La stagiaire de monsieur François - Jean-Yves Pajaud - E-Book

La stagiaire de monsieur François E-Book

Jean-Yves Pajaud

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Beschreibung

Léonie arrive de sa Normandie natale pour un stage au secrétariat d’une maison médicale. Elle ne connaît de Paris qu’Amélie, sa grand-tante qui l’héberge. L’accueil au travail est si chaleureux qu’il en devient suspect. L’étudiante se devine la cible d’un complot dont elle ignore la motivation. Elle va mener sa propre enquête et percer les secrets sulfureux des membres de son entourage. Les péripéties qui se succèdent lui permettront aussi de répondre à ses interrogations concernant sa propre personnalité.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean-Yves Pajaud, dans ce cinquième roman, transporte une intrigue saisissante à Paris, une ville dont il n’a jamais percé les mystères, à cent lieues de son univers mayennais. Parallèlement, il adresse un clin d’œil aux vacances estivales de son enfance à La Baule.

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Jean-Yves Pajaud

La stagiaire

de Monsieur François

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jean-Yves Pajaud

ISBN : 979-10-422-2372-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122 – 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122 – 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335 – 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

– Le feu à l’âme, Le Lys Bleu Éditions, 2022 ;

– Seul et Myo, Le Lys Bleu Éditions, 2022 ;

– La colline des Feignants, Le Lys Bleu Éditions, 2023 ;

– Moulin Guillain, Le Lys Bleu Éditions, 2023.

À Brigitte,

pour qui j’ai choisi

une photo de couverture

immortalisant sa jeunesse.

Chapitre 1

« C’est quoi ce cochon-tirelire  ?

— Il fallait s’y attendre ! On lui montre le fonctionnement de l’accueil, la gestion des rendez-vous du médecin, des dentistes, des kinés et de l’orthophoniste, et, au bout d’une heure, notre nouvelle stagiaire n’a qu’une question à poser : “c’est quoi, ce cochon-tirelire ?” »

Devant la mine faussement déconfite de leur collègue, les deux secrétaires éclatent de rire :

« Eh bien, fais les présentations, toi-même, Julie  !

— Bon… Léonie, je te présente Henri IV… réputé pour son goût prononcé pour les femmes et pour son odeur, tout aussi… prononcée  !

— Enchantée  ! Comme je n’imagine aucune de vous trois succomber à son charme, à quoi sert-il  ?

— Une de ses citations les plus célèbres est : Paris vaut bien une messe. Il est chargé de collecter nos pertes  ! »

Le gentil reproche émane du bureau à sa droite :

« Aurélie  ! À ce rythme-là, à midi, on y sera encore…

— Alors, place à ton droit d’aînesse, Clarisse, pour y mettre un point final ! »

La sexagénaire obtempère en se tournant vers la nouvelle venue :

« Nous parions un peu sur tout, n’importe quand et tous les jours. Tu ne gagnes rien. Si tu t’es trompée, là, tu verses un euro à Henri IV…

— Ça peut revenir cher  !

— Pas du tout  ! La limite est fixée à dix euros par personne et par semaine… lorsqu’il y a assez d’argent, on se fait un petit resto toutes les trois… »

Léonie plisse les yeux, un rien provocatrice :

« Vous avez joué sur moi avant mon arrivée  ?

— Oui, bien sûr…

— Jupe ou pantalon  ? Brune ou blonde  ? Lunettes ou pas  ?

— Non  ! Si l’on te supporterait plus de dix minutes…

— Alors  ?

— Tu es encore là et la tirelire est vide… »

Touchée, Léonie incline la tête avec un sourire en guise de remerciement à celles dont elle envahit l’univers :

« J’apprécie ! Le docteur Claudon vient quand  ?

— Tout à l’heure… il ne reçoit pas de patients le lundi matin. C’est d’ailleurs notre prochain pari. Les filles  ! Ici ou La Baule  ?

— Ici…

— La Baule… »

Cette fois, la stagiaire affiche un regard interrogateur :

« Je ne comprends pas…

— Monsieur François habite le deuxième étage de l’immeuble. Sa femme n’a jamais supporté Paris. Depuis que leurs enfants sont partis, elle vit toute l’année dans leur résidence secondaire au bord de la mer.

— Et lui va la rejoindre le week-end  ?

— C’est ça  ! Donc, s’il arrive par le hall, il revient de La Baule, s’il descend de l’appartement, c’est qu’il y est resté !

— Pourquoi l’appelles-tu Monsieur François  ?

— L’habitude ! Lorsqu’il s’est installé ici, c’était en association avec son père. Plus pratique pour les différencier…

— Médecins de père en fils…

— Ça remonte à l’arrière-grand-père qui a travaillé avec Pasteur lui-même ! C’était le professeur Henri Claudon. Le grand-père, Constant et le père, Henri-Paul, l’étaient aussi… »

Léonie s’étonne :

« Pas lui  ?

— Non. Il est le premier à avoir refusé une spécialisation et la fréquentation des mandarins. Crois-moi, son père lui en a toujours voulu  ! »

Aurélie intervient :

« Et sa mère n’était plus là pour arrondir les angles ! Elle est décédée d’un cancer alors que François travaillait pour Médecins sans Frontières. Il n’a pas pu rentrer à temps pour les obsèques… son père est mort, il y a deux ans. Il ne le lui avait pas pardonné… trente ans après  !

— Donc, on l’appelle Monsieur François…

— Quand il est tout seul avec nous, oui. S’il y a du public, c’est Docteur. Les couples de kinés et de dentistes, c’est madame et monsieur. Quant à l’orthophoniste, c’est Daphnée pour tous, y compris ses patients, des enfants pour la plupart… ceci explique cela, autant que ses 25 ans ! Tu vas voir, tout le monde l’adore.

— Et Monsieur François, il est comment  ?

— Vis-à-vis de nous  ? Très sympa, mais sans copinage. Quoique, si l’une ou l’autre a un problème, il fera tout pour nous aider… et merde  ! Aurélie… comme moi, tu avais parié sur La Baule  ? Un euro… bon  ! Quand il va remonter… escalier ou ascenseur  ?

— Ascenseur…

— Ascenseur…

— Escalier  ! Léonie, tu vas endosser une sacrée responsabilité  !

— Pourquoi  ?

Clarisse, la tête légèrement penchée sur le côté, lui adresse un sourire maternel : « Parce qu’il va te recevoir dans son bureau et, comme il est galant, il va te laisser le choix… »

***

« Vous préférez l’escalier ou l’ascenseur  ?

— Ça m’est égal…

— Très mauvaise réponse, vous rétorquerait un recruteur  ! D’une part, vous n’assumez pas vos décisions ou vous ne vous affirmez pas suffisamment. D’autre part, vous ne savez pas à quel étage nous allons monter !

— Au premier…

— Vous marquez un point et les secrétaires aussi, car je suppose qu’elles vous ont fait visiter les lieux  ? »

Le ton est convivial. Léonie s’en amuse et récite sa leçon, comme un élève de 6e appelé au tableau :

« Les kinés au rez-de-chaussée gauche, les dentistes à droite. Au premier, salle d’attente commune, la porte de l’orthophoniste est à gauche et, à côté, un cabinet médical annexe. Tout le reste est occupé par le Grand Bureau… au deuxième étage, c’est votre appartement privé…

— Et au troisième, des studios en location. Parfait  ! Alors… ascenseur ou escalier  ? » Le médecin la torture sans méchanceté aucune. Léonie le lit dans son regard, ce qui ne lui est d’aucun secours !

Le médecin cesse son petit jeu :

« D’accord  ! Je décide parce que je vous sens piégée par vos collègues… nous prenons l’escalier… pour descendre, vous choisirez vous-même, puisque vous serez toute seule  ! »

Le Grand Bureau n’usurpe pas son nom. La pièce est immense. Léonie jette un regard effaré à son propriétaire. Lui s’en amuse : « Je devine votre pensée… la surface d’un appartement, le mobilier aussi imposant que démodé, la bibliothèque qui couvre tout un mur, la tapisserie vieillotte, c’est à la fois ringard et impressionnant… non  ? »

La spontanéité d’une Léonie perplexe doit composer avec la prudence avant de répondre :

« Euh… ça surprend…

— Rassurez-vous  ! Je l’occupe depuis deux ans et je ne me sens pas encore chez moi.

— Vous étiez obligé de changer de cabinet  ?

— Je l’avais promis à mon père… c’est bien le seul point sur lequel je ne l’ai pas déçu… »

Il ajoute, fataliste :

« C’est une autre et longue histoire.

— Il a exercé jusqu’au bout  ?

— Presque… jusqu’à 75 ans. Tant qu’il a vécu, il a passé ses journées dans ce bureau. Il nourrissait une véritable passion pour son métier et un culte intangible envers ses père et grand-père. »

Son sourire engageant achève d’annihiler la réserve de la jeune femme. Elle s’enhardit :

« Si je peux me permettre… les patients… ils ne…

— Ils sont habitués. Certains sont très fiers d’être reçus dans le cabinet d’une dynastie de médecins dont le patriarche a travaillé avec Pasteur. Vous voyez la vitrine à côté de vous  ? C’est son matériel qui y est exposé… »

Il se met à rire :

« Ce n’est plus un cabinet médical, c’est un musée  !

— Ne me dites pas qu’ils croient que vos prédécesseurs vous soufflent le diagnostic  ? »

Intérieurement, Monsieur François se réjouit de l’aisance de la nouvelle recrue. Elle a, d’instinct, trouvé le juste équilibre entre une attitude timorée ou obséquieuse et une familiarité inappropriée, sinon vulgaire. Il répond d’un ton badin :

« Chez certaines vieilles clientes de mon père, j’ai plus que des doutes  !

— Pour les jeunes… 

— Eux, ils ont une bonne surprise : je suis conventionné, sans surcoût de la consultation. S’ils ont une complémentaire, ils sont intégralement remboursés. Vous devrez le préciser lors d’une première prise de rendez-vous.

— Clarisse me l’avait dit.

— Ça ne m’étonne pas  ! Et sur l’aspect du bureau  ?

— Non, rien  ! »

Il rit :

« Ça ne m’étonne pas non plus  ! Elle vous a laissé le plaisir de la découverte. Venez vous asseoir dans la partie salon… elle sert si rarement ! Et parlez-moi de vous…

— Léonie Lambardon, 23 ans, et je termine un BTS de secrétaire médicale. Le stage est prévu pour six mois. »

Il fait semblant de réfléchir, comme si le nom lui rappelait vaguement quelqu’un : « Lambardon… »

Elle n’est pas troublée par le petit piège destiné à la jauger :

« Vous connaissez ma tante. Elle est votre patiente. »

Il claque le bras du fauteuil de la main droite comme si la mémoire lui revenait soudain :

« Oui ! C’est elle qui m’avait demandé de vous prendre, à titre exceptionnel, comme stagiaire. Vous êtes parisienne ou vous habitez chez elle  ?

— Je suis Normande. Elle m’a accueillie par gentillesse, mais je crois qu’elle est surtout ravie d’avoir quelqu’un dans son appartement, même pour quelques mois.

— À ce propos, vis-à-vis de votre parente comme des autres clients, le secret professionnel se double du secret médical. En quittant le travail, chaque soir, vous oubliez tout ce que vous avez lu ou appris. Si votre tante voulait jouer les curieuses, répondez-lui que vous n’avez pas accès à beaucoup de dossiers, le sien en particulier ! »

La stagiaire se fend d’un large sourire presque complice : « Vous la connaissez bien  ! Vous pouvez me faire confiance… »

Le visage du médecin redevient grave :

« Deux autres choses que je tiens à vous préciser : n’espérez pas voir cette période se muer en emploi, à moins qu’une des trois titulaires démissionne, ce qui me désolerait. Le second point, c’est que je m’en remets entièrement à elles pour vous entourer. Bien sûr, en cas de problème personnel, je reste accessible, cela va de soi  !

— Je crois que je m’entendrai très bien avec les trois…

— Curiosité et indiscrétion de ma part : vous avez 23 ans… vous aviez pris du retard dans vos études  ?

— En fait, c’est un changement d’orientation. J’ai déjà un BTS en agriculture. »

***

Lorsqu’elle redescend, la ruche s’est réveillée. Aurélie jongle avec les lignes de téléphone. Tout en la relayant, Julie pointe les arrivants et indique leurs salles d’attente respectives. Clarisse, le nez sur l’écran, se concentre sur les dossiers. Sans s’interrompre une seconde, elle désigne la chaise voisine à la stagiaire : « Ton ordi est allumé. Pour l’instant, tu t’occupes de trier le courrier papier. En même temps, ouvre les yeux et les oreilles pour t’imprégner de ce qui se passe. C’est la meilleure manière d’apprendre  ! »

La corbeille est pleine. Léonie suit le conseil, s’applique et bien au-delà. Elle enregistre l’activité du secrétariat, ce qui lui offre le loisir d’observer ses collègues, à commencer par Clarisse, la reine mère. La retraite approche pour celle qui est arrivée là à 18 ans et n’a jamais connu d’autre horizon professionnel.

Restée quelques instants en tête-à-tête avec Julie, le moment est propice aux révélations et aux confidences.

Depuis deux ans, l’aînée a renoncé à se teindre les cheveux, ce qu’elle avait justifié près de ses deux amies : « Certains portent le deuil en noir. Moi, ce sera en blanc pour le Professeur. » Ce décès n’avait, en apparence, pas influé sur son travail ni sur son énergie. Au contraire, elle en avait conçu des responsabilités nouvelles vis-à-vis de Monsieur François.

« Encore que le Monsieur disparaît lorsqu’ils sont seuls ! » La benjamine du trio l’a divulgué à la stagiaire, en précisant :

« Chut… ça reste un secret !

— Aurélie est au courant  ?

— Oui, bien sûr  ! C’est elle qui l’a entendu par hasard et me l’a répété. Normal que tu sois au courant… ne serait-ce que pour éviter une gaffe ! »

Léonie fait la moue :

« Merci quand même  !

— Ne te vexe pas. Clarisse serait probablement très malheureuse si elle savait que nous connaissons ce petit privilège affectif !

— Elle tient beaucoup à ce que vous soyez toutes traitées de la même manière  ?

— C’est tout à son honneur ! Aurélie et moi, nous ne sommes pas jalouses et ça ne nous choque pas du tout. Tu comprends, quand elle est arrivée, c’était un gamin de 13 ans… »

La mimique de Léonie est significative : « Difficile d’imaginer Clarisse en jeune adulte dans les années soixante-dix après l’explosion de Mai 68, la révolution des mœurs, la pilule et l’après-De Gaulle… »

Elle se reprend avec le retour de sa voisine qui l’interpelle d’emblée :

« Tu as prévu quelque chose pour ce midi  ?

— Noon… enfin… si  ! Sandwich et lèche-vitrines », bafouille Léonie, subitement redescendue sur terre. Clarisse s’attendait à une réponse de ce genre :

« C’est par envie ou par économie  ?

— Un peu les deux…

— On mange au petit resto, en face, plat du jour et dessert en une demi-heure. Après, tu auras le temps de te promener  !

— Ou… oui… pourquoi pas  ? »

L’hésitation de la jeune femme n’est pas passée inaperçue :

« Sois cool avec nous… tu es juste, côté fric  ?

— Oui…

— Alors, ne t’inquiète pas : tu ne paieras pas  !

— Je ne veux pas me faire inviter  ! Il n’y a pas de raison…

— Tu ne seras pas invitée : c’est Monsieur François qui règle la note. Il appelle ça le panier du chantier.

— Il ne m’en a pas parlé…

— C’est à moi de le faire. Je m’occupe de la gestion au quotidien. Ça allège le travail du comptable ! Il n’a rien dit non plus de ton indemnité  ?

— Non…

— Mille euros par mois… »

Léonie ouvre des yeux ronds :

« Mille  ? C’est beaucoup  !

— Cela signifie qu’il compte sur toi au niveau du boulot  ! Et si tu veux une avance ce mois-ci, cela ne posera pas de problème…

— Ça va aller, merci ! J’ai tout de même un peu d’économies et j’ai payé ma pension de famille hier.

— Ta pension de famille  ? »

Clarisse est abasourdie. Léonie lève le voile sur l’arrangement conclu avec sa propriétaire :

« C’est le cas de le dire ! J’habite chez ma tante. Logement, petit-déj et dîner avec partage des tâches…

— Pas trop cher, quand même  ?

— Cinq cents euros…

— Oh, la vache  ! Elle ne s’emmerde pas  !

— Je n’ai pas osé discuter… c’est elle qui m’a trouvé ce stage…

— Si mon appartement était plus grand, tu viendrais chez moi  !

— C’est gentil, mais c’est convenu comme ça… et puis, avec les mille euros que je vais recevoir, plus de problème  !

— Comme tu veux ! Ce midi, tu manges avec Julie et moi. Aurélie tient la permanence. Elle ira à notre retour.

— Toute seule  ? »

Le petit rire de Clarisse est ironique :

« À 45 ans, elle est assez grande, tu sais  !

— Ce n’est pas ce que je voulais dire  ! J’aurais pu lui tenir compagnie…

— Tu as bon cœur, toi  ! Rassure-toi : Monsieur François déjeune presque toujours avec celle du second service. Ça t’arrivera aussi. »

La conversation ne perturbe pas leur activité. La stagiaire étale les piles d’enveloppes :

« Qu’est-ce que je fais du courrier trié  ?

— Kinés et dentistes, tu ouvres  ! D’office, on considère que c’est professionnel. Nous traitons nous-même et ne leur transmettons que le reste. Ce qui concerne Daphnée, direct dans sa case : elle gère toute seule. Pour Monsieur François, les lettres avec logo et les intitulés Docteur, c’est pour nous. Monsieur, c’est pour lui.

— Vous êtes en partie payées par les autres  ?

— Non… notre employeur, c’est la société créée par Henri-Paul Claudon. Le service accueil/secrétariat est inclus dans le loyer de leurs locaux.

— Mais alors… tout l’immeuble…

— … appartient à Monsieur François, tout à fait  ! Tu comprends vite, toi  ! Le bâtiment est dans la famille depuis l’arrière-grand-père. À chaque génération, les descendants le remettent au goût du jour et voilà…

— Il m’a parlé de studios loués au troisième… ça ne me regarde pas, il n’empêche qu’au bout, c’est beaucoup d’argent  !

— Ne te méprends pas : Monsieur François n’est pas accro au pognon ni à la maison. Je crois que, s’il n’en tenait qu’à lui, il l’aurait vendue et se serait contenté d’un cabinet et d’un appartement plus modestes.

— Seulement, ça ne tient pas qu’à lui…

— Eh non… ce que sa femme appelle l’hôtel particulier, leur fils et leur fille refusent qu’il s’en sépare alors qu’ils n’y mettent plus les pieds  !

— Il a cédé à la majorité…

— Et à un argument massue : si tu déménages, tu seras obligé de licencier les secrétaires  ! Pas évident à mon âge de retrouver du travail…

— La corde sensible…

— C’était dégueulasse, oui  ! Nous prendre en otages pour le faire plier alors qu’ils n’en ont rien à foutre de nous  ! »

Léonie se sent gênée face à ce déballage empreint de colère et d’une vieille rancœur :

« Clarisse… tu n’es pas en train de m’en dire trop  ? Après tout, je ne suis là que pour six mois…

— Tes scrupules me confortent dans mon jugement. J’ai confiance en toi comme dans Aurélie et Julie. Ce que tu viens d’apprendre, elles le savent. Tu es dans la confidence, c’est tout.

— Ça me touche…

— Je m’en doute, mais c’est à double sens : nous n’aurons pas à nous censurer devant toi… tu fais un peu plus partie de la famille !

— Pas encore… »

Sa mimique taquine surprend sa collègue :

« Que faudrait-il  ?

— Que je joue avec Henri IV… »

Clarisse tapote la tirelire du bout des doigts. Elle éclate de rire :

« Génial  ! J’en connais deux qui vont devoir y mettre un euro supplémentaire !

— Pourquoi  ?

— J’avais lancé le pari que tu voudrais y participer avant trois jours… »

Chapitre 2

Le petit restaurant se remplit peu à peu de sa clientèle d’habitués. Julie et Léonie attendent Clarisse, appelée au dernier moment par Monsieur François.

« J’apprécie de t’avoir avec nous  !

— Quand je serai un peu plus au courant, j’espère vous alléger vraiment le travail !

— Tu as déjà commencé  ! Non, c’est perso, un truc entre toi et moi.

— Julie… Je ne vois pas…

— Même pour six mois, je suis ravie de te laisser le pompon de benjamine  ! »

Léonie sourit :

« Je ne fais pas exprès de n’avoir que 23 ans ! Il y a beaucoup de différence  ?

— Sept ans… encore que tu as peut-être de l’avance sur moi  ?

— Dans quel domaine  ?

— Tu as un mec  ?

— J’ai eu et je n’ai plus ! On s’était rencontré l’année du bac. C’était si fort qu’on ne s’est plus séparés dans nos études. Adrien voulait reprendre l’exploitation de ses parents et s’est inscrit en BTS agricole. Je n’y connaissais rien, j’ai quand même suivi la même voie… »

Julie caricature une vision extatique en levant les bras au ciel :

« C’est beau, l’amour  ! Ça te plaisait  ?

— C’était surtout de vivre ensemble  ! De toute façon, je n’avais pas de vocation particulière pour un métier. Nous étions en alternance dans la ferme et en couple, l’idéal  ! Je m’entendais bien avec sa mère. »

Est-ce le ton de la voix  ? Julie trouve tout de suite le défaut de la cuirasse : « Et avec son père  ? »

Léonie estime que ce n’est pas une gaffe, mais plutôt un test du niveau de confidence à accorder. Elle relève le défi sans ciller :

« Il m’aimait beaucoup et même beaucoup trop si tu vois ce que je veux dire… il ne s’en cachait pas, entre allusions graveleuses et plaisanteries bien grasses  ! Je devais faire attention à ne pas me retrouver toute seule avec lui… tu imagines  ?

— Tout à fait  ! Tu n’en as pas parlé avec sa femme et ton copain  ?

— Si, tu penses bien  ! La mère était presque étonnée que je ne sois pas déjà passée à la casserole  ! Elle m’a presque conseillé de me laisser faire, puisqu’il parviendrait à ses fins tôt ou tard…

— Charmante perspective  ! Et Adrien  ?

— C’est tout juste s’il ne m’a pas accusée de le provoquer  ! Je m’estimais capable de tenir les six derniers mois d’études lorsque j’ai appris qu’ils resteraient vivre avec nous après la reprise de l’exploitation  !

— Alors, tu es partie  ?

— Même pas  ! J’étais trop amoureuse… il m’a promis d’habiter dans deux bâtiments séparés. C’était mieux que rien. La rupture est survenue à l’examen. J’ai été reçue et Adrien l’a raté de peu. Autant l’éventualité de me faire violer par son père le laissait froid, autant le résultat du BTS l’a rendu fou de rage !

— Ça s’est mal passé  ?

— À peine ! Le premier prétexte a suffi pour que je prenne la pire volée de ma vie. Il m’a à moitié assommée dans une grange…

— Tu es allée à l’hôpital  ?

— Non, quelqu’un s’est occupé de moi… le père  ! Tu devines comment ça s’est terminé…

— Tu as porté plainte  ?

— J’ai bouclé ma valise et je suis rentrée chez ma mère ! Quand j’ai parlé d’avertir les gendarmes, elle a pris peur et m’a fait promettre d’y renoncer. J’ai cédé…

— Tu n’aurais pas dû…

— Je sais… il faut la comprendre. Elle est femme de ménage, a quitté l’école à onze ans et je n’ai pas connu mon père… tu vois le tableau  ? Dans le secteur, la famille de mon ex fait partie des notables. Nous n’avions aucune chance  ! La preuve, c’est que, malgré mon diplôme, toutes les portes se sont fermées.

— Tu as fait quoi  ?

— Des petits boulots pour vivre ! Sur les conseils du médecin de ma mère, je me suis inscrite en BTS de secrétariat médical… et me voilà  !

— Ah  ! Clarisse arrive… on va pouvoir manger  ! Tu as faim  ?

— Oui… et ça sent bon… »

Clarisse se débarrasse de son manteau et interroge :

« De quoi parliez-vous  ?

— Léonie, sa vie, son œuvre…

— Passionnant  ! J’ai raté quelque chose… ce sera pour une autre fois, je ne veux pas te faire répéter  ! Julie, tu résumes en une phrase  ?

— Hmmm… j’hésite entre Cosette et Cendrillon… »

Clarisse n’en revient pas :

« C’est incroyable, les différences qui peuvent exister au sein d’une famille  ! J’en déduis que tu viens d’un milieu difficile alors que ta tante, permets-moi de le dire, n’est pas à plaindre  !

— En fait, c’est ma grand-tante. Elle a épousé le cousin de ma mère. Des deux branches de la famille, la sienne n’a pas subi les avatars de la mienne.

Tu en sais probablement beaucoup plus que moi sur elle  ! On ne se fréquentait plus du tout. J’ignore même comment elle a appris que je cherchais un stage de fin d’année. Le jour où ma mère m’a annoncé que Tante Amélie avait téléphoné et voulait me parler, on a cru à un décès parmi ses proches  !

— Fine mouche comme tu es, tu te feras vite une opinion  ! Juste un conseil : sois prudente et reste sur tes gardes…

— En clair, je dois me méfier ! D’accord… mais de quoi  ? »

Clarisse se mord les lèvres :

« De tout et de rien… disons qu’elle ne me revient pas  !

— Avoue plutôt que tu la trouves envahissante à force d’appeler Monsieur François à tort et à travers…

— C’est pas faux, Julie, surtout le lundi, d’après Aurélie… »

Léonie a du mal à suivre :

« Pourquoi le lundi  ?

— Parce que c’est mon jour de congé et qu’elle n’aime pas tomber sur moi. Ah  ! C’est vrai, Léonie, il va falloir en choisir un pour toi !

— Tu me prends de court… je ne comprends pas… c’est lundi, aujourd’hui… tu devrais être en repos  ! »

Clarisse la rassure de son sourire maternel : « Je voulais être là pour t’accueillir. Un jour, tu sais, ça se récupère facilement et puis, quand on vit seule, ce n’est pas grave ! »

Léonie réfléchit très vite :

« Si c’est souple… est-ce que je pourrais les prendre deux par deux avec un dimanche pour rentrer voir ma mère  ?

— Ça doit pouvoir s’arranger… tu avais prévu quoi au départ  ?

— Le train… au mieux, une fois par mois. Maintenant, avec les mille euros… c’est surtout pour maman. Elle est fragile, physiquement et moralement.

— Tu vas lui manquer  ?

— Je lui téléphonerai ce soir. La semaine dernière, elle semblait si épuisée que j’ai failli tout laisser tomber.

— Ce serait dommage, si près du but  ! Tu vois comment ça se passe au niveau de l’organisation et de l’ambiance. Si tu penses, à un moment ou à un autre, que ta mère a besoin de toi plusieurs jours, il suffira de le dire. On se débrouillera…

— Merci… j’espère que ce ne sera pas nécessaire  ! Et puis, ma tante compte sur moi… »

Julie navigue entre surprise et incrédulité. Elle flaire un coup fourré que sa voisine de table n’aurait pas décelé :

« Ta tante  ?

— Oui… elle m’a expliqué, hier soir, qu’elle était très fatiguée, bourrée d’arthrose, qu’elle avait du mal à se baisser et à marcher. »

Clarisse, outrée, en repose sèchement sa fourchette : « Les courses et le ménage, c’est ça  ? Quelle saleté  ! »

Léonie n’en revient pas et l’insulte lui paraît déplacée : elle ne connaît les deux secrétaires que depuis quelques heures et puis… c’est tout de même sa tante  ! La réplique se teinte de reproche :

« Pourquoi tu dis ça  ?

— Tu connais le métier de son mari  ?

— Il est mort depuis cinq ans… il était employé chez un notaire…

— Il y a employé et employé ! Il gérait toutes les transactions immobilières, ventes et locations ainsi que les locaux commerciaux. Crois-moi, il percevait un très très bon salaire  ! En plus, il est décédé en tombant d’un étage sur un chantier de construction… l’architecte qui l’accompagnait n’a rien pu faire. Accident du travail… la vieille Amélie a touché le gros paquet  ! »

La nièce prend sa défense, cette fois, avec le sourire :

« Elle ne l’a pas fait exprès…

— C’est sûr qu’elle n’était pas là pour le pousser  ! Ce que je dis, c’est qu’elle a largement les moyens de s’offrir une femme de ménage  ! »

Léonie tombe des nues : comment l’assistante d’un médecin traitant peut-elle connaître à ce point la vie privée d’une cliente  ? Elle veut en avoir le cœur net :

« Tu en sais des choses…

— Ce n’est pas difficile ! Elle raconte ses déboires à qui veut l’entendre… ou pas  ! Je me demande comment Monsieur François peut la supporter  ! »

Léonie s’amuse beaucoup en découvrant une facette inconnue de sa tante. En revanche, qu’elle ait une relation particulière avec son patron l’étonne :

« Ils se voient souvent  ?

— Elle vient au cabinet une fois par mois pour renouveler son traitement. Tu parles  ! Ses prescriptions sont inchangées depuis des siècles  ! Je sais aussi qu’elle l’invite de temps en temps à déjeuner ou à dîner… 

— Tu as compris, Léonie  ? Clarisse est jalouse  ! »

Toutes les trois éclatent de rire. L’aînée reprend un semblant de sérieux :

« Julie  ! Ne dis pas ça, elle va le croire  ! Non… ce qui m’énerve, c’est que Monsieur François n’ose pas refuser et elle en abuse…

— Je rectifie, Léonie ! c’est le cerbère qui se fâche…

— Cerbère  ? Si j’ai bonne mémoire, c’était le gardien des Enfers. Je n’ai pas le sentiment d’y être depuis ce matin  ! En fait, il a trois têtes… Clarisse, Aurélie et toi… vous vous entendez très bien pour filtrer le passage et protéger la vie de votre patron. Dans ce sens-là, c’est bien vu  ! »

***

Léonie a vécu une première journée de rêve. Jamais elle n’aurait espéré un accueil et un environnement aussi chaleureux. Le travail en soi ne lui posera pas de difficultés, une fois les détails assimilés. Et puis, il y a cette surprise des mille euros : « Maman va être heureuse… »

Perdue dans ses pensées, elle a failli oublier de descendre du métro, tant le trajet lui a semblé court : trois stations sans changer de ligne. Les cinq minutes à pied vont lui faire le plus grand bien.

On est en janvier, cependant, il ne fait pas froid. Elle regarde distraitement les devantures. Certaines se dépouillent des décorations des fêtes. D’autres magasins ont baissé le rideau pour une semaine, le temps d’une récupération bienvenue. Habituellement, elle déteste cette période, cette odeur et ces couleurs d’après la rendent mélancolique.

Pas aujourd’hui.

Elle se sourit à elle-même, se surprend à se trouver jolie dans le portrait que lui renvoient les vitrines.

La porte cochère, le code… le code  ? 2-4-6-8-B. L’ascenseur, 3e. En insérant sa clef, un coup de sonnette très bref pour avertir tante Amélie, autant de gestes qui deviendront bientôt automatiques :

« Bonsoir, c’est moi…

— Je m’en doute  ! Pas trop fatiguée par ta journée  ?

— Ça va  !

— Tant mieux  ! Le syndic est venu tout à l’heure. Il m’a reproché de n’avoir pas passé l’aspirateur sur le palier ! »

La jeune femme va devoir s’habituer à son tempérament geignard. Décidément, Clarisse a visé juste  ! Elle fait semblant de compatir en jouant l’étonnement :

« C’est à vous de le faire, Tante Amélie  ?

— Il paraît… ce morveux insolent prétend que les résidents doivent s’en occuper, chacun son tour, et je serais la seule à ne pas m’en charger… avec mon arthrose, je ne peux pas  ! Je lui ai expliqué, peine perdue  ! Il ne veut rien entendre  ! »

Ce rôle de comédienne souffreteuse énerve une Léonie qui a deviné, sans mal, son dessein. Autant y couper court en prenant les devants :

« Si ce n’est que ça… où est-il  ?

— Il est reparti…

— Non  ! Je parle de l’aspirateur… »

La vieille dame se redresse. Elle a instantanément rajeuni de dix ans :

« Dans le bas du placard, au fond du couloir !

— J’en ai pour cinq minutes ! »

Léonie en a à peine terminé que sa tante pointe le bout de son nez : « Je t’ai dit le palier, mais ça comprend aussi l’escalier jusqu’au second… » Sa petite nièce soupire discrètement et ne répond rien. Lorsqu’elle réintègre le logement, la recommandation tombe :

« Surtout, enroule bien le fil électrique. Je déteste le voir traîner dans le placard  !

— Voilà, c’est fait…

— Je vais téléphoner à François. Il m’établira un certificat attestant que j’en suis incapable. Ça servira quand tu ne seras plus là  ! »

La stagiaire reste bouche bée :

« Vous l’appelez par son prénom  ?

— Bien sûr, c’est un copain  ! »

Léonie imagine la tête de Clarisse face à une telle déclaration  ! Elle masque au mieux son envie de rire :

« Ah  ? Quand il m’a reçue, il ne m’en a pas donné l’impression…

— Sans doute n’a-t-il pas voulu te gêner… c’est un gentleman  !

— C’est vrai… j’ai déjà pu m’en rendre compte par moi-même et les secrétaires m’avaient prévenue…

— Ah, celles-là  ! »

Cette fois, avec diplomatie, Léonie proteste :

« Elles sont très sympas  !

— Avec toi peut-être, mais avec les clientes, c’est autre chose  ! Je m’en suis souvent plainte auprès de François. Rien n’y fait  ! C’est triste à dire, il n’est pas maître chez lui… dans quel monde on vit, je me le demande  ! »

Léonie, par solidarité, se surprend à vouloir défendre ses collègues. Cependant, cette colère qui monte, elle désire la mettre à profit pour mesurer le véritable niveau des relations entre sa tante et le docteur Claudon. Rien de tel qu’une attitude candide pour susciter les confidences :

« Je n’ai rien remarqué…

— Parce que tu n’as pas fait attention  ! Tiens… pas plus tard que vendredi, j’avais besoin d’un conseil à cause d’une douleur au genou. Eh bien  ! Je suis tombée sur la vieille… Ah  ! Comment elle s’appelle déjà  ?

— Clarisse…

— C’est ça  ! Elle ferait mieux de partir en retraite  !

— Elle a 60 ans… ce n’est pas si vieux… »

Tante Amélie devient écarlate : « Si tu prends sa défense maintenant  ! Tu habites chez moi et je n’aime pas qu’on me contredise tout le temps  ! »

Son mauvais caractère reprend le dessus. Léonie se montre compréhensive dans des limites que la vieille dame vient de franchir. Si elle cherche la confrontation… :

« Ma tante, je vis chez vous, mais si ça vous dérange, je peux loger ailleurs…

— Tu peux partir tout de suite si tu veux  !

— J’ai payé pour un mois et je resterai jusqu’à la fin janvier, que vous le vouliez ou non  ! »

Aux yeux d’Amélie, la contestation et la révolte ne figuraient pas dans le contrat. La gamine va en prendre pour son grade :

« Quelle soupe au lait  ! Ça ne m’étonne pas  ! Quand on grandit sans un père pour vous dresser, voilà ce que ça donne  !

— Auriez-vous tenté de me blesser avec cette remarque  ?

— Qui se sent morveux se mouche  !

— Pas de chance, ma tante, je ne suis pas enrhumée…

— Tu n’es qu’une insolente  !

— Plaignez-vous  ! Le nez bouché, je n’aurais pas senti que quelque chose brûle dans la cuisine  ! »

La réplique laisse Amélie sans voix. Deux secondes lui suffisent pour réaliser :

« Les raviolis  ! C’est ta faute  ! Tant pis, tu mangeras ce qui n’a pas collé au fond  !

— Ça ne me dérangera pas… j’ai été éduquée à n’être pas difficile et à ne pas gaspiller la nourriture. S’il n’en reste pas beaucoup, on partagera…

— Sans façon  ! J’ai d’autres restes à finir… tu bois de l’eau  ?

— Oui.

— Bon  ! Parce que les boissons ne sont pas prévues dans notre accord. Si tu en veux, tu te les achètes… mets le couvert  ! On dîne à sept heures précises… »

Léonie a tenu le choc. Au ton de sa voix, la tante va porter l’estocade. Sa parade est prête :

« J’attends…

— Tu attends quoi  ?

— Mon éducation commande d’ajouter s’il te plaît à une demande et merci pour une tâche accomplie. Vous m’êtes redevable des deux  !

— Et puis quoi encore  ? Tu as la prétention de diriger la maison  ?

— Seulement d’être respectée…

— Ce n’est pas une gamine qui va me donner des leçons  !

— À 23 ans, je ne suis plus considérée comme une enfant. Je pourrais même me présenter aux élections présidentielles  !

— Tu vas me faire regretter de t’avoir trouvé cette place  !

— Ce n’est pas une place, c’est un stage. Admettez que je vous en ai remerciée, moi  !

— Tu mets le couvert, oui ou non  ?

— Si vous le demandez poliment, oui  !

— Pas question  ! Je ne céderai pas  !

— Ce n’est pas un problème… chacune va se débrouiller toute seule…

— Je voudrais bien voir ça  !

— Eh bien, votre vœu va être exaucé et sans ajouter s’il te plaît  ! »

***

« Léonie… je peux entrer  ?

— Je suis au téléphone pour encore dix minutes. Revenez plus tard  !

— Léo… »

Tante Amélie tente timidement de passer outre. Mal lui en prend  ! Une pantoufle, lancée avec violence, claque contre la porte entrebâillée qui se referme précipitamment :

« Non, maman, c’est un livre qui vient de tomber par terre. Tout va bien, je t’assure… c’est toi qui m’inquiètes… tu travailles chez qui demain  ?

— …

— Le docteur Marchand  ? Alors, il faut que tu lui parles de ta douleur au ventre  !

— …

— Mais non, ça ne va pas le déranger  ! N’aie pas peur de lui. Il t’aime beaucoup.

— …

— Si  ! Il me l’a dit quand je suis allée le remercier de m’avoir aidée pour mon BTS.

— …

— Mais non… tu me promets d’être raisonnable  ?

— …

— Je ne peux pas encore te le dire. Probablement dans quinze jours, trois semaines au plus tard. Je vais t’appeler tous les soirs, promis  ! »

***

« Je suis disponible, maintenant  ! »

Tante Amélie est assise, bien droite devant son assiette vide. Les reliefs du repas ne cachent rien du menu des restes : quatre huîtres, foie gras, fromages et vacherin glacé.

Le Champagne n’aura pas eu le temps de s’éventer.

Sa pâleur n’est pas liée aux agapes :

« Lé… Léonie… on ne s’est pas comprises… c’est un malentendu… on fait la paix  ? »

Sa nièce émet un soupir désabusé :

« Si vis pacem parabellum…

— Hein  ?

— Rien, c’est du latin. Pour éviter les disputes et ce genre de malentendu, le plus efficace est de se mettre d’accord sur un maximum de choses. Un traité d’armistice, ça se signe  !

Alors, nous allons établir la liste des règles de notre vie commune. J’y ajouterai le détail des tâches qu’il était convenu de partager. Si votre état de santé vous en empêche certaines, je vais les prendre en charge en les échangeant avec d’autres… c’est d’accord  ? »

A-t-elle le choix  ? Tante Amélie capitule :

« Comme tu voudras…

— Pour commencer, ma chambre est un lieu privé. Tant que je la loue, c’est chez moi et vous n’avez pas le droit d’y entrer en mon absence ou sans y être invitée. Compris  ?

— Pour tout à l’heure…

— C’est du passé  !

— Tu téléphonais à ta mère  ?

— Oui… mais ça ne vous regarde pas !

— Elle va bien  ?

— Ma tante  ! Avant que vous m’appeliez pour me proposer le stage, cela faisait au moins trois ans que vous n’aviez pas pris de nos nouvelles ! Vous vous fichez éperdument de la santé de maman. La question est uniquement destinée à m’amadouer. Nous avons l’une et l’autre notre intimité et c’est un territoire interdit !

— Pourtant…

— Est-ce que je vous demande à qui vous avez téléphoné avant de venir dans ma chambre  ?

— Co… comment le sais-tu  ?

— Je vous ai prévenue  ! Apparemment, vous avez du mal avec certaines réalités. Je suis une adulte, pas une idiote ni une gamine naïve  ! »