La brèche du Tupperware - Isabelle Marchand - E-Book

La brèche du Tupperware E-Book

Isabelle Marchand

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Beschreibung

Tu n’as qu’à dire oui, un simple oui. Mais le oui ne vient pas, tu n’y penses même pas. Parce que le moment est absurde, parce qu’il fait froid, parce que tu es fatiguée. Parce que tu es en rage aussi, très vite. Tu ne veux pas céder. Tu as vingt ans, tu es une étudiante consciencieuse, tu viens de passer la soirée à travailler. Alors tu engueules Simone, tu la sommes de t’ouvrir, tu la traites de folle…

Tu hurles, tu hurles et tu la pousses, tu tentes de la faire bouger. Mais tu as beau pousser, t’acharner, Simone oscille à peine, revient toujours en place. Ce petit bout de femme ne bouge pas, Simone est là où elle doit être, elle est convaincue, elle est fanatique, elle ne bougera pas.

Toi et Simone, Simone et toi. Intimement liées par le jaillissement de la psychose quand elle t’a expulsée de son ventre.

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Isabelle Marchand

LA BRECHE DU TUPPERWARE

Eclaboussures – mai2012

Il y a des éclaboussures sur le sol de la cuisine. Et le bouchon de la bouteille d’eau est par terre. Simone ne serait pas contente de voir ça. Joseph ramasse le bouchon, rebouche soigneusement la bouteille. Il prend la serpillère sous l’évier. Il suit à la trace les gouttes d’eau qui forment des flaques irrégulières sur le bord de la table et sur les petits carreaux du sol. Il s’applique, il est méticuleux dans son nettoyage. Quand il a fini il sort un verre propre du placard, s’assoit à la table et tend la main vers la bouteille. Son geste ne va pas jusqu’aubout…

Les pas trébuchants de Simone dans la cuisine deux heures plus tôt, il les a distraitement entendus, mais là c’est comme s’il la voyait : Simone, qui s’accroche à la table, qui débouche maladroitement la bouteille d’eau, qui fait tomber le bouchon. Simone qui ne peut pas se baisser pour le ramasser. Simone qui verse l’eau dans le verre, et aussi sur la table. Simone qui porte le verre à ses lèvres avec sa main qui tremble, l’eau qu’elle n’arrive pas à avaler et qui coule à côté. Simone qui a laissé tomber le bouchon, mais qui fait attention au verre, qui le repose sur la table sans le casser. Simone qui pose ses deux mains sur la table pour essayer de respirer. Simone qui se lance pour revenir sur le canapé du salon : deux premiers pas jusqu’à la porte de la cuisine. Simone qui s’accroche au chambranle. Le couloir à traverser et Simone qui se jette vers la porte ouverte du salon, une dernière pause et enfin le canapé, sur sa gauche. Simone qui ne voit plus très bien, mais qui sent le canapé sous sa main et se laisse chuter.

Joseph a entendu tous ces bruits tout à l’heure, mais sans y prêter attention. Il était installé à la table du salon, plongé dans ses comptes…

Comme souvent, Simone était assise sur le canapé, à deux mètres de lui. Elle avait les mains posées sur ses genoux, elle ne faisait rien de particulier, elle pouvait rester des heures comme ça, parfois silencieuse, parfois volubile. Joseph n’y faisait pas attention. Mais aujourd’hui elle le dérangeait. Elle soufflait, geignait un peu, il avait du mal à se concentrer sur ses comptes. Il a râlé :

–Tu peux pas faire un peu moins de bruit !

Simone voulait un verre d’eau, mais Joseph l’a envoyée promener :

–Tu peux bien aller le chercher toi-même.

Tout cela sans regarder Simone. C’est vrai qu’il ne l’a pas regardée, il a juste entendu les bruits, le souffle court, les pas heurtés, les arrêts, l’eau qui coule. Oui il a tout entendu en s’accrochant à ses comptes, il en prend conscience maintenant. Parce que ce qui l’a fait réagir finalement, ce qui l’a fait regarder enfin Simone et se lever brusquement, c’est le silence qui s’est installé. Après le poids du corps de Simone qui se laisse tomber sur le canapé, il n’a plus rien entendu. Quelques minutes avec ce rien, c’est l’insolite du silence qui s’est frayé un passage dans sa tête. Il ne sentait plus la présence de Simone et ça l’a alerté. Trop tard. Même s’il s’est enfin précipité, c’était trop tard. Même s’il a tapoté les joues de Simone, l’a secouée en vain pour la réveiller puis s’est rué vers le téléphone. Simone ne bougeait plus, ne soufflait plus, ne geignait plus. Simone avait terminé de le déranger.

Dans l’agitation qui a suivi, Joseph n’a pas pensé. L’ambulance est arrivée quelques minutes plus tard. Mais ils n’ont pas emmené Simone. Ils l’ont portée dans la chambre, déposée sur le lit. Ils lui ont fermé les yeux. Joseph s’est retrouvé seul, avec un certificat de décès et le numéro des pompes funèbres… Il va falloir téléphoner, organiser…

Il finit par attraper la bouteille. C’est maintenant sa main à lui qui tremble quand il verse l’eau. Pourquoi il est pas allé lui chercher son verre d’eau à Simone, c’était quand même pas compliqué ? Ce verre qu’il lui a refusé, il n’arrive pas à le boire. Il s’affaisse sur la table et c’est lui qui se met à geindre.

L’école –1945

Et voilà, c’est terminé. Le père a décidé. Inutile d’espérer qu’il change d’avis. Toutes ces semaines à espérer, rêver, imaginer une suite, l’entrée au COLLEGE DE LA VILLE où elle rencontrerait d’autres enfants comme elle, qui auraient envie d’apprendre. Simone a toujours aimé l’école. Même la première année où elle a été dénoncée comme la gauchère, celle qu’il faut redresser. Elle se souvient du premier bâton tracé avec application et de la main du maître qui attrape la sienne par derrière.

–Pas cette main, tu dois utiliser l’autre, la main droite.

Au ton du maître, Simone avait compris que c’était important. Sans le savoir, elle avait enfreint une règle de l’école. Elle ne recommencerait pas. Pour ne plus se tromper les fois suivantes, elle pose ses deux mains sur la table avant de commencer. Elle les regarde et soulève la droite. Elle seule a le droit de prendre la plume. Et tant pis si elle est malhabile, si elle tourne les caractères dans la mauvaise direction, si le tracé est hésitant. Elle s’acharne, elle recommence. Dans la neige du bord des chemins l’hiver elle trace des traits avec sa main droite. Sur le dos des vaches elle égrène l’alphabet. Quand elle façonne la motte de beurre elle y inscrit toujours son prénom puis le renfonce dans le beurre. Sous l’édredon le soir elle dessine des lettres invisibles. A la fin de l’année elle a réussi. Ses caractères sont aussi bien tracés que ceux des autres, les droitiers de naissance. Même mieux tracés souvent. Elle n’oublie jamais de s’appliquer. A partir de là, le reste a été facile. Elle s’assoit toujours au premier rang, s’engouffre dans le tableau noir, elle est fascinée, aspirée, elle en oublie de respirer. Elle n’entend plus que la voix du maître qui l’emmène : il existe autre chose que la maison sur la route où ils sont neuf à s’entasser, autre chose que les champs derrière la maison où ses mains se couvrent d’engelures l’hiver et où ses joues cuisent l’été, autre chose que le village de Saint-Jacut-du-Mené où elle habite, à trente kilomètres d’une mer qu’elle n’a encore jamaisvue.

Pendant des années la salle de classe a été son refuge et chaque matin au réveil elle n’a qu’une seule peur : qu’une corvée urgente à la ferme nécessite sa présence et la prive d’une journée de classe. C’est le père qui décide, comme ce soir. Le père qui ne voit pas l’intérêt de ces années d’école, surtout pour les filles. Il est content d’avoir ses trois garçons et les quatre filles qui ont suivi semblent de trop, toujours.

Elle aurait dû le savoir, que sa réussite au certificat ne changerait rien. Mais elle s’est laissée grisée par cette journée. Première du canton ! Quelque chose de son exaltation, de son sentiment de triomphe, de la joie du jour aussi aurait pu glisser jusqu’à son père, se faufiler dans cet espace fermé, trouver une ouverture pour réveiller quelque chose qui a bien dû exister un jour. Mais rien. Peut-être s’il avait été présent. S’il avait vu le maire la féliciter. Mais il était aux champs jusque tard le soir en cette journée de mi-juillet. Et quand il est rentré, toute la vibration contenue de Simone s’est peu à peu éteinte. Le père n’a rien demandé. Le repas du soir est resté silencieux malgré les neuf attablés. Seul résonnait parfois le rire de la petite dernière qu’un rien peut encore amuser, et le bruit des couverts et des mâchoires. Simone garde un dernier espoir, la petite phrase que l’instituteur lui a glissée avant de la laisser partir :

–J’irai voir ton père demain.

Demain, c’est aujourd’hui. L’instituteur est venu, il est reparti avec cette phrase du père :

–Elle ira travailler, comme ses frères !

Simone n’a entendu que cette phrase, d’ailleurs le père n’a pas dit grand-chose d’autre. C’est surtout l’instituteur qui a parlé et ça n’a pas eu l’air d’intéresser beaucoup le père. Simone n’aurait pas dû être là, mais pour une fois elle a désobéi, elle a quitté les champs et s’est faufilée jusqu’à la maison, elle s’est glissée dans le couloir, elle a retenu son souffle.

Dans la chambre qu’elle partage avec ses trois sœurs elle est allongée sur le dos, immobile ; seule sa main droite vit encore, sa main qui écrit inlassablement des mots dans lenoir.

Promesses -1958

Sur la photo du mariage en octobre 1958, ils ont l’air jeune et sérieux. Costume foncé et cravate claire pour lui, robe blanche qui marque la taille et spencer aux manches trois quart fermé par trois boutons pour elle. Simone s’est fait faire une permanente et le voile fixé sur sa coiffure dégage un beau visage grave. Elle n’est pas grande mais se tient très droite, son bras s’accroche fermement à celui de Joseph, tout raide à ses côtés. Il n’est pas très grand non plus, un mètre 69 mais il arrondira toujours à 70, tout comme Simone transformera son mètre 57 en 60. Tous deux sont très bruns. Lui a gardé la coupe du service militaire avec juste un peu plus de longueur et ses cheveux forment une belle brosse épaisse. Elle a 25 ans, il en a 27.

C’est cette femme, Simone, qui deviendra ta mère. Dans sa robe de mariée elle a l’air calme, serein. Une jolie bouche entrouverte sur des dents régulières, des yeux marrons et des sourcils bien dessinés qui donnent du caractère à un visage tranquille. Une fille saine, bien plantée, des bras ronds qui émergent des manches du spencer, la taille bien prise dans sa robe, des jambes un peu fortes, mais affinées par les talons. On ne voit pas ses mains doublement cachées par les gants blancs et le bouquet qu’elle porte, ni ses pieds qu’elle a fait entrer dans des escarpins. Si elle ôtait ses gants on pourrait voir la paysanne aux doigts courts, épais, aux mains gercées et crevassées en profondeur par les travaux des champs et les lessives.

Entourant Joseph et Simone, ils sont une dizaine sur un trottoir parisien. Que des jeunes gens qui ont quitté leur Bretagne natale, en difficulté pour les nourrir. A Paris, les bretons sont bien accueillis. Les familles du 16ième sont contentes de prendre les femmes à leur service, de bonnes travailleuses, qui ne réclament pas. Et les usines tendent les bras à ces hommes qui ont appris à tout faire à la ferme. Pour se rencontrer, se distraire, il y a les bals de la Mission bretonne. C’est là que Simone et Joseph se sont trouvés. Joseph a fait sa cour, celle d’un homme pas très à l’aise avec les femmes, mais pendant son service en Allemagne il saura écrire des lettres à sa Simone. Il n’a pas été pour rien premier du canton au certificat d’études. Et Simone apprécie.

Ce sont les frères et sœurs des mariés qui sont là aujourd’hui. Comme Joseph, les hommes arborent un costume et la cravate des grandes occasions qui resserre encore plus le col blanc bien amidonné des chemises. Pour les femmes, petit morceau de tulle sur des cheveux permanentés, tailleur ou robe en gabardine. Collier de perles et petit sac blanc, biensûr.

Certains s’autorisent un léger sourire, on se tient droit, mais sans excès. Les trois sœurs de Simone sont là, mais on ne voit bien qu’Hélène, sa préférée. Elles ont partagé une chambre de bonne ensemble en arrivant à Paris. Le père s’est débarrassé plus tôt des filles même si deux des trois garçons ont fini par prendre aussi le train pour Paris.