, juste séparées par le potager et le poulailler, avec une ouverture aménagée dans les rangs de briques qui permettait de surveiller si le pépé se levait bien chaque jour. Le vieux n’avait jamais eu d’appétit des mots, une manie familiale, le silence ! ce n’était pas que les uns et les autres n’avaient rien à dire, non ! seulement, ils pensaient que c’était sans intérêt et, peut-être que parler les amènerait à se plaindre ou à voir de la compassion dans le regard de l’autre. Mieux valait ainsi se taire !

Je le voyais de temps en temps quand j’allais jouer avec les enfants dans cette chaleureuse maison… il tirait son pied bot en charrue dans son sillon désert et continuait de s’occuper un peu des poules… sans conviction, parce qu’il le fallait bien et que ça soulageait sa fille… à peine un regard vers la marmaille bruyante. Il se souvenait de sa vieille qui était partie sans rien dire, un matin d’automne, il y avait bien longtemps, elle ne l’avait pas prévenu qu’elle allait sortir, sortir de sa vie, il en resterait toujours étonné… ce vide n’était pas normal ! c’était elle qui s’occupait de la volaille pendant que lui était aux champs. Les champs avaient disparu eux aussi du quartier depuis des années, remplacés par des petites maisons basses presque cachées, des masures timides qui tournaient le dos à la rue. Il n’y avait plus de paysans et la seule exploitation qui demeurait en activité était à l’autre bout du pays, au Bourg, là où la vie s’arrêtait, la ferme Leonio, des ritals émigrés entre les deux grandes guerres chez qui mon oncle et ma tante s’approvisionnaient tous les jours en lait frais trimballé dans un pot d’étain. C’était la ferme au bord du pays, au-delà, il n’y avait plus que la forêt.

Le petit dernier venait de naître, loin derrière les quatre autres, un accident de matelas ou une envie tardive. Le père se hâtait de rejoindre la tablée pour soulager la mère, lui prendre un peu de sa charge.

Maman imaginait les lèvres furtives sur la bouche souriante, un œil effleurant le sein offert au nourrisson, les baisers dans les cheveux de chacun des autres enfants qui s’activaient déjà pour débarrasser le couvert. C’était une organisation performante même si ça regimbait de temps à autre, chacun sa mission, et cela tournait bien rond tout au long des jours.

 

J’aimais bien cette maison et cette femme généreuse qui me couvrait des mêmes attentions que pour sa nichée. Elle partageait tout naturellement le peu qu’elle possédait avec tous ceux qui, comme moi, venaient régulièrement profiter de cette chaleur. Elle n’était pas bien belle, plutôt moche d’ailleurs et mal fagotée, pire que maman ! je me dis que ça devait être la tendance à l’époque, la mode habillée en sac et baluchons, enveloppée de chiffons et de lambeaux… elle traînait une guibolle un peu fainéante et ses mains sentaient toujours la lessive. Elle attachait ses longs cheveux avec un vieux ruban, le même souvent dans sa chevelure déjà grisonnante qui s’ébouriffait en fin de journée, elle s’en moquait bien… plus l’envie de plaire !

Le long de cette maison, entre deux murs de briques, une sente traversière, bien sombre le soir, permettait de rejoindre la route nationale, de couper la pointe que formait les deux rues principales. Chaque extrémité du passage était éclairée par un réverbère efflanqué qu’on se hâtait de rejoindre, fuyant ce sombre corridor, le parcourant en toute hâte et avec un petit frisson savoureux qui nous caressait le dos… vite rejoindre le faible halo de lumière réconfortant. Une petite rouquine aux longues nattes, Jacqueline peut-être ? partageait le quotidien de cette grande famille… un enfant de plus, un enfant de moins… qui s’en apercevait ? elle n’avait plus de maman et le papa avait un petit atelier de mécanique de précision d’où il ne sortait que rarement. Il travaillait, je crois me souvenir, le métal qu’il ciselait et gravait. Il ne ressemblait à rien, une ombre effilochée étourdie le soir par le mouvement des machines, silhouette débobinée et déroulée en fin de chaque journée… on en chercherait désespérément l’extrémité pour en remonter l’histoire.

 

Maman avait salué le travailleur qui lui avait répondu en hochant timidement la tête… ignorant le drame qui lui meurtrissait le cœur. Il la voyait souvent le soir à sa fenêtre et ne s’en étonnait pas plus aujourd’hui que tous les autres jours. Il pensait que c’était son truc que d’être à la fenêtre le soir, regarder le monde passer accoudée au garde-corps… sa façon de décompresser de la journée laborieuse… voir le monde s’endormir, ne pas basculer malgré le vertige que ça lui procurait… j’en rajoute, c’était au rez-de-chaussée… vous avez compris, c’est l’idée ! l’homme se pressait de retrouver les siens, d’entendre chacun raconter sa journée, la même histoire ou presque, que les jours précédents, si nouvelle chaque jour, écouter ces savoureuses banalités : les querelles d’enfants, les notes à l’école, les dents qui font mal, celles qui tombent. Maman entendait la conversation, la construisait et la vivait… il lui fallait des sons, des phrases qui tournaient dans sa tête, pour oublier les autres mots, ceux entendus de la bouche acide de cette infirmière, cette grosse balourde, folle assurément… et vicieuse avec cela !

— Pourquoi ? questionnait-elle le néant. Je ne lui ai rien fait… la garce ! le venin vipérin… Maman en devenait grossière… pourtant ce n’était pas son genre les grossièretés. C’était pas de la musette dans ses jambes, la valse macabre reprenait dans sa tête… aussitôt, elle retournait en face, volontaire et déterminée, se réchauffer dans la maison voisine, elle savait qu’un petit dernier venait de naître, quelques mois auparavant ou hier ? et que ce devait être l’heure de la tétée. Elle se revoyait offrant le bout du sein à ses enfants successifs, à celui-ci qui lui mordillait le nichon, un goinfre, un pressé… et cet autre, tout transparent, si fragile… son petit dernier à elle… elle l’avait voulu celui-là comme la voisine certainement… l’avait bien protégé, il était venu si frêle avec son asthme, toujours la peur de le perdre… elle entendait la tablée joyeuse des gamins d’en face, sûr que cela devait faire une belle animation aux repas, et le retour du père qu’on saluait, qui écoutait avec patience chaque récit des aventures de la journée.

— Ce n’est pas comme à la maison, se disait-elle, où les besoins d’argent et les informations occupent tout l’espace, toute la vie ensemble… les enfants doivent respecter cet instant, le nez dans la soupe-à-la-fallu… elle souriait… mais songer aux engueulades de Jean la ramenait aux propos de l’infirmière… une vague lente et lancinante qui embarquait de nouveau ses pensées… comme un poison, un sombre présage… une noirceur en blouse blanche.

— De quel droit lui avait-elle raconté ces sornettes ? Qu’est-ce qu’elle en savait de la maladie de son mari ? elle avait voulu faire l’intéressante, une prétentieuse puant l’éther… une sale bonne femme formoleuse… elle le lui dira demain quand elle retournera à l’hôpital… ça oui alors ! elle ne va pas se gêner, elle va lui dire ses quatre vérités à cette punaise… combien elle a été perverse de lui avoir raconté toutes ces salades… son horizon était bien encombré maintenant… elle rejetait les mots, la phrase assassine, le ton cruel… elle se rassurait… ne LUI avait-il pas dit qu’il allait sortir bientôt ? un jour ? Deux, tout au plus ? elle avait toujours cru ce qu’il lui disait.

 

Le propos de l’infirmière tournait en boucle dans sa tête, machine folle que personne ne pouvait arrêter depuis son retour de l’hôpital. Je n’avais pas eu le temps de parvenir jusqu’au portail de la maison… de loin sur le trottoir, je voyais ses lèvres s’agiter. Elle parlait à la rue en venant vers moi, le pas mal foutu, trébuchant d’une pierre à l’autre… j’ai cru qu’elle s’amusait avec les cailloux, les envoyait promener rageuse… elle oscillait des murs de clôtures aux bordures du trottoir. Quand elle m’avait vu, elle s’était redressée et avait pressé le pas, presque couru… était tombée dans mes bras… chue et de justesse, je l’avais rattrapée… abandonnée, désespérée… lourde de chagrin… j’épongeais le flot… je l’aidais à se remettre sur ses deux jambes qui venaient de se briser comme du verre, pliée en deux pour offrir moins de surface à la douleur, toute petite et si fragile.

— Qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce qui t’arrive, maman ? ça ne va pas, maman ! raconte-moi ! elle sanglote, les mots coulent sur mon épaule… elle hoquette sur place… les mots caniveaux… les phrases cannibales qui se dévorent entre elles… les syllabes qui se télescopent, s’agglutinent boueuses et fangeuses… la douleur indicible qui ne veut pas sortir. Me raconter allait donner du sens, une réalité affreuse qui recouvrait peu à peu ce mauvais rêve pour en faire une réalité inacceptable. Il y avait longtemps qu’elle redoutait de souffrir de la sorte et elle avait tout fait pour éviter les chagrins, verrouiller tous les risques pour ses enfants, qu’il ne leur arrive jamais rien, qu’elle ne supporterait pas, mais son Jean n’était pas de ceux que l’on contraint… le jour redouté se présentait et elle n’était pas prête !

Je l’avais calmée, bien maladroitement, elle ne m’avait pas appris le chagrin des autres, comment il fallait faire pour leur ôter… une cuillère n’aurait pas suffi, mauvaise soupe dans ses yeux, trop plein dans son assiette, du bouillon et des poireaux qui ne passent pas, des oignons en peau de banane sous les pas de la vie. Elle ne parvenait pas à me raconter ce qui la mettait dans un tel état, là, dans la rue… tout en spectacle. Elle, d’habitude toujours dans l’ombre de papa, effacée et discrète, elle avait fini par me raconter… j’avais dû trier… encore aujourd’hui… elle avait tout foutu par terre tout mélangé, j’en ai reçu plein mes chaussures, des propos-à-la-fallu, un potage de phrases déconstruites qui m’éclaboussaient… lentilles et cailloux mélangés… j’écartais les sanglots qui gonflaient sa poitrine… ça emportait les graviers du trottoir… à la mer vers l’estuaire !

— L’infirmière ! Boudinée dans sa blouse blanche… C’est une vieille folle ! une dingue thermomètre ! qu’elle éructe avec fièvre ! Elle m’a baragouiné des trucs incroyables… demain, demain ! je vais la tuer de mes mains ! et les mains de maman, c’était que de l’os avec peu de chair, aux veines saillantes, elles avaient la caresse rugueuse… j’y arracherai son chignon, en ferai des nattes pour la pendre ! Elle va voir la garce… elle ne me connaît pas… elle ne sait pas qui je suis… parler ainsi de ton père… ah ! nom d’un chien… c’en est trop ! je vais même lui tordre le cou… la tourlouser, la faire valser la greluche blouseuse en blanc… d’abord elle pue la pharmacie… elle a un gros cul blanc aussi… je vais lui botter son train…

— Maman ! calme-toi et dis-moi ce qui te met dans cet état.

— Cette peste ! elle m’a dit… c’est horrible ! elle m’a dit que ton père ne passerait pas la nuit, te rends-tu compte ? elle m’a dit qu’il allait mourir, dans les heures qui viennent… quelle sotte et méchante bonne femme ! qu’il était au bout, là, tout de suite, fini, tout foutu son cœur, son foie et tout… et je ne sais quoi… qu’il n’y avait plus le temps… que c’était comme si c’était fait… qu’il n’y avait plus qu’à se résigner… je ne l’avais jamais vue auparavant, pourquoi a-t-elle voulu me faire si mal ? j’ai peur… mon fils…

Maman si solide, robuste et redoutable, la force conquérante d’habitude qui craquait… se répandait sur la fin de journée comme une fin de sa vie, s’accrochait au portail, des grincements achevés, ses dents, les gonds… qui flanchaient… le caniveau allait déborder.

— Allons allons ! lui ai-je répondu, cette femme n’est pas médecin. As-tu vu le docteur qui suit habituellement papa ?

— Non ! j’ai demandé à le voir mais l’infirmière m’a envoyé promener, valser aux pelotes, que ce serait inutile et que, comme elle, il n’avait pas le temps… et que cela ne servirait à rien… question d’heures, à peine une ou deux, plus peut-être ? un peu mais pas trop…

— J’irai avec toi demain et je lui dirai quelques mots à cette femme, porteuse d’angoisses, un cancer à elle toute seule, une escadre de microbes, un ragoût de virus… je poussais crescendo à mon tour, emmené par sa vague de désespoir… la chienne ! la salope ! je vais t’en coller une dans sa tronche qu’elle ne ramènera plus sa science…

 

Nous sommes rentrés dans la cour, le spectacle dans la rue commençait à faire recette, les oreilles curieuses pointaient leurs yeux, voulaient voir l’objet de ces larmoiements sous réverbères qu’accompagnaient quelques aboiements des chiens du voisinage… ressentant la douleur d’instinct… un peu de la misère des autres comme couverture tirée sur leur peine…

— Viens, maman ! on rentre ! les petits cailloux n’ont pas été ratissés depuis longtemps, la cour est un peu encombrée, le jardin au fond tout à l’aventure, la friche de nos vies, ce n’était plus l’urgence depuis un moment et papa a abandonné là aussi. On ne voit plus les murs sous la végétation, la volière croule sous le lierre gourmand… depuis longtemps, il n’y a plus d’oiseaux.

 

Avec mon frère et ma sœur, nous nous sommes débrouillés pour dîner. Maman n’avait pas mangé… rien ne passait dans son gosier. Plus tard, je l’avais rejointe à sa fenêtre, pour la convaincre de l’heure tardive et de son besoin de repos… le voisin avait disparu dans sa demeure.

La rue était vide, le jour déclinait déjà sans une âme, maman descendait à l’horizon comme un dernier soleil, trop de nuages dans sa tête. Les lumières de la maison d’en face s’allumaient à l’étage.

— L’heure de coucher les enfants, le moment de raconter des histoires, se dit-elle. L’heure d’apporter du rêve pour illuminer leur sommeil. Elle savait que ça se faisait dans beaucoup de familles, mais elle n’avait jamais eu le temps de lire des livres à ses enfants pour les apaiser et les mettre sur le chemin des rêves… trop de choses à faire le soir, les lessives pour se bousiller les mains, les couches et les vêtements de travail, les serviettes intimes… qu’elle mettait sous un torchon dans le bidet pour que les enfants ne les voient pas… ils ne comprendraient pas, tout ce sang les effraierait… le sang déjà !

 

Elle espérait voir arriver son mari… arriverait-il ce soir sur la gauche, par la route nationale, à moins qu’il ait coupé au carrefour des Limites ? Sa voiture va certainement déboucher près de la poste ? D’un instant à l’autre, elle allait voir surgir son automobile blanche et même en retard, elle lui pardonnerait, même s’il y avait une belle lointaine comme elle l’avait imaginée parfois lors de ses nombreux retards… elle ne dirait rien… un écart sur le chemin, un écart sur les routes de la vie si glissantes… question de météo ou hasard des rencontres… forcément ! Elle espère en silence :

— Il se sera enfui de l’hôpital, il va arriver bientôt pour ne pas me laisser seule !

La nuit l’avait surprise accoudée toujours à la fenêtre, les lumières s’étaient éteintes dans la maison d’en face, le père se lève de bonne heure. Elle revoyait le papa de ses trois enfants à elle, sur son lit d’hôpital, entendait ses paroles rassurantes… elle y croyait, voulait encore y croire… pourtant elles se recouvraient peu à peu des mots de l’infirmière… qu’elle chassait comme on repousse les avances des hommes…

À chaque fois qu’il revenait de ces séjours hospitaliers, il tranquillisait toute la maison :

— Ce ne sont que des examens sans conséquences, des précautions bien inutiles des médecins qui font « marcher » la Sécurité sociale. Ils voient des maladies partout, déformation professionnelle. Il ne faut pas t’inquiéter ! et surtout, ne jamais se faire plaindre.

Nous nous étions couchés à peine confiants et je rejoignais mon cauchemar habituel… la mort brutale de ce père, une disparition que j’amadouais toutes les nuits depuis tant d’années, résigné un peu plus à chaque aube, une fatalité… soudain, elle prenait forme.

La maison avait fini par s’endormir comme celle du voisin et toutes celles de la rue, le réverbère insomniaque éclairait le carrefour désert, quelques chats escaladaient les grilles des habitations voisines, exploraient, bien curieux… un chien ne trouvait pas cette intrusion à son goût et le faisait savoir.

Tard dans la nuit, la sonnette avait retenti au portail. Ce n’était pas une heure ordinaire pour venir sonner chez les bonnes gens… qui se permettait ? Maman avait ouvert précipitamment les volets du rez-de-chaussée, elle ne devait pas dormir… moi, à l’étage, je sautai de mon lit et m’approchais de la fenêtre de la chambre. Au rez-de-chaussée, stationnait une voiture tous phares allumés… la fourgonnette de la gendarmerie ! L’homme en uniforme en était sorti et s’était approché de la fenêtre pour parler à maman… j’ai descendu rapidement les marches… et l’ai attrapée juste avant qu’elle ne s’écroulât… la conversation avec l’agent avait été brève… trois mots couperets… un arrêt ! un verdict ! il va mourir ! cette nuit, sans faute !

— Madame, il faut que vous veniez avec nous à l’hôpital…

— Cela va aller ! qu’elle m’avait dit, retourne te recoucher, ils vont m’accompagner, ton père est au plus mal… l’infirmière ne s’était pas trompée… reste avec ta sœur et ton frère, je reviens au plus vite.

… je pourrais écrire plein de choses… bien tristes si vous voulez, pour vous rassurer sur votre sort… seulement, je ne sais pas ce qui m’a traversé l’esprit à ce moment-là. Elle était partie précipitamment le retrouver, lui tenir peut-être la main pour cet instant sans durée… une dernière fois, la dernière valse… certainement qu’elle avait mis la musique dans sa tête et la belle robe qu’il lui avait offerte… ils allaient se retrouver une dernière fois… c’était chouette que ses yeux lui diraient… je referais le chemin avec toi si c’était possible… sans hésitation ! Maintenant que j’y songe, le souvenir en devient acéré, me rentre dans la chair et ressort à l’autre bout, au point de croix, une maille à l’envers, un mal à l’endroit. Le rempart derrière lequel nous nous réfugions commençait de céder, l’assaut final de la maladie… les gros poings qui commençaient à ne plus pouvoir rien serrer… le forgeron d’art se résignait comme le métal qu’il contraignait au feu… la forge céleste emportait l’artisan… je ne sais pas ce qu’elle lui avait dit, peut-être qu’il était déjà en route quand elle était arrivée, qu’il dormait comme tout le monde. Il avait l’air bien ordinaire… qu’elle avait juste enfoui sa main crevassée par les lessives dans la sienne, qu’elle avait pressé ses doigts énormes qui l’avaient toujours protégée, ils auraient pu écraser ses fines articulations, ses mains qui s’agitaient comme sur le clavier de sa Japy, essayaient de le retenir… allons ! Il était bien l’heure, ne faisons point attendre… lui qui était toujours en retard, qui s’était toujours moqué du temps qui passe… pour la première fois il allait être à l’heure au rendez-vous, mais elle le retenait de toutes ses forces… j’imagine ! Rien de plus…

 

Elle était revenue dans la matinée ! comme elle avait dit ! La paperasserie avait été longue, douloureuse aussi, surtout quand elle dut apposer sa signature au bas du constat de décès… écrire de sa main le mot FIN… elle s’était excusée de ce retard auprès de ses enfants.

— L’enterrement aura lieu dans deux jours. Elle s’était reprise et asséchée, d’un coup… pour devenir un oued caillouteux, bien sec ! Elle ressemblait à ses branches sèches que rejette la mer sur la grève ou à ses restes d’arbre en plein désert que le soleil se refuse d’abandonner.

— Il faut que je prévienne sa sœur, la tante Andrée, et puis aussi mon frère Michel et ma sœur Eliane… et grand-mère aussi mais plus tard qu’elle ne nous fasse pas une attaque… ne manquerait plus que cela ! et puis… il faut que j’aille à l’atelier, prévenir les ouvriers, organiser ce qui reste de l’activité… elle parlait, elle parlait, ne s’arrêtait plus, les paroles entraînaient tout son chagrin, l’emportaient loin avec son nouveau quotidien… elle était en route, c’était un flot tempétueux qui charriait toute sa peine, la rejetait vers la source… dans la performance comme lorsqu’elle s’acharnait sur son ouvrage, une énergie débordante… c’était un torrent de choses à faire, de gens à contacter… pas le temps des pleurs ! la vie s’était absentée brièvement et revenait.

— Il me regarde, songeait-elle, il me voit de là-bas, ce n’est pas si loin après tout, il observe mes réactions… Il va être fier de sa femme ! mon Jean, je serai à la hauteur…

— Je sais ! croyait-elle l’entendre lui répondre… tu ne vas pas baisser les bras, allez Suzanne, on danse… tourne et tourne, vole ton jupon Suzon… tu en as vu d’autres, nous avons mené bien d’autres combats ensemble… ce ne fut pas facile tous les jours, ce fut même la galère souvent… tous les deux… ne lâche pas ma main… on reste dans le rythme… tzimboum… ce n’est qu’une valse de plus !

Cette journée fut un tourbillon qu’elle éclaboussait de ses larmes, puis elle se ressaisissait rapidement, convoquait l’un, ordonnait à l’autre, téléphonait. Tout était en train de s’écrouler sous elle, son passé en éboulis, ça déferlait de partout, les questions, les urgences, elle se branchait à sa machine à écrire… tacatac… au milieu des ruines de leur vie… la Japy geignait, les touches se tordaient… vite taper les dernières factures, récupérer l’argent qu’on nous devait… oublier pour un temps celui qu’on devait aussi un peu partout ! rassurer les ouvriers qui s’inquiétaient ! leurs yeux compatissaient à la douleur de maman, mais ils s’inquiétaient aussi des bouches qu’ils avaient à nourrir et des lendemains incertains. Seraient-ils payés ? Les caisses de l’entreprise étaient vides, résonnaient creux, les créanciers étaient calmes pour le moment, respectaient la trêve du deuil… attendant patiemment l’heure des comptes… et décomptaient à rebours pour venir réclamer.

La famille était arrivée au grand complet pour participer au drame familial. Il menaçait depuis bien longtemps mais la chute avait tardé et on avait fini par ne plus y croire… voilà du juteux ! du sensationnel à raconter ! qui pourrait leur en vouloir d’avoir maintenant quelque chose qui bouscule leurs vies minuscules ?

— Ma pauvre Suzanne, comment allez-vous faire maintenant ? Et les enfants, comment prennent-ils la chose ?

— C’est trop récent, ils ne réalisent pas la chose ! devant nous, les adultes ne disaient pas la mort ou le décès cela aurait été trop brutal, trop vrai, trop concret, une perte définitive, l’irrémédiable du néant… ils parlaient de la chose, ils auraient pu dire le truc ou le bidule ? Non ! c’était la chose, un mot neutre qui dit tout et rien à la fois… un concept entre soi et hors d’atteinte des enfants… finalement sans grande consistance pour les uns comme pour les autres… Les bouches concupiscentes échangeaient tous ces mots inutiles de circonstances, les mêmes ici et là, impersonnels, car on ne sait pas soulager le chagrin de l’autre… ils se passaient le mot comme des fourmis, bec à bec, c’est triste n’est-ce pas ! si jeune et ces trois enfants… le plus jeune n’a pas quatorze ans… et l’entreprise ? Elle va fermer certainement !

Vous vous demandez, vous aussi, curieux que vous êtes ! comment ils prennent la chose, les enfants ? s’inquiétait-on seulement d’eux ? oh ! L’urgence n’était pas à leurs états d’âme et s’ils en avaient eu, on les aurait talochés pour leur ôter ! La guerre restait le dernier fléau de référence et était une sorte de menace permanente pour les inciter à ne jamais se plaindre, des petits veinards. Ils étaient de la chair pas finie qu’on pouvait encore baffer ou engueuler ! C’étaient les mœurs éducatives de ce temps… on pensait que cela faisait circuler le sang. Et puis la mort, s’explique-t-elle ? la mort de leur père ?

La chose poissait dans leurs doigts. Nous n’étions pas de la religion et donc la mort était une non-chose, qui ne valait même pas la peine qu’on s’attarde en explications.

La famille avait pris le chagrin des enfants en charge, elle se l’était accaparé, une confiscation odieuse à mes yeux et tous de pleurer à notre place, doublement de larmes dans leurs yeux… leurs larmes se chargeaient de la tristesse volée aux gamins.

— Ah ! Mes pauvres enfants, que vous devez être bien malheureux, bien tristes ! ils rassuraient : mais nous sommes là ! J’avais envie qu’ils s’en aillent tous, qu’ils me laissent seul non pas avec ma peine mais avec le mystère, l’incompréhension, que je réalise la chose… l’absence d’un père, c’est quoi ? cela fait comment dans le cœur ? Rien n’est plus troublant et inquiétant ! Je savais ce qu’était sa présence, elle était vivante d’engueulades et de baffes, ça faisait du bruit, il y avait de la consistance, des chocs et des heurts… Toutes mes nuits avaient été troublées par l’éventualité de sa mort en répétition constante dans mon cauchemar. À chaque réveil, il était là avec ses poings et sa grosse voix. Mais maintenant, avec la chose, il ne serait plus là à mon réveil, l’absence de son bruit créait une cacophonie dans mes oreilles. J’avais pris peur, peur de l’oublier très vite, de ne plus voir sa silhouette dans l’encadrement des portes, de ne plus être capable de restituer sa voix et ses coups de gueule commençaient déjà à disparaître… ça allait donc si vite l’oubli ? je voulais le retenir, prendre du temps pour bien enregistrer tout ce qu’il avait pu être, tout ce que je l’avais vu faire, tous ses espoirs, ses déceptions, ce que nous avions partagé mais surtout sa chaleur, son odeur, le bruit de son pas, sa façon d’éternuer, la sensation de sa peau, sa main quand je la prenais, pas souvent car il était toujours pressé, dans l’action en permanence, dans la réaction le plus souvent, un volcan au bord de l’éruption que l’on surveillait… comment garder en mémoire tout cela, je ne m’étais pas préparé à son voyage. J’aurais mis ce qu’il était dans des petits bocaux, avec des étiquettes que j’aurais pu ouvrir de temps à autre quand il me manquerait trop… par exemple le bocal « résultats scolaires »… j’ouvrirai et il surgirait en Aladin… « qu’est-ce qui m’a fichu un jean-foutre pareil… tu as vu comme tes cahiers sont immondes, des torchons… »… ah papa ! Cela serait si bon, je refermerai bien vite… Cette disparition-là était d’une autre nature, elle m’affolait ! penser au disparu, ne jamais l’oublier, lui donner encore consistance alors que son corps était froid là-bas sur le lit d’hôpital et que dans deux jours les asticots commenceraient à becqueter sa chair. Oh ! ils auront de quoi satisfaire leur fringale, ce sera bien la fête en dessous de nos pieds… ils inviteront les copains et les copines, ambiance et gloutonnerie chez les vers de terre ! où se trouvait-il ? il était urgent de stocker en un lieu secret de ma mémoire ce que je voulais conserver de lui… c’est cela que j’intégrais, le définitif de la chose et son mystère, parce que des disparitions il y en avait souvent dans les foyers, temporaires plus ou moins, les parents qui se muraient dans la chambre à l’armoire vernissée… c’était long de les attendre, que faisaient-ils ? Encore un mystère… cela en fait des mystères quand on a une petite tronche sans guère d’imagination. Ils revenaient bien joyeux à chaque fois, papa surtout, sifflotant et bien léger… maman plus sérieuse, occupée dans la salle de bains… re-mystère ! Est-ce une heure pour se laver ? cette fois, je pressentais que ce serait vraiment long d’attendre son retour !

Nous nous sommes regardés avec mon frère et ma sœur. Muets de nos bouches, la chose avait cloué nos becs ! Je ne sais pas ce que j’ai ressenti quand le mot fin s’est écrit sur son ventre arrondi… je veux bien essayer de me rappeler pour vous… Comme une bosse au cœur ? pas sûr ! une grande douleur, ma tête qui a heurté quelque chose ? Non plus ! Cherchons cependant ! cela doit être enregistré quelque part ! J’ai écarquillé les yeux, éblouis du trop de lumière… peut-être ? Ai-je perdu l’équilibre, perdu la direction à suivre maintenant… c’est plutôt cela… le chemin était tracé par ses gros souliers et ses grosses mains qui nous tiraient fort quand on rechignait à avancer. Les trois moutards venaient de perdre le solide sous leurs ripatons, le plancher ciré et glissant amoureusement entretenu par maman, maintenant il n’y avait plus ni le plancher verni, ni les patins pour s’y déplacer dans l’aisance, le vide happait mes jambes, je regardais étonné, surpris que cela nous arrive, à nous… en fait, je n’avais pas vraiment réalisé… la même sensation que lorsque je me demandais pourquoi je suis moi, dans ce corps étriqué et ne puis en sortir, que je voudrais être l’autre pour pouvoir me regarder partir.

Je raconte maintenant parce que je suis à la recherche du souvenir et que vous me demandez… nous étions tous abasourdis… direct du gauche… tous knock-out, le décompte de l’arbitre, la bave sur le plancher. Maman nous avait transmis l’idée de l’éternité de notre père, on n’avait rien pigé, moi en tout cas ! pas compris ce qui venait de se passer, une histoire bien à nous ? Ou à lui ? Finalement, ce n’était juste que ce que me racontait mon cauchemar toutes les nuits, rien de plus, pour moi c’était du déjà-vécu en quelque sorte, pas de quoi se formaliser… j’avais répété la scène à douceur d’oreiller… le paternel c’était du solide, du redoutable, un rempart qui avait résisté à tout et à tous, il nous avait protégés et défendus, il n’avait jamais rangé ses poings… nous avait promis la lune tous les matins et la fortune le soir. Je m’étais préparé à l’idée de sa disparition… il n’aurait pas dû monter dans cet avion, ce vol de nuit sous mon oreiller, il tenait fermement le manche… et ça finissait toujours de la même manière, la chute du zinc, les flammes, le trou… j’y étais au bord de ce gouffre maintenant comme une plaie dans notre vie… coupable de ne pas l’avoir prévenu… un dard enfoncé dru dans le dur de ma peau. Nous étions droits comme des pieux, trois fiers piquets de clôture d’un champ infini… trois âmes figées, dressées autour de maman avec des barbelés pour nous protéger les uns les autres et qu’on ne vienne pas nous emmerder… on était tristes ? on n’était pas tristes ? on n’en savait rien en fait, on ne sentait plus rien… le temps nous effleurait, tendres pétales de fleurs fanées… même aujourd’hui je suis incapable de vous dire ce que ça m’avait fait, la violence de l’impact m’avait étourdi définitivement, un coup de respiration dans le masque à l’éther, j’ai respiré dans le bidule pour finir dans les vapes… comme les végétations qu’on m’avait ôtées à l’hosto quand j’étais tout moutard… je voyais des soleils, des roses et des oiseaux, et des nuages, et des lucioles… j’écarquillais pour rien, tout piaf sur ma branche et tout couillon… il n’y avait plus rien à voir, ils avaient tout viré d’un coup, tout bousillé autour de toi, c’était comme si les Chleuhs étaient revenus, ravagés mon monde à moi, venus avec la Panzerdivision rien que pour m’écrabouiller les ribouis. Ils avaient marché dans mon gazon à coup de bombes déflagrantes, pourtant pas de traces… pillé, pelé et plié… je voyais les yeux des autres tout en flotte, sale météo dans leurs fioles, gonflés des mirettes, paupières lourdes et les mots chagrineux… mes pauvres enfants ! comme c’est triste ! vous voilà orphelins ! ils s’apitoyaient… se lamentaient, bien navrés et souffrant de notre malheur. Mais on l’était déjà orphelins ! depuis lure-lure ! des lustres qu’on se la jouait en trio, des voltigeurs sur le fil… sans filet, sans les mains, sans le cœur… nous étions en bulles… c’était l’époque, pas l’âge de fer ni de bronze, l’âge des orphelins… on y était tous dans l’orphelinat bien peinards. Toute la journée, les visiteurs nous plaignaient, nous congratulaient et ils nous léchaient, nous bisaient, nous serraient et nous écrasaient, ceux qu’on connaissait, ceux qu’on n’avait jamais vus… les curieux, les polis, les jouisseurs… les bavards surtout :

— Si vous avez besoin de quelque chose, vous pouvez compter sur nous ! Que j’ai failli crever noyé dans leur bave mouillée qui trempait mon âme étanche… ah ! Bougre, que j’eus honte… l’âme jus de chaussette… on me croirait insensible… énervé c’est le mot ! ça me piquait la peau, me transperçait, me dépeçait, m’arrachait et me mordait, m’y foutait le feu… peine perdue, c’était tout cru… il y avait plus de nerf sous la bidoche, écœuré aussi… je vous dis c’est la razzia, tout Attila que ça ne repoussera pas de si tôt… il y avait déjà ma cervelle en friche depuis bien longtemps… ça venait de s’étendre au reste de ma carcasse.

 

Dans le quartier, on comptabilisait les pertes, on s’interpellait de proche en proche, de boutiques en bicoques, de bistrot en tripot…

— Et vous ? y laissez-vous quelques plumes dans ce drame ? Combien vous doivent-ils donc ? Et la mère qui est toute seule avec les trois mômes maintenant et sans boulot…

— Ce ne sont pas des plumes que j’y laisse c’est toute ma literie, en pur duvet d’oie… dit le plus généreux, le moins chanceux aussi.

— Vous croyez qu’elle va pouvoir nous rembourser un jour ? s’aventurait le boutiquier !

— Il m’étonnerait fort qu’on revoie un jour notre argent, à moins qu’elle ne se mette à l’orée de la forêt… des fois ? elle a de beaux restes la veuve… de belles gambettes pour le ruban !

Ils étaient passés, venus voir la tristesse de ces gens, mesurer à quoi ils avaient échappé… évaluer leurs chances.

Notre mère les rassurait, les remerciait de leur patience, qu’elle ferait tout pour rapidement honorer les dettes de feu son mari, que, sur son honneur, elle s’y engageait, avant août, intérêts et principal !

— Il avait certainement une belle assurance-décès ? interrogeaient entre eux les plus inquiets… la famille allait toucher le magot, cancanait le quartier… avec l’espoir de récupérer la mise… je brode, je ne sais rien de tout cela… ils sont venus c’est sûr, la prendre dans leur bras, la serrer à l’étouffer, avec des mots convenus et si cons : c’était un homme bien ! toujours les meilleurs qui partent les premiers ! Ah, ma pauvre Suzanne !

Les plus rencardés sur la situation assuraient maman de leurs soutiens renforcés pour gros nénés avec des baleines et qu’elle ne devait pas se tracasser pour les dettes, qu’ils les avaient déjà oubliées… charmants mensonges ! qu’elle devait s’occuper de ses trois mouflets et ne penser qu’à cela. Vrai ou faux, ils se collaient l’ardoise sous les fesses pour l’éternité.

 

La famille avait continué de défiler à la maison. Les curieux s’étaient vite lassés du drame. Certains proposaient leurs services pour l’aider dans les démarches, c’était bien nouveau pour elle, un deuil… c’est pas tous les jours que ça arrive, forcément ça surprend… et pas n’importe lequel ! il y en avait des papelards à remplir pour signifier qu’il n’y avait plus rien, qu’elle allait coucher au bord du grand vide tous les soirs… toutes ces formalités, autant de douleurs à chaque fois, la date et l’heure du décès, le pourquoi-du-comment de sa mort…

Ce n’était pas comme la tante Marguerite qui avait déjà enterré trois maris ! elle maîtrisait la procédure des veuves, le protocole et l’ordre des choses, les démarches à accomplir, le nombre d’exemplaires à remplir et les coups de tampon administratifs à espérer. Je me disais que cela aurait été plus simple de creuser un trou au fond du jardin, seulement, il fallait rapatrier le corps depuis l’hôpital, qu’ils n’en voulaient plus là-bas, organiser avec les croque-morts la cérémonie, la marque du véhicule, l’âge du chauffeur, la menuiserie du cercueil… il y avait des rompus à l’exercice en question.

— On t’aidera, la tranquillisaient les bonnes volontés…

C’est fou ce que le chagrin se recouvre très vite des préoccupations matérielles… alors qu’on devrait pouvoir tranquillement gémir dans son coin comme un vieux clebs, pleurer toute sa soif, prendre du temps pour refaire le parcours à la rebrousse, mesurer combien la béance est vaste, le gouffre noir sous les pieds qui guettent… mais non ! la vie en chien-dent repousse bien vite ! le faire-part à rédiger… important de trouver les bons mots ! le regretté qu’était un bien bon gars, il nous manquera… des fleurs ou pas de fleurs… un discours ? Ça en jette un discours, encore plus si c’est un officiel qui s’exprime en phrases longues et incompréhensibles.

La foule questionnera en écoutant l’allocuteur :

— De qui parle-t-il ? C’est qui, lui ? il s’est trompé de papier ou de cimetière ! il repartira après avoir replié en quatre son papelard et mis dans sa fouille sur sa bonne conscience.

On en vient à choisir l’emplacement dans le potager mortuaire : soleil ou ombre, quelle allée, proche de la sortie, du robinet ? la veuve y pense à peine, survole… le mettre à proximité de copains pour faire la causette des fois, ou de ceux de la famille qui sont déjà installés… et la pierre qu’il faudra choisir… granit ou marbre… elle s’en fiche du matériau, de la solidité de la dernière demeure, son solide vient de s’effondrer et, s’il lui fallait choisir, pour son ferronnier de mari, elle choisirait bien la tôle d’acier.

— Pas le temps à la tristesse ! qu’elle se dit maman, on se videra l’âme plus tard. La journée tumultueuse s’abandonnait à la nuit doucement, certains étaient encore là le soir quand notre mère revenait de l’atelier. Elle n’était pas bien fraîche, chiffonnée du cœur, fripée sur la peau, elle était toute maquillée des yeux, en longues traînées qui descendaient jusqu’aux joues, les paupières comme deux fraises écrabouillées, les tifs en vrac, tout la pagaille dans son corps qui s’était débattu seul toute la journée.

Tous ces gens ! Comme elle aurait aimé les envoyer aux pelotes, balader au diable ! l’intérêt des êtres est atroce, c’est la mort en vous qu’ils viennent voir… qu’ils la laissent avec sa peine ! elle se sentait bien assez forte pour la trimballer toute seule avec ses trois mômes et l’emmener loin d’ici… toutes leurs condoléances, leurs mots inutiles… la seule chose qu’elle voyait dans tout cela c’était sa solitude au milieu de toutes ces bouches compatissantes qui ne pouvaient en rien la soulager.

— Qui me fera valser dans la salle à manger maintenant ? qu’ils se mettent donc à ma place ! qu’est-ce qu’ils croient ? mais il n’y a de place pour personne d’autre que celui qui vient de partir… il occupait toute ma vie… et son absence s’est déjà installée dans mon cœur comme une ombre qui ne me quittera plus jamais… mon Jean… il est mort… il a perdu la bataille… trop de crocs en jambes, il s’est épuisé à courir après la vie.

Les compatissants sont partis, ils reviendront demain ! il faut bien ! à commencer par la Tante majuscule, la sœur de mon père, pour accompagner maman aux pompes funèbres puis le contremaître respectueux pour envisager la fin de l’entreprise… et les autres pour être là, par devoir ou par curiosité !

La mort de l’homme est subite mais le reste est bien plus lent à mourir, une longue agonie pour vraiment en finir autour. Mettre fin à l’entreprise, ce n’était pas seulement dire bonsoir et tirer le verrou puis s’éloigner, il fallait effectuer les dernières livraisons pour prétendre récupérer les derniers chèques, lutter contre ceux qui profiteront pour l’envoyer sur les roses, la veuve… qu’elle retourne à son tricot ! Elle discutait avec les ouvriers pour les mobiliser encore un peu, éviter qu’ils s’ébattent en étourneaux vers le premier boulot qu’ils trouveraient.

Prévenir les créanciers de l’état serait inutile car la voiture noire du collecteur des impôts était garée en permanence au coin de la rue… à l’ombre de notre faillite.

— Attendez ! mais je rêve ! Voilà le héros qui abandonne son véhicule de fonction, il s’avance sa serviette de cuir avachi à la main. Bien prudent, il hésite en supputant au très fond de sa mauvaise conscience que c’est peut-être une erreur ? Plusieurs fois, il rebrousse chemin… il se souvient de la dernière fois où il est venu, qu’il a failli y laisser sa santé, sa vie de fonctionnaire de l’État peut-être ? La brute, assoupie aujourd’hui, l’avait raccompagné en le soulevant par le col et introduit dans sa voiture sans ménagement, son costume élimé en avait encore les stigmates abandonnant dans la rue un grand bout de son tweed. Aujourd’hui, enhardi par le calme de cette allée, il approche d’un œil interrogateur : le rebelle est-il bien absent, comme on le dit ? est-ce donc vraiment vrai qu’il est calanché ? on lui en a garanti la chose en haut lieu… il doute un peu quand même, se méfie des on-dit de son monde de mensonges et de délations… le paon s’est redressé fièrement et marche déterminé vers maman.

Quand il croisa son regard, il réalisa que ce n’était pas la bonne idée, qu’il aurait dû patienter avant de venir récupérer le fric de l’état… il a freiné des pieds… et jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y reprendrait plus ! Deux traces noires sur le bitume à la rencontre des larmes sombres de maman qui l’emplafonne à distance de jurons silencieux et violents, de toute la haine que des yeux peuvent envoyer, de tous les mots qu’une bouche sait vomir. Elle lui gerbe tout, sans nuances et chaud, sur les plis de son pantalon ; dans son élan il se retrouve à portée de toute sa rancœur déversée d’un trait sur ses souliers vernis, elle lui dégueule dans les poches de son bénard, l’éclabousse de toute sa morgue et le recouvre de mille glaviots, puis elle l’accule contre la tôle de sa bagnole.

Un instant, il a redouté qu’en se retournant elle le violente, lui fasse ressortir par sa bouche tous les billets à ordre, les déclarations chiffrées, les mises en demeure et lui fasse boulotter toutes ses quittances, sans assaisonnement… qu’il en étouffe le pouilleux ! Elle l’avait seulement chopé par la cravate et avait tourné, tourné lentement le nœud… son étrangleuse servait enfin à quelque chose ! Il était reparti bien vite, avait chaussé sa caisse sans mettre les lacets, s’était pris deux ou trois fois les pieds dans son futal baissé, et avait disparu à l’orée du carrefour, avalé, digéré, aspergé par le fiel acide que maman faisait jaillir de ses quinquets, de son feu qui lui chauffait le cul.

— Elle est pire que son mari ! qu’il racontera à son chef, je ne veux plus y retourner, c’est une furie qu’a failli me sodomiser, chef vous comprenez cela ? se faire enc… par une contribuable en colère… chef ! vous ne le raconterez à personne… chef ! je demande ma mutation loin, ma mise à la retraite anticipée… ce métier devient trop dangereux.

Maman avait eu raison d’attendre patiemment. Mon papa, il était bien revenu, dans une camionnette noire avec de larges fenêtres bordées de dentelles blanches… pourtant pas son genre les fanfreluches et colifichets… il n’était pas minet pour deux ronds… on dirait même un peu homophobe aujourd’hui, banal propos à l’époque, cela et l’antisémitisme… des égarements de langages bien ordinaires dans nos cours populeuses.

Il faisait beau le jour de l’enterrement. Le bon fils devait faire bonne figure et se montrer à la hauteur de l’évènement, sacrifié aux rituels :

— Je ne veux pas me déguiser en corbeau ! ça fait trop triste ! maman avait insisté.

— Il le faut ! soit raisonnable ! tu vas choquer avec de la couleur, les gens ne comprendraient pas… ne nous faisons pas remarquer ! qu’est-ce que j’en avais à foutre qu’ils comprennent, qu’ils soient outrés de ma cravate rouge et mon slip vert… être raisonnable ! C’était bien de maman cela… la raison, la prudence, la sécurité et le regard des autres… elle n’aurait jamais dit ça au paternel qui ne connaissait que les outrances, les débordements, les embrasements… qui fonçait dans le tas de sa vie à grands coups de pompes et de poings, de rognes fabuleuses… il s’avérait prudent de ne pas se mettre en travers du boulevard de sa détermination.

Sa femme prenait de l’assurance depuis sa récente solitude, galonnée de frais, les épaulettes noires assorties à sa jupe… le souci du qu’en-dira-t-on, du regard et des dires des gens, des choses qui se font et celles qui ne sont pas, les convenances, les rites, les petites manies. J’avais les miennes, mais elles n’étaient pas de circonstances… ce soir peut-être ?

La camionnette s’avançait, déterminée à en finir elle aussi, sans précipitations, les larmes des badauds se chargeaient de l’ambiance humide… je me serais bien mis à l’ombre du convoi tranquillement, après j’aurais été bien mieux. Je me retenais de sauter dans le corbillard et d’enfoncer l’accélérateur pour écrabouiller toute la cohorte en sombres fringues et qu’on en finisse de tout ! tout le quartier et toute la famille avançaient, en procession comme nous à la colo, en colonne par trois ou quatre, mais pas question de chanter que ça usait les doigts de pieds… on s’engluait lentement derrière le carrosse… maman vacillait par moment, juste rattrapée par le bras secourable et potelé de tante Andrée.

Il y avait du monde au cimetière qui attendait, les bonnes places prises de bonne heure comme au théâtre ou réservées… on s’imbibait des larmes les uns les autres… ça se congratulait et s’embrassait aux quatre coins de tous les yeux… bizz… bizz… comme mille abeilles butinantes… mille tentacules qui me chopaient… j’ai risqué plusieurs fois ma vie coincée entre de gros nichons… je m’arrachais à moitié un bout de nez sur un pendentif. Leurs flots me trempaient les joues, des ruisseaux pleins de rimmels qui me dégoulinaient sur les fringues toutes propres.

J’étais sapé de noir, des frusques prêtées charitablement et trop grandes, trop nazes ! je marchais sur le bas du pantalon qu’on avait roulé mais qui tenait pas la cadence. Je trébuchais à chaque pas derrière l’engin le nez dans son pot qui allait lentement, souffreteux et chagrin. L’œil en coin, j’observais maman qui piétinait d’impatience. Qu’on en finisse rythmaient ses fines jambes ! habituées à droper, sûrement qu’elle avait hâte d’oublier tout ce falbala qui lui écrabouillait l’âme, elle était toute en torture dans ses fringues moribondes, comme moi…

La digne famille avait priorité, aux premiers rangs pour le spectacle offert gratis par le paternel, son dernier saut de l’ange… et sans filet… sonnez trompettes ! résonnez tambours ! monsieur Loyal devançait le bahut en pleurs en agitant sa canne… tous les nez humaient les gaz d’échappement du corbillard qui avait mal digéré son carburant… et le chagrin fumant qui devait embaumer le mort. Il y avait beaucoup de personnes que je ne reconnaissais pas, lointains cousins ou oubliées cousines, des oncles vernissés et des tantes étanchées qui avaient sorti leurs tenues macabres pour la circonstance et pour les amortir. Puis venaient ceux qu’on appelait les relations de papa et maman. Les ouvriers faisaient corps derrière leur défunt patron, espérant une dernière engueulade de leur tôlier, pas joyeux du tout, aucun n’avait l’âme à raconter des histoires rigolotes et cochonnes comme ils s’en racontaient souvent dans les ateliers. Puis, suivaient les inquiets du quartier qui comptaient leurs pas et tous les sous qu’ils venaient de paumer et pour finir, les badauds et les volontaires pour la larme à l’œil, attentifs au spectacle… c’est beau le chagrin des autres…

— J’y étais ! qu’ils diront… j’ai aperçu la veuve, elle est bien jeune à ce que j’ai vu… c’était bien triste quand même… eh oui ! Histoire de causer, de dire des banalités, c’est rarement joyeux un enterrement… Ils étaient repartis satisfaits que la cérémonie soit réussie, un succès ! presque un triomphe ! leur gloire du jour ! il y avait eu du monde, un sacré populo, un vrai cortège, des huiles aussi pour lubrifier la chose, habituées à graisser la patte des notables de la commune… certains pleurnichaient : un bulletin de vote en moins, se désolaient les élus bleu-blanc-rouge… un chiant belliqueux qui ne nous menacera plus de ses gros poings chantaient les anciens éclopés de ses nerfs… on se le disait, ou pas ? toutes ces choses dans les recoins… il faut bien occuper le temps derrière le corps éteint jusqu’à ce qu’il trempe enfin dans la terre.

J’avançais au rythme de la roulotte aux refroidis dont le moulin commençait à chauffer dans la montée vers le cimetière. Je me tâtais pour la doubler mais mon cousin m’avait retenu par l’autorité et par ma manche trop longue. Il y avait des gens, plein de gens sur les trottoirs, une haie chamarrée comme au tour de France mais ils ne nous encourageaient pas dans le col, il faut dire qu’on caracolait, qu’on ne franchirait pas la ligne les premiers… Gérard était cravaté en noir, il ne rigolait pas le cousin, la tronche d’un suicidé, moi non plus d’ailleurs, devant vous je fais le mariole, j’ironise, j’irrespecte mais à ce moment-là, j’avais la glotte comme un caramel mou collé au palais, je ne pouvais pas jacter et, l’avalage de toutes les larmes que j’avais, prenait toute mon énergie, elles remontaient à la source, des torrents de flottes, je ravalais tout avant que ça sorte, des yeux et du bec, j’écopais ferme, des deux mains, j’avais embarqué provision de mouchoirs, avalé des éponges pour absorber l’onde, je repoussais les flots… la digue au fond de ma tronche. J’étais bien con mais déterminé à ne pas chialer devant tout ce monde, pas leur offrir ce spectacle, qu’ils me voient en détresse… le fils-de que j’étais et serai toujours !

J’avais lutté contre le flot qui me remontait du cœur jusqu’à ce que le bahut stoppe au bord d’un trou… après cela, tout avait été vachement vite… le cercueil extrait du camion était passé à côté de moi, juste un panneau de bois verni qui me séparait, j’aurais pu caresser sa joue…