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Au cœur des profondeurs de Hëll, ville industrielle où la classe ouvrière se débat dans la misère, Ademe, un mécanicien, se retrouve malgré lui entraîné dans une révolution. Envoyé comme espion dans la prospère cité d’Yrneval, il rencontre Mei-Line, une jeune femme aveugle isolée du reste du monde. Ensemble, ils partent à la recherche du mythe de l’Inatteignable, une terre sauvage et libre, préservée des ravages humains. Quels obstacles et révélations les attendent ? Seront-ils véritablement les seuls dans cette quête ?
À PROPOS DE L'AUTRICE
Portée par une imagination sans limites,
Flore Lefèvre, professeure de littérature, a créé L’Inatteignable pendant une période de crise personnelle et professionnelle. Elle y plonge les lecteurs dans un univers post-apocalyptique fascinant. Flore est l’auteure de la trilogie fantasy "Légendes d’Ennorame", dont les tomes I et II sont parus respectivement en 2020 et 2021 aux Éditions au Pluriel.
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Flore Lefèvre
L’Inatteignable
Roman
© Lys Bleu Éditions – Flore Lefèvre
ISBN : 979-10-422-4628-0
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
La gigantesque galerie, toute pavée de crasse, résonnait du ronflement épouvantable des machines que l’on venait de mettre au repos. Encore fumantes et chaudes, elles s’endormaient peu à peu dans un chuintement interminable, secouées de temps à autre par de secs sursauts. Les gars les avaient fait rouler une à une jusqu’à leurs places respectives où elles allaient attendre impatiemment d’être dégraissées, purgées et rechargées.
Enterré sous des mètres et des mètres de béton, le hangar sinistre était immense. Il y régnait une odeur âcre, presque fielleuse, et, bien que les machines soient encore bouillantes, le sol et les murs dégageaient une froidure implacable.
Ademe se pressa jusqu’à l’engin n° 8615 et, disposant ses outils le plus rapidement possible au pied de l’appareil, il se glissa entre ses roues géantes. Il avait tout juste assez d’espace pour ramper et son dos, malgré l’épaisseur de sa combinaison de travail, était lacéré par le sol effilé. La petite lampe torche qu’il avait fixée sur son front éclairait à peine la carcasse immonde qui suintait encore de graisse. Le jeune homme parvint néanmoins à démêler l’enchevêtrement de fils électriques et de prises qui recouvraient le ventre d’acier. Le bitume lui glaçait la nuque alors que sa joue, écrasée sous le poids du monstre de ferraille, cuisait comme un morceau de lard contre les braises.
Après avoir débranché et décrassé comme il le pouvait les dessous de l’infernale machine, il s’attaqua aux flancs latéraux qu’il astiqua vaillamment jusqu’à n’en plus sentir ses mains. La robe de métal, tout enduite d’huile et de mazout, exhalait des effluves pestilentiels. Le jeune homme avait appris à les ignorer. Il remonta avec la plus grande application jusqu’à la gueule béante de l’appareil qui s’ouvrait sur lui, révélant une double rangée de dents, toutes plus aiguisées les unes que les autres. Enfin, il aventura ses deux mains à l’intérieur afin de récurer les moindres recoins.
Ademe avait cessé de craindre, depuis bien longtemps déjà, que le cauchemardesque engin ne se referme sur ses poignets et ne les tranche net. L’habitude sans doute. Pourtant, il se souvenait encore de la première fois où il avait pénétré sous la terre et découvert ces objets titanesques. Il en frémissait encore. Il n’avait que douze ans alors et, quand il avait fallu se traîner sous les bedaines de fer, il avait cru ne jamais en ressortir. Et puis, les jours s’étaient succédé les uns aux autres avec leurs lots de crasse, d’essence et de métaux inhospitaliers. Aujourd’hui, tout cela ne relevait plus que de la routine, si bien qu’il aurait pu dormir dans ces entrepôts sans que son sommeil en soit le moins du monde altéré.
Après des minutes aussi éprouvantes qu’immondes, le jeune mécanicien passa à l’engin suivant. Autour de lui, ses camarades d’infortune s’activaient pareillement, rampant sous les machines dégueulantes et frottant les épaisses cuirasses à mains nues. Leurs combinaisons taupe s’étaient chargées d’un noir goudronneux et on ne distinguait plus de leurs visages livides que l’épaisseur du mazout. Les heures défilaient avec les mêmes éternels gestes, mécaniques et répétés, dans le bruit saccadé des outils à l’ouvrage.
Enfin, la cloche de la relève finit par retentir et les gars s’extirpèrent des énormes machines, les membres endoloris, les dos brisés, tout écrasés d’épuisement. Des centaines de types, organisés en rangs réguliers et impeccables, rentrèrent à leur tour dans le hangar, d’un même pas dynamique. Ademe et ses comparses cédèrent la place aux nouveaux venus et s’éloignèrent de la même façon, en colonne, à travers l’interminable couloir.
Le jeune homme avait si bien disparu sous d’épaisses couches de gasoil et de graisse qu’on le distinguait à peine dans le décor sombre du souterrain. Sa peau noire dégoulinait d’une sueur glacée à tel point qu’il en grelottait, ses dents s’entrechoquant les unes contre les autres comme un millier de tambours. Ses grands yeux sombres, tout empreints de douceur, trahissaient son épuisement et fixaient avec impatience l’extrémité du tunnel qui lui offrirait enfin le repos.
Un premier peloton d’une vingtaine de personnes disparut derrière les épaisses portes de l’ascenseur. Quelques minutes plus tard, ce fut à un second groupe de pénétrer dans la cage d’acier et, enfin, Ademe put y grimper à son tour.
La cheminée n’était pas très longue et, bientôt, les portes s’ouvrirent sur le hall d’entrée de l’usine où les ouvriers se pressaient en masse. Le jeune mécanicien se dirigea à la hâte vers le distributeur n° 38 où se profilait déjà une queue interminable. Mais comme les autres machines à sous n’étaient pas moins encombrées, il se résolut à prendre son mal en patience. Pendant qu’il piétinait dans la file, un petit gars aux cheveux ternes lui passa à côté, lui serrant la main à la hâte pour ne pas gêner la procession de ceux qui le suivaient. Il se retourna seulement quelques mètres plus loin pour lui crier :
« Demain, 5 h 30, au pied d’chez toi ! »
Ademe acquiesça en silence, un maigre sourire aux lèvres, tandis qu’il regardait s’éloigner Gontier. Le chétif garçon avait grandi dans le même quartier que lui et ils avaient l’habitude, au petit matin, de faire le trajet ensemble jusqu’à l’usine.
Comme on lui tapotait le dos pour lui signifier que c’était son tour, Ademe oublia Gontier et sortit son badge de sa poche pour s’approcher du distributeur. Il fit passer la carte devant la machine à deux reprises et, après un bref signal sonore, la bouche de l’appareil s’ouvrit pour libérer trois petites pièces de cuivre. Devant cette si maigre collecte, le jeune homme ne put retenir une moue de déception. Cependant, comme on s’impatientait derrière lui, il se saisit des misérables jetons et s’éloigna, le pas lourd.
L’immense portique, qui donnait sur la rue, était à l’image du bâtiment : démesuré et sinistre. Sur le mur délabré du porche, on pouvait lire en grosses lettres noires : « Val Tech : fabrication, usinage et entretien mécanique ».
À l’extérieur, le parvis grouillait encore de monde et Ademe dut se frayer un chemin jusqu’à la rue, bousculé et bousculant sur son passage. La chaussée était presque entièrement tapissée de boue et, de part et d’autre des trottoirs, quelques ordures émergeaient de la fange. Les pas des uns et des autres éclaboussaient les murs et la foule de salariés qui gagnaient tantôt leur travail, tantôt leurs domiciles.
Le jeune ouvrier s’engagea sur l’artère principale de la ville où pullulaient mille échoppes, étalant des frusques aux couleurs maussades, des boissons insipides et une pitance putride. Ce n’était pas un boulevard, c’était un bazar tentaculaire et mal fréquenté d’où s’élevait une odeur répugnante. Les boutiquiers faisaient éclater leurs grosses voix, interpellant les passants hâtifs, les retenant même parfois des deux bras, et les échos de leurs négociations se perdaient entre les étalages.
Ademe avait instinctivement pressé le pas tandis qu’il se faufilait dans le marché. Il connaissait trop bien la rue et ses lois implacables. Aussi gardait-il la main dans sa poche, bien serrée autour des trois pièces de cuivre.
Après la baraque du cordonnier, il bifurqua à droite sur une petite ruelle mal éclairée où rôdaient quelques chats abandonnés. Ici, les passants se faisaient plus rares et il pouvait respirer un peu. Alors, il levait les yeux vers le ciel noir, pourchassant les immeubles gigantesques dont les toits disparaissaient dans le brouillard. En effet, les cheminées des usines, éparpillées à travers toute la ville, dispensaient une fumée épaisse et nauséabonde qui s’abattait sur les habitations et les routes. La cité dégageait la pire exhalaison. Un étranger n’aurait pu respirer une bouffée de cet air infect sans se livrer à une toux sanguinaire ; mais ceux qui étaient nés et avaient grandi dans cet enfer s’y étaient accoutumés, n’ayant jamais connu rien d’autre que la fange.
La petite venelle finit par déboucher sur un vieux terrain recouvert de poussière où gisaient les cadavres de grues abandonnées. Le jeune homme traversa la place, passant sous le pont de fer que sillonnait le tramway. Les rails étaient secoués par intermittence d’un millier de cliquetis et le bruit pétaradant des wagons résonnait par tout le quartier. Là, dans le vrombissement familier du chemin de fer, il pouvait apercevoir l’immeuble qui l’avait vu naître.
C’était une tour étroite et étirée vers le ciel noir dont la façade grise se confondait avec les nuages de vapeur. Elle s’étendait sur trente étages et Ademe ne pouvait que deviner le dernier niveau, celui où il vivait avec les siens.
Tout en dépoussiérant maladroitement sa combinaison de travail, il s’avança vers le building.
Les murs étaient tout éraflés, menaçant de s’émietter à tout moment, et les rares fenêtres, qui évoquaient davantage de minuscules hublots ou de simples lucarnes, exhibaient honteusement leurs carreaux sales et délavés. Le porche encadrait une porte exiguë et à moitié enfoncée, dont le linteau supérieur s’était décroché et pendait misérablement dans le vide avec un grincement lugubre.
L’intérieur paraissait plus sombre encore que l’éternelle nuit de la ville et seule la lueur vacillante des néons rouges permettait d’entrevoir la vieille moquette crottée et les lambeaux pendouillants de la tapisserie fatiguée.
Le jeune ouvrier s’élança vers l’interminable escalier en colimaçon dont les marches délabrées s’élevaient en spirale vers le trentième étage. Ses jambes, courbaturées par l’épuisement, peinaient à avancer et il devait s’aider de la main à la rampe de fer qui tremblait de vieillesse.
En passant à côté du palier n° 9, il lâcha la rambarde et se redressa, poursuivant son ascension. Il n’y avait personne dans le couloir, mais il ne voulait pas risquer que le Riton le voie ainsi essoufflé. C’était un de ses anciens camarades d’apprentissage, un gros rouquin qui aimait mettre son poing dans la face des garçons… et même aussi des filles, parfois.
Au treizième étage, par contre, plusieurs voix féminines éclataient contre les murs. L’escalier était tout encombré par la Jinane et ses amies qui le regardèrent passer avec appétit, une lueur espiègle aux yeux. Ademe enjamba quatre à quatre les marches suivantes, usant de ses dernières ressources et, dès qu’il fut certain que les filles ne pouvaient plus le voir, il s’avachit à nouveau sur la rampe en tâchant de reprendre son souffle.
Le quinzième niveau était désert. Pourtant, en passant devant l’entrée de l’appartement des Desserre, Ademe ne pouvait pas ignorer les envolées de toux, ponctuées de temps à autre par de violents crachotements. Ces expectorations n’étaient pas étrangères au jeune mécanicien puisque son père, qui travaillait dans la même usine que le vieux Desserre, souffrait du même mal.
À partir de là, il ne progressait plus qu’à pas lents.
Au palier 24 résidait une famille qui vivait dans l’attente d’une expulsion imminente depuis que l’un des garçons avait perdu son travail. Ce salaire en moins, il était devenu impossible au foyer de verser le loyer demandé. Ademe ne connaissait pas leurs noms, mais tout le monde savait bien ce qui les attendait : une vie sordide dans la misère de la rue, livrée à la dépravation et à la criminalité. Aussi restaient-ils cloîtrés chez eux, espérant peut-être qu’on les y oublierait. D’ailleurs, on faisait bien comme s’ils n’existaient pas ; personne n’osait leur adresser la moindre parole, de peur sans doute que leur infortune ne soit contagieuse.
Le visage du jeune homme avait pris un teint d’incarnat à mesure qu’il grimpait l’interminable tour. Pourtant, en parvenant près du 29e étage, son courage s’était raffermi. Il arrivait devant la porte du vieil Asael... Il se baissa pour soulever le paillasson et déposa sur le sol froid une pièce de sa paye, juste à côté d’un autre petit jeton qui s’y trouvait déjà.
« Timoé est passé par là », pensa-t-il.
C’était le rituel des deux frères. Chaque soir, en rentrant de leur longue journée de labeur, ils déposaient chacun un tiers de leur solde sur le palier d’Asael et d’Isa, sa petite fille. Le vieillard ne pouvait plus quitter l’appartement (l’ascension lui aurait été tout bonnement impossible) et la jeune femme ne parvenait pas, à elle seule, à subvenir à leurs besoins à tous deux. Lui avait toujours été bon pour les garçons depuis leur naissance et elle n’était que douceur. Les aider ainsi à subsister relevait du quotidien. Ademe s’en faisait un devoir auquel il n’aurait jamais manqué. Pour Timoé, bien plus qu’une charge, c’était une secrète félicité.
Le jeune homme parvint enfin au plus haut de l’immeuble. À cet endroit, l’escalier faisait directement face à une unique porte dont la matière était pourrie par l’humidité et le temps. Il la poussa doucement, son long grincement aigu signalant son arrivée.
« Pas trop tôt ! » s’écria une voix venue de l’intérieur.
Il pénétra dans l’entrée minuscule qui donnait sur le couloir le plus étroit. Tout était très sombre et seule la lueur de quelques lampes à gaz parvenait des pièces adjacentes. Ademe entrouvrit le battant de la chambre qu’il partageait avec son frère pour y déposer son baluchon et se dirigea vers la salle de bain. Ses pieds endoloris se heurtaient aux carreaux gelés et, pour s’aider, il dut s’appuyer contre les murs, faisant courir frénétiquement ses mains noires sur le vieux papier peint.
Une bassine remplie l’attendait dans le petit cagibi qui servait de pièce d’eau et où il fallait se faufiler entre le linge, les nippes et les draps qui séchaient en s’égouttant lentement sur le sol. Le mécanicien abandonna sa combinaison sur le seuil et rentra dans sa baignoire de fortune. L’eau était glaciale, comme toujours. Il retint son souffle et s’enfonça tout entier dans la cuve. Le liquide se changea en un instant en une épaisse pellicule charbonneuse. Il avait beau frotter, le jeune homme ne parvenait pas à se débarrasser de cette poix qui lui avait pénétré le corps et qui lui collait aux ongles, aux cheveux, à la peau. Il s’acharna un moment, puis, résigné, s’arracha à l’écume pétroleuse et à sa froidure. Dans le petit morceau de glace accroché maladroitement au mur, il avait encore bien grise mine : ses yeux bruns, soulignés par ses cheveux d’ébène, étaient tristes et las, et une barbe de plusieurs jours commençait à parsemer ses joues.
Ademe demeura un instant comme pétrifié devant son propre reflet : c’est vrai qu’il était maigre et d’une pâleur que la crasse ne suffisait pas à voiler. Oh ! Comme il détestait ce miroir qui le renvoyait un peu plus chaque soir à sa condition. Préférant le fuir, il revêtit à la hâte une salopette propre et gagna la cuisine où tout le monde – à l’exception de Timoé, l’attendait déjà.
Naveen, le père, un grand blond au visage blême et maigre, était assis au bout de la table branlante, consciencieusement occupé à feuilleter son journal. Il tirait silencieusement sur son petit bout de mégot, chahuté de temps à autre par des rafales de toux toujours plus violentes. Ses yeux parcouraient vaguement les pages jaunies du quotidien sur lesquelles on pouvait lire en grosses lettres : « Les ouvriers aiment leurs usines », « Il faut travailler pour nourrir sa famille », « Les nouveaux bienfaiteurs d’Yrneval » et d’autres rubriques du même goût. C’était son seul petit plaisir. Un plaisir qui, le soir venu, après les longues heures de labeur à l’usine, l’arrachait à la grisâtre platitude de son quotidien. Un plaisir qui, seul, lui donnait l’illusion de l’intelligence et de la réflexion, lui rappelant qu’il avait su lire un jour et que, de sorte, il devait en être encore capable. Avec le temps, les écritures s’étaient faites de plus en plus minces sur les pages du journal, laissant toujours plus de place aux photographies bicolores représentant tour à tour travailleurs et travailleuses. Lâchant un instant la chronique « Ouvriers d’aujourd’hui, industries de demain », Naveen releva la tête vers son fils qui venait d’entrer dans la petite pièce exiguë et voulut le saluer d’une parole ; mais une quinte immonde le prit à la gorge, l’empêchant de parler.
Fanchon, la mère, s’arracha à la marmite qu’elle était en train de remuer pour lui tapoter le dos, espérant faire passer la crise. Elle avait les mêmes cheveux noirs qu’Ademe et de grands yeux d’un bleu passé et éteint. Elle travaillait comme ouvrière à l’usine de blanchisserie et cela se voyait à ses avant-bras, sensiblement plus clairs que le reste de son corps.
« Ton frère n’est toujours pas rentré ? s’enquit-elle, tout en martelant le dos encore secoué de toux.
— Il a dû r’passer. Il a laissé un sou à Isa. »
Cette dernière remarque arracha un sourire à Ilina, la benjamine de la fratrie. C’était une jolie blonde aux yeux azurés d’à peine seize ans et dont le charmant visage n’inspirait que douceur et fragilité. Pourtant, il était si rare d’y lire de la joie.
Elle ne trimait pas moins que ses frères, suivant Fanchon le matin dans sa besogne de blanchisseuse et l’assistant le soir dans les différentes tâches qui les attendaient au logis. Si ce n’était pour travailler, elle ne sortait jamais de l’immeuble. Les rues n’étant pas sûres pour quiconque, elles étaient fermement déconseillées aux jeunes filles, leurs mauvaises réputations les poussant à utiliser les coûteuses rames du tramway pour se rendre au travail. Coupée du monde extérieur et de toute vie sociale, Ilina n’avait pour seule amie que sa voisine du 29e étage, chez qui elle allait même dormir lorsqu’elle était trop lasse du vieux canapé qu’elle occupait dans la cuisine.
Isa était sa seule distraction et ses seules joies. Ensemble, elles s’évadaient en pensée chaque soir, s’inventant une vie riante dans les dorures d’Yrneval. Elles prenaient alors d’autres noms, d’autres visages, d’autres voix, et les chagrins de leurs jours s’évanouissaient le temps d’une nuit.
Alors que la mère et la fille étaient occupées à servir le ragoût de misère qui leur faisait office de pitance, un grincement sonore, signalant le retour de Timoé, résonna dans l’appartement.
« Enfin ! » s’écria Fanchon en disposant la dernière assiette.
Le fils aîné pénétra alors dans la cuisine, le front luisant d’avoir gravi les trente étages. C’était un grand gars, aux cheveux clairs et aux larges épaules, les bras modelés par l’ouvrage et les combats de rue. En passant à côté du père, il lui arracha le journal des mains avant de le réduire en un tas de miettes qu’il laissa retomber en pluie sur le sol.
« Timoé ! »
Le jeune homme, sans prêter attention à l’exclamation de sa mère, prit place à côté de son cadet, se saisissant déjà d’une cuillère :
« J’te l’ai d’jà dit cent fois : arrête de lire ce torchon ! gronda-t-il d’une voix rude. C’est qu’un ramassis de conneries.
— Après la journée qu’il vient de passer, ton père a bien le droit de se distraire un peu !
— S’casser le dos à l’usine est plus distrayant qu’ce machin-là, ironisa le premier-né. Ces mots, même sur du papier, c’est qu’du poison. On les sirote doucement et, avant même qu’on ait pu s’en rendre compte, ils pénètrent notre cerveau et nous rendent aussi abrutis que des coquilles vides. C’est rien qu’du bourrage de crâne !
— Arrête, souffla Ademe dans l’espoir de tempérer la situation.
— C’est une merde j’te dis ! » gueula-t-il encore.
Le poing du père s’écrasa brutalement sur la table, réduisant tout son monde au silence. Ilina avait sursauté et ses yeux s’étaient voilés d’angoisse. En face, Ademe lui prit la main comme pour la réconforter. Il s’était résigné à ces affrontements de fin de journée qui opposaient toujours le patriarche à l’aîné. Fanchon, elle aussi, était fatiguée de ces querelles. Certes, le jeune homme n’avait jamais été facile. Enfant déjà, il réfutait les enseignements dispensés par les formateurs au sujet des bienfaits du régime et de la générosité d’Yrneval. Son insolence lui avait valu l’exclusion de la plupart des écoles de formatage. La situation avait conduit ses parents à le placer en centre de conditionnement pendant près d’un an. Le jeune homme n’avait jamais évoqué les longs mois passés dans l’établissement mais, après sa sortie, s’il avait été embauché presque immédiatement à GrillBaque, il n’avait plus jamais été que contestations. Et puis, en grandissant, il s’était rapproché de jeunes gens partageant ses idéaux, et son comportement n’avait fait qu’empirer. Pourtant, il pouvait se montrer charmant avec sa famille, ainsi qu’avec ses voisins, mais irascible dès qu’il était question de leur condition dans la société.
« Où étais-tu ? s’enquit le chef de famille, d’une voix sévère.
— Tu l’sais très bien.
— Je t’ai déjà dit d’arrêter avec ces histoires.
— Tu me l’as déjà dit, en effet. »
Et, disant ces mots, Timoé avait planté un regard de défi dans les yeux de son père. Cela faisait longtemps qu’il ne le craignait plus. Bien au contraire. Il le voyait davantage comme un chien soumis qui courbait l’échine devant le joug d’Yrneval que comme une figure d’autorité.
« Tu connais l’histoire des Plantel et de leurs trois garçons », reprit le patriarche.
Le jeune homme ne put retenir un soupir de lassitude et, entre deux bouchées, il marmonna :
« J’vais finir par la connaître par cœur, oui.
— Les petits gars étaient rebelles, insubordonnés et intrépides. Ils criaient un peu trop fort les inepties qui sortent bien trop souvent de ta bouche. »
Ademe avait reposé sa cuillère. L’appétit l’avait abandonné et il aurait voulu disparaître dans un endroit de tranquillité et de silence.
« Sais-tu où sont les frères Plantel maintenant ? » poursuivit le père.
Timoé absorba une dernière bouchée, l’air parfaitement indifférent, avant de répondre avec la plus grande légèreté :
« Morts. »
Observant le peu d’effet que ces menaces avaient sur son enfant, le père avait pâli. Le cœur de Fanchon, lui, avait sauté un battement. Elle savait depuis bien longtemps de quoi son garçon était fait mais, à le voir courir ainsi sans la moindre crainte vers le danger, elle frémissait d’horreur.
« Ça va mal finir ! gronda Naveen.
— Pourvu que ça finisse », conclut simplement le fils avant de quitter la cuisine en emportant son maigre repas.
Le dîner s’acheva dans le silence. On n’entendait plus que le lugubre murmure de la ville. Et puis, l’alarme de neuf heures retentit, signifiant le couvre-feu. Ademe débarrassa la table et aida sa sœur à essuyer les couverts que sa mère savonnait dans une petite bassine d’eau trouble.
Quand ce fut fait, il embrassa Fanchon et gagna sa chambre. Lorsqu’il pénétra à l’intérieur de la pièce, Timoé s’empressa de ranger dans une de ses poches un bout de papier froissé. Le cadet, désireux d’éviter tout conflit, prétendit n’avoir rien vu et s’étendit sur son lit en soupirant d’épuisement. En le voyant régler le réveil à cinq heures, comme tous les soirs, l’aîné grommela :
« Marre de cette vie !
— Ça pourrait être pire… On pourrait être morts…
— J’aimerais que ce soit déjà fait. C’est l’enfer ici. »
Timoé fixait le plafond gris avec cet air opiniâtre de quelqu’un qui poursuit un secret but de revanche. Au même instant, la lumière sursauta avant de s’éteindre définitivement.
« Essaie de penser à quelque chose d’agréable, murmura Ademe avec douceur. La petite Isa, par exemple… »
Cette raillerie arracha un sourire à son frère :
« J’aimerais bien… Mais je n’y arrive pas. »
Puis, basculant sur le côté, il planta son regard dans les yeux de son cadet :
« La seule chose à laquelle j’arrive à penser… c’est Yrneval. »
Ademe ferma les yeux, comme si ce geste mécanique aurait pu empêcher les paroles de Timoé de toucher son cœur. Il ne voulait pas entendre parler de cela maintenant. Cette pensée lui ôtait jusqu’à son courage. Il préférait demeurer l’esprit tranquille et ne pas imaginer ce paradis qui lui était interdit, lui qui était condamné à Hëll jusqu’à son dernier souffle.
« Imagine un peu… Tout ce qui, ici, réside dans l’ombre est baigné de lumière là-bas. T’as pas envie de goûter à ce soleil toi ? Abandonner ces ténèbres pour contempler ces couleurs éclatantes ; troquer not’ misère de tous les jours contre le luxe et l’opulence ? Moi aussi j’ veux pouvoir sentir d’autres essences que celles qui inondent nos usines. Moi aussi j’ veux voir se dessiner sous mes yeux la beauté des palais, des dorures et des jardins…
— À quoi bon ? Tout cela nous est interdit. »
Et, à ces mots, le jeune homme se blottit un peu mieux dans sa couverture pour échapper au froid de l’immeuble. Mais Timoé, lui, s’était déjà dressé sur sa couche :
« Et pourquoi ? Hein ? Pourquoi ? »
Ademe laissa échapper un soupir de lassitude. Non… Pas ce soir… Il était trop épuisé pour faire face à son frère et ses éternelles contestations.
« Pourquoi cette vie devrait être notre lot à nous ? poursuivit l’aîné dont le ton s’était embrasé de passion. Pourquoi qu’on devrait se crever à la tâche sous prétexte qu’on est né du mauvais côté de la barrière ?
— Pff… Tu te poses trop de questions Timoé. Tu ferais mieux de dormir.
— Ouais et toi tu t’en poses pas assez ! C’est vrai que c’est plus facile d’ignorer le problème. D’ faire comme si c’était normal d’ ramper sous ta machine tous les matins, de t’ faire payer une misère ton travail, d’ jamais manger à ta faim pendant que d’autres profitent de ton labeur… »
Un grognement rauque le fit taire, enfin. Ademe s’était retourné vers son frère, bousculant ses couvertures et faisant grincer les planches du vieux lit :
« Écoute Tim. Il faut bien que ce travail soit fait. C’est comme ça que le monde fonctionne, c’est comme ça qu’il a toujours fonctionné. Tu l’as dit toi-même : on est né du mauvais côté de la barrière et on doit assumer.
— Plus pour longtemps, mon frère. Plus pour longtemps. »
Une clarté langoureuse inondait l’odorante charmille qui filait vers la villa. Couchée entre des palmiers mordorés sur un lit de fleurs et de plantes luxuriantes, la riche demeure, aux courbes semblables à celles d’un gros œuf, se dressait fièrement sous un soleil toujours égal. Les dalles de l’allée brillaient dans le matin et joignaient leur éclat à celui des vitres cristallines des larges fenêtres. Une charmante promenade, qui s’arrêtait sur une vaste terrasse de verre et paraissait flotter comme un nuage au-dessus de la végétation, dominait un jardin de lumière. Quant à l’édifice, il étalait avec orgueil ses murs de glace, ses colonnes d’or et de platine sous un toit de tuiles dorées, rayonnant plus vivement que le petit jour.
Si la façade extérieure éclatait de couleurs, l’intérieur de la demeure était d’une blancheur virginale. Le sol de marbre ivoirin semblait pareil à une mer de glace inviolée et le mobilier, aussi audacieux que luxueux, s’approchait des monuments gelés qui voguaient sur les océans de naguère. Une jeune camériste traversa ce désert de beauté pour gravir les marches immaculées de l’escalier. À l’étage, des murs laiteux paraissaient déverser leurs eaux en cascades miroitantes, glissant jusque sur les carreaux d’argent. Après avoir parcouru le couloir, la domestique pénétra dans une des pièces adjacentes.
C’était une chambre spacieuse dans laquelle, par le biais d’une large baie vitrée, se faufilait une agréable brise. Au centre de la pièce, un lit de draps blancs, encore défait et portant toujours les marques de la nuit, trônait majestueusement, comme un iceberg sur son décor gelé. La jeune femme, après avoir déposé un plateau chargé de douceurs et repoussé le battant de la fenêtre, s’empressa de l’arranger. Puis, comme elle ne trouvait plus rien à faire, elle s’arrêta un instant dans un soupir et laissa ses yeux se gorger de luxe et de confort… Rien qu’un peu.
Mais sa rêveuse contemplation ne dura guère car, au même instant, la porte qui donnait sur le petit cabinet contigu s’ouvrit, arrachant à la femme un sursaut nerveux. Un jeune homme, élégamment vêtu d’un peignoir de soie argenté aux manches cousues d’or, parut alors. Grand, altier, il paraissait tout pétri de cette dignité, voire même de cette majesté, que ne manifestent que les individus d’un rang socialement supérieur à tout autre. Il avait belle figure : ses cheveux, plus mordorés que les soirs d’été, étaient peignés avec le plus grand soin et encadraient une peau éclatante et sans défaut.
La jeune femme l’accueillit avec un empressement et un soin qui trahissaient sa maladresse.
« Votre petit déjeuner, monsieur Hicar. J’espère que monsieur a bien dormi », bêla-t-elle d’une voix qui se voulait plaisante mais qui ne parvenait qu’à être mielleuse.
Sans prêter attention à cette sempiternelle cérémonie, le jeune homme attrapa un fruit sur le dessus de la corbeille avant d’enjoindre la camériste de remporter le reste.
« Monsieur n’aura pas faim davantage ? insista la femme, visiblement déçue.
— Je n’aurai pas le temps ce matin. Merci Suzille. »
La domestique, rougissant à la mention de son nom qui lui paraissait sonner différemment dans cette si parfaite bouche, s’exécuta et sortit, emportant avec elle la secrète félicité qu’un tel homme eût retenu son prénom. À peine avait-elle quitté la pièce qu’un valet de pied à pâle figure lui succéda. Le nouveau venu, bien qu’en tout point semblable à un être humain, avait une démarche moins agile que la femme, secouée de brefs accents dont le mécanisme et le peu de naturel seuls trahissaient la nature d’automate. Il avança droit jusqu’au jeune homme et l’aida à passer son costume.
C’était un très beau complet, brodé d’argent et d’or blanc, très cintré, qui soulignait le corps athlétique et vigoureux et qui se resserrait au cou juste assez pour accentuer la sévérité de sa physionomie. Le pantalon à pinces était de mêmes motifs et allongeait encore les jambes déjà élancées. Il était impossible de ne pas être troublé par tant de prestance et de raffinement, par ces manières policées, ces gestes distingués… Une figure d’élégance et de noblesse.
« Merci, tu peux disposer. Préviens mon chauffeur qu’il prépare ma voiture. Je déjeune chez madame Abillion.
— Très bien, monsieur. »
À ces mots, quelque peu hachurés par son timbre saccadé, l’automate s’inclina respectueusement et se retira à son tour. Lorsqu’il fut sorti, le jeune homme, ajustant le dernier pli de son costume, saisit une petite télécommande translucide qu’il actionna, reprenant un air plus grave.
Aussitôt, une image nébuleuse aux couleurs passées se dessina au centre de la pièce. Elle vacillait dans l’air par intervalles et représentait un homme en costume violacé, tout secoué de frémissements.
« Ash 2 au rapport, monsieur Hicar.
— Bien reçu Ash 2, répondit le jeune homme avec un ton d’autorité. Je vous écoute. »
L’apparition, parfois entrecoupée de quelques sursauts, s’était à son tour munie d’un petit appareil électronique qu’elle survola un instant :
« Il y a eu un incident technique hier à 18 h 17 à l’usine Phaeton : une des autoplaneuses sur lesquelles les techniciens étaient en train d’effectuer des tests s’est emballée. Le conducteur a perdu le contrôle du véhicule qui s’est écrasé contre un mur, causant la mort de deux ouvriers. On dénombre également une demi-douzaine de blessés.
— Les blessés ont-ils été pris en charge ?
— Mon contact du ministère de la Santé s’est chargé de transmettre leurs dossiers dans un hôpital du quartier nord de Hëll, assura l’image vacillante.
— Très bien. Je ne veux pas de vague sur place. Transmettez-moi une copie du dossier relatant précisément les faits et mettez-moi en contact avec le ministère de l’Industrie. J’exige un rendez-vous avec le bureau de la DIA dans l’après-midi.
— Ce sera fait, monsieur. »
Hicar s’était assis pour écouter la suite du rapport. Il avait froncé les sourcils dans un air d’importance qui ne faisait qu’ajouter à sa prestance.
« Je dois également signaler à monsieur une grève à l’usine alimentaire de Comestech dans le quartier de Barro, reprit l’image dont la voix était brouillée par quelques interférences. Le ministre de l’Agroalimentaire a été informé ce matin. L’usine a déjà saisi la justice et déposé plainte.
— Ces abandons de poste sont inacceptables, grinça le jeune homme. Relevez les noms de tous les ouvriers coupables de désertion et faites-les arrêter. Je veux une copie de la liste que vous ferez également parvenir à la PSH.
— Bien, monsieur. »
L’hologramme actionna frénétiquement son appareil avant de poursuivre :
« On relève une hausse notable de la criminalité sur le marché de l’avenue principale. Rien que pour la journée d’hier, on dénombre pas moins de vingt-huit bagarres dont une rixe ayant coûté la vie de deux travailleurs. Les rassemblements se sont multipliés et les vols au collet vont bon train. »
À cet endroit, le visage du jeune monsieur Hicar s’était assombri. Il se releva avec grâce et gagna le coin de sa fenêtre par laquelle il aimait contempler l’allée gorgée d’or qui s’étalait devant la villa.
« Ce ne sont pas ces vols qui m’inquiètent, répliqua-t-il à l’intention de l’hologramme. Pas plus que ces combats de rue. Ils ont toujours sévi à Hëll. Non. Ce qui me déplaît, en revanche, c’est cet esprit de rassemblement chez les jeunes ouvriers. Mus par les mêmes idées d’anarchie et d’oisiveté, ils semblent voués à semer le chaos jusque dans nos quartiers. Je ne peux tolérer que de vulgaires gangs nous fassent perdre le sommeil. »
Il marcha un moment dans la pièce, les mains jointes dans le dos, l’air profondément absorbé par la réflexion la plus intense.
« Doublez les perquisitions sur le bazar, finit-il par ordonner. Qu’on disperse les groupes et qu’on traque les trafiquants. Je vais réfléchir à la création d’une équipe qui se concentrera sur ce problème. Je crois qu’il est plus que temps de mettre fin à ces réunions clandestines qui empoisonnent notre système.
— Bien, monsieur.
— Autre chose, Ash 2 ?
— Rien de plus à signaler pour le moment, monsieur.
— Vous pouvez disposer alors, conclut le jeune homme.
— Bien, monsieur. Bonne journée, monsi… »
Hicar avait déjà actionné la télécommande et l’hologramme disparut, laissant la chambre déserte. Le jeune homme poussa un autre bouton et un écran de lumière, sur lequel on pouvait lire toute une série de signes et de mots, se déroula sur le mur blanc. Il s’approcha de sa démarche altière et, de la paume de ses mains, éparpilla les différentes rubriques pour sélectionner celle des dossiers en cours de traitement. Les documents qu’il avait réclamés à Ash 2 s’affichèrent alors sur le mur. Il les étudia un instant avant de les faire suivre aux autres ministères concernés.
Il était occupé à les parcourir des yeux lorsqu’apparut un nouveau fichier dont il n’avait pas été question dans le rapport du matin. Cependant, les évènements qu’on y relatait ne lui étaient pas inconnus. Il était question d’un groupuscule subversif qui faisait parler de lui depuis quelques semaines déjà et qui laissait derrière lui, sur les murs de Hëll, la signature de FRAS : Forces Rebelles Anti-Système. Les individus impliqués dans ces activités n’avaient pas été identifiés, mais le fichier faisait mention de nouveaux troubles les impliquant.
L’expression du jeune monsieur Hicar s’était assombrie. Ces dissidents lui donnaient bien du fil à retordre depuis leurs toutes premières actions et leur chasse l’obsédait, jusqu’à lui gâter le sommeil. Il avait commandé le recensement de tous les ouvriers adoptant des attitudes réfractaires, mais la liste qu’on lui avait fait parvenir ne permettait pas la moindre preuve pour pouvoir procéder à quelque arrestation.
D’un geste agacé, il éteignit l’écran, puis, d’une main vibrante sous l’effet de la contrariété, il fouilla dans sa poche pour en tirer une fiole de gélules. Il en avala une tout rond et sortit de la chambre. Dans le couloir, les domestiques s’arrêtèrent en rang pour le saluer.
Dehors, son autoplaneuse l’attendait sagement entre les palmiers aux troncs lisses et platinés de la cour. Le chauffeur descendit pour lui ouvrir la porte. L’intérieur du véhicule était immense : les sièges, recouverts d’un cuir crémeux et lustré, étaient accueillants et encadraient un bar sur lequel se dressait une bouteille de champagne. Le jeune homme s’installa confortablement avant de rallumer son écran de travail et la voiture décolla.
Par les fenêtres, le ciel était si clair qu’il virait presque au blanc. L’appareil fendait l’air dans un jet prodigieux. En bas, la cité d’Yrneval était inondée de lumière. Les toits des villas scintillaient sous la douce chaleur et la blancheur des murs éblouissait le regard comme une étendue neigeuse. Les rues étaient paisibles et immaculées, bordées de haies chamarrées et d’un gazon verdoyant. Les gens y flânaient mollement, bercés par la mélodie ininterrompue des haut-parleurs qui chantaient doucettement. Les habitations, enveloppées des terrains les plus vastes, étaient si espacées qu’il aurait fallu aux habitants se déplacer en auto pour se rendre chez leurs propres voisins.
À mesure qu’on se rapprochait du centre de la ville, les quartiers résidentiels se firent plus rares, laissant place à des galeries marchandes plus luxueuses les unes que les autres, à des vitrines lustrées et des rues pavées, des ministères et leurs hôtels particuliers, des palais de justice aux mille dorures et, surtout, des gratte-ciel aussi purs que de l’eau, s’élevant toujours plus haut dans les airs. Les tours de glace, agrémentées de verdure et de végétations surabondantes, se reflétaient les unes sur les autres comme un millier de miroirs, regardant passer le défilé interminable d’autoplaneuses.
Monsieur Hicar connaissait bien assez cette vue, aussi s’en était-il lassé et avait-il cessé de se pencher pour contempler ces géants de verre par sa fenêtre. Du reste, le trajet touchait à sa fin et la voiture plongeait déjà dans le nombril d’Yrneval.
En bas, les jardins étaient luxuriants. Il ne se trouvait pas une avenue qui ne fut bordée des parcs les plus spacieux, des orangeries aux parfums les plus enivrants ou bien encore de vergers fructueux.
Enfin, l’engin toucha le sol avec douceur et, après avoir encore glissé sur plusieurs mètres, s’arrêta devant une grille, haute d’une bonne vingtaine de pieds, séparant la rue d’un jardin merveilleux dont on n’apercevait que le sommet des arbres.
Comme la voiture attendait patiemment devant l’entrée, le jeune homme descendit sa fenêtre. Un bras télescopique s’arracha du mur de pierres précieuses et se déroula jusqu’à son visage. Il y eut un léger déclic, puis une voix mécanique annonça que monsieur Hicar, le ministre de la Sûreté, était le bienvenu. Le portail s’ouvrit, découvrant une allée de dalles régulières bordée de verdure et de fleurs exotiques. Le véhicule avança lentement entre les arbres avant de s’arrêter au pied d’un escalier de pierre, large d’au moins dix mètres, qui menait jusqu’à une spacieuse terrasse dominant le jardin.
Hicar descendit de l’engin et congédia son chauffeur qui alla se garer plus loin. Il gravit sans attendre les marches recouvertes d’un long tapis de pétales blancs, coulant au passage un œil vers le jardin suspendu, plus tropical encore que celui qui bordait l’allée. Sur la terrasse, il fut accueilli par une flopée de domestiques qui lui proposaient tantôt d’ôter son manteau, tantôt de le protéger de la lumière ou encore, lui tendaient quelques cigares des plus onéreux. Il les repoussa tous de la main, sans même les considérer d’un regard, et pénétra dans la villa.
C’était une demeure très singulière, en rien semblable aux autres palais d’Yrneval, loués pour leur homogénéité et leur modernité. La villa des Abillion était d’abord remarquable pour son originalité et, plus particulièrement, pour ses murs colorés, dont le bleu, qui ne souffrait aucune comparaison, se détachait comme un bijou sur le lit d’émeraude des jardins environnants.
Le hall d’entrée était immense, tout habillé de mille couleurs. Le sol, couvert d’un albâtre de saphir relayé par endroits de bois blanc, était reluisant et s’harmonisait parfaitement avec les murs jaspés de bleu et d’argent. Le jeune homme attendit quelques instants, le regard lassé, insensible à la splendeur de la salle. Un majordome eut tôt fait de le rejoindre et, le saluant avec la plus grande déférence, lui annonça que madame Abillion l’attendait dans le salon. Hicar y suivit le serviteur en traversant un couloir interminable paré de dorures et de tapisseries représentant des scènes de la Grande Fondation.
Le salon était à l’image de toute la demeure : somptueux… Avec son parquet de bois rutilant, ciré comme du miel, ses fauteuils de satin rose ou gris perle et ses rideaux de mêmes couleurs, la pièce paraissait dormir sous la douce lumière qui filtrait par les rideaux de mousseline des fenêtres et dans le scintillement délicat d’innombrables chandelles nacrées.
Pareille à une reine administrant son royaume, une femme, d’une beauté surprenante et dont le piquant regard trahissait seul l’âge mûr, siégeait avec majesté sur ce décor depuis un large sofa. Elle avait de grands yeux pailletés d’or qui brillaient encore du vif éclat de la jeunesse et ses cheveux d’ébène lui coulaient sur les épaules avec volupté. Lorsque monsieur Hicar pénétra dans la salle, elle se leva avec grâce et avança vers lui d’une démarche olympienne. Le jeune homme la salua d’une légère inclinaison de tête, puis lui saisissant la main, la baisa respectueusement.
« Madame. »
Le visage de la femme était délicat et d’une symétrie impeccable. Sa peau toute perlée de rose et ses lèvres pulpeuses brillaient sous la lueur des chandelles et ressemblaient au reflet de l’eau qui miroite doucement sous la nuit.
« Asseyez-vous, je vous en prie, s’exclama l’hôtesse en désignant de la main un fauteuil recouvert d’un coussin de soie cendrée. Ridvan… Je peux vous appeler Ridvan ? »
Le jeune homme acquiesça silencieusement, inspectant la pièce du regard, comme y cherchant un vague objet de valeur.
« Ma fille va nous rejoindre dans un instant. Je voulais déjà vous rencontrer », poursuivit-elle d’une voix suave.
Hicar esquissa un sourire forcé alors qu’elle continuait :
« Mon époux m’a beaucoup parlé de vous. Il vous a rencontré à une réunion du Conseil à laquelle il a assisté il y a un mois, je crois… »
L’autre confirma, toujours sans un mot. Il était déjà fatigué de cette rencontre. Certes, la mère était d’une beauté à couper le souffle et, de ce fait, la fille promettait de se montrer à la hauteur de ses espérances, mais il n’avait que peu de désir de prendre femme et encore moins de perdre son temps en futiles bavardages. Ce n’était pas que les jeux de séduction le laissaient de glace, bien au contraire – il avait déjà un tableau de chasse bien chargé, mais l’idée de devoir se lier à un seul être pour le reste de son existence lui paraissait n’être qu’un déplorable gâchis.
« Il n’a pas tari d’éloges à votre sujet, poursuivit la femme en faisant danser ses doigts d’or autour de sa tasse. Vous comprendrez donc à quel point ma curiosité s’est vue attisée. C’est par délicatesse que j’ai voulu passer par votre mère. Je crois qu’elle désire vous voir marié… »
Ridvan avait remué nerveusement sur son fauteuil, alertant son hôtesse. Cette dernière, le gratifiant d’un sourire qui aurait pu lui laisser penser que c’était pour elle-même qu’elle dressait des projets d’alliance, se pencha vers lui d’un air entendu :
« Tranquillisez-vous, je ne lui ai pas parlé de ce projet, le rassura-t-elle. Vous n’êtes absolument pas tenu de respecter quelque engagement que ce soit. Votre mère ignore jusqu’à cette entrevue.
— Pourquoi tant de mystères. Votre mari est sans nul doute le chercheur le plus renommé d’Yrneval. Le gouverneur ne jure que par lui et lui a confié les dossiers les plus secrets de nos laboratoires. Il vous aurait été facile de rallier ma mère à votre cause. Comme vous l’avez si bien dit, elle rêve de me voir attaché aux chaînes du mariage. »
Un regard brûlant avait embrasé la belle figure de la matrone.
« Mon cher… Quand vous aurez appris à me connaître, vous saurez que je suis réputée pour ma droiture et ma franchise. Je n’aime pas prendre les gens au piège. »
À ces mots, elle but quelques gorgées de la liqueur dorée qu’elle tenait entre ses mains fines. Ses deux yeux, qui semblaient pareils à deux boutons de fleur cousus de velours, étaient restés fixés sur le jeune homme, sans ciller. Elle reposa la tasse sur la table basse et reprit :
« Mon scientifique de mari, en dépit de ses innombrables expériences et du puits de savoir qui, dit-on, siège dans son cerveau, n’est pas infaillible. »
Elle avait saisi une serviette de soie blanche pour tamponner les commissures de ses lèvres. Elle semblait peser ses mots, ne sachant pas encore vraiment par quel bout elle voulait entamer cette discussion. Enfin, redressant la tête dans une inspiration impériale, elle se lança :
« J’imagine qu’il ne vous a pas parlé de Mei-Line… De sa naissance, je veux dire. »
Ridvan avait haussé le sourcil, étonné qu’un tel sujet de conversation ait pu seulement effleurer cette femme. Non. Le savant ne lui avait pas parlé de sa fille, et s’il l’avait fait, il n’aurait sûrement pas abordé ces circonstances. À vrai dire, le jeune homme ignorait jusqu’à l’existence de la fille avant que la mère ne prenne contact avec lui pour organiser cette rencontre.
« Au risque de paraître brutale, je vais être directe. Ma fille est née “sale”. »
À la seule mention de ce mot, la voix de la mère s’était troublée et une lueur de honte était passée dans son regard. Pourtant, ses yeux demeuraient implacablement fixés dans ceux de monsieur Hicar, comme pour bien prendre la mesure de sa réaction. Ridvan, lui, n’avait pas bronché.
Il en avait déjà vu, des sales : des domestiques, des gens de Hëll, bien sûr, ou encore des reclus. Tous n’étaient pas si repoussants. Il était vrai qu’il n’avait jamais partagé sa couche avec l’une des leurs et qu’il n’avait jamais été désireux de le faire. Pourtant, il attendit que madame Abillion poursuive en allumant tranquillement un cigare.
Encouragée par l’apparente désinvolture du jeune homme, celle-ci reprit son récit:
« Avant la naissance, Lyron a refusé qu’elle subisse les manipulations génétiques d’usage, prétextant que la différence ne serait pas visible. Il allait même jusqu’à avancer que si différence il y avait, elle serait positive. Il était mon mari, je lui faisais confiance. Et puis, vous l’avez dit, c’est un scientifique de renom… »
Sa voix se coupa un instant, trahissant pour la première fois le trouble de l’impériale hôtesse :
« De son temps… poursuivit-elle aussitôt, comme pour dissimuler ses fêlures, si les méthodes d’obstétrique moderne étaient déjà en vogue, elles se généralisaient à peine. Mon mari, lui-même, vous avez pu vous en apercevoir, n’a pas eu la chance de bénéficier de manipulations génétiques… Ces créatures n’étaient pas encore vues avec le dégoût qu’elles inspirent aujourd’hui… »
Pour la première fois, elle avait baissé les yeux. D’une main tremblante, elle saisit une petite tabatière et en sortit une gélule rose qu’elle goba en un instant.
« À dire vrai, je ne voyais pas où était le mal, reprit-elle. Et puis, il disait qu’il y avait si peu de chances pour que les choses ne se passent pas bien… Je vous laisserai le soin de juger par vous-même à quel point il avait tort. »
Ridvan tirait tranquillement sur son cigare, l’air impénétrable. Il devait admettre que la discussion prenait une tournure plus intéressante qu’il ne l’avait cru. Son hôtesse, elle aussi, s’était reprise et avait adopté un air très digne, presque intouchable.
« Vous avez là une bien étrange façon de me vendre votre fille madame, intervint-il enfin en écrasant un peu de cendre sur une coupelle.
— Appelez-moi Isilde », le coupa-t-elle en se penchant en avant pour poser sa main sur la sienne.
Le jeune homme, insensible à cette soudaine intimité, poursuivit d’une même voix :
« J’avoue ne pas comprendre. Ne désirez-vous pas que votre fille et moi nous unissions ?
— Il n’est rien que je désire plus au monde, se défendit-elle d’un rire un peu trop enthousiaste. Mais il arrive un moment dans la vie de tout individu où il ne peut plus se cacher derrière un mur de pierre. »
À ces mots, elle fit un signe de la main et une domestique sortit brièvement. Lorsqu’elle revint, quelques instants plus tard, elle était accompagnée d’une jeune femme. S’il n’avait été question que de sa brune chevelure ou de la pâleur de son teint, on aurait sans doute pu penser qu’elle ressemblait à madame Abillion. Mais, il n’était guère possible, tant le fossé entre les deux femmes était grand, de faire illusion bien longtemps. Car, bien qu’elle fût encore loin de lui, Ridvan Hicar n’eut aucun mal à s’apercevoir à quel point elle paraissait terne et pâle à côté de la maîtresse de maison au sourire enjôleur et aux yeux pétillants. En effet, si la mère était grande, plantureuse, charmeuse, voire un tantinet provocatrice, la fille, de son côté, n’avait rien d’exceptionnel. En fait, on l’aurait même dit quelconque avec sa silhouette toute fluette et son visage maigre. Là où sa génitrice respirait la sensualité et la volupté, elle, au contraire, semblait discrète, pour ne pas dire renfermée. Elle marchait à petits pas, s’appuyant sur le bras de la suivante comme à une bouée, et paraissait avancer à tâtons, comme évoluant sur des morceaux de verre.
Cependant, à mesure qu’elle approchait, Ridvan distinguait un peu mieux sa figure. Et, comme il y cherchait la difformité et la laideur que laissait entendre le discours de madame Abillion, il se surprit à ne rien voir de pareil. Certes, elle était toute faite d’une multitude d’imperfections qui n’existaient pas chez la mère, mais ces défauts étaient loin de suffire à justifier le surnom que l’on donnait bien cruellement à ces créatures. Il était vrai que sa chevelure d’ébène avait moins d’éclat que celle de madame et que ses épais sourcils noirs ne faisaient qu’accentuer la blancheur de sa peau, allant jusqu’à lui conférer une extrême vulnérabilité. Mais il y avait quelque chose de captivant dans cette fragilité. Ses yeux n’avaient pas l’étincelle des physionomies issues de la manipulation génétique, pourtant, ils n’avaient rien de semblable non plus à ceux des sales qui avaient déjà croisé la route du jeune homme. Les iris gris semblaient aussi vides qu’un immense désert et fixaient invariablement un point invisible de la pièce, comme éteints.
Monsieur Hicar s’était levé poliment à son approche. Elle ne le regardait pas, elle ne paraissait pas le voir. D’ailleurs, elle ne paraissait rien voir du luxueux décor du salon, de ses dorures ou de ses couleurs, pas même sa mère qui la regardait progresser avec une appréhension mêlée de pitié. Ridvan étudiait toujours les grands yeux morts. Il y avait une profondeur insondable dans ce regard qui le bouleversait… quelque chose de dérangeant, mais aussi d’énigmatique qui le laissa un moment interdit.
Il n’était pas certain de ce qu’il se devait de ressentir pour cet être à cet instant : l’aversion la plus amère pour cette erreur échappée à la science ou une avidité nouvelle pour un mystère qui lui échappait totalement.
La jeune femme s’était arrêtée à deux mètres des fauteuils et celle qui la soutenait jusqu’alors l’abandonna ainsi au milieu de la pièce. Elle resta immobile, le regard perdu dans le vague, comme étrangère à ce monde. Ridvan n’osait pas parler ; il avait l’impression que les mots, s’ils s’échappaient de sa bouche, la briseraient comme de la glace en rompant le silence. Madame Abillion, elle, n’eut pas tant de scrupules :
« Avance encore un peu ma fille, que monsieur Hicar puisse mieux te voir. »
La jeune femme, impassible, s’exécuta avec plus d’aisance qu’on ne l’aurait cru. Sa mère se leva pour lui prendre la main et l’arrêter avant qu’elle ne se heurte à la table de cristal.
« Bien ! »
Mme Abillion avait saisi la petite main blanche avec fermeté et l’avait passée sous son bras. Un peu pour la soutenir, un peu pour la garder en cage.
« Mei-Line, je te présente Ridvan Hicar, le fils de notre cher premier ministre.
— Monsieur. »
Elle avait seulement remué les lèvres, les yeux toujours égarés dans l’immatériel. Sa voix était douce mais sans chaleur et elle semblait très loin, dans un autre espace. La mère l’aida à prendre place sur le sofa. Le jeune homme hésita un moment avant de s’asseoir à son tour. Quelle importance cela avait-il à présent qu’il reste debout, qu’il se couche, qu’il sourit ou qu’il grimace. Elle ne l’aurait jamais vu.
Mais madame Abillion, elle, le couvait du regard comme pour le pousser à regagner son fauteuil. Sans vraiment en prendre conscience, il s’exécuta. La mère le fixait toujours, accrochée à ses lèvres, attendant qu’il engage la conversation. S’efforçant de se redonner contenance, il tira à nouveau sur son cigare. Après avoir longuement débattu avec lui-même un sujet de conversation moins ennuyeux que les autres, il s’était enfin résolu à parler lorsque son hôtesse le prit de court :
« Eh bien, ma fille ! Qu’est-ce que tu attends ! Présente-toi à monsieur le ministre.
— Qu’y a-t-il à ajouter ? Ne vous en êtes-vous pas chargée à ma place ? »
Le ton de sa voix était calme et elle avait énoncé avec la plus grande délicatesse ce qui sonnait pourtant comme la plus parfaite insolence. La mère avait rougi et serré avec un peu plus de poigne la petite main blanche. Un rire affecté déforma ses lèvres :
« Allons ! Un effort ! » s’impatientait-elle.
Ridvan laissa échapper un soupir de lassitude, mais pourtant, pour le plus grand bonheur de madame Abillion, il se lança :
« Comment occupez-vous vos journées d’ordinaire ? »
Voilà ! Il entrait enfin dans les prémices insipides de la vie de couple. Et il s’ennuyait déjà de la réponse. D’ailleurs, il la devinait si bien : les centres commerciaux, les bals de société, les buffets, les petits-fours, la toilette et les ragots mondains.
La jeune femme, à l’écho de sa voix, avait redressé la tête et ses yeux changèrent alors de repère, se rapprochant de là où elle devinait le jeune homme assis.
« J’attends », répondit-elle enfin.
Il y eut un léger silence et la mère remua nerveusement sur son fauteuil.
« Qu’attendez-vous ? s’étonna Ridvan.
— Que les journées passent », lâcha-t-elle avec un naturel désarmant.
Madame Abillion avait lâché le bras de sa fille comme s’il ne valait même plus la peine d’être retenu. Son visage était resté parfaitement vierge de la moindre émotion, pourtant, elle préféra replonger la main dans la petite tabatière et prendre une seconde pilule.
Monsieur Hicar s’était redressé sur son fauteuil. « Tiens ? s’étonna-t-il. Cela devient intéressant ». Il insista encore :
« Je n’en crois pas un mot. Toutes les jeunes femmes de votre âge et de votre classe ont des occupations. Elles sortent en société, retrouvent des amies pour discourir de mode, de musique ou d’autres banalités ; elles assistent à des fêtes, des concerts ou des dîners de galas… Alors que faites-vous ? »
La mère fixait à présent la tapisserie, le front inquiet. La fille, elle, avait esquissé un sourire qui, s’il n’avait été si doux, aurait sûrement affiché le visage de la moquerie. Et, comme le jeune homme attendait toujours une réponse, elle souffla :
« J’imagine. »
Le trop vif éclat du jour avait crevé quelque part derrière les arbres des vergers. Le coucher du soleil, cruellement invisible à Mei-Line, ne lui était sensible que par les taches de lumière sombres qui éclaboussaient ses iris morts, mais, chaque soir, elle le goûtait aussi bien que si elle avait pu le voir. Immobile dans un recoin enfoncé du jardin, la jeune femme savourait la brise nocturne, délicate et mesurée. L’air frais lui courait sur le corps comme une onde envoûtante, l’enveloppant de secrètes ailes pour mieux la ravir à son bagne terrestre. À ses pieds, elle sentait le roulis régulier de l’étang, berceau liquide dont les vagues ondulantes lui léchaient les orteils par intermittence ; et le chant caressant des grillons, couvert de temps à autre par le murmure cristallin de la cascade, submergeait son éternelle nuit.
Enlacée par le vent naissant, les yeux perdus quelque part dans l’infinité des étoiles qui se dérobaient à elle pour toujours, elle se laissait couler au-dessus d’un autre univers. Pendant ses rares moments de quiétude où elle parvenait à trouver cette tranquillité de l’esprit que ne lui permettait que rarement sa pathétique existence, les tracas de ses interminables jours lui paraissaient plus loin, comme appartenant à une autre vie, et elle s’abandonnait à des songes interdits.
Le souffle de l’air lui fuyait entre les doigts comme le courant d’une rivière et elle devinait les pans de ses vêtements emportés avec elle jusqu’aux cieux. Elle aurait voulu inspirer l’haleine du crépuscule et le garder rien que pour elle encore un peu, mais les fleurs du jardin exhalaient un arôme trop enivrant et surfait, l’empêchant de s’envoler tout à fait pour son monde imaginaire. D’ailleurs, ce parfum capiteux lui rappelait celui de sa mère et, sans vraiment savoir pourquoi, l’irritait.
Sa mère… La pensée de Mme Abillion l’écrasa à nouveau sur la terre ferme, impitoyablement, et avec elle, les souvenirs de la journée, de ses lots de désillusions et de ses mornes réalités l’agrippèrent à la gorge, comme une poigne de fer.
Longtemps, elle avait entendu parler de ce monsieur Hicar, sans l’avoir jamais rencontré. Elle avait vite compris ce que sa mère projetait pour elle. Cela l’avait un peu surprise au début, car on ne lui avait jamais encore présenté personne jusqu’alors. Pas même une amie. Elle qui n’avait jamais franchi le mur du jardin, qui, jamais encore, n’avait été reçue en société, ce serait donc par la grande porte qu’elle ferait son entrée dans le monde d’Yrneval...
Bien sûr, elle avait toujours souhaité que sa vie rejoigne celles des autres jeunes femmes de son âge ; qu’on cesse de traiter son existence comme un cas singulier, échappé au contrôle du système, ou comme un furoncle que l’on chercherait par tous les moyens à dissimuler. Oui, elle avait envie de pouvoir se montrer, de cesser enfin de devoir se faire petite et vivre, vraiment.
Ce n’était pas que l’apparat des fêtes l’attirait. Loin de là ! Ses deux parents lui avaient décrit tour à tour les fastes de la collectivité et, ce, de manières radicalement opposées. L’un comme l’autre n’avait fait que l’en dégoûter : son père pour le mépris qu’il en avait et sa mère pour son engouement. Mais, ne pouvait-elle pas goûter à la vie réelle sans pour autant se couler lâchement dans le moule de la bonne société ?