La colline des Feignants - Jean-Yves Pajaud - E-Book

La colline des Feignants E-Book

Jean-Yves Pajaud

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Beschreibung

Blandine et Sonia profitent des vacances pour partir à la recherche d’un père qu’elles n’ont jamais connu. L’homme qui ignore l’existence des jumelles habite toujours sur « la colline des Feignants », le site d’une communauté hippie où leur mère avait séjourné quelques mois. Les deux esthéticiennes découvrent l’éphémère utopie du peace and love. À la charnière des années 70, des jeunes s’implantaient à la campagne, dans des lieux peu fréquentés, pour vivre plus ou moins d’amour et d’eau fraîche. Quarante-cinq ans plus tard, les occupants se livrent, en toute tranquillité, à des activités agricoles dans l’air du temps… L’intrusion inattendue des deux sœurs sème la pagaille, bouleverse leurs projets et entraîne tous les protagonistes dans une aventure haletante aux conséquences imprévisibles.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Dans ce troisième roman, Jean-Yves Pajaud prend rendez-vous avec ses 20 ans. En 1970, il a vécu en spectateur cette période dite « soixante-huitarde » qui appartient aujourd’hui à l’Histoire. Le phénomène hippie, indissociable de cette époque, sert de décor et de prétexte à une aventure nourrie de suspens et de rebondissements. Sa plume légère et fluide entraîne les personnages sur un chemin imaginaire, initiatique et tumultueux, où passé et présent se mêlent à plaisir.

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Jean-Yves Pajaud

La colline des Feignants

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jean-Yves Pajaud

ISBN : 979-10-377-8927-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À mon fils Jérôme

dont j’ai emprunté le prénom,

le physique et les compétences

pour camper le personnage du conseiller bancaire

Du même auteur

Le feu à l’âme, Le Lys Bleu Éditions, 2022 ;

Seul et Myo, Le Lys Bleu Éditions, 2022.

Chapitre 1

« Le fromage de chèvre frais, c’est vous qui le faites ? »

À l’origine, ce devait être une grange. Comme tous les bâtiments de la ferme, son toit disparaissait en grande partie sous les panneaux solaires. À l’intérieur, c’était un magasin dévolu aux exploitants locaux. L’amoncellement de salades, de légumes et de fruits voisinait avec un long étal réfrigéré, préservant des mouches les produits laitiers, les viandes et la charcuterie.

La fraîcheur ambiante contrastait singulièrement avec l’étouffante chaleur poussiéreuse de juillet. Les mille et une senteurs du potager s’y mêlaient dans une appétissante anarchie. En ce tout début d’après-midi, les vacanciers désertaient la boutique, ce qui n’était pas pour déplaire à Sonia. L’agriculteur-vendeur posa son index sur la petite pancarte fixée à la table. L’habitude ! C’était toujours comme ça avec les touristes. Expliquer ne suffisait pas. Ils avaient besoin de lire pour se libérer d’une méfiance chronique : Bastien et Caroline Niboux, cultivateurs-éleveurs certifiés BIO.

« Oui, madame ! Le lait vient de notre troupeau. Vous avez choisi une laitue et des carottes de notre potager bio. Ce qui n’est pas produit sur place est fourni par des exploitations situées à moins de dix kilomètres. Tout est biologique et artisanal…

— C’est ce qu’on m’a dit au camping… mais je préfère demander !

— Vous êtes au camping du Lac ?

— Oui ! on vient découvrir la région… Les œufs… C’est d’ici ?

— Non… De la maison en haut de la colline. Les poules sont élevées en liberté.

— Ah ! chez le monsieur qu’on appelle le Feignant ?

— Vous savez ça aussi ? Nous, on l’appelle Émilien… »

La quarantaine délurée, typique de la citadine pressée d’appliquer ses convictions de vie saine, elle semblait sympathique. Sa curiosité naïve n’intégrait pas cette méfiance aussi agressive qu’injustifiée, distillée par des chapelles intégristes d’un prétendu mieux-être. Elle ne réclamait que sa dose de mystère et de révélation. Généralement, il n’en distribuait que des bribes, faute de temps. Elle avait de la chance et lui, cette opportunité indissociable des heures creuses au magasin : détourner une proie de l’épicerie du village. Entre commerçants, la loi de la concurrence ne s’offrait pas de répit.

« C’est pourtant bien la Colline des Feignants ici, si j’en crois le gérant… Quel drôle de nom !

— Ah… ! Guillaume Marcapet ne perd jamais l’occasion d’intriguer ses vacanciers ! C’est une histoire qui remonte aux années 70 et la période des hippies. Émilien appartenait à un groupe qui s’était installé à Bourg-Lassoix sans rien demander à personne. Les bâtiments et bien des maisons du village étaient en ruines ou inhabités. Le lac artificiel n’existait pas encore. La vie était rude et les gens pauvres. Beaucoup n’avaient pas le téléphone ni, parfois, l’électricité ! Tous les jeunes partaient chercher de l’embauche dans les grandes villes. À l’époque, Jean Ferrat chantait Lamontagne. Eh bien, c’était ça, entre la nostalgie des uns et le désespoir des autres ! Inutile de dire qu’entre une population un peu abandonnée des gouvernements et des étrangers au pays qui vivaient de l’air du temps et d’amour libre, la cohabitation a été difficile ! Comme ils s’étaient approprié ces terres en friche sans autorisation ni rien payer et qu’ils ne travaillaient pas, le surnom a été vite trouvé. Il a survécu aux années et aux transformations du village ! »

Le paysan ne boudait pas son plaisir à rabâcher cette page d’histoire. Les générations précédentes l’avaient subie comme une révolution éphémère venue des Amériques. En pleine Guerre froide, les gouvernants craignaient une invasion des idées communistes, voire des soldats Rouges, soviétiques ou chinois…

Rarement, l’auditoire avait montré autant d’intérêt pour ses explications. L’envie d’y glisser quelque énormité que la touriste goberait sans réfléchir lui traversa l’esprit. Elle ne semblait pas rassasiée : « Votre… Émilien, il est toujours hippie ? 

— Il vous le raconterait mieux que moi… Je n’étais pas né ! Au fil des années, ces jeunes sont tous partis. Lui est revenu. Il a acheté le terrain, a reconstruit les bâtiments et a fini par se faire adopter.

— Pourtant, on l’appelle quand même le Feignant !

— Bah ! il n’y a plus de méchanceté derrière et puis, lui, il s’en fiche. Mieux, il s’en amuse et le revendique !

— Vous le connaissez bien ! »

Bastien souligna l’évidence d’un haussement d’épaules complice.

« C’est à la fois notre voisin et notre propriétaire ! Les idées de produire des aliments sains, à la mode aujourd’hui, il les appliquait déjà, il y a cinquante ans.

— Je comprends… C’est un ami ! »

Il esquissa un sourire pour masquer son impatience naissante. Les clients bavards, à la curiosité assommante à force de stupidité, l’horripilaient. Sa femme, magnanime et plus tolérante, le calmait d’une formule résignée : « Ça fait partie du métier, mon chéri !

— Un ami avec l’âge d’un grand-père !

— Vous croyez qu’on peut aller sonner chez lui, sans prévenir… ?

— D’abord, vous n’aurez pas à sonner parce qu’il n’y a ni cloche ni sonnette. Ensuite… Vous verrez bien ! Il n’aime pas trop être dérangé. Ça dépendra de l’humeur du jour… »

* * * * *

« Alors ? » Le ton trahissait une pointe d’anxiété qui n’étonna pas Sonia. Dans tous leurs projets, l’initiative lui incombait toujours, sans le reprocher à sa sœur. Elle savait pouvoir compter sur sa jumelle, une fois la décision prise.

« Apparemment, ça ne devrait pas poser trop de problèmes pour le contacter.

— Le jeune agriculteur va peut-être lui en parler ?

— Quelle importance ? N’importe qui pourrait venir se renseigner sur les hippies. Je ne suis pas entrée dans les détails ! »

Blandine réfléchit un instant avant de répondre.

« Tout de même, tu m’as embarquée dans une drôle d’histoire… »

Sonia y détecta un zeste de reproche qu’elle ressentit comme une injustice, presque une trahison. Elle s’était coltiné le repérage puis l’interrogatoire et sa – fausse – jumelle avait le culot d’y trouver à redire !

« Nous étions d’accord. La lettre de maman, c’est une incitation à en savoir plus et j’y compte bien ! »

Blandine était en proie à des doutes qui l’assaillaient depuis longtemps. Au pied du mur, comme une enfant sur le point de faire une grosse bêtise, son hésitation penchait vers le renoncement.

« Je me demande ce qu’elle nous conseillerait si elle vivait toujours…

— Elle est morte ! Morte, usée par le travail et la difficulté d’élever seule les deux chipies que nous étions !

— Qu’est-ce que ça peut changer maintenant ? Ça ne la fera pas revenir ! »

Les scrupules continuaient à tarauder une conscience qu’il suffisait de persuader. Sonia ouvrit le mince dossier posé sur l’unique table du Mobil-home et en exhiba un feuillet : « Elle nous a laissé cette lettre : Mes filles chéries, si un jour vous lisez ces lignes, apprenez que vous avez un père. J’ai toujours su où il habitait, sans jamais oser aller le voir. Comme j’étais partie bien avant votre naissance, il n’a jamais appris ma grossesse. »

Sonia replia nonchalamment en deux la page quadrillée, arrachée sans grand soin d’un cahier d’écolier, avant d’ajouter : « Tu vois ! c’est tout de même bien pour qu’on vienne lui annoncer cette paternité… tardive !

— Il a peut-être une femme… des enfants…

— Ou des petits-enfants ! Je n’ai pas demandé. À ce que j’ai cru comprendre, il vit tout seul. De toute façon, pour le savoir…

— Tu es décidée ?

— Plus que jamais ! Avec ou sans toi !

— Tu sais bien que je ne te laisserai pas y aller toute seule !

— Oh ! ça ne me ferait pas peur… Dis plutôt que tu es curieuse de voir sa tête ! » 

Une pointe de moquerie et une pincée de provocation noyées dans un océan de tendre complicité ne parvinrent qu’à atténuer l’angoisse de Blandine. Elle brûla sa dernière cartouche sans réelle conviction.

« Nous nous sommes passées de père pendant quarante-cinq ans. Ce n’est pas maintenant qu’il va me manquer…

— Parce qu’on ne connaissait pas son existence ! Rappelle-toi ! Gamines, on l’imaginait en cachette de maman…

— Notre enfance… C’est si loin, tout ça…

— Je devine bien ce qui t’arrive : tu as peur de tes réactions en le voyant, peur de ne pas pouvoir contrôler les émotions et de fondre en larmes… Tu as toujours été trop sensible !

— Tandis que toi, tu es forte ! l’homme de la famille, disait maman…

— Il en fallait bien un ! Vous vous seriez fait rouler par tous ceux qui passaient !

— Dis plutôt que tu complotais pour empêcher maman de se trouver un mari… avec moi comme aide de camp, je te l’accorde !

— Pour qu’ils aient des enfants et qu’on nous laisse de côté ? »

Et la sempiternelle chamaillerie reprit de plus belle.

« Maman ne l’aurait jamais permis !

— Alors, il l’aurait quittée ou l’aurait rendue très malheureuse et nous avec, sans compter les mioches supplémentaires ! Les hommes sont comme ça ! Ma pauvre Blandine, tu es restée à la page du prince charmant !

— Peut-être… mais le résultat, c’est que nous sommes maintenant deux vieilles gourdes qui se chicanent, se consolent et se réconcilient à longueur d’année !

— De quoi te plains-tu ? Nous avons l’opportunité de mettre un peu de piment dans notre vie ! On ne va pas la laisser filer ! »

* * * * *

La bâtisse était modeste, elle aussi bardée de panneaux solaires. Ce que Sonia remarqua en premier, c’étaient les poules, indifférentes aux visiteuses, trop affairées à trouver leur pitance entre les cailloux de la cour : « Au moins, là-dessus, il ne m’a pas menti ! » songea-t-elle en esquissant un sourire amusé.

Pour la sonnette non plus. Les deux sœurs hésitèrent un instant avant de frapper à la porte grande ouverte. Aucune réponse ne leur parvint. Blandine et ses scrupules restés dehors, Sonia entra dans ce qui constituait la salle principale du logement.

Les murs épais avaient bien rempli leur rôle d’isolation. Les fenêtres étroites laissaient pénétrer une clarté suffisante, bien soutenue par les parois blanchies à la chaux. Le mobilier se trouvait ainsi mis en valeur, une valeur qu’il n’aurait pu revendiquer à la vente : le réfrigérateur multipliait les points de rouille. La modernité du four électrique remontait aux années 90. L’évier en faïence, ébréché, exhibait les rides entrelacées de ses lézardes. Les portes des placards, certes bien ajustées, ne pouvaient cacher leur origine disparate. Les chaises, sommairement restaurées, remplissaient leur fonction première, sans souci d’esthétique… les visiteurs pouvaient préférer les bancs, disposés de chaque côté de la longue table qui occupait l’espace central.

Un doute traversa l’esprit de Sonia : pas de vaisselle sale, pas une miette de pain abandonnée dans les rainures de la table. Même le pavé usé du sol avait subi le passage récent d’un balai énergique. Une femme… Seule une femme pouvait soigner son intérieur avec un tel souci du rangement et de la propreté. Le Feignant ne vivait pas en ermite !

Elle haussa les épaules. Il était trop tard pour reculer et cela ne changerait rien. Tant pis ! S’il fallait improviser, elle se promit d’y instiller autant de tact qu’avec une cliente mécontente de sa crème antirides ! De toute façon, l’objectif resterait le même : « Il n’est pas là…

— Je m’en doute !

— Pourquoi ?

— Parce que je n’ai pas entendu de bruit de conversation, mais surtout…

— Surtout ? »

Blandine tourna la tête en souriant malicieusement. Ces quelques instants, assise sur le banc de pierre adossé à la façade, l’avaient reposée. Elle ne regrettait plus le choix du trajet à pied malgré la chaleur : trois kilomètres de descente en pente douce du camping au village puis deux, en montée abrupte, pour atteindre le sommet de la colline.

« Parce qu’il arrive… »

Sonia suivit le regard de sa sœur. L’une et l’autre avaient hérité du 1m65 de leur mère. Comment auraient-elles pu imaginer un père bâti en athlète et affleurant le 1m90 sous la toise ? Bien sûr, lui aussi les avait aperçues. Il ne pressa pas le pas pour autant. Le cocker qui trottinait à son côté ne manifesta pas plus d’intérêt que son maître. À mesure qu’Émilien approchait, elles identifièrent d’abord le contenu de ses deux énormes paniers d’osier : des cerises d’un rouge sombre, presque violacé. Elles étaient plus attirantes que l’accoutrement de l’ex-hippie : une salopette d’un bleu délavé, rapiécée aux genoux, qui ne cachait rien d’un tricot de laine informe aux manches retroussées.

— Salut !

— Bonjour, monsieur ! Nous…

Il ne s’était pas arrêté, avait franchi la porte et posé sans ménagement ses bannes au milieu de la table. De l’intérieur, sa voix aboya presque : « Si vous avez envie d’entrer, ne vous gênez pas… »

Elles obéirent sans se concerter. Indifférent, il se passait les mains sous le robinet, les essuya avec un torchon propre puis ouvrit un placard et prit un verre, un seul. Comme s’il découvrait la présence des filles, il suspendit le geste de refermer la porte : « Vous avez soif ? » Blandine bredouilla un « oui » timide et Sonia un « non » inaudible. Il sortit deux autres verres qu’il aligna devant elles. Du bas du meuble, il tira deux bouteilles sans étiquette, au contenu rouge sombre, apparemment identique : « Sirop de cassis, sirop de mûres », clama-t-il avec des accents de vendeur de foire. Puis, désignant la cruche en terre : « Ce sera meilleur avec l’eau du puits. Servez-vous ! »

Les sœurs se regardèrent, abasourdies par cette invitation si peu courtoise. Sonia signifia sa réprobation en croisant les bras. Par crainte de se retrouver dehors dans la seconde qui suivait, Blandine tendit la main vers la bouteille censée renfermer le cassis, se servit et ne bougea plus.

« Faut-il que je vous supplie de vous asseoir, que je vous précise que l’eau est fraîche et non empoisonnée ? Ici, on se sert, même si je ne suis pas là. Vous le saurez pour la prochaine fois ! Allez, dites-moi pourquoi vous êtes venues… »

Le timbre grave de sa voix contrastait avec la douceur inattendue du ton. Elles enjambèrent le banc. Autant pour se donner une contenance que pour étancher son envie de boire, Blandine remplit son verre. Toujours en grève, bras croisés sur la table, Sonia se jeta dans une ébauche de conversation comme si elle sautait d’une falaise de trente mètres, les yeux bandés : « Voilà… On s’intéresse aux années 60/70 et aux hippies…

— C’est rare de nos jours, passé de mode et de mœurs ! Ce XXIe siècle débute mal. La liberté est corsetée, l’originalité montrée du doigt et bannie si elle ne rapporte pas d’argent à ceux qui en ont déjà bien assez, sinon trop ! L’inverse de nos rêves, quoi ! Oh ! Je ne me plains pas : j’ai la chance de vivre à peu près comme j’en ai toujours eu envie. C’est dommage pour ceux qui n’ont pas réussi, ici ou ailleurs… Par quoi voulez-vous que je commence ? »

Elles n’en avaient aucune idée. Pour rien au monde, elles n’auraient dévoilé leurs batteries. Blandine hasarda : « On sait que le mouvement est né aux États-Unis, un peu en révolte contre la guerre au Viêt Nam, mais, en France, on n’avait plus de guerre…

— Non… Seulement des défaites ! Contre Hitler et, ensuite, contre des peuples que nos ancêtres avaient colonisés, en Indochine et en Algérie. Et ceux qui avaient tenté de préserver ces possessions prétendaient nous montrer le chemin à suivre. Il aurait suffi de les virer, une bonne fois pour toutes ! Malheureusement, ceux qui voulaient les remplacer n’étaient pas plus reluisants. En ce temps-là, une partie du monde prêchait de s’enrichir en s’épuisant à travailler et l’autre, d’enrichir son pays en travaillant au nom de l’égalité. Les hippies récusaient l’un et l’autre : ni riches ni pauvres, l’harmonie dans le bonheur, y compris dans le dénuement ! L’amour, la tolérance, l’absence de jalousie, de cupidité, de propriété devenaient des dogmes au service d’une seule loi : la liberté… En tout cas, c’est ainsi que je voyais ma vie…

— C’est pour ça que vous êtes venu ici ?

— Un hasard… nous privilégions des endroits inhabités ou, du moins, pas trop gangrénés – maintenant, on dirait pollués – par la civilisation moderne. Certains, parmi les déçus de Mai 68, partirent à l’étranger. Ceux qui restèrent en France cherchèrent un lieu où vivre leur utopie. J’en étais. Sans doute, dans le groupe, quelqu’un connaissait plus ou moins le coin ? Je ne sais plus… Toujours est-il qu’on est arrivé là, une trentaine à peu près, et l’on s’est installé. »

Comme un instituteur blasé, il vérifia le niveau d’attention de l’auditoire. Satisfait, il poursuivit avec un geste théâtral d’impuissance, sans toutefois varier de ton : « Ça s’est su… Si les uns partaient, d’autres affluaient. On a été jusqu’à une centaine… Un merveilleux bordel ! Dans tous les sens du terme… Ça ne pouvait pas durer. Un semblant d’organisation, un minimum s’imposait pour que tout le monde mange… Les feux de joie, les chansons, même l’amour libre, ça va un moment. Certains préférèrent créer des communautés plus petites ailleurs, mais beaucoup sont rentrés chez leurs parents en enfouissant leurs idéaux, bien au fond de leurs poches…

— Vous, vous êtes resté !

— Oui… Ça s’est fait naturellement. À quelques-uns, on cultivait un potager où ne poussaient pas que des plantes légales. Un jour, les flics sont venus. Je n’étais pas là. Ils ont embarqué tout le monde. Les CRS ou les quelques habitants du village ont brûlé nos affaires pour s’assurer que personne ne reviendrait. »

Les jeunes femmes l’écoutaient sans l’interrompre. Entre guide touristique et vieux conteur, il choisit la version plus chaleureuse et improvisée du second : « Quand j’ai appris ce qui s’était passé, je me suis planqué chez ma grand-mère, dans le Massif central. Elle m’a enseigné les réalités de la nature, la vie des champs et la vraie liberté. Elle est morte au bout de trois ans en me léguant tous ses biens. À ma grande surprise, elle possédait des économies et pas qu’à la banque. J’ai tout vendu et je me suis souvenu de Bourg-Lassoix, du rêve éveillé que nous n’avions pas su apprivoiser par manque d’expérience et de maturité. Sous prétexte de vivre libres, nous avions privé les habitants de leur quiétude. Nous étions arrivés en imposteurs, en conquérants comme ceux qui s’étaient emparés des territoires dits sauvages bien avant nous. Alors, j’ai fait les choses dans les règles. Bien sûr, on m’avait reconnu, mais j’avais payé les terres et personne ne pouvait plus m’en déloger. On ne m’a pas aidé pour autant ! Les difficultés des premières années rappelaient l’ancienne aventure. Maintenant, ça va. De toute façon, au bourg, il ne reste plus personne de cette époque-là. Au trois-quarts, ce sont des résidences secondaires. Le barrage et le lac attirent les touristes. Enfin ! je ne me plains pas : la colline demeure en zone libre, au moins dans l’esprit !

— Le nom de Feignant est resté, lui !

— Et pourquoi pas ? Les plaques de rue rappellent souvent le passé, un homme ou un évènement qui a marqué la vie des gens. Cette intrusion méritait bien son titre de gloire et il motive la vanité d’entretenir le monument… Que demander de plus ? »

Il souriait.

Chapitre 2

Le cocker était venu poser sa gueule baveuse sur la cuisse de son maître qui passa une main distraite sur le crâne du chien. Un gémissement lui signifia que la caresse ne suffisait pas : « Eh bien, Timouf ! Tu t’ennuies ? » Face à tant d’incompréhension, l’animal se dégagea et se planta devant sa gamelle, ponctuant la manœuvre d’une double plainte réprobatrice. « OK ! Je vois, tu as soif ! » Il suivit Émilien des yeux jusqu’à ce que l’écuelle soit remplie.

« Où en étais-je ? Je crois que j’avais fini… Vous vouliez en savoir davantage ?

— Par curiosité… Que sont devenus vos compagnons de l’époque ?

— Hou là là… je vais vous décevoir : aucune idée ! Nous étions solidaires dans cette existence commune, pas intimement liés les uns aux autres, pas le genre à s’envoyer des cartes postales ! Ceux qui ont ressenti le besoin de s’attacher, en couple ou en petit groupe, sont partis. Ça ne correspondait pas à ce mode de vie sans exclusive, sans hiérarchie ni pouvoir.

— Alors, vous n’avez gardé aucun contact ?

— Aucun ! Quelques-uns sont passés qui se sont fait connaître. Sans remords, je n’en ai reconnu aucun !

— Ni homme ni… femme ?

— Pas plus… c’est difficile à comprendre aujourd’hui ! c’était un conglomérat d’êtres en quête d’une société utopique, sans différences de couleur de peau, de religion, d’origine ou de sexe…

— Il devait tout de même bien y avoir des amitiés, des attirances, des… amours qui se créaient, c’est humain !

— Je vous l’ai dit : quand cela risquait de devenir un facteur de sélection, de séparation, de clan voire de conflit, il valait mieux partir. Les relations devaient, coûte que coûte, malgré tous les obstacles et l’inconfort qui régnaient, rester solidaires et paisibles.

— Peace and love…

— Tout à fait ça…

— Dans peace and love, il y a… love !

— Love, oui ! Mais il faut le prendre au sens large, empathique envers tout le monde, pas seulement d’un homme pour une femme…

— Ou d’une femme pour un homme… »

Cette fois, il attendit avant de répondre, comme si la réflexion l’avait perturbé.

« Bien sûr… Où voulez-vous en venir ?

— Je suppose – et l’Histoire a souligné la chose – que vous prôniez l’amour libre…

— Les bien-pensants nous l’ont toujours reproché… Les hypocrites ! Ils enviaient nos comportements ! Ils masquaient leurs fantasmes derrière des caricatures outrancières !

— Il y avait bien un fond de vérité dans tout ça ?

— Oui… nous dormions à la belle étoile ou, s’il faisait froid, s’il pleuvait, entassés dans des abris de fortune, serrés pêle-mêle les uns contre les autres, sans séparation d’aucune sorte. Alors, forcément, la nature reprenait ses droits. Je peux seulement vous assurer qu’il n’y a jamais eu le moindre problème de viol. C’était contraire à nos principes de liberté.

— Si je vous comprends bien, c’était l’amour pour l’amour, mais sans… amour ? Des rencontres presque de hasard au jour le jour…

— Aujourd’hui, cela peut surprendre ou choquer. Il faut imaginer cette forme de vie communautaire. Se mettre en couple isole, autant pour se protéger que pour se sublimer. C’est possible, bien sûr, mais, à un moment ou un autre, on ne ressent plus les choses de la même façon, à commencer par les projets qui peuvent s’échafauder. Hippie, à part le souhait de voir la société traditionnelle évoluer dans notre sens, c’était une existence au jour le jour, avant tout pour survivre… un peu comme les premiers hommes sur terre !

— Il y avait beaucoup de femmes parmi vous ?

— À peine la moitié…

— Et vous n’êtes jamais tombé amoureux… ?

— Attiré, oui… Amoureux… Je ne crois pas ou alors pas plus d’un jour ou deux !

— Et l’inverse ?

— L’inverse ?

— Oui… Aucune fille ne vous a fait des avances… N’a fait part de sentiments… particuliers à votre égard ? »

Il leur jeta tour à tour un coup d’œil suspicieux, ressentit un piège indéfinissable. Il troqua la conversation amicale contre un ton plus agressif.

« Vous insistez un peu trop… Vous avez une idée derrière la tête ! Jouez cartes sur table ou partez : la franchise et la vérité font partie du jeu ! »

Les deux sœurs se regardèrent. Leur silence valait tous les débats qui les submergeaient. Elles se rendirent à l’évidence : le moment était venu. Sonia se dévoua : « vous avez raison… Nous ne sommes pas là par hasard. Le prénom de Léna ne vous évoque rien ?

— Léna… Léna… sincèrement, non… Je devrais ?

— Notre mère, Hélène, se faisait appeler Léna et elle a vécu dans votre communauté.

— Nous avons été jusqu’à une centaine, je vous l’ai dit, mais c’est peut-être le triple de garçons et de filles qui se sont succédé ici. Certains ne sont restés que quelques jours, quelques semaines, rarement plus de quelques mois… Il n’y avait pas de registre d’inscription ni d’appel chaque matin ! Et ça remonte à près d’un demi-siècle !

— Même avec une photo ? »

Il n’avait qu’une envie : mettre fin à une conversation dont la tournure lui déplaisait. Habituellement, il ne s’embarrassait d’aucun ménagement pour mettre les importuns dehors. L’innocence de la question offrit aux deux sœurs un ultime sursis.

« Vous en avez une ? Montrez toujours… »

Blandine sortit une enveloppe de son sac à dos, l’ouvrit lentement et tendit le cliché à Émilien. C’était, à l’évidence, un portrait ancien, petit format, en noir et blanc, la pose statique et le sourire figé d’une ado bien sage, comme le dictait la mode de l’époque. Il l’observa attentivement puis le rendit en secouant la tête : « non… le visage ne me rappelle rien. En tout cas, la photo n’a pas été prise ici, j’en suis sûr !

« C’est vrai ! elle date de quelques jours avant son départ de chez ses parents. Nous l’avons retrouvée dans un album…

— Lorsque vous verrez votre mère, dites-lui qu’elle peut venir quand elle le veut. Je ne me souviens pas d’elle, mais ce sera toujours agréable de revivre le bon vieux temps !

— Ce n’est plus possible… Elle est morte le mois dernier ! »

Un hochement de tête silencieux tint lieu de formule de condoléances. Il en profita pour compléter le puzzle : « Je comprends… Vous avez entrepris de refaire l’itinéraire de sa vie. Cela vous regarde… Je suis désolé de ne pouvoir vous aider davantage…

— Ce n’est pas grave… »

La déception du ton démentait la réponse. Émilien n’était pas réputé pour son affabilité et il cultivait à dessein son image d’ermite bougon vis-à-vis des inconnus. La mine dépitée de la plus fragile des filles sembla fendiller l’armure : « si vous le voulez, je peux vous faire visiter le site et le village. Je vous raconterai des anecdotes, parlerai des bâtiments tels qu’ils étaient pour mettre vos pieds dans les siens… même si cela demande un peu d’imagination !

— Je ne… sais pas si…

— Bien sûr que si, Blandine ! C’est très gentil de votre part et nous acceptons votre proposition avec plaisir même si ma sœur a peur d’être rattrapée par le chagrin que lui a procuré la mort de notre mère !

— Oh ! Sonia… »

Elle ignora le reproche de sa jumelle. Les yeux rivés dans ceux d’Émilien, il s’agissait désormais de concrétiser la situation par un rendez-vous ferme.

« L’après-midi est trop avancé. Quand pouvons-nous revenir ?

— N’importe quel jour ! Si je ne suis pas là, vous en serez quitte pour repasser une autre fois. J’ai gardé de ma jeunesse ce luxe de ne rien programmer pour le lendemain… et je n’ai pas de portable ! »

* * * * *

« Qu’est-ce qui t’a pris ? Il ne se souvient pas de maman et le revoir ne servira à rien ! »

Elles avaient descendu la colline en silence sans jamais se retourner. Un poids invisible semblait peser sur leurs épaules. C’est en pénétrant dans Bourg-Lassoix que Blandine se sentit libérée : « L’instinct ! Quelque chose… quelque chose m’a fait penser qu’il mentait ou, du moins, qu’il était moins sûr de sa mémoire qu’il nous l’affirmait… » Elle s’immobilisa, s’abîma un instant dans ses réflexions puis s’éveilla soudain : « Ça y est, j’ai trouvé ! La photo… D’abord, il l’a regardée, examinée même. Après, il a semblé vouloir s’en arracher comme si elle lui faisait peur. Je crois qu’il s’est retenu de la rendre trop vite pour ne pas susciter de soupçons…

— Quelle imagination ! Tu devrais te recycler en profiler pour la police ! Moi, je n’ai rien remarqué… Et dire que c’est moi qui suis censée être la plus sensible de la famille ! Bon… et qu’est-ce qu’on va faire maintenant ?

— Le revoir, bien sûr ! Pas demain, pour le laisser mijoter au cas où mon intuition serait exacte. On suivra la visite guidée de ces lieux où maman a vécu. Après tout, ce sera aussi intéressant que les ruines d’un château du coin ! En plus, on se sentira vraiment concernées. Et, qui sait ? Peut-être que la mémoire lui reviendra !

— Quand est-ce qu’on lui dira ?

— Quoi donc ?

— Que nous sommes ses filles !

— Le plus tard possible ! En apparence, il est très abordable, en fait, c’est un ours. Ce type-là se protège. Officiellement, il assume sa marginalité, son mode de vie solitaire. Pour moi, ce n’est peut-être qu’une façade…

— Tu es en train de nous écrire un roman !

— L’avenir nous le dira…

— La vérité, c’est que tu es déçue : tu n’imaginais pas notre père ainsi !

— Et toi ?

— Je doute que ce soit lui… Maman a pu se tromper ! Si, comme il le prétend, tout le monde couchait avec tout le monde…

— Nous serons fixées en faisant un test ADN, mais nous n’en sommes pas là !

— Encore faudra-t-il qu’il l’accepte…

— Le test ? Il ne pourra pas s’y soustraire et la lettre de maman nous y aidera. En Justice, à défaut de preuve, elle constituera un argument valable pour légitimer notre demande. De toute façon, il n’a rien à perdre sinon ses biens après sa mort…

— À moins qu’il n’ait déjà un ou plusieurs héritiers désignés !

— Si ce n’est que cela, je suis prête à renoncer à mes droits.

— Moi aussi ! »

* * * * *

Il ne s’était pas levé de son banc quand elles étaient parties. Un vague « salut ! » avait répondu à leur amène « au revoir, à bientôt, alors ». Cette froideur se voulait conforme au personnage : jouer l’indifférence face à leur quête du passé. Leur mère ? Une fille ordinaire, transparente parmi des dizaines d’autres, arrivée de nulle part puis disparue sans avoir laissé la trace de ses pieds nus sur les cailloux des sentiers.

Émilien s’était agrippé à la table pour s’interdire de se précipiter à leur suite, les rattraper, les ramener et leur parler de Léna, sa Léna, à lui. Ses deux enfants supposées ne l’avaient pas connue, pas plus que l’homme qui, probablement, avait partagé sa vie et la leur. Tiens ! C’est vrai, ça : aucune allusion à leur père… peut-être était-il mort ou n’avait-il été qu’un météore près d’une Léna redevenue Hélène dans la société convenue et convenable ?

Il ne résista pas longtemps, se leva si vite que le banc se renversa. S’il ne franchit pas la porte d’entrée, c’est que Timouf s’empêtra bien involontairement dans ses jambes. Il se rattrapa de justesse pour ne pas tomber. Cela suffit à rompre son élan. Alors, il se figea, fixant un regard impassible sur les deux silhouettes silencieuses qui s’éloignaient sans se presser. L’ancien hippie resta ainsi longtemps, dans l’attente de quelque chose qui ne vint pas. Que l’une ou l’autre se retourne et il lui aurait fait signe ou, mieux, il se serait jeté sur le chemin, les aurait rejointes et il aurait parlé, parlé sans pouvoir contrôler ses souvenirs. Il s’était pourtant juré de ne jamais les divulguer ni les exhumer d’un passé qui n’appartenait qu’à lui.

Elles continuaient à marcher au même rythme de promenade, rapetissant à chaque pas. Son vœu insensé se mua en peur panique : il ne fallait pas qu’elles s’arrêtent, qu’elles tournent la tête en arrière, car il ne maîtrisait plus rien. Maintenant, il avait vingt ans, les rêves, les folies, les pulsions, les délires, les espérances, les révoltes et les douleurs d’une jeunesse brutalement libérée, exonérée du carcan de l’autorité, de l’expérience et de toute sagesse.

Léna… Léna, la Léna toute menue, ses yeux verts, lumineux sous sa crinière brune, hirsute qui lui mangeait le visage, un sourire éclatant qui découvrait des petites dents d’enfant.

Pas celle de la photo.

Il n’avait pas menti ! La photo, c’était celle d’une autre, d’Hélène, la jeune fille bien comme il faut, le cheveu bien peigné, permanenté, laqué afin que, du salon de coiffure à la boutique du photographe, rien n’ait bougé. Hélène, pudique, bien élevée, fade et résignée. Il avait entrevu la finesse d’un cou blanc fiché dans un col Claudine comme un hortensia dans un pot en porcelaine. Léna, c’étaient des chemises d’homme à la coupe improbable, toujours trop grandes où se noyaient ses formes de femme-enfant. Un châle en laine multicolore, à la fois manteau et couverture, protégeait le tout du froid et des regards.

Émilien savait déjà qu’aussi longtemps que Sonia et… et – zut ! Il ne se rappelait plus le prénom de l’autre – aussi longtemps qu’elles traîneraient dans les parages, sa tranquillité serait fichue. Il n’aurait pas le choix : les souvenirs enfouis ne rentreraient pas docilement dans leur lampe d’Aladin. L’envie de les revoir luttait contre une voix intérieure qui exigeait de refermer la parenthèse au plus tôt. Leur présence violait un sanctuaire secret, cet ermitage préservé de toute intrusion depuis cinquante ans. Il devrait, en apparence, coopérer, c’est-à-dire les convaincre qu’on ne tirerait rien de la mémoire des pierres. Il les saoulerait de généralités jusqu’à l’écœurement. Alors, ce serait un jeu d’enfant de les renvoyer à leur petit quotidien mesquin de Parisiennes, égarées dans le zoo de la France profonde !

Elles avaient disparu depuis longtemps qu’il n’avait toujours pas bougé. Le plan qu’il échafaudait petit à petit le rassérénait. Comme on visite les ruines d’un village romain, il décrirait le Bourg-Lassoix d’autrefois, leur installation, leur mode de vie, les rapports avec les autochtones. Il saupoudrerait le récit de formules ad hoc : « sans doute votre mère s’est-elle assise ici, abritée sous ce chêne, a dormi là… » Ainsi, il nourrirait leur besoin d’émotions factices et de souvenirs sans consistance. Elles s’imaginaient en pèlerinage ? Eh bien ! elles en auraient pour leur existence entière à ressasser, remâcher, extrapoler, magnifier des scènes qu’il avait connues, vécues ou qu’on lui avait racontées. Bourg-Lassoix serait leur Kumbha Mela, La Mecque, Jérusalem, Saint-Jacques de Compostelle réunis ! La Léna qu’il allait leur vendre, ce serait un patchwork des nanas de la communauté. Les filles devraient s’en contenter et il allait tout faire pour qu’elles s’en satisfassent !

* * * * *

Dans la tiédeur du Mobil-home, Blandine enduisait ses pieds douloureux d’une crème apaisante. Ils avaient eu du mal à apprivoiser ses chaussures de randonnée toutes neuves.