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Deux amies journalistes travaillant pour le même magazine, Marie et Éléonore, décident de s’entraider. Consciente que Marie, également romancière, peine à se promouvoir, Éléonore lui propose de devenir son porte-parole auprès des médias. Marie écrit alors sous un pseudonyme, ne partageant leur arrangement qu’avec leur éditeur. Mais lorsque le succès frappe à leur porte, il engendre jalousie, rancœur et rivalité, transformant peu à peu leur amitié en une sombre histoire de haine.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Isaure de Saint Pierre - Ancienne grand reporter, l’auteure publie maintenant ses reportages dans son blog « Isaure de Saint Pierre en voyage ». C’est aussi une historienne voyageant dans le temps et ayant édité chez Albin Michel de nombreuses biographies romancées. Ses romans contemporains sont des romans noirs qui se plaisent à explorer les méandres de l’âme humaine.
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Isaure de Saint Pierre
L’ombre du soleil
Roman
© Lys Bleu Éditions – Isaure de Saint Pierre
ISBN : 979-10-422-3128-6
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Une fausse sortie
, 1973, Julliard, roman ;
Une étoile qui danse
, 1974, Julliard, roman ;
L’ombre claire,
1977, préface d’André Pieyre de Mandiargues,Belfond, roman ;
Métro charonne,
1978, Orban, roman ;
Les dieux et les chiens,
1979, Belfond, roman ;
Peaux d’hommes,
1979, Paul Vermont, essai ;
L’œil d’Osiris
, 1980, Belfond, roman historique ;
Une croisière en enfer
, 1984, Belfond, roman ;
Monsieur Le Marquis,
1985, Belfond, roman ;
D’Azur et d’Hermine,
1987, Belfond, roman ;
Les mirages de Naples,
1987, Robert Laffont, roman historique ;
Le dernier duel
, 1989, Julliard, roman ;
Thérèse d’Avila ivre de Dieu,
1990, Robert Laffont, roman historique ;
L’élue du palais
, 1995, Belfond, roman ;
Mes vénéneuses
,1996,Séguier, nouvelles ;
La cocarde noire
, 1999, Plon, roman historique ;
Grandes et petites histoires de café
, 1999, Pégase, nouvelles ;
La magnifique
, 2002, Albin Michel, roman historique ;
Raspoutine
, le fol en Christ, 2004, Albin Michel, roman historique ;
La dernière impératrice
, 2005, Albin Michel, roman historique ;
Bosie and Wilde
, 2005, Le Rocher, roman historique ;
La dame de cœur, un amour de Napoléon III
, 2006, Albin Michel, roman historique ;
Chirurgien de la flibuste
, 2008, Le Rocher, roman historique ;
L’impératrice aux chimères
, 2009, Albin Michel, roman historique ;
Bhoutan, le royaume
du dragon
, 2009, Pippa, album de voyage ;
Marie Stuart, la reine ardente
, 2011, Perrin, roman historique ;
La Kahina, reine des Aurès
, 2011, Albin Michel, roman historique ;
Aliénor l’insoumise
, 2013, Albin Michel, roman historique ;
Le roi des rêves, Louis II De Bavière
, 2015, Albin Michel, roman historique ;
Gabrielle d’Estrées, les belles amours
, 2016, Albin Michel, roman historique ;
Marie, le premier amour de Louis XIV
, 2018, Albin Michel, roman historique ;
Marie Laurencin, la Féerie
, 2019, Albin Michel, roman historique ;
La maharani de Jaipur
, 2021, Michel de Maule, roman historique ;
Dentelles, béquille et revolver
, 2023, L’Archipel, roman.
Sous le nom de Sarah More :
L’imposture amoureuse
, 1999, Delérins, roman.
L’écriture, la plus noble conquête de l’homme.
Elsa Triolet
À mon amie Paule Feuillet,
qui voulait toujours être le number one !
Marie de Velcourt s’était réfugiée dans sa petite maison de Honfleur. Étroite et haute construction à la façade bardée d’ardoises, ce qui protégeait des vents dominants comme des gifles des pluies normandes. Il y avait trois étages et une grande pièce par étage. La cuisine-salle à manger formait le rez-de-chaussée côté Vieux Bassin, mais le sous-sol vers l’église Sainte-Catherine et la rue du Dauphin. Si l’on entrait chez elle par cette rue, on débouchait dans le salon dont un coin servait d’entrée, avec patères et banc pour y déposer les vêtements. Les deux fenêtres situées en face de la porte trouaient le premier étage et avaient vue sur le port, les bateaux de plaisance se balançant sous la brise et la Lieutenance. Les barques de pêche mouillaient au-delà du pont tournant, ce qui leur permettait de s’élancer plus vite vers le large au son de leur moteur avant de carguer les voiles.
Marie adorait cette petite ville portuaire neuf mois par an et l’appréciait beaucoup moins en été, lorsqu’elle était envahie par les hordes bruyantes et sauvages des touristes, les Bidochon, comme elle les nommait sans indulgence. Depuis le confinement, elle avait décidé de fuir Paris pour s’y réfugier. Lorsque le confinement s’était mué en couvre-feu à dix-huit heures, elle n’avait pas retrouvé la capitale qu’elle aimait, devenue si triste avec ses bars et bistros fermés, ses restaurants ne servant plus que des plats à emporter. Musées, salles d’expositions, théâtres ou cinémas demeuraient portes closes. On ne pouvait plus quitter la France sans motif impérieux et impossible pour le moment de se faire vacciner tant que l’on n’avait pas atteint l’âge vénérable de soixante-dix ans. D’ailleurs, même les vaccins ne donnaient pas le droit de prendre l’avion. Il n’aurait pas été constitutionnellement correct de le permettre aux seuls vaccinés. Ceux qui refusaient le vaccin pouvaient donc en toute impunité continuer à contaminer les autres, étrange bienfait des lois sur la liberté…
En ce début du mois de mars annonçant déjà le printemps, même si des gelées blanches sévissaient le matin, Marie préférait donc demeurer en Normandie, se demandant même si elle souhaiterait un jour réintégrer Paris. La ville était devenue tentaculaire au fil des ans, sale et bruyante. Ses habitants stressés se montraient de plus en plus agressifs, indifférents dans le meilleur des cas. Finis les sourires anonymes, comme ça, pour rien… On devait très bien pouvoir mourir dans les rues parisiennes sans que nul songe à s’approcher de vous pour voir si vous aviez besoin de secours… Chacun pour soi et aucun Dieu à l’horizon… C’était triste mais c’était ainsi. Même si elle n’avait guère d’amis à Honfleur, elle ne s’y sentait pas aussi anonyme que dans son onzième arrondissement. Les commerçants la connaissaient, avaient volontiers un mot aimable, banal sans doute mais peu importait.
Elle venait d’avaler son café et un toast beurré. Il était temps de s’installer devant son ordinateur, en vidéo travail, pour assister à la conférence de rédaction du mercredi. Elle travaillait pour le magazine people Paris Plage – par référence au slogan soixante-huitard « Sous les pavés, la plage ! » Avec le Covid – quelle stupidité de vouloir mettre ce mot au féminin sous le prétexte que le virus semblerait ainsi moins nocif ! – sa rubrique Voyages ne pouvait guère se renouveler. Même sa Gazette People avait bien du mal à ne pas tourner en rond.
Avant de brancher sa vidéo, elle vérifia que son pull de marin n’était pas taché, qu’aucune mèche ne dépassait de sa stricte queue de cheval. Elle s’était légèrement maquillée pour se donner bonne mine, un peu de mascara, une légère ombre bleutée sur les paupières, une touche de gloss pour aviver son sourire. Elle détestait cette façon si factice de communiquer, mais le journal n’ouvrait plus ses portes qu’un jour par semaine, lors du bouclage du vendredi soir, ce qui ne la concernait pas directement, ses rubriques étant en général validées puis bouclées bien avant ce jour.
Dans sa rubrique Voyages, elle comptait panacher ses sujets : l’un en France, l’autre une visite virtuelle en 3D d’un monument phare à l’étranger. Pour la Gazette People, elle n’avait pas grand-chose à se mettre sous la dent. Une énième plainte contre Roman Polanski. Le sujet devenait répétitif et lassant. Comment croire que ce petit homme aussi chétif et malingre, ce qui n’enlevait rien, bien entendu, à son génie, eût pu violenter tant de femmes ? Dans le même ordre d’idées, il y avait un afflux de témoignages contre l’acteur Richard Berry. À croire que les femmes s’étaient donné le mot. Elle le connaissait pour l’avoir interviewé à diverses reprises et ne le voyait pas sous cet angle. Non plus que PPDA, d’ailleurs. On aurait dit que la notoriété attirait ce genre de témoignages, comme la charogne, les mouches à viande…
Une nouvelle venait de tomber. La mort accidentelle de Passerose de Valmont-Lefort, la fille du duc qui s’était rendu célèbre par son faste et ses fêtes, son immense château comptant, disait-on, autant de pièces que de jours de l’année, ses écuries de course et son retentissant divorce, sa ruine et sa chute aussi vertigineuse que l’avait été celle de Bonny de Castellane. Marie avait brièvement écouté les nouvelles. Lors d’une fête, aussi privée qu’interdite, Covid oblige, l’égérie du Bottin Mondain, toujours aussi glamour, revêtue d’une combinaison de motarde d’un rose fluo, sa couleur fétiche, avait fait une entrée très remarquée dans les salons de Sandrigham House. Les journalistes n’avaient d’yeux que pour elle, qui éclipsait même les duchesses royales anglaises. On vantait à l’envi son insolence, son impertinence, ses éternelles lubies d’enfant rebelle et gâtée – même si elle n’était plus très jeune et avait largement dépassé la quarantaine. Elle n’était pas non plus une beauté, mais son sourire éclatant, son comportement à la Madame sans gêne, ses réparties gouailleuses en avaient fait l’enfant chérie des médias.
Bref à Sandrigham House, ce vaste château de brique rouge appartenant à la famille royale anglaise, Passerose de Valmont-Lefort et sa combinaison rose fluo avaient pris la pose devant un monstre étonnant, que l’on aurait dit équipé d’une sorte de roue centrale sur laquelle prenait place le conducteur.
Par réflexe, Marie chercha avant la fameuse conférence les caractéristiques du chopper chevauché par la très glamour Passerose avant de finir sa course dans un chêne tricentenaire de la propriété. Ce qui restait ensuite de la conductrice et de l’engin de mort n’avait rien de bien glamour. Mélange indéfini de tôles froissées et de débris humains…
Marie nota avec soin les caractéristiques techniques de la moto – c’était ce genre de détails qui faisait un bon article. Il s’agissait donc d’une Radial Chopper dont le ventre gargantuesque exposait sept cylindres en étoile. Cette création du célèbre constructeur John Levey était dotée d’un moteur issu de chez Rotec Aerosport, le fameux spécialiste australien, un bloc R2800 cubant donc ses 2800 cm3 comme son nom l’indiquait. L’heptocylindres radial aux 110 chevaux tournant à 3600 tours par minute et ne pesait pas moins de 102 kg. Bien trop lourd et encombrant pour la frêle Passerose qui n’avait rien maîtrisé du tout.
Au départ, l’égérie ne devait que poser pour la galerie et n’était payée que pour ça – très largement rétribuée par le constructeur. Or Passerose n’avait jamais su résister aux défis. Il avait suffi qu’un journaliste lance un moqueur : « Pas cap de l’essayer pour de vrai, duchesse ? » pour qu’elle fasse vrombir le moteur et parte en flèche dans le décor. Et vers un monde meilleur ? Il fallait dire à sa décharge qu’elle avait auparavant quelque peu abusé des Bloody Mary bien corsés et un peu confondu les commandes…
On l’avait donc ramassée en miettes, rapatriée par hélicoptère jusqu’à un hôpital parisien. Là, on avait tenté de réduire l’épanchement sanguin causé par un grave traumatisme crânien. La motarde était dans le coma et y était restée une pleine semaine, jusqu’à ce que son duc de père, brouillé avec elle depuis qu’elle avait refusé de reconnaître sa belle-mère comme nouvelle duchesse, avait ordonné de la débrancher. Sa mort avait été officiellement annoncée le matin même.
Enfin, Marie aurait quelque chose d’un peu consistant à se mettre sous la dent pour alimenter sa fameuse Gazette, bien maigrichonne depuis la pandémie. Elle se disait avec amusement que, dans la dispute l’opposant à son père, Passerose avait eu raison : si sa propre mère perdait son titre de duchesse en divorçant d’avec son père, un remariage non religieux ne pouvait en aucun cas permettre la création d’une nouvelle duchesse. Telles étaient les règles immémoriales de l’héraldisme en France. Stupidement, un tribunal républicain avait prétendu résoudre le dilemme et décidé que la première épouse prendrait le titre de princesse et la seconde de duchesse… De quoi faire se gausser tout l’ANF (Association de la Noblesse française) et les aristos en général… Bien sûr, Passerose n’avait jamais obéi aux directives républicaines et l’avait fait hautement savoir. C’était pour ce genre de raisons que les Médias l’adoraient. Dès qu’elle entrait dans un salon, l’atmosphère en devenait électrique et l’on se demandait toujours quelle affreuse vérité elle allait asséner…
Morte donc, la fille sulfureuse du duc de Valmont-Lefort. Marie l’avait croisée dans divers salons littéraires et avait été frappée par sa gentillesse – si Passerose méprisait les richards aussi snobs qu’inutiles, elle avait toujours proclamé son admiration pour les artistes, les créateurs, ceux qui bossaient vraiment, écrivains, acteurs, chanteurs, musiciens, peintres, sculpteurs ou architectes visionnaires, stylistes révolutionnant la mode ou la déco. Elles se connaissaient donc un peu. Marie l’avait deux fois interviewée. Ce serait elle qui couvrirait l’événement, se rendrait aux obsèques et ferait sa bio. Au-delà de l’image glamour si facile – et si fausse, pensait-elle – il y avait eu un véritable amour pour sa mère bafouée, du chagrin, un passé à fuir. Certes, elle avait fui dans une débauche de fêtes factices, de luxe clinquant. Dans une bulle de champagne. Dans un éclat de rire insolent. Dans le fracas d’un moteur R2800… Dans le silence de la mort…
Plus émue qu’elle ne l’aurait voulu, Marie s’assit devant son ordinateur, se connecta sur la vidéoconférence. Elle évoqua la vie tumultueuse de Passerose de Valmont-Lefort sous un angle insolite, la présentant surtout comme une victime du système, de sa classe, qui s’était évadée des conventions avec peine et douleur, qui avait brisé les codes avec courage. Après avoir expliqué qu’elle la connaissait bien et depuis longtemps, laissant entendre qu’elles avaient grandi puis évolué au sein de même sérail, elle demanda à couvrir elle-même l’événement, ce que lui accorda aussitôt son rédacteur en chef, Maurice Chavial, petit homme rondouillard et chauve, à l’œil malin, à l’enthousiasme communicatif. Lorsqu’un sujet lui plaisait, il avait l’enthousiaste aussi bruyant que communicatif.
Éléonore Laplace, sa meilleure amie au journal, prit alors la parole après lui avoir adressé un clin d’œil amical. Éléonore était grand reporter, elle couvrait surtout l’étranger mais, par ces temps de confinement, elle avait dû se rabattre sur l’hexagone et survolait un peu toutes les rubriques, là où l’on pouvait avoir besoin de son coup d’œil impitoyable et de sa plume acérée.
— Nul doute, dit-elle, que Marie doit couvrir l’événement. Elle connaît bien Passerose, l’a souvent rencontrée et interviewée. Elles appartiennent au même milieu dont Marie connaît et déchiffre les codes mieux que personne, mais je propose un second reportage, que j’aimerais effectuer moi-même, justement parce que je ne suis pas aristo et mettrai bien volontiers les pieds dans le plat. Les deux points de vue, qui s’exprimeront tous deux très librement, vont plaire à nos lecteurs. Nous ne confronterons pas nos observations, nos opinions. Ce sera juste deux angles, deux visions différentes. Je ne marcherai pas sur tes plates-bandes, Marie, ni toi sur les miennes. Qu’en dis-tu, Marie, car je ne veux pas du tout te nuire ?
— Ça peut être une bonne idée si ton reportage ne consiste pas juste à ridiculiser l’aristocratie et ce qu’elle représente, à ne mettre l’accent que sur les travers que tu pourrais trouver.
— Si je procédais ainsi, ça ne plairait pas à nos lecteurs, tu le sais bien. Et vous, Maurice, qu’en dites-vous ?
— Intéressant. Il faut que ce soit un peu acide, mais jamais irrespectueux, nous parlons d’une morte qui était très populaire auprès des Français. Donc pas de dérapages de mauvais goût. Les obsèques auront lieu vendredi matin, en la chapelle du château de Valmont-Lefort. Je m’arrange pour avoir trois accréditations pour vous deux et un photographe, ça suffira. Vous assisterez à la cérémonie religieuse et à la réception qui aura lieu ensuite au château.
Marie avait encore proposé une visite de Nevers, la ville où était morte Bernadette Soubirous, son élégant palais ducal, l’affreuse chapelle oblique de Claude Parent ressemblant à un sinistre bunker, mais c’était, paraît-il, d’une grande audace architecturale, la châsse et le couvent de la sainte, puis une virée virtuelle au grand-duché du Luxembourg, ce paradis fiscal connu aussi pour son succulent marché du samedi, sa Maison du Pain, les fortifications de sa corniche, son viaduc et son petit train pour promener les enfants. Tout avait été accepté.
Son prochain travail en binôme avec Éléonore l’inquiétait davantage. Sa meilleure amie avait eu beau prétendre, après la conférence, qu’elle avait proposé cette idée pour passer quelque temps avec elle, Marie ne croyait guère à ses motivations. Éléonore était ainsi faite, elle aimait briller, quitte à éclipser les autres. Elle avait volontiers le coup d’œil impitoyable et la plume méchante et ce n’était pas ainsi que Marie aurait voulu évoquer le souvenir de la motarde glamour, si chère aux Français.
Et puis, avant de proposer cette idée qui s’immisçait dans sa rubrique, Éléonore aurait tout de même pu lui en parler, la consulter.
Plus elle y repensait, plus Marie se disait que son amie lui avait porté un coup de poignard dans le dos. Que voulait Éléonore, au juste ? L’humilier parce qu’elle était jalouse de son nom – que pouvait-elle jalouser d’autre chez elle, étant plus belle, plus éclatante qu’elle-même ? Lorsqu’elles pénétraient ensemble quelque part, c’était toujours à Éléonore qu’allaient tous les regards, surtout ceux des hommes, bien sûr… Lui prendre sa rubrique, mais son amie avait toujours affirmé haut et fort n’aimer que le terrain et détester faire du desk… Marie, perplexe, désemparée, ne savait pas. Ne savait plus…
Le vendredi matin, une seule voiture de location avait été prévue par le journal. C’était bien sûr Marie qui conduisait et avait dû, la veille, aller chercher le véhicule. Elle passa prendre chez eux Éléonore et Marc, un ancien petit ami devenu avec le temps un simple copain. Marc était pile à l’heure. Il attendait en bas de chez lui avec une grosse sacoche contenant son matériel. Éléonore, comme d’habitude, se faisait attendre.
C’était une belle matinée de juin. La propriété était située non loin de Mantes-la-Jolie et le trajet serait bref, mais ce n’était pas une raison pour arriver en retard à la chapelle du château. Marc, un peu nerveux, demanda à Marie :
— Mais qu’est-ce qu’elle fiche ? Il me faut des clichés de l’entrée dans l’église. Téléphone-lui et dis-lui de se magner !
— C’est ce que je comptais faire.
Marie prit son portable et composa le numéro de son amie qui ne répondit pas. Ils attendirent encore dix minutes. Marc, de plus en plus énervé, se disposait à monter la chercher lorsqu’ils virent paraître une Éléonore en grand deuil, mais un deuil de veuve joyeuse : petite robe noire ultra courte et très décolletée, bas noirs, escarpins vertigineux, longue mantille flottant sur sa crinière d’un blond assez factice.
— Qu’est-ce que c’est que cette tenue ? s’écria Marc.
— C’est rien, c’est du Éléonore tout craché, répondit Marie sans s’émouvoir.
Marc s’était installé à l’arrière de la voiture, laissant galamment le siège près du conducteur à Éléonore, mais cette dernière se coula sur la banquette arrière en disant :
— Salut, tous les deux, je ne supporte pas d’être à la place du mort ; Marie, tu ne conduis pas comme une folle, s’il te plaît.
— Je vais être obligée de rattraper ton retard, ça fait un quart d’heure que nous devrions être partis, mais si tu veux conduire, je te laisse…
— Tu sais bien que j’ai horreur de ça.
— Donc, je fais le chauffeur, si je comprends bien.
— Exactement !
— On peut savoir de qui tu portes le deuil, exactement ? Passerose était une de tes copines ?
— Bien sûr, je l’adooorais… Habillée ainsi, je semblerai faire partie de la famille et ça me sera plus facile d’entrer partout.
— Si tu le dis.
Marie, sentant Marc exaspéré, ne fit aucun commentaire. Le quart d’heure perdu les jetait dans une circulation bien plus dense que prévu. Le périphérique était bloqué, on roulait au pas, mais les choses s’arrangèrent un peu à l’entrée du tunnel de Saint-Cloud. Marie accéléra et maintint sa vitesse en dépit des protestations d’Éléonore. Elle jetait de fréquents coups d’œil dans son rétroviseur, guettant le manège de son amie. Cette dernière s’était bien rapprochée du photographe. Elle mit tranquillement par terre le sac chargé de matériel qu’il avait déposé entre eux deux.
À présent, sa cuisse gainée de noir s’appuyait au jean de Marc. Profitant d’un virage, elle bascula sur lui et ne chercha plus à se dégager. L’instant d’après, ils s’embrassaient à pleine bouche, malmenant quelque peu l’ordonnance de la belle voilette. Assez agacée, Marie accéléra encore. Elle avait passé la zone des radars et son GPS lui indiquait que la voie était libre.
Avec Éléonore, c’était toujours ainsi. On aurait dit qu’elle souhaitait embrouiller à plaisir les situations les plus simples. Elle n’ignorait pas que Marie et Marc avaient eu une histoire ensemble et Marie ne lui avait jamais dit que c’était terminé. De toute façon, ce n’aurait pas été un problème pour Éléonore.
Quand elle avait jeté son dévolu sur un homme, il le lui fallait. Qu’importaient les possibles conséquences ? C’était une mante religieuse séduisant son homme pour mieux le dévorer ensuite. Marie pressentait que Marc ne ferait pas le poids face à cette séductrice née qui affichait avec une tranquille insolence ses tableaux de chasse.
Le temps de la séduction, Éléonore était magnifique. On pouvait même dire qu’alors, elle irradiait quelque chose de mystérieux, tant que son partenaire pouvait se sentir aimé. Puis le feu s’éteignait. Éléonore redevenait une charmante femme ordinaire et son amant ne comprenait pas ce qui avait pu se produire. En quoi il avait failli. Marie avait assisté tant de fois au même scénario. Toujours identique. Toujours aussi cruel, comme si tous ces hommes, après avoir été encensés, devaient accepter de se voir ensuite piétinés.
L’on arrivait en vue de Mantes. Marie se garda de s’engager parmi les cheminées d’usine de la ville alanguie contre un lacet de la Seine. Suivant les indications de son GPS, elle s’engagea sur une route de campagne bordée de champs de maïs et menant jusqu’à un bois de hêtres et sapins. À l’orée du bois se dressait une imposante grille de fer forgé peinte en bleu Louis XV, surmontée de la couronne ducale fermée et du blason Valmont-Lefort, portant d’azur au lion d’or.
Marc cessa aussitôt ses occupations amoureuses pour s’emparer de ses appareils et faire quelques clichés de la grille, de la couronne et du blason, des multiples tours se profilant entre les barreaux, du cordon de gendarmes en grand uniforme contrôlant les accréditations et repoussant les badauds. Il demanda même à Éléonore de prendre la pose en profil perdu contre la grille, comme si elle venait rendre un dernier hommage à une cousine très chère. Éléonore adorait s’abandonner aux desiderata d’un photographe, amoureuse de sa propre image. Marie leva les yeux au ciel mais ne dit rien, même si elle était furieuse de l’indélicatesse de son amie comme de celle de Marc. Elle brandit leurs accréditations et les grilles s’ouvrirent majestueusement.
Le château de Valmont-Lefort qui appartenait à présent à la ville de Mantes. Le duc, père de Passerose, et sa nouvelle épouse, la fausse duchesse, puisqu’il s’agissait d’un remariage non religieux ne donnant pas le droit à l’épousée de porter le titre et conservait la jouissance leur vie durant, enfin celle des deux étages nobles du corps de bâtiment, le reste demeurant ouvert à la visite. La propriété, grâce aux travaux de rénovation entrepris par la ville, avait retrouvé ses airs hautains. Les toits avaient été refaits, les façades reprises, les fenêtres Renaissance dont les sculptures s’effritaient avaient recouvré leur majesté. La cour gravillonnée était bien ratissée, les pelouses tondues au millimètre près, l’armée des ifs et buis admirablement taillés. Certains avaient même pris la forme d’animaux fantastiques, chimères, licornes ou phénix. Des parterres de roses de diverses teintes s’étalaient entre les topiaires formant des broderies compliquées.
Éléonore, bouche bée, contemplait ces splendeurs si pompeusement étalées.
— C’est magnifique, dit-elle, le souffle coupé.
— Si tu regardes de plus près, répondit Marie avec une certaine condescendance, tu verras que ce château n’est que de la frime. Chaque génération a voulu rajouter sa propre tour au corps du bâtiment, si bien qu’on le dirait tout hérissé d’épines, sans la moindre harmonie, sans plan d’ensemble. Moi, je le trouve tout simplement hideux de prétention parvenue.
— Si tu le dis, mais c’est tout de même la demeure d’une famille ducale.
— Oh, un simple fauconnier devenu le favori d’un roitelet dénué de grandeur, enrichi de scandaleuse façon à force d’avoir puisé sans vergogne dans les caisses royales. Ce n’est même pas un nom très ancien. Aucune illustration d’aucune sorte sur le moindre champ de bataille ou au service du roi. De la frime.
— Ta famille vaut sans doute bien mieux, persifla Éléonore sur un ton si haineux que Marie sursauta.
Elle répondit simplement.
— Beaucoup mieux, en effet. Noblesse immémoriale, famille illustre sous Charles VII, Louis XI et Charles VIII, héros de la bataille de Fornoue, des ducs et des maréchaux, même d’Empire…
— Et maintenant, vous n’avez même plus de château digne de ce nom, ton crétin de père ayant démoli le sien.
— Je t’interdis de parler ainsi de mon père qui était tout sauf un crétin et qui avait ses raisons pour agir ainsi. Maintenant, tu descends de la voiture. Et tu ferais mieux de rebrousser chemin car c’est moi qui ai ton accréditation et je n’ai aucune intention de te la donner. Tu rentreras en stop. Ainsi accoutrée, tu devrais plaire aux camionneurs. Et toi, Marc, tu travailles pour moi comme c’était convenu. Allez, Éléonore, tu dégages, dit-elle encore en arrêtant brusquement la voiture entre deux broderies figurant l’amour courtois, des cœurs enlacés.
— Et si je ne veux pas ?
— Je demande alors à Marc de te virer.
Ce dernier lui jeta un regard implorant et expliqua :
— Je ne peux pas faire ça, Marie, je suis censé travailler pour vous deux.
— Ah oui, en la pelotant comme un porc pendant que je me tape toute la conduite ?
— Bon, je regrette, Éléonore aussi.
— Alors, qu’elle le dise, sinon tu l’éjectes.
— Bon, bon, je regrette, espèce de salope !
— Tu répètes, en oubliant les trois derniers mots, je te prie.
— Je regrette. Je le ferai plus…
Éléonore pouffa de rire, bientôt imitée par ses deux collègues.
Un parking avait été aménagé dans une vaste prairie tondue de frais, devant une délicieuse chapelle au gothique flamboyant. D’autres gendarmes en grande tenue assuraient le service d’ordre et disciplinaient le flot de voitures. Marie se gara sagement à l’emplacement qu’on lui désigna. La majeure partie de l’assistance assisterait à la cérémonie en plein air, sur des bancs disposés devant l’édifice, un écran géant leur permettant de suivre le déroulement de l’office.
Seuls la famille proche et les officiels – maires, préfet, quelques ministres pas encore mis en examen, quelques députés bien en cour – pouvaient trouver une place dans la nef. La tribune où se trouvaient autrefois les orgues était réservée à la presse. Les trois journalistes de Paris Plage y montèrent et se faufilèrent jusqu’à la rambarde.
Le duc, sa fausse duchesse et les membres de la famille proche, en noir comme il se devait, se tenaient assis sur les chaises armoriées ornant la chapelle. D’immenses gerbes de fleurs roses ornaient le chœur et le maître autel. L’évêque, tout mitré et doré sur tranche qui se disposait à officier, ainsi que les enfants de chœur attendaient dans leurs stalles.
— Qu’est-ce qui se passe ? chuchota Éléonore.
— Le cercueil, j’imagine, tu vois bien qu’il n’est pas là.
Comme les orgues avaient disparu, sans doute rongées par les ans, une musique préenregistrée, le requiem de Fauré, nota Marie, résonnait sous les voûtes ouvragées. Puis la musique sacrée fut couverte par un puissant mugissement qui enflait et prenait de l’ampleur.
Par les portes grandes ouvertes de la chapelle, on vit alors entrer un cercueil très très rose, porté par six motardes casquées de rose, en combinaisons fluos également roses. À leur suite, comme des chevaux prêts à s’élancer que l’on retient à grand-peine roulaient au pas six choppers également roses, montés par six cavaliers tout de rose revêtus. Pour une dernière entrée, Passerose de Valmont-Lefort avait réussi la sienne. Dehors, la foule des curieux ou des fans manifestait bruyamment son enthousiasme aux cris de « Vive la duchesse ! »
Dans le chœur, la fausse duchesse, tout aussi fausse que l’était Passerose de Valmont-Lefort, tressaillait sous l’insulte. Du moins ce qu’elle prit pour une insulte toute personnelle. Toute la famille et les officiels, médusés, contemplaient le cercueil et les nouveaux arrivés, tandis que les motards roses faisaient vrombir leurs puissantes machines pour un singulier hommage funéraire.
— Pas mal du tout, ta dernière entrée sur scène, ma vieille Passerose, murmura Marie avec une certaine admiration. Tout ce rose va nous valoir au moins un cahier couleur ! Il ne me reste plus qu’à interviewer le duc.
— Nous allons interviewer le duc, la reprit Éléonore.
— Si tu y parviens, ma chère. Moi, je le connais bien mais je me garderais de te présenter. Chacune pour soi, c’est ta devise, non ?
Même si la solitude, parfois, lui pesait, Marie l’avait choisie comme sa plus sûre compagne. A cinquante-deux ans, elle était la rescapée d’un grave accident de voiture avec, tout de même, plus de bleus à l’âme que sur le corps, même si brûlures, greffes, et multiples fractures au niveau de ses deux jambes lui faisaient souvenir, quand elle se contemplait dans un miroir, que rien ne serait jamais plus comme avant. Une légère claudication lui causant parfois d’intolérables douleurs au genou, douleur qu’elle cachait soigneusement, ne laissait pas de l’inquiéter. Une opération serait un jour à envisager, mais elle en repoussait l’échéance.
À Elie, son fils pharmacien, elle cachait avec soin ses douleurs comme ses inquiétudes. Ne lui avait-il pas lancé un jour, alors qu’elle remarchait avec hésitation sur ses cannes anglaises :
— Tu n’es plus maintenant qu’une petite vieille boiteuse !
Il avait paru stupéfait lorsqu’elle l’avait giflé, manquant du même coup de perdre l’équilibre, ce qui aurait par trop manqué de dignité.
Dernièrement, elle l’avait invité à dîner dans son petit 50 m2 du onzième arrondissement parisien. Piètre cuisinière, elle se ravitaillait toujours chez son traiteur vietnamien et avait choisi ce jour-là du porc caramélisé aux brocolis. Quelle n’avait pas été sa stupéfaction lorsqu’il avait hurlé en repoussant violemment son assiette :
— Je hais les brocolis et tout ce qui peut ressembler à un chou. Et ma propre mère ne s’en doute même pas !
Elle avait des problèmes financiers sérieux à évoquer avec lui et elle laissa passer cris et hurlements ridicules, se contentant de remplacer le plat incriminé par des crevettes poivre et sel et du riz au curry – elle prévoyait toujours trop large. Le nouveau menu eut par chance l’air de lui plaire et l’incident fut oublié.
Sa mère venait de mourir l’été dernier à l’âge respectable de 98 ans. Elle était morte dans son sommeil, chez elle et veillée par sa vieille chienne si affectueuse, comme elle l’avait souhaité. Elie avait soigné sa grand-mère avec un étrange mélange de dévouement et de cruauté. Marie se souvenait en particulier d’une scène pénible, un jour où la vieille dame, épuisée, n’avait pu serrer son stylo entre ses doigts déformés par la goutte. À plusieurs reprises, elle l’avait laissé échapper. Même si Marie lui tenait la main et guidait son écriture, elle n’appuyait pas assez effort et n’avait jamais pu signer le chèque destiné à payer l’auxiliaire de vie venant trois fois par jour prendre soin d’elle, lui donner ses médicaments, changer les pansements de ses escarres, lui préparer ses repas et les lui faire avaler, la transporter grâce à un hamac porteur de son lit médicalisé à son fauteuil également médicalisé. Alors Elie, perdant toute mesure, avait hurlé :
— Si vous n’êtes même plus capable de signer un chèque, on va vous mettre en EHPAD.
Toujours la même menace. L’EHPAD, l’enfer et la terreur des vieux. Marie, furieuse, avait prié son fils de sortir de la chambre de sa mère, à présent en larmes. Elle avait pris le stylo, imité la signature mal assurée de la très vieille dame et l’avait embrassée en lui disant :
— Maintenant, ce sera moi qui signerai tous vos chèques, avec votre accord, évidemment. C’est mieux, moins cher et plus sûr que de vous mettre sous tutelle. Si l’un ou l’autre de mes frère et sœur y trouve à redire, je suis prête à m’expliquer devant un tribunal et à les accuser de « non-assistance à personne en danger », puisqu’ils ne font strictement rien pour vous. Mon fils peut être méchant comme une teigne, mais au moins, il s’occupe de vos impôts et des déclarations auprès du Cesu des personnes employées à Valmont.
— Je sais, merci, ma chérie, tu es si gentille pour moi, murmura la vieille dame.
Ce devait être ses dernières paroles à sa fille, ses dernières paroles tout court, puisqu’elle était morte dans son sommeil la nuit suivante, son très vieux cœur endormi par la morphine. Du moins n’avait-elle pas souffert. Et ces dernières paroles, Marie se les répétait comme un trésor lorsqu’elle trouvait la vie trop difficile, les batailles à livrer toujours plus rudes…
Son dernier roman historique consacré à Lénora Galigaï, l’éminence grise de la reine Marie de Médicis, avait suscité quelques remous parmi les médias. Le procès de sorcellerie avorté, tenté par le nouveau favori de Louis XIII, Charles de Luynes, pour s’accaparer l’immense et scandaleuse fortune de Léonora, passionnait les journalistes, d’autant plus que la famille existait toujours et paradait en ses châteaux. Marie avait été interviewée par le magazine Bottin Mondain. Elle avait été invitée sur le plateau d’Europe 1. À présent, c’était l’une des rédactrices en chef de l’émission Secrets d’Histoire qui appelait le standard de Paris Plage pour lui parler.
Marie prit la communication sous l’œil courroucé d’Éléonore qui peinait à rédiger son article sur l’enterrement si spectaculaire de Passerose de Valmont-Lefort. Elle ne possédait pas les codes nécessaires pour naviguer à son aise dans ce milieu si particulier de l’aristocratie et se gardait bien de réclamer son aide à Marie, qui feignait de ne rien remarquer. Son reportage avait été remis depuis longtemps et validé par leur rédacteur en chef qui en semblait satisfait et venait parfois réclamer le sien à Éléonore, accroissant ainsi son stress.
— Allo, dit Marie… Oui, c’est bien moi et je connais et apprécie votre émission… Oui, je serais ravie d’y participer, bien sûr… Oui, à la résidence de l’ambassadeur d’Italie vendredi prochain à dix heures… C’est parfait pour moi, je vous remercie… Ah, vous souhaitez m’envoyer le fil rouge de vos questions… Parfait, je vous donne mon adresse électronique… À vendredi donc !
Marie rayonnait en raccrochant et ne put s’empêcher de dire à son amie :
— Tu te rends compte, je suis invitée à l’émission Secrets d’Histoire. C’est super !
— C’est Stéphane Bern qui t’invite ?
— Mais non, il n’en est que le présentateur. C’est l’une des rédacs chefs de l’émission.
— Alors, décommande, vendredi, nous devons interviewer ensemble l’idole du Art Street new-yorkais. Rendez-vous à midi au Plazza.
— Tu ne m’en avais rien dit.
— Si, mais t’as dû oublier, prise dans tes mondanités.
Le ton était si désagréable que Marie comprit sans mal que la cause de cette mauvaise humeur évidente tenait à l’intérêt suscité par son dernier livre – Éléonore n’avait quant à elle jamais rien publié, même si elle affirmait souvent travailler à un prochain roman sur le déclin inéluctable de la presse française, qui serait bien sûr un best-seller.
— De toute façon, ce n’est pas efficace de mener une interview à deux. Je vais en parler à Maurice et je rentre à Honfleur demain matin de bonne heure, ça a toujours été prévu ainsi.
— Si tu veux des horaires de bureaucrate, il ne faut pas bosser pour un magazine.
— Tu n’es pas ma chef, Éléonore, je te rappelle que tu ne décides pas de mon emploi du temps ou de mes horaires. Et avec la pandémie, nous ne sommes censés venir qu’un jour par semaine au journal.
— J’ai l’accord de Maurice.
— Au lieu d’essayer de m’emmerder, tu ferais mieux de terminer ton papier. On dirait que tu rames un peu !
— Comme si je pouvais écrire quand tu prends ton bureau au journal pour le siège de ton secrétariat personnel !
Excédée, Marie se leva sans répondre, ramassa son sac, sa veste et son ordi et se dirigea vers le bureau de Maurice Chavial.
Marie avait longuement hésité sur la tenue à adopter pour l’émission à l’hôtel de La Rochefoucauld-Doudeauville, rue de Varennes, le siège de la résidence de l’ambassadrice d’Italie, Teresa Castaldo. Madame l’ambassadrice ne serait bien sûr pas là pour les recevoir, mais elle avait laissé carte blanche à l’équipe pour tourner dans les salons officiels de sa résidence. Pourtant, Marie avait dans l’idée de profiter de l’aubaine pour l’interviewer plus tard, par exemple sur sa vision de la gestion de la crise sanitaire, dans son pays et en France et en profiter pour effectuer un reportage sur ce prestigieux hôtel, œuvre raffinée de l’architecte Henri Parent. Elle s’était ouverte de ce projet à son rédacteur en chef, qui lui avait donné son feu vert.
Elle opta finalement pour un strict pantalon noir, une veste de velours à brandebourgs de même teinte rehaussée par un col roulé de soie fuchsia. Bien sûr, elle était allée la veille chez le coiffeur et avait soigné son maquillage. Elle se présenta au 47, rue de Varennes, vingt minutes en avance, comme on le lui avait recommandé. Après avoir vérifié son identité et passé son sac au détecteur – terrorisme oblige – un huissier très solennel l’introduisit dans le somptueux vestibule en mosaïque de marbre d’où s’élançait un imposant escalier tout de marbre aussi. Elle nota en connaisseur la table de chasse en bois doré, les fauteuils Louis XIV à hauts dossiers, puis le même personnage très digne lui fit traverser un petit salon en rotonde aux boiseries vert amande réchampies de blanc, le foyer du théâtre, puis on traversa l’immense salle à la mappemonde, avant de pousser une dernière porte donnant accès au Théâtre sicilien.
Six personnes, masquées comme il se devait, s’affairaient déjà dans cette étonnante pièce au décor de rocaille, reconstituée à partir des éléments d’un palais de Palerme – Marie avait pris le temps de se renseigner. C’était un savant désordre de câbles, caméras, trépieds, micros.
Tandis que la rédactrice en chef s’avançait vers elle, coude tendu pour le traditionnel salut de rigueur depuis la pandémie et que le cerbère se retirait, Marie embrassa du regard l’étonnante salle rococo. Elle admira le plafond en rocaille, égayé de branchages et fleurs en fonte, bien sûr, mais aussi les innombrables panneaux de verre vénitien multipliant l’espace, les niches ménagées parmi ses panneaux, les allégories peintes à la détrempe, le théâtre proprement dit, niché parmi ses boiseries, les banquettes dorées poussées contre les murs, l’étonnante porte en éventail de verre reflétant les massifs du jardin, surmontée de boiseries vertes et roses. C’était féerique.
— Un café, Marie, proposa la rédactrice en chef.
— Volontiers, Hélène.
Sur une table roulante, bien moderne cette fois étaient disposés un thermos et des petits sandwiches, ainsi que des tasses et des soucoupes. Hélène les servit, proposa du café aux cinq techniciens.
— Si ça vous convient, Marie, on va faire des essais de voix et de lumière. Asseyez-vous là.
L’une des banquettes avait été poussée au centre de la pièce, juste en face de l’étonnante porte.
— Que c’est beau ! murmura Marie.
— Pour rester à l’époque de Marie de Médicis et de votre héroïne, nous aurions plutôt dû tourner au Sénat ou même au Louvre, mais j’adore ce théâtre sicilien, même si c’est un peu anachronique.
— Moi aussi, approuva Marie.
— Je vais vous remettre un peu de poudre. Il ne faut pas briller devant les caméras. Vous permettez ?
— Bien sûr.
— Vous connaissez le principe de l’émission. Je vous pose des questions en voix off, celles que vous avez pu lire sur le fil rouge. Est-ce que toutes vous conviennent ?
— Absolument !
— Je vous installe un micro au revers de votre veste. Vous êtes prête pour un essai ?
— Bien sûr.
É