L’impasse de la sagesse - Stéphane Hugues Jourdain - E-Book

L’impasse de la sagesse E-Book

Stéphane Hugues Jourdain

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Beschreibung

Un inconnu se réveille dans un hôpital psychiatrique. Atteint d’amnésie, bien que vierge de toute mémoire, il est convaincu d’être sain d’esprit et en parfaite santé mentale. En proie au doute face à l’institution qui le recueille, balancé entre paranoïa et acuité d’un sens critique hors du commun, l’irréalité cogne à la porte d’un destin fabuleux. Fort d’une fascinante capacité de persuasion, il sublimera cette expérience bien au-delà de toute raison.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Avocat au barreau de Paris, Stéphane Hugues Jourdain tire son inspiration des grands auteurs tels que Balzac, Maupassant, Proust. Son écriture, influencée par Rimbaud et Houellebecq, vise à transporter les lecteurs dans des univers romanesques où réflexion et poésie s'entremêlent harmonieusement.

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Stéphane Hugues Jourdain

L’impasse de la sagesse

Roman

© Lys Bleu Éditions – Stéphane Hugues Jourdain

ISBN : 979-10-422-3702-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Chapitre premier

Une odeur tiède, lourde et pesante semblait fondre, être traversée d’étranges relents oxygénés. Une vibration infime aux narines accompagnait de minimes soubresauts jusque dans le dur de son visage. Le roulis des roues lisses qui cavalent glissait doux comme du miel chaud sur un bourdonnement lointain qui résonnait sans douleur au creux de ses oreilles imprimées d’on ne sait quelle sorte de vacarme passé. Autour de son corps isolé, l’atmosphère douce et sereine enrobait le silence d’un écrin de tendresse, telles les caresses qui apaisaient nos pleurs d’enfants. Il sentait alors le glissement furtif de l’air sur son visage et compris qu’il était déplacé par un lit d’hôpital. Lentement, des taches floues et baveuses éclataient de couleurs opaques dans le bâillement de ses yeux entrouverts. Il semblait vouloir domestiquer la lumière qui jaillissait comme aux premiers regards de nouveaux nés. Lentement, le ruban beige du plafond apparut, défilant paisible tel un ciel, sur les têtes penchées vers l’avant du brancard à roulettes. Leurs regards étaient fixes et professionnels à la tâche.

« C’est là », dit une voix proche et lointaine à la fois, comme un son s’émoussant dans les eaux du silence, palpable et audible phénomène du sentiment inerte.

Un voile de sommeil inonda ses pensées, il se rendormit aussitôt.

Des murmures vinrent titiller son attention amorphe. Bordé comme un enfant, il ne pouvait respirer, il semblait qu’on avait fait le lit avec autant de vigueur que s’il n’y avait pas eu de dormeur, tendant à l’extrême les pliures drapées, oubliant le corps étreint, qui forçait de ses formes les reliefs rebelles. À trop presser son poitrail, il croyait un poids énorme sur lui, et devait écarter amplement sa cage thoracique pour éventer son corps qui à présent bien éveillé paraissait demander de plus grandes bouffées d’air, son cerveau s’en trouva par ailleurs rafraîchi de pensées transparentes.

À voir tous ces pieux médecins, semblant porter de blanches soutanes, il eut un frisson d’effroi : « Où suis-je ? » lança-t-il tout à coup ; les surprenant tournés vers la fenêtre, discutant péniblement de choses et d’autres dans l’attente de son réveil.

— Ne vous inquiétez pas, vous êtes à l’hôpital du « Sillon »…

— Qui suis-je ? continua le jeune homme qui se redressa brusquement pointant son visage fin qui dénotait quelques barbes naissantes, une vingtaine d’années, vingt-cinq peut-être.

Car les traits doux qui apaisaient son regard semblaient percer une confiance adulte et grave malgré ses interrogations. Ses yeux étaient ouverts avec une excessive expression. Leur vert chlorophyllien semblait croupir de ces algues aquatiques aux étangs couverts de fines pellicules verdâtres, éclatées par endroits, des tranchées noisette s’incrustaient en des joyaux de bois comme si des troncs pensifs flottaient à la surface verte, comme si l’écorce d’un arbre brisée par le doux enlacement des mousses fraîches d’hiver s’écartait de florissantes résines.

« C’est justement ce dont nous voulions parler », répondit le plus imposant des médecins, le plus vieux, le plus gras aussi, vu les ourlets flasques que semblaient contenir avec peine ses boutons de chemise.

— Mais qui suis-je ? insista le jeune homme plus intrigué qu’impatient.

— Il ne sait pas qui il est ! s’exclama la seule femme du groupuscule.

— Ah ! Un amnésique, encore un ! souffla le flatulent médecin. Nous reviendrons plus tard vous voir, monsieur, il faudra faire des recherches à votre sujet !

Il se gratta vulgairement le flanc et tira de sa poche aux jointures salies un stylo rongé de calcaire baveux, tendit sa main joufflue vers un de ses proches, saisissant une plaque où des modalités hospitalières l’attendaient.

— Bon, reprit-il, vous êtes sûr de ne rien vous souvenir ?

— Me souvenir de quoi, bon sang ? Que faites-vous là ? Que me voulez-vous à la fin ?

— Ne vous inquiétez pas, monsieur, le docteur-chef viendra vous renseigner, intervint un médecin plus jeune. En attendant, nous vous faisons envoyer le docteur Motti.

Sur ces mots, les trois médecins sortirent en laissant le jeune amnésique face à d’innombrables questions.

« Que m’arrive-t-il, bon Dieu ? Je ne me souviens de rien, quelle étrange sensation ! J’ai beau sentir mon être comme une réalité ancestrale, j’ai beau comprendre le monde qui m’entoure, trouver aux travées de ma mémoire les mots et les images d’un passé que j’ai évidemment vécu, il n’y a là pas de doutes, mais qu’est-ce qui peut bien m’en troubler la conscience ! C’est curieux, j’ai comme l’impression fantomatique d’avancer sur un chemin que je connais par cœur et qui pourtant m’inquiète tant mes pas sont perdus dans un brouillard inconnu. Pourquoi puis-je sentir mes fontes et non reconnaître ma bâtisse ! Qui suis-je ? Ai-je des personnes à aimer ? Non, mon Dieu, ne me torturez pas ainsi ! »

Il se recroquevilla un instant. « Tiens ! dit-il tout à coup éclairé d’une douce, d’une invisible lumière, je peux toujours commencer à me redécouvrir à partir de mes propres pensées. Ne serais-je pas un peu poète ? Quelque chose me dit que les flux qui s’emmêlent au goût de mes sensations intérieures, de mes sentiments, je pense que ce mot qui jaillit tout à coup doit être le plus juste, que certaines de ces finitions intellectuelles ne sont pas des plus communes. Il faut absolument que je tisse au plus vite ce dont mon inconscient détient la solution, mon passé, ma personne. Bon sang ! quel sort s’agrippe à moi, qui étais-je donc pour tant de malchance ? C’est vraiment trop difficile de creuser cette fuyante mémoire, j’ai un de ces mal de crâne ! »

Il était plongé dans de terribles réflexions, pourtant ne furent-elles pas communes à tous les amnésiques ! Il en souffrirait plus que ce que toutes les douleurs physiques avaient pu lui donner. On sentait dans la pièce impassiblement droite, aux pliures angulaires imberbes de ces naturelles salives d’araignée, de ces haleines que le temps palpable, charnel, semble repousser aux ultimes recoins de la pièce, comme si les choses, les endroits vieillissaient, prenant de blanches barbes, de pâles cotons perdus sur les peaux âgées du crépi. Pourtant l’homme est toujours là pour nettoyer, pour tirer les rides, colorer la matière qui l’entoure lui donnant l’éternelle illusion de jeunesse. N’aime-t-il pas, ce drôle d’humain, vivre au cœur de lieux respirant le renouvellement ; imaginons qu’il ne continuât pas son inlassable servilité à faire la cure des vieilles consistances qui l’entourent, combien de murs, de chemins et de rue porteraient de ces barbes où prend place l’araignée, de ces rides où se gave l’érosion, véritables griffes du temps.

La chambre stérile jusqu’en ses moindres recoins faisait croire à la fille de bonne bourgeoisie, maquillée dès sa tendre enfance qui ne s’apercevra que trop tard des pas du temps qui court sournois sous son fardage.

Ses pensées étaient aussi plates que les murs l’entourant, aussi lointaines que leur passé. Il croyait flotter dans les rayons, si jaunes qu’ils en paraissaient blancs, il sentait qu’il vivait un présent, qu’il étreignait un corps, son être brassait sa propre existence sans pouvoir demander de ce qu’il souhaitait au corps le supportant. Ainsi, il se croyait tel que ces lueurs tapies au seuil de la fenêtre qui ne s’embarrassaient pas de questions, pourtant lui disposait d’un état à son âme, il fallait le contenter. Le ciel était bleu au-dehors de sa fenêtre, il semblait vouloir pénétrer la chambre, invité qu’il était par la descente lumineuse déroulée royalement sur le sol.

Un docteur ouvrit la porte sèchement, faisant voler les bords ridicules de sa blouse, levés par le mouvement de l’air. Ainsi comme les queues de pingouins que traînent les chefs d’orchestre, les deux terminaisons de blouse aux mouvements grandiloquents amusèrent le jeune homme, qui sourit pour la première fois depuis son arrivée. Le médecin qui semblait, tel que ses pans de blouse, un rien fier de sa prestance médicale, du moins de sa prestance apparente, car si l’on dut élire un ministre ou un prix Nobel de médecine en ce moment même, on n’eût pu résister à cet emphatique bonhomme, des attitudes tout juste pompeuses, comme s’il sortait d’une opération ayant contribué à la plus merveilleuse découverte biologique de tous les temps, et qu’en plus il ne s’arrêterait point là. Retournant à ses préoccupations vitales, juste après sa visite qui prenait alors des tournures charitables de gala d’exhibitions où le grand maître fait entracte sur quelques minimes problèmes communs, si ce n’est dire banals. Tout juste le garçon amusé n’aurait-il pas pensé à demander un autographe à la star compatissante. Ainsi l’homme tourna vers son chanceux patient le miroir impeccable de son crâne lustré, n’ayant pas daigné quitter son carnet des yeux, un carnet qui semblait comporter de monumentaux rendez-vous ou colloques.

Enfin, il leva ses yeux sur ledit malade prêt au rire. Voilà une chose qui se réveille de nouveau en lui, mais est-il des amnésies du rire ? Le rire n’est-il pas une amnésie fugitive de l’homme ? Bien sûr, ce docteur qui paraissait tout au plus clownesque n’avait pas déclenché d’autres admirations que le fait d’avoir rassuré le jeune homme. Car l’assurance édifiante qui fondait la personnalité du chauve docteur avait du moins réussi à inspirer confiance. La banalité ne pouvait que sortir de la marge une angoisse que tout amnésique doit sentir comme un unique cas.

« Vous êtes bien le numéro 1089 », marmonna-t-il dans son élan, ne se répondant qu’à lui-même, comme pour s’assurer de ne pas s’être trompé de patient. Il avait jeté ses yeux sur la plaque pendue à l’extrémité du lit, s’était gratté le front en consultant son carnet de notes, et, sans lever son regard, parlant comme seul dans la pièce.

« Évidemment, vous m’excuserez de vous nommer par numéro, mais votre amnésie n’arrange pas les choses. Bon, nous avons demandé une recherche de votre identité au service de l’état civil, sachez pourtant que vu les circonstances dans lesquelles nous vous avons recueilli, il ne sera que très peu probable de parvenir à vous identifier. Il faudra sûrement attendre que l’on se plaigne de votre disparition pour vous laisser partir. Vous comprendrez que l’on ne peut vous lâcher sans savoir si vous êtes, ne vous inquiétez pas pour autant, oui ou non intégrable à la société, bien sûr ce ne sont là que de simples précautions. Nous pensons que votre état physique est parfaitement remis du choc, depuis cinq heures que vous sombrez dans le coma nous avons évalué votre bilan traumatique et corporel, nous savons pour sûr que votre perte de connaissance n’est due qu’à la seule réaction d’une émotion psychique, rarement rencontrée dans le domaine de l’amnésie subite. Je veux dire qu’un choc physique comme celui dont vous avez été victime entraîne souvent une perte de mémoire temporelle ou dépendante d’un traumatisme physique, un tel cas est plus aisément traitable par le phénomène du choc parallèle, certes empreint d’une probabilité d’efficacité incertaine mais appréciable. Votre situation est toutefois quelque peu différente, comme au cas précédent il s’agit d’un accident bref, donc neutralisable par un identique phénomène, mais ce phénomène se doit d’être psychique, votre déviation était causée par l’émotion.

— Doucement, doucement, vous devenez confus ! trancha le jeune homme submergé par tant d’explications abstraites.

— Bien sûr, excusez-moi, je me lance souvent dans de longues explications. Voyez-vous, jeune homme, j’aurais souhaité être professeur, dit-il avec ironie ; ce qui détendit l’atmosphère considérablement.

— Mais vous n’avez réellement rien trouvé sur moi ? reprit l’amnésique avec une inquiétude naissante.

— Absolument rien, pas même le plus petit renseignement.

— N’avais-je pas une carte, un papier pouvant prouver mon identité quand vous m’avez trouvé ?

— Rien du tout, pas la moindre preuve d’identité n’a été trouvée sur vous, répondit le médecin qui semblait chercher un moyen, une réponse qui puisse laisser espérer son patient, mais rien ne pouvait se laisser abuser d’un espoir de circonstance.

Il avait pris sa tête dans l’étau de ses mains, comme pour contenir les questions déferlantes qui inondaient son crâne en crues psychologiques.

Il ne savait pas vraiment pourquoi il était là sans souvenirs de lui-même, conscient pourtant du monde l’entourant, connaissant sans effort les choses simples ou compliquées des philosophies engendrées par ses réflexions, là, comme un arbre en automne.

Seules subsistaient la puissance, la densité émotionnelle que supportait chacun de ses souvenirs cachés. Quand il avait parlé à ces médecins, qu’il avait regardé le doux suc du soleil pénétrant au travers de ses yeux, il avait senti la force, l’habitude, le plaisir connu et inextinguible des sensations passées. Certes il ne maîtrisait pas toutes les images bloquées dans son imagination par ces chamboulements, mais il savait qu’un jour il avait appris les mots dont il se servait par d’autres humains que lui. Pourquoi les mots, les banalités telles qu’un verre, un bruit, jaillissaient à lui avec l’image correspondante, celle qu’on lui avait toujours inculquée, qu’il avait lui-même découverte de par ses jugements physiques ? Certainement parce que ce dont il ne peut se souvenir a fait l’objet d’un rejet émotionnel, une crainte si forte que son inconscient a préféré enfouir ces douloureux moments, réels ou imaginaires, aux caves de l’esprit, et refusé de vivre ce pour quoi son corps s’est fait le peureux anesthésiste.

« Mais au fait, que m’est-il arrivé ? » Il avait relevé brusquement son regard d’au travers de ses mains, fixant le docteur désarticulé, sans tenue alors, le coude comme tentant désespérément de pénétrer le mur qui le soutenait. Pour un médecin spécial, c’en était un, il profitait des moments de silence studieux qui berçaient le malade pour flâner un peu. Bien sûr, en tant que docteur spécialiste, il ne devait pas troubler les réflexions de ses patients, ce qui par ailleurs lui permettait, toutes justifications aidant, d’échapper à son travail fastidieux.

Surpris par la question subite du numéro « 1089 », son coude entraîné par le mouvement instinctif du corps glissa, permettant au docteur, soucieux de garder de sa crédibilité, de simuler le rajustement concentré du pensant par un fait extérieur, les lunettes. Bien sûr, rien n’échappa à la lucidité du jeune homme de plus en plus amusé, de plus en plus en contact avec les banalités du monde et ses humeurs.

« Eh bien, mon ami, vous avez été victime d’un attentat terroriste. Nous ne savons pas très bien encore, mais il semblerait que vous n’étiez qu’un passant ordinaire ayant la malchance de passer devant les portes d’un cinéma piégé. La bombe n’a laissé aucun survivant des spectateurs à l’intérieur du cinéma, elle a blessé nombre de passants, dont vous. Heureusement, je vous l’ai déjà dit, vous n’avez pas eu de lésions physiques, mais peut-être pire encore avec votre amnésie !

— Mais pourquoi un attentat ? A-t-il été revendiqué ? renchérit le jeune homme intrigué.

— Je vois que vous présentez des points extrêmement positifs dans votre amnésie, il semble que vous n’ayez aucun problème de vocabulaire et de connaissances quant aux faits du quotidien. Très, très intéressant ! »

Il décapuchonna son stylo pour griffonner son carnet, puis reprit :

« Bien entendu, nous ne sommes pas policiers, mais la radio ce matin a relaté cet attentat et a laissé entendre que les forces de l’ordre n’ont pas d’espoir de revendications. Ils croient à une manifestation politique, sachant que les élections présidentielles approchent ; encore un an, je n’ose penser aux attentats à venir, et l’afflux dans nos locaux. Au fait, vous rappelez-vous ce que sont les élections ?

— Oui, oui, je sais ce que c’est, mais je n’avais pas idée qu’elles étaient pour bientôt. De toute façon, je ne crois pas y avoir porté beaucoup d’intérêts. »

« Bon, reprit le docteur Motti, vous allez subir un examen psychologique dans une heure. Habillez-vous avec la blouse qui est dans la penderie. Dans cinq minutes, une infirmière vous amènera au cabinet de monsieur Rigot, au premier étage. »

Sur ces mots, il quitta la chambre.

Chapitre deuxième

Ils marchaient tous deux dans le couloir glacial. Un air ambiant et tiède de radiateur central baignait l’hôpital jusqu’en ses fontes intestines, en vain. La vue des murs glacés s’amplifiait de telle façon dans le vernis brillant, tellement morne et si insensible, que l’atmosphère transportait les angoisses des malades passés, inscrivant dans ces mortuaires de luxe une étrange lourdeur de cave.

L’infirmière le tenait par le coude, ce qui avait tendance à l’irriter un peu. Par instants une pointe criante perçait à l’oreille avec effroi. Automate insensible, sa voisine capuchonnée de blanc marchait, fatalement habituée aux transpercements auditifs, ne sursautant pas même d’un poil aux plaintes en pointes impromptues. L’odeur étrange des hôpitaux, qui semble être un prélude, un avertissement à la mort, la proposant avec une froideur crue, a toujours en suspens d’une pensée inconsciente quelques mots sirupeux : « PEUT-ÊTRE ». Ce mot-ci paraissait définir profondément l’ambiance, la dimension fourrant les âmes présentes ici.

Ce qui déplaisait le plus au jeune homme amnésique c’est que les petits cris qui rompaient le silence par instants venaient de l’étage où n’opéraient que des psychologues.

Il était assis devant le médecin qui téléphonait sans se presser, prenant son temps, marquant sa densité personnelle dans la pièce quadrillée de vieux meubles.

« Il essaie déjà de poser sur moi une tactique psychologique, d’affirmer sa crédibilité vis-à-vis de mon cas. Enfin, bon, s’il fait cela c’est qu’il l’a appris ; faisons le type impressionné, cela facilitera sûrement le rapport, il lâchera son combiné sans correspondant plus vite. » Il avait pensé ces mots dès son entrée dans la pièce et sentait bien qu’il ne se trompait pas.

D’ailleurs le médecin parut comprendre que son astuce d’introduction avait peu d’effet sur le patient, que celui-ci était assez lucide pour ne pas craindre ce que beaucoup redoutent en pénétrant dans un monde psychanalytique ; qu’il n’avait point besoin de rassurer cet homme apparemment confiant, étrangement confiant pour un amnésique.

« Bonjour monsieur Gragon, dit le psychologue à son patient attentif.

— Que dites-vous ? Monsieur Gragon, je m’appelle monsieur Gragon ?

— Oui, mon ami, oui.

— Pourquoi le docteur de tout à l’heure ne me l’a-t-il pas dit ?

— Ne vous énervez pas, mon ami, je suis entièrement avec vous !

— Je ne m’énerve pas, pourquoi dites-vous ça ? Et puis ce n’est pas la peine d’insister sur le fait que vous êtes avec moi, je ne me pose même pas la question.

— Je sais, je sais, personne ne vous veut de mal.

— Mais qu’est-ce que vous avez, pourquoi me parlez-vous ainsi ?

— Ne vous énervez pas, monsieur Gragon, on ne vous veut aucun mal. »

Le prénommé monsieur Gragon se frotte le visage : « Que me veut-il, celui-là, qu’est-ce qu’il a à me parler comme à un malade de la tête, je ne suis pas fou pourtant, du moins je le crois ; serais-je fou ? » Il sortit de ses pensées et dit :

— Depuis quand savez-vous mon nom ?

— On vient de me le communiquer. Tout va bien, monsieur Gragon, tout va bien !

— Oui, ça va, je sais, tout va bien, commença à s’irriter le jeune homme blond qui faisait jouer la lumière du jour dans ses cheveux.

— Bon, nous allons vous reconduire à votre chambre, et demain on retournera voir ses amis, d’accord ? On retrouvera ses habitudes et tout rentrera dans l’ordre !

« Mais c’est qu’il me parle comme à un chien, ce con ! ce n’est qu’aux chiens qu’on parle ainsi. » Il se leva, repoussant sa chaise :

— Et puis vous ne me faites pas de diagnostics, de tests, qu’est-ce que tout cela veut dire ? Il poussa les babioles qui jonchaient la table.

— Votre diagnostic existe déjà, monsieur Gragon…