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Quatre érudits de l’infini dont un mathématicien, un théologien, un artiste et une philosophe se trouvent pris au piège dans un hôtel aux pouvoirs étranges. Pour regagner leur liberté, ils doivent résoudre des énigmes complexes, affronter des créatures fantastiques, et faire face à leur plus redoutable adversaire : eux-mêmes. Leur destin repose sur leur capacité à surmonter ces défis mortels, chaque choix pouvant sceller leur sort. Parviendront-ils à s’échapper indemnes de ce mystérieux cauchemar ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Grégoire Vigroux, un aventurier des mondes réels et oniriques, puise son inspiration dans ses voyages et ses rêves. C’est lors d’un séjour aux États-Unis qu’un cauchemar a donné naissance à "L’hôtel infini", imprégné de la culture américaine et de ses mystères.
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Seitenzahl: 192
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Grégoire Vigroux
L’hôtel infini
Roman
© Lys Bleu Éditions – Grégoire Vigroux
ISBN : 979-10-422-4328-9
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À la Roumanie éternelle
L’enfer est vide, tous les démons sont ici.
William Shakespeare
Le dimanche 19 décembre 2010, ma petite sœur Alice meurt par ma faute. Elle a cinq ans et j’en ai dix. Peu avant le drame, nous nous aventurons sur un terrain vague interdit, situé à quelques encablures de notre HLM, pour nous adonner à une partie de cache-cache.
Alice grimpe sur le petit muret en pierre d’un puits à l’abandon. Me voyant surgir derrière elle par surprise, elle sursaute, puis dégringole… Précipité au fond du trou exigu, son petit corps fragile s’écrase sur le sol, à cinq ou six mètres de profondeur.
Ses cris moribonds me percent l’âme comme des lames. Sans réfléchir, je saute à pieds joints pour voler à son secours. Mais l’enfer est souvent pavé de bonnes intentions. Dans mon saut malhabile, mon genou percute sa nuque. La violence du choc est inouïe.
Alice perd connaissance. Je mesure aussitôt la gravité de mon acte. Par ma faute, elle a le cou désarticulé. Sa respiration est irrégulière et haletante. Je lui murmure que je l’aime.
Personne ne vient à notre secours, malgré mes hurlements répétés. Les minutes s’écoulent, par dizaines. Elles me paraissent durer une éternité.
La nuit et la pluie tombent à l’unisson. Je tente de nous dépêtrer de l’eau vaseuse dans laquelle nous nous enlisons.
J’implore alors la miséricorde divine : « Mon Dieu ! Ma petite sœur et moi avons toujours été de bons petits chrétiens ! Nous prions tous les jours et allons à l’église le dimanche ! Alors Seigneur, je t’en supplie, je t’en implore, délivre-nous de cet enfer ! »
Alice demeure inconsciente. Sa respiration accélère. Je récite un Notre Père en pleurant :
Notre Père,
Qui es aux cieux,
Que ton nom soit sanctifié,
Que ton règne vienne,
Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel.
Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour.
Pardonne-nous nos offenses,
Et ne nous laisse pas entrer en tentation,
Mais délivre-nous du Mal.
Amen.
Malgré mes prières, sa vie s’en va. Elle meurt et je demeure. J’ai le cœur transpercé par mille cisailles.
Je serre son petit corps cassé contre le mien. Je crie à la mort. Je crie si fort que j’en perds la voix. Papa et maman, qui s’étaient mis à notre recherche, finissent par entendre mes cris d’agonie et alertent aussitôt les pompiers.
Nous sommes extirpés de cet enfer, sous les regards de nos parents dévastés. L’opération de sauvetage mobilise une dizaine de pompiers et dure une vingtaine de minutes. Je termine la partie de cache-cache à l’hôpital. Ma sœur, dans un cercueil.
Le médecin légiste explique à papa qu’Alice est morte d’un traumatisme du rachis cervical causé par le choc de mon genou contre sa colonne vertébrale et sa moelle épinière. Ma culpabilité est avérée. Mon cœur saigne encore un peu plus.
Commence alors l’insurmontable deuil, que maman n’a ni la force, ni la volonté d’affronter. Perdre un enfant est une épreuve innommable, au point qu’il n’existe pas de mot pour décrire cela, dans la langue française.
Un malheur n’arrivant jamais seul, maman met fin à ses jours quarante-huit heures après la mort d’Alice, en se jetant sous les rails du RER B. Jusqu’au dernier moment, papa et moi refusons de croire en sa disparition. Mais notre déni s’efface devant la vidéo de la RATP, dont les images ne laissent planer aucun doute.
La mort est cruelle, toujours et ironique, parfois. Les mises en bière de ma petite sœur et de ma maman ont lieu le dimanche 26 décembre 2010 (lendemain du jour de la Nativité) dans des cercueils en sapin.
Anéanti par l’impossible deuil, mon père devient zombie. Du haut de mes dix ans, avec une maturité et une colère soudaines dictées par les circonstances, c’est moi qui choisis l’épitaphe des défuntes : Point d’absolution pour les anges.
Pour tenter de survivre au double deuil, papa et moi nous accrochons l’un à l’autre. Nous nous faisons la promesse solennelle de ne jamais succomber, à notre tour, aux sirènes séduisantes d’un suicide libérateur.
Plus rien ne sera jamais comme avant. Je ferai des cauchemars toute ma vie. Papa perdra son emploi et noiera son chagrin dans l’océan vert de l’absinthe. Nous ne parlerons plus jamais d’Alice ni de maman. Encore aujourd’hui, leur décès reste un tabou familial absolu.
Où était Dieu, les jours des drames ? Il faisait la sieste ? Il jouait au golf ? Il regardait la scène avec un air satisfait ? Pourquoi a-t-il laissé tomber Alice et maman, au sens propre comme au sens figuré ?
Alice était candeur, joie, amour et pureté. C’était un ange. Et elle n’avait que cinq ans ! Enfant mort. Ces deux mots ne devraient jamais exister côte à côte.
Quant aux mamans, elles ne devraient pas mourir. Au moins, tant que leurs enfants sont encore jeunes et fragiles. Vous n’êtes pas d’accord ?
Entre deux déprimes, les paroles de cette chanson de France Gall me reviennent parfois en mémoire :
Si, maman, si
Si, maman, si
Maman, si tu voyais ma vie
Je pleure comme je ris
Si, maman, si,
Mais mon avenir reste gris
Et mon cœur aussi
Et le temps défile comme un train
Moi je suis à la fenêtre
Je suis si peu habile que demain
Le bonheur passera peut-être
Sans que je sache le reconnaître
Si, maman, si
Si, maman, si
Maman, si tu voyais ma vie
Je pleure comme je ris
Si, maman, si,
Mais mon avenir reste gris
Et mon cœur aussi
Je passe six mois en rééducation. Je ne retrouve pas la mobilité complète de ma jambe gauche meurtrière. Les psychologues me diagnostiquent une nyctophobie aiguë. Ma peur du noir est maladive, au point que je ne dormirai plus jamais sans veilleuses. J’écris ce mot au pluriel, car j’ai toujours deux lumières allumées, la nuit, angoissé à l’idée que l’une d’entre elles tombe en panne.
Pour survivre, la réalité ne me suffit pas. D’ailleurs, suffit-elle à quiconque ? Après le double drame, j’entreprends un long voyage immobile. Je me réfugie dans une bulle : celle des cultures de l’imaginaire. Films. Séries. Romans. Bandes dessinées. Et, surtout, jeux vidéo hyperréalistes, qui me permettent de combler un vide existentiel et de transcender (un peu) ma condition malheureuse. Ma console me console.
Tous les soirs, à l’instar de ma génération, je me poste devant Netflix pour fuir ma réalité douloureuse. Mon père ne comprend pas mon addiction au binge-watching, qui consiste à passer des nuits entières à regarder des séries épisode après épisode ; tandis que sa sombre dépendance à l’absinthe me dépasse. Que voulez-vous ? On est davantage le fils de son époque que le fils de son père.
Je me fascine pour la science-fiction et les superhéros. Je m’identifie à Peter Parker, que je connais par cœur. « Si j’avais été Spider Man, me surprends-je parfois à rêver. J’aurais pu la sauver, ma petite sœur ! Et si j’avais été Docteur Strange, j’aurais pu lui venir en aide, à ma maman ! »
Alors que mes doutes sur l’existence de Dieu s’instillent et s’installent, le prêtre de notre église porte le coup de grâce à ma foi déchue. Par respect pour sa famille, je tairai le vrai nom de ce vil charognard de la détresse infantile. Nous l’appellerons le Père Fide.
« Mon père, l’interrogé-je, deux jours après les funérailles, au confessionnal. Alice et maman sont-elles heureuses, au paradis ? »
« Tu n’es pas sérieux, mon fils ? Voyons, la destinée de l’homme appartient à Dieu. Or, ta maman a lâchement décidé de mettre fin à ses jours, sachant que nous sommes les intendants – et non les propriétaires – de la vie que Dieu nous a confiée… Nous n’en disposons pas ! Pour s’être suicidée, ta mère brûlera donc en enfer, pour les siècles des siècles ! »
Je sens de grosses larmes couler sur mon visage. « Non ! C’est injuste ! » m’écrié-je.
« S’agissant de ta petite sœur… »
« Quoi ? Elle est bien au paradis, elle, au moins ? »
« Mon fils… Sache qu’il n’y a point de salut pour les enfants morts sans baptême. »
« Mais, mon père, Alice avait la foi ! Elle était une bonne petite catholique, malgré son jeune âge ! Son baptême devait avoir lieu cet été ! »
« Ce n’est pas suffisant, Benjamin. Ta sœur aurait dû être baptisée juste après sa naissance. En s’abstenant de le faire, tes parents ont commis une grave erreur, dont Alice doit désormais assumer les infinies conséquences… »
« Si elle n’est pas au paradis, elle est où, alors, ma petite sœur ? »
« Elle flotte dans un monde situé aux marges de l’enfer. Cet endroit, ce sont les limbes des enfants : limbus puerorum, en latin. »
Je pleure toutes les larmes de mon corps. « Non ! c’est injuste ! Je ne vous crois pas ! »
Le Père Fide poursuit, d’une voix impérieuse : « Ta foi est bien fragile, mon fils… Méfie-toi de la colère de Dieu ! Tu ne veux pas subir le même sort que ta sœur ou que ta mère, je présume ? »
« Non, mon père ! Non ! »
« Alors, ne doute plus jamais de la parole divine ! Jésus dit à Nicodème : En vérité, je te le dis, à moins de naître d’eau et d’Esprit, nul ne peut entrer dans le Royaume de Dieu. Cela signifie qu’un enfant n’ayant pas été baptisé ne peut accéder au paradis. L’âme de ta sœur est donc condamnée à errer aux frontières de l’enfer, pour l’éternité… » conclut-il, en quittant son isoloir pour rejoindre le mien.
Me voyant vulnérable, le perfide se transforme en pervers. Il me saisit par la gorge d’une main ; et tente de défaire sa braguette, de l’autre. N’arrivant plus à respirer, je lui mords le poignet et lui assène un coup de pied dans l’entrejambe. L’épaviste de malheurs s’écroule sur le sol en hurlant.
Mes parents m’ont toujours dit que les monstres n’existaient pas. Ils avaient tort. Je réalise, ce jour-là, qu’ils se cachent non pas sous le lit des enfants, mais dans l’obscurité insidieuse des confessionnaux.
J’éprouve une colère infinie. J’aimerais tant pouvoir me transformer en Hulk, pour exploser la gueule du Père Fide et démolir son église !
« J’irai pisser sur ta tombe ! » lui promets-je, en m’échappant en courant.
L’ecclésiastique décède d’un accident cardio-vasculaire six semaines plus tard. Certains y verraient une forme de punition karmique. J’y vois le simple fruit du hasard.
À sa mort, je tiens ma parole. « Guerre à ton âme ! » m’écrié-je, en souillant la sépulture du Père Fide et tout ce qu’elle représente à mes yeux. Pas de prescription pour les démons.
Le gardien du cimetière filme la scène impie à l’aide de son smartphone et envoie les images à la police. Pour cet acte de vindicte, j’écope de huit ans de purgatoire.
Nul ne guérit de son enfance.
Jean Ferrat
Papa se saigne à blanc pour me payer huit années de scolarité dans une école privée catholique, à la doctrine conservatrice et rigoriste. Il estime, ainsi, pouvoir absoudre mon péché urinaire.
Ce châtiment est un calvaire moral disproportionné. « De grâce ! J’ai juste pissé sur une tombe ! » me répété-je, sans cesse, à l’époque. Je songe à fuguer. Mais pour aller où ?
Je ne quitte l’établissement qu’après mon baccalauréat.
Anéanti par la mort de son épouse et de sa fille, mon père survit, encore aujourd’hui, sous la perfusion d’une foi placebo, administrée par une église dont l’exploitation de la détresse humaine constitue la seule raison d’être.
Ce que papa – bercé de douces illusions divines – ne comprend pas, c’est que si Dieu existait, la mort ne frapperait jamais les enfants et les mamans de manière cruelle, aléatoire et aveugle !
Pour ma part, j’ai laissé ma foi au fond du puits. Je suis devenu fieffé athée. Mécréant pratiquant. Férocement, forcément. Maudire et médire, c’est tout ce qu’il me reste. Comment auriez-vous évolué, à ma place ?
Papa me dit, parfois : « Si Dieu t’envoie de pierres dans la gueule, c’est pour que tu construises une cathédrale à sa gloire. » Allez comprendre.
Au collège, puis au lycée, les cours de catéchisme sont le gouffre d’un ennui infini. En classe, je me surprends à prier : « Ô, mon Dieu qui n’existe pas, je t’en supplie, fais en sorte que ce cours de caté se termine le plus rapidement possible, parce que là, je me fais religieusement chier ! »
Heureusement, j’ai une échappatoire. Une oasis. Un temple. Ce sont les mathématiques ! Ceux-ci décrivent l’univers et les lois de la nature avec une précision si belle et si prodigieuse ! Leur étude constitue la parenthèse enchantée de ma scolarité. Et contrairement aux textes sacrés, les mathématiques ne mentent jamais. Jamais.
« Dieu est grand, mais son symbole numéral est minuscule… C’est le chiffre 1, car il n’existe qu’un seul Seigneur, qu’une seule foi, qu’un seul baptême et qu’un seul Dieu ! » nous enseigne ma prof et sœur, alors que je suis en classe de 6e.
Je lève la main : « Ma Sœur, quel est le plus grand chiffre au monde ? »
La religieuse me sourit, puis inscrit un 1 au tableau, auquel elle ajoute peu à peu des zéros par dizaines. Imperturbable, celle-ci poursuit sa tâche, malgré le chuchotement des élèves.
Après avoir noirci le grand tableau blanc d’innombrables zéros, elle se tourne vers moi, en m’offrant cette explication dont je me souviens encore mot pour mot :
« Je pourrais ajouter autant de zéros que je le voudrais si le Seigneur me donnait l’éternité pour le faire, Benjamin… Il n’existe en effet aucune limite à l’énumération des nombres. »
Pour la première fois de ma vie, je viens de penser l’impensable. L’inconcevable. L’insondable. Je viens de penser l’infini. Quel vertige existentiel exaltant !
« À présent, voici le symbole mathématique de l’infini : ∞, poursuit-elle en l’écrivant au tableau. Il s’agit de la lemniscate, qui provient de lemniscus, qui signifie “ruban”, en latin. »
Depuis ce jour-là, je représente toujours l’infini par le huit inversé.
« Ma Sœur, quand je serai grand, m’écrié-je en me levant hardiment, je ne serai pas astronaute, footballeur ou pompier, comme en rêvent les autres garçons de la classe. Je serai explorateur. Explorateur de l’∞ ! »
« Que Dieu t’entende, mon fils ! » me répond-elle, alors que mes camarades se moquent de moi et me chahutent, comme à leur habitude. L’un d’entre eux m’envoie un stylo au visage. C’est Grég, le jock hyperactif du fond de la classe, sur lequel nous reviendrons plus tard. Je me rassieds en faisant le dos rond.
Enfant prodige et solitaire, je m’amuse à exalter les manifestations de l’∞ dans ma vie quotidienne. Je divise dix par trois sur ma calculatrice : le résultat donne un nombre ∞ de trois après la virgule. Je place deux miroirs, l’un en face de l’autre : ils se renvoient un reflet presque ∞. De manière générale, je contemple l’∞ en toute chose. N’est-il pas partout où l’on regarde ?
Après deux thèses de doctorat – l’une en mathématiques, l’autre en astrophysique – le scientifique d’une trentaine damnée que je suis devenu manipule à présent les grands nombres. Parmi eux, le Googol : 1 suivi de cent zéros. Ce chiffre titanesque, qui a donné son nom à Google, est plus grand encore que le nombre de tous les atomes présents dans l’univers. Vous imaginez ?
Je tiens un blog de vulgarisation scientifique pour le grand public. J’y mène une croisade contre la religion. J’y défends notamment la thèse mythiste qui nie la réalité historique de Jésus Christ.
Mes articles sont teintés de scientisme, de matérialisme, de nihilisme et d’athéisme cyniques. L’∞ est au cœur de mes réflexions. J’ai des centaines de milliers de lecteurs fidèles, que je ne suis jamais parvenu à monétiser. Que voulez-vous ? Je suis homme de science, pas homme d’affaires.
Nous sommes le dimanche 22 décembre 2030. Ce matin, je me suis encore levé aux horreurs. Cette semaine, cela fait 20 ans qu’Alice et maman sont mortes. Anniversaire funeste. Spleen. Nausées. Hyène de vie.
Aujourd’hui, c’est dimanche : le jour du jogging. Il y a ceux qui en font et ceux qui en portent un. J’appartiens à la seconde catégorie.
Alors que j’achève l’écriture d’un nouvel article consacré aux troublants trous noirs, une notification m’interrompt. Je viens de recevoir cet e-mail singulier :
Cher Benjamin Ficus,
Dans deux jours, j’organise un colloque œcuménique à Bucarest, auquel je convie quatre experts francophones de l’infini. Vous y êtes invité cinq jours durant, en qualité de scientifique.
Vous ne serez pas seul : une philosophe, un artiste et un théologien, qui se sont brillamment illustrés dans l’étude de l’infini dans leurs domaines respectifs, y participeront à vos côtés. Je serai votre modérateur et votre seul public pour vous écouter débattre.
Convaincu qu’une étude exhaustive de l’infini ne peut être conduite que sous les angles complémentaires de la science, de la philosophie, de l’art et de la religion, il m’est impératif de vous réunir tous les quatre pour que vous me veniez en aide.
Je travaille, en effet, sur une planche maçonnique de la plus haute importance ayant l’infini pour sujet ; mais je me retrouve face à cette impasse insurmontable : comment conclure un travail dont le thème est l’infini ? Comment mettre un point final à l’exploration d’un sujet dont la nature, elle-même, ne connaît pas de fin ?
Cette conclusion, que je ne parviens pas à trouver, me rend fou. Acceptez mon invitation, je vous en implore !
Votre rémunération pour ces cinq jours de travail est de dix mille euros, payables en bitcoins. Vos frais de transport seront naturellement pris en charge. Votre hébergement, ainsi que nos réunions auront lieu à l’hôtel Hilbert, établissement bucarestois dont je suis le propriétaire.J’espère pouvoir vous compter parmi nous.
Avec force, sagesse et beauté :.
Vlad K.
Je réponds à cette invitation sur-le-champ – Pas intéressé. Désolé !
« Je n’irai jamais en Roumanie. C’est définitif ! » dis-je à mon père, qui est en train de finir un puzzle sur la table du salon, en buvant un verre de fée verte.
« Rien n’est jamais définitif, même la mort. Tu devrais accepter cette invitation, Benjamin Napoléon ! » me répond-il.
« Pas question. Et arrête de m’appeler ainsi ! »
Napoléon, c’est mon deuxième prénom. Comme de nombreux compatriotes, mon père est nostalgique d’une France impériale idéalisée qu’il n’a pas connue et dont il n’a jamais rien lu. Aux larmes, citoyens.
« Ce matin encore, tu as l’air bien tristounet, mon fils… »
« Je ne suis pas “tristounet”, papa. Je suis désenchanté. Comme notre époque. »
Si je dois tomber de haut
Que ma chute soit lente
Je n’ai trouvé de repos
Que dans l’indifférence
Pourtant, je voudrais retrouver l’innocence
Mais rien n’a de sens, et rien ne va
Tout est chaos
À côté
Tous mes idéaux : des mots
Abîmés…
Je cherche une âme
Qui pourra m’aider
Je suis d’une génération désenchantée
Cette chanson de Mylène Farmer décrit mon moral et mon époque à merveille, malgré les années qui me séparent de sa sortie dans les bacs. Enfant de l’an 2000, j’appartiens à l’étrange paradoxe d’une génération malheureuse qui poste des photographies joyeuses sur les réseaux sociaux.
En France, un jeune sur cinq présente des troubles dépressifs. Il faut croire que j’ai fait la mauvaise pioche avec ma vie.
« Si tu arrêtais de passer ton temps devant les jeux vidéo, tu déprimerais moins, mon fils. La vie te glisse entre les doigts. Tu ne vas quand même pas rester cloîtré dans ta chambre pendant toute ton existence ! »
« Le cloître désigne l’espace d’un monastère défendu aux profanes, papa. Connaissant mon aversion pour le fait religieux, tu aurais pu choisir un autre terme. »
Avant la mort d’Alice et maman, l’∞ m’inspirait l’idée d’un démiurge bienveillant, créateur de l’homme et de l’univers. Pour l’homme athée que je suis devenu, ce Dieu improbable illustre à merveille l’absurdité lancinante de nos existences écorchées vives.
Ce qui me ronge, au plus profond de mon être, c’est mon inexorable finitude. Plus je m’instruis et plus je prends conscience que mon éphémère passage sur Terre – entre deux néants – n’est qu’une parenthèse inutile et ridicule.
Elle n’épargne rien ni personne, la mort. Ni mon Alice ni ma maman. Ni les papes ! Ni Albert Einstein ! Ni Napoléon Bonaparte ni les autres grands hommes de l’histoire. Ni même la Terre, le Soleil et tout l’Univers, dont le temps est également compté. La mort anéantit tout, sur son passage. La mort, la mort… la mort ! Comment s’accommoder de cette fatalité insoutenable ?
Trois cent cinquante millions de litres d’air inspirés et trois milliards de battements de cœur, en moyenne. Et une inquantifiable somme de souffrances intenses. Voilà à quoi l’inanité de notre vie se résume.
« Fiston, tu rêves de voyager dans l’espace, comme Han Solo. Mais à trente ans passés, tu n’as jamais quitté la France ! Pars en Roumanie, ça te changera les idées. Et puis, j’imagine que tu seras rémunéré pour ce déplacement, n’est-ce pas ? » me demande papa.
J’acquiesce d’un signe de la tête.
« Gaufaurite ! » me dit mon père.
« Hein ? Quoi ? »
« Gaufrite ! » insiste-t-il.
« Ha ! Go for it, comme, vas-y, en anglais ? »
« Choure, maille saune », me répond-il, avec un accent franchouillard à couper au sabre laser. Mon père a le niveau d’anglais de François Hollande.
« Sois moins timoré. Élargis tes horizons, fiston ! Et, grâce à ce déplacement, tu pourras peut-être m’aider à payer le loyer ! »
Papa et moi sommes unis, mais démunis. Cela fait des années que mon père Paul, ancien bagagiste à la carrure de coton-tige, est au chômage. Depuis qu’il pointe à l’ANPE, ses amis du bistrot l’appellent Paul Emploi.
Nous habitons un Scranton aéroportuaire de 3 000 âmes, appelé Roissy-en-France. Notre ville est située dans les Pays de France, en région Île-de-France. Inutile de vous préciser dans quel pays nous vivons.
À travers le double vitrage de la fenêtre de ma chambre, j’assiste au ballet incessant des majestueux aigles de métal qui planent au-dessus de l’un des plus grands aéroports d’Europe. Des heures durant, je contemple leur va-et-vient et les longues nuées blanches de condensation de vapeur d’eau qu’ils dessinent dans le ciel. Chaque année, plus de 70 millions de passagers fréquentent l’aéroport de Charles de Gaulle. Pour ma part, je n’ai jamais pris l’avion.
Mon paternel me convainc d’appeler mon meilleur ami, pour lui demander conseil. Grégoire Vigroux est mon jumeau antinomique. Nous sommes les deux faces opposées d’une même pièce, comme Jack et Tyler Durden, de Fight Club.
Grég est le blond athlétique du sketch de Gad Elmaleh. Entrepreneur intrépide en mode sans-échec, son chien s’appelle Nasdaq, pour vous situer le personnage. Il est un jock alors que je suis un geek