Le touriste de Port-Michel - Jean-Yves Pajaud - E-Book

Le touriste de Port-Michel E-Book

Jean-Yves Pajaud

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Beschreibung

L’historien Antonin Sablon raconte son enquête concernant une famille de Résistants fusillés en 1944. Étrangement, leur action semble n’avoir laissé aucune trace dans les archives des Alliés ou de l’Occupant. Ses recherches se heurtent à l’hostilité des descendants des Le Fallouec ainsi qu’à la présence étrange d’un détective privé collé à ses basques. Pour résoudre l’énigme, le professeur d’université s’appuie sur des récits bouleversants et profondément touchants des témoins du drame. À l’heure où les derniers survivants de cette période tragique disparaissent, leur dignité, leur courage, leurs souffrances mais aussi leur truculence et leur joie de vivre sont les véritables héros du roman.




À PROPOS DE L'AUTEUR

Dans ce sixième roman, Jean-Yves Pajaud renoue avec le polar historique, cette fois dans le cadre de la Seconde Guerre mondiale. Comme dans son précédent succès, "La colline des Feignants", l’auteur instille une deuxième intrigue, à soixante ans de distance de la première, à charge pour le personnage principal – et les lecteurs – d’en démêler les fils.

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Jean-Yves Pajaud

Le touriste de Port-Michel

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jean-Yves Pajaud

ISBN : 979-10-422-3664-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

‒ Le feu à l’âme, Le Lys Bleu Éditions, 2022 ;

‒ Seul et Myo, Le Lys Bleu Éditions, 2022 ;

‒ La colline des Feignants, Le Lys Bleu Éditions, 2023 ;

‒ Moulin Guillain, Le Lys Bleu Éditions, 2023 ;

‒ La stagiaire de Monsieur François, Le Lys Bleu Éditions, 2024.

À mon père, Jean,

féru d’histoire,

qui vécut cette période au maquis

Chapitre 1

La route départementale reste humide et la circulation est assez dense. Je n’ai jamais été un fou du volant. De toute façon, à 20 km de l’arrivée, je ne suis pas pressé. Ma prudence n’est pas récompensée : le bras levé, un motard me fait signe de garer la voiture. La courte ligne droite ne permet pas de voir à plus de 200 m. S’il s’est produit un accident, c’est au-delà du prochain virage.

Pas d’accident, juste un contrôle banal. J’ouvre la boîte à gants. La carte grise et l’attestation d’assurance sont au-dessus du contrat dans la pochette transparente. Le policier marque un instant d’hésitation. Je lui tends mon permis de conduire. Le contraste entre son aspect défraîchi et les papiers flambant neufs de la Peugeot de location le surprend :

« Le véhicule ne vous appartient pas ?

— Non, location. »

Trois fois, sa tête s’incline et se relève. Eh quoi ? Ai-je tant vieilli que mes 60 ans ont gommé toute ressemblance avec la photo de mes vingt ans enthousiastes et conquérants ? Pour abréger la conversation, je sors ma carte d’identité. L’initiative l’a rassuré. Il me tend le tout : « C’est bon, allez-y ! »

Les papiers réintègrent la boîte à gants. J’obtempère.

La pluie s’est remise à tomber. La longue ligne droite au revêtement tout neuf ne m’incite pas à accélérer. Les voitures me doublent, sans doute bien au-dessus de la vitesse autorisée. Je m’en fiche : personne ne m’attend et j’aime le bocage, au printemps, avant que l’entretien des haies ne ramène à la raison les extravagances de la nature.

Un volumineux sac de voyage à ses pieds, elle a ignoré la fourgonnette d’un plombier et une grosse Mercedes. Au moment où je la dépasse, son bras se lève, sans conviction.

Mon pied droit décide pour moi en appuyant sur le frein :

« Je vais à Port-Michel…

— Montez ! Laissez votre sac. Je vais le ranger dans le coffre. »

Il est trop mouillé pour le déposer sur la banquette arrière. En s’installant, d’un geste machinal, elle balaie le siège d’une poussière inexistante. Nos regards se croisent :

« Merci.

— De rien, j’y vais aussi ! »

Elle comprend, d’instinct, que ma courtoisie n’ira pas jusqu’à entamer une conversation superficielle. En dehors de mes étudiants à la fac, je suis plutôt du genre taiseux et discret. Les yeux fixés sur la route,elle se désintéresse totalement de son bienfaiteur de hasard. Au moins, elle n’a affaire ni à un volubile extraverti ni à un dragueur.

La trentaine sportive, pas sexy ni même féminine, elle n’est pas vraiment moche… pas attirante non plus ! Sa coiffure n’arrange rien. Des reflets légèrement mauves et une élaboration trop sophistiquée contrastent avec son allure décontractée, le gros pull, le Jean’s et le blouson de cuir.

Faute de goût.

* * * * *

Le contrôle de gendarmerie attend deux kilomètres plus loin. Trois voitures patientent. Je me gare derrière et prépare les documents qu’on va me réclamer.

« Touristes ?

— Touriste.

— C’est votre véhicule ?

— Non. Location. »

C’est à peine s’il a jeté un œil distrait sur les papiers. Ma passagère n’a pas eu droit à plus d’attention. Encore un misogyne ! Qu’a-t-il pensé ? Un père et sa fille ou un vieux avec sa maîtresse ?

« Je vais vous demander de descendre et d’ouvrir le coffre. »

Un policier en civil, les mains dans les poches de son imperméable, vient de sortir du fourgon bleu, stationné devant moi, et nous rejoint. Au passage, il n’a pas daigné regarder en direction de la jeune femme. Décidément…

Il s’acquitte tout aussi négligemment de l’inspection des trois bagages sans même les déplacer. Les formalités ne durent pas plus de cinq minutes.

* * * * *

Le petit port fluvial m’apparaît bien calme, presque endormi. Avril, ce n’est pas encore la saison et les bateaux de plaisance se balancent mollement au rythme de leur oisiveté.

Je longe le canal au ralenti, moins pour regarder le paysage que pour identifier le quai des Corsaires et l’hôtel éponyme. Il se repère aisément : murs blancs et volets bleus, breton jusqu’au bout de la pluie qui s’est remise à tomber.

Il est temps de rompre le silence :

« Vous habitez loin ? Je peux vous y déposer si vous voulez…

— C’est gentil, mais je crois que nous allons au même endroit », remercie-t-elle en souriant.

Une place de stationnement semble m’attendre juste devant l’entrée. C’est tellement surprenant que je vérifie si l’emplacement n’est pas réservé ou interdit. Mais non. Et pas payant, en plus !

Le bar est désert, la salle de restaurant aussi. Normal, à 18 h. Le nombre de clés accrochées au tableau confirme cette impression : il n’y a pas foule.

La jeune femme me laisse en plan devant le zinc et disparaît dans un couloir qui doit mener aux cuisines. Les bruits de vaisselle s’interrompent un instant :

« Qu’est-ce que tu fais ici ? »

La voix est sèche, l’accueil pas vraiment chaleureux. La conversation baisse immédiatement d’un ton et devient inaudible. De toute façon, elle est très brève. La patronne apparaît, un sourire avenant en façade.

« Antonin Sablon, j’ai réservé pour deux nuits.

— Moi, c’est Patricia Le Fallouec. Si vous voulez dîner, c’est à partir de 19 h. Le petit déjeuner de 7 h à 9 h 30… vous remplirez la fiche plus tard. Venez, je vous accompagne, la chambre est au premier. »

La pièce est simple et confortable, sans surprise, avec l’inévitable décoration balnéaire. L’unique fenêtre donne sur le quai. Je range mes affaires dans le placard et prends une douche avant de redescendre. L’heure de dîner est encore loin, autant consacrer mon temps à flâner au hasard des rues.

Un tiers des maisons est fermé, toutes des résidences de vacances. Une dizaine de kilomètres nous sépare de la mer et l’arrière-pays accueille ceux que rebutent les prix et les nuisances estivales de la côte. Il n’y a rien à redouter de ce genre en ce début de printemps.

Surtout ici.

Les incontournables pancartes des agences immobilières à louer en saison et à vendre affichent une multitude d’offres, probablement surdimensionnée vis-à-vis de la demande. Port-Michel n’échappe pas à la règle. Le vieux bourg conserve tout le cachet de la mémoire locale autour de son église, sa grand-place et ses halles centenaires.

Les nouvelles générations lui préfèrent les lotissements en périphérie, la luminosité et les espaces, plus conformes à leurs besoins. Là-bas, c’est uniformément neuf, moderne jusque dans l’absence d’originalité. Je ne m’y hasarderai certainement pas. C’est loin, sans âme et sans passé !

Je me contente de rues plutôt étroites jusqu’à ce que je découvre une ancienne fontaine en granit, au centre d’une petite place. Sur la façade d’une grande bâtisse, une plaque commémorative égrène six noms : Ici sont morts, le 8 juin 1944, Jules Le Fallouec, Marie-Louise Le Fallouec, Yvon Le Fallouec, Paul Le Fallouec, Françoise Le Fallouec, Résistants, Gustave Touris, maire et otage, victimes de l’Occupant nazi.

Le lieu porte le fardeau du drame : place des Fusillés.

J’ai trouvé ce que je cherchais…

Un petit café est ouvert, juste en face. De ce poste d’observation, je dispose d’une vision d’ensemble que j’apprécierai plus tard. Mon attention se concentre sur la maison. On n’a jamais refait le crépi. Il n’arbore plus, désormais, que les lambeaux indéchiffrables d’une raison sociale peinte à même le mur. Le patron pose devant moi le diabolo anis commandé :

« Maison Le Fallouec…

— Pardon ?

— Maison Le Fallouec, c’est ça qui était écrit, une épicerie en gros. On me le demande souvent…

— Vous les avez connus ?

— Les fusillés, non ! Ma belle-mère pourrait vous en dire plus, elle était là le jour où les Boches les ont tués. Elle pourrait vous en raconter ! Françoise était sa copine, alors, vous pensez ! Elle ne risquait pas d’oublier… hélas !

— Hélas ? Elle est restée traumatisée ? »

Il affiche un sourire blagueur :

« Peut-être… le problème, c’est qu’elle en parle tout le temps ! Si vous saviez le nombre de repas où cette histoire revient sur le tapis… si c’était pas la mère de ma femme…

— Vous n’êtes pas d’ici ?

— Non… ancien militaire ! J’étais encore sous les drapeaux quand je suis venu en parade pour une semaine de commémoration de la Libération. On était trois copains et la serveuse nous plaisait bien. C’est moi qui ai décroché le pompon. À vrai dire, les souvenirs de la guerre 39-45, pfft… je m’en fous un peu ! Vous, ça vous intéresse ?

— Je suis prof d’histoire… la maison est habitée ?

— Oui… un jeune gars, célibataire. Il travaille ici, dans une agence.

— Tout seul dans une si grande maison ?

— Apparemment, oui. À ce que j’en sais, il est de la famille, l’arrière-petit-fils, je crois.

— Ah ? Toute la famille n’a pas été décimée, alors ?

— Non… un des fils a réussi à s’échapper par-derrière en passant chez un voisin. »

Mon imagination s’imprègne du décor, effaçant la plaque de marbre, ouvrant les volets clos. Elle remet un peu de couleur, du feuillage aux tilleuls et de la vie, de cette vie banale d’un village avant puis au temps de la guerre et de l’Occupation. Cette famille se réanime, après 66 ans de sommeil, sinon d’oubli.

Ses membres s’affairent dans leur quelconque commerce, lorsque le tourbillon de la débâcle, soudain, les étourdit ou les assomme. Les voilà confrontés, comme tant d’autres, aux réalités nouvelles. Jules et Marie-Louise ont eu de la chance : Yvon est revenu du champ de bataille sans une égratignure. Et il ne passera pas des mois, des années peut-être, derrière les barbelés d’un stalag. Le Blitzkrieg a évité à ses frères cadets les affres de la mobilisation.

Port-Michel n’est qu’un gros bourg, pourtant, quatre de ses jeunes adultes ne reviendront jamais. Ils sont douze qu’il faudra attendre, attendre le bon vouloir de l’Occupant.

Ou sa défaite.

Évoquer cette dernière provoque immanquablement chez moi un haussement d’épaules fataliste.

À quel moment l’idée de combattre a-t-elle germé avant de se concrétiser, jusqu’à ce 8 juin 1944 et son funeste épilogue ? Je n’en sais rien.

S’investir dans la Résistance jusqu’au sacrifice. Si proche de la côte et de la ligne de défense érigée par la Wehrmacht, c’était à la fois un lieu stratégique et particulièrement dangereux pour qui avait choisi la guerre de l’ombre.

Une imprudence, une dénonciation…

Toutes les hypothèses sont permises.

Combien de réseaux avaient disparu, leurs membres tués ou déportés avant que d’autres filières prennent la relève ? Les Le Fallouec émargeaient à la destinée héroïque. Je ressens l’animation de la place, le claquement des sabots sur les pavés, les carrioles, la fourgonnette chargée ou déchargée à force d’un va-et-vient du magasin à l’arrière de la voiture.

La rêverie m’entraîne si loin que je colorie l’ombre des soirées, la lumière à l’étage, l’intimité des chambres et peut-être des mansardes. Mon regard s’élève jusqu’aux chiens-assis greffés sur la toiture. L’illusion suggère une silhouette derrière la lucarne. Cela suffit pour m’arracher à ce mirage. Je regarde à nouveau. Il n’y a rien et, probablement, il n’y a jamais rien eu…

* * * * *

À l’hôtel, la salle de restaurant n’attend pas une grosse fréquentation pour le dîner. Le couvert n’est dressé que sur cinq tables dont deux sont occupées. Je repère celle qui m’est réservée. Elle offre une vue imprenable sur les bateaux à l’ancre.

J’apprécie l’intention, tout comme je me régale des moules marinière et d’une énorme part de tarte aux pommes. Le repas achevé, je ne m’attarde pas et gagne la chambre. La fatigue du voyage et un estomac condamné à une digestion bien lourde se sont alliés pour me suggérer de ne pas prolonger la soirée.

C’est l’heure d’un premier bilan. Le repérage des lieux s’est avéré succinct quoique prometteur. La maison des Le Fallouec corrobore les rares éléments déjà collationnés. S’y ajoute une bonne nouvelle, ce témoin de visu que je tenterai de rencontrer. Et puis, le choix d’un hôtel tenu par une madame Le Fallouec n’a rien de fortuit !

Je n’ai qu’une certitude : la discrétion s’impose pour mener à bien le projet. Plus d’un demi-siècle plus tard, la solution de l’énigme est définitivement perdue ou soigneusement cachée. Tout me ramène à cette maison, témoin inerte dont rien ne prouve qu’elle restera muette. Les années d’analyse de documents, d’objets et de constructions antiques se sont parfois révélées des sources de renseignement plus fiables que des découvertes récentes.

À condition d’y entrer…

* * * * *

« Vous voulez visiter les trois ? »

Dénicher l’agence où travaille l’héritier des Le Fallouec n’a posé aucun problème. Dans la rue, le facteur s’est fait un plaisir de me renseigner.

Le jeune homme ne cache pas son incrédulité. Je le rassure :

« Si ce n’est pas trop demander… »

Je lui trouve une vague ressemblance avec l’auto-stoppeuse d’hier. Le nez, peut-être ? C’est plus une impression qu’une déduction objective. Il faudrait faire abstraction du collier de barbe, des petites lunettes de myope et l’affubler de la chevelure aussi raffinée que grotesque de ma passagère. Le hâle, courant chez ceux qui vivent sur les côtes, devrait disparaître sous des tonnes de fond de teint ! Quant à la voix… son timbre était plutôt grave et il est un peu pointu chez le garçon en face de moi. La tonalité, peut-être ? Je tente de m’en persuader sans y croire vraiment.

« Une maison de caractère, pas trop vaste, pas trop chère. »

Mes critères de sélection sont à la fois vagues et suffisamment précis pour laisser à l’agent immobilier l’espoir de convaincre cet acheteur potentiel. Ils ne sont pas si nombreux en ces temps de Côte d’Azur et de séjours exotiques à la mode !

Je prends le rôle au sérieux : la soixantaine, posé, un bateau à placer au port, la mer à proximité. Le client idéal pour « une maison à vivre six mois de l’année. » Ma crédibilité sort victorieuse haut la main de sa suspicion. Le personnage du retraité en quête d’iode pour ses vieux jours a rempli sa fonction sans grand effort. J’en suis même surpris… à moins qu’il ne soit l’émanation d’un rêve inavoué ?

La première donne sur le port. Elle s’avère un peu petite, mais rénovée récemment avec goût. Elle bénéficie d’une orientation idéale pour profiter du si précieux soleil. Je me serais laissé tenter si j’avais réellement eu l’intention d’acheter. Son vendeur a beau se démener, il n’obtient au mieux que des hochements de tête approbateurs, plus souvent contrariés par une moue dubitative. Pourtant, ce Parisien doit hésiter, car il n’en finit pas de passer et repasser dans les pièces qu’il a déjà arpentées deux ou trois fois. Résultat, la visite a duré plus d’une heure, trop pour en envisager une seconde avant le déjeuner. Rendez-vous est pris pour l’après-midi.

Cela se confirme : Patricia Le Fallouec se révèle une remarquable cuisinière. Mon solide appétit fait honneur au menu et ma gourmandise vide consciencieusement l’assiette. L’attente est plus longue entre les plats. À l’évidence, l’unique serveuse privilégie la clientèle d’habitués, tenus par leurs horaires de travail. Si bien que je me retrouve seul dans le restaurant lorsqu’elle m’apporte un café. Sa patronne ne tarde pas à apparaître, son immuable sourire aux lèvres. Elle vient droit sur moi :

« Tout va bien ?

— Parfait, j’apprécie ! »

Quelques banalités suivent. Le coup de feu du midi passé, elle éprouve le besoin de souffler. De bavarder aussi. Et son unique client en vacances est un interlocuteur tout désigné. La serveuse lui dépose, sans façon, un café en face de moi. D’autorité, l’hôtelière s’installe à ma table, obéissant à une invitation que je n’ai pas exprimée ! Loin de m’offusquer, j’en profite :

« Le Fallouec… j’ai lu ce nom sur une plaque commémorative, en me baladant, hier soir… c’est de votre famille ?

— Oui… mais seulement par alliance, mon mari était un Le Fallouec.

— Était ?

— Perdu en mer… il était pêcheur.

— Désolé !

— Cela fait onze ans, maintenant. Moi, je travaillais encore avec ma mère, à l’époque. L’hôtel se transmet de génération en génération. Par contre, si vous avez vu cette plaque, vous avez remarqué le nom de mon grand-père : Gustave Touris… le maire, c’était lui. »

Le garçon de cuisine apparaît et, de loin, lui adresse un signe. Elle se lève, s’excuse et le rejoint. Je patiente quelques minutes, en vain : elle ne revient pas. Alors, j’avale mon café et pars à mon rendez-vous.

La deuxième maison ne bénéficie d’aucun charme. Plutôt sombre et mal distribuée, elle promet une liste impressionnante de travaux à réaliser avant de la rendre habitable. L’agent immobilier ne se fait aucune illusion, ne perdant aucune occasion d’établir une comparaison avec la première visite, autrement séduisante.

Je n’en ai cure. Toutefois, je joue le jeu pour renforcer ma crédibilité. Je monte à l’étage, réclame l’ouverture des fenêtres et en choisis une qui donne sur le vieux bourg. Comme prévu, je repère de suite la Place des Fusillés et l’arrière de la Maison Le Fallouec. Elle dispose d’un jardin ceint d’un muret en pierre, mitoyen avec sa voisine et les demeures qui leur tournent le dos. L’ensemble constitue un carré quasi parfait, partagé en quatre. Maintenant, je comprends mieux… au point d’en oublier mon alibi.

Le jeune homme me ramène à la raison de notre présence :

« Jolie vue, n’est-ce pas ?

— Oui, justement… vous n’avez rien dans ce quartier-là ? »

Le brave garçon retrouve le sourire : la troisième visite est un de ces deux logements donnant sur l’autre rue. Une friche a envahi le terrain. Dommage ! C’était son unique atout… Inhabitée depuis plusieurs années, l’odeur de moisi trahit les ravages implacables d’une humidité stagnante. Dehors, j’avise la maison contiguë :

« Et celle-là ? »

Ruminant son échec, mon guide masque à peine son dépit :

« Vous voyez bien, elle est à louer, pas à vendre !

— Elle est disponible ? Ça m’intéresse… le temps de me décider à acheter, je pourrais louer quelques semaines pour me faire à l’idée de vivre à Port-Michel. »

L’affaire est vite conclue. Il est possible d’emménager dès le lundi suivant pour un montant dérisoire. En signant un document, je feins la surprise et sursaute en découvrant le nom de mon interlocuteur :

« Frédéric Le Fallouec ! Par exemple ! Il n’y a qu’une seule famille, ici ! »

Il s’est détendu. Même si l’opération s’avère moins glorieuse qu’espérée, il a décroché un contrat de location. Sa patronne sera contente et le propriétaire satisfait de cette manne inattendue :

« Ah ! Je vois… vous êtes descendu à l’hôtel des Corsaires, chez Patricia ? Malheureusement, à Port-Michel, nous sommes les deux derniers – comment dirais-je ? – les survivants ! »

Chapitre 2

L’escapade m’a beaucoup plu, cependant, je ne suis pas fâché de renouer avec mes occupations parisiennes habituelles. Je dispose de quatre jours avant de retourner en Bretagne.

D’ici là, l’emploi du temps est chargé.

Mon métier d’historien accapare la presque totalité de mon existence. Ce qui reste est consacré à l’université, à temps partiel : trois cours en amphi à assurer ainsi que des rendez-vous avec les étudiants dont j’accompagne l’avancée de la thèse.

Véronique Marchalin, cette fois, ne viendra pas. C’est son thème qui m’a conduit à Port-Michel : Résistance en Bretagne : Cinq réseaux méconnus. Tant son ascendance armoricaine qu’une réelle attirance pour ce volet de la Seconde Guerre mondiale l’avaient motivée pour se confronter à de passionnantes recherches.

Lors de notre dernière entrevue, l’étudiante m’a annoncé qu’elle devrait se contenter de quatre sujets d’investigation. J’en étais ravi ! Trois exemples me semblaient une option plus raisonnable. Ce n’était toutefois pas le volume de travail monstrueux qui la contraignait à réduire ses prétentions, mais un problème technique : Les Résistants fusillés à Port-Michel émergeaient de nulle part. Un vrai cul-de-sac ! Les archives allemandes et de la Milice étaient muettes, celles de La France Libre, pas plus loquaces ! Aucune trace de versements d’argent ou de parachutages de matériel et d’agents ! Pas un mot dans les nombreux livres-souvenirs des acteurs ou témoins de cette époque troublée ! Pourtant, l’étudiante les passait au crible depuis des semaines. Les réseaux voisins n’avaient apparemment pas eu de contact avec le groupe Le Fallouec. Nous l’avions baptisé ainsi par défaut, dans l’attente d’une dénomination officielle… si, toutefois, il en existait une ! Car, fait étonnant, leur exécution n’avait entraîné ni représailles ni arrestations supplémentaires.

Ma longue expérience d’historien avait privilégié deux explications plausibles : la famille travaillait pour les Services Secrets d’un autre belligérant – le SOE britannique, probablement – ou avait été découverte dès le tout début de son action. La période, 48 heures après le Débarquement, ajoutait l’incertitude à la pagaille dans les deux camps ! Dans une région politiquement déchirée, les velléités d’autonomie et de guerre fratricide souterraine, on ne pouvait exclure les ramifications inexplorées d’une rivalité de territoire.

Le mystère m’a accompagné plusieurs jours jusqu’à me hanter. J’adore les énigmes, à condition d’en venir à bout ! C’est pourquoi j’ai décidé de reprendre le sujet à mon compte, relevant, par jeu, le défi de ce mystère qu’il me faudra, faute d’archives précises, tenter de résoudre sur le terrain.

Un mois m’apparaissait un laps de temps nécessaire et raisonnable pour parvenir à mes fins. Par bonheur, mes cours à l’Université sont regroupés sur deux jours. Les préparations et autres activités peuvent se gérer de n’importe où avec l’ordinateur. Mes obligations me laissent ainsi quatre à cinq jours par semaine à Port-Michel à condition d’emporter la documentation indispensable sur la situation globale du secteur à l’époque.

En ce qui concerne l’affaire Le Fallouec, le bagage est léger : je n’ai pratiquement rien ! J’ai donc rassemblé quelques livres de souvenirs et acquis la conviction que les environs de Port-Michel avaient été relativement épargnés.

Véronique Marchalin est une étudiante passionnée et méthodique. Toute la bibliographie consultée est minutieusement listée, triée, sélectionnée et commentée. J’ai confiance en son travail, même si je compte repartir de zéro, tout relire, avant d’entamer l’étape suivante : la recherche de témoignages. Il faudra aussi trouver un prétexte afin d’obtenir de Frédéric l’autorisation de pénétrer dans la maison familiale.

Cette manie de m’imaginer au milieu des personnages illustres, lorsque je visite un lieu d’Histoire, remonte à l’enfance. Je passais mon temps à scruter le sol en rêvant que je posais les pieds exactement à l’endroit où ces célébrités avaient marché quelques siècles plus tôt !

La solution se dissimule, au moins partiellement, dans cette grande bâtisse. C’est plus qu’une intuition, une conviction : en la regardant du bistrot en face, il me semble que la maison m’appelle, me crie une vérité qu’on l’empêche de révéler depuis trop d’années.

Je sais… c’est puéril pour ne pas écrire ridicule. Je ne m’en vanterais évidemment pas devant mes collègues ou mes élèves, sous peine d’instiller des doutes sur ma santé mentale ! Je l’assume et ne renie rien, avec tout le sérieux dont je suis capable. J’écume la bibliothèque, compulse des dossiers, en remplis un sac volumineux que j’ajoute à mes affaires. Je félicite mon intuition de m’avoir fait opter pour la location d’une voiture de préférence au train.

Chapitre 3

Je ne devine pas tout de suite ce qui a changé dans l’aspect de Frédéric Le Fallouec. Ce n’est qu’à la remise des clés de la maison que je m’en rends compte. L’agent immobilier a rasé son collier de barbe. La métamorphose est nulle, sinon qu’elle renforce encore un peu plus la transparence de sa personnalité.

En l’observant à la dérobée, il me semble que le jeune homme s’est offert une séance chez l’esthéticienne : les sourcils ont subi une légère épilation et ses ongles sont soigneusement manucurés. Voilà où est passée sa commission pour le mois de location !

J’en souris sans rien lui reprocher. En 24 heures, les lieux sont devenus accueillants : les pièces ont été aérées et le ménage a chassé la poussière sans ménagement.

La pelouse est méticuleusement ratissée, la terrasse et les allées balayées. « Dans l’appentis, vous trouverez une tondeuse électrique et un salon de jardin. » Je l’écoute à peine, embrassant l’environnement d’un regard qui se fixe soudain :

« Je me repère… cette maison de l’autre côté du muret, c’est celle de votre famille ?

— Oui… »

Il a prononcé la réponse du bout des lèvres, presque à regret, et une vague inquiétude traverse son regard interrogateur. C’est évident. S’il n’avait eu face à lui un client, le « oui » se serait étoffé d’une invitation à changer de conversation ! La situation m’est favorable et j’en profite sans état d’âme. Avisant les volets clos, j’emprunte un ton baigné d’innocence :

« Elle n’est plus habitée ? »

Il s’alerte de cette curiosité inopportune. La méfiance se peint sur le visage angélique. Mes yeux reflètent toute la naïveté du monde. Son bagout professionnel vient à son secours :

« Si. Je l’occupe toujours, partiellement, évidemment ! Une maison vide s’abîme très vite, surtout dans les régions humides comme ici. »

Réorienter le dialogue sur le sujet inépuisable du climat breton était adroit. Malheureusement, ce locataire-là ne comprend rien à rien ! Il relève de cette race de clients qui associent une signature au bas d’un contrat à une œuvre caritative. Le paraphe représente un blanc-seing pour s’autoriser toutes les audaces, sous couvert d’une componction apitoyée :

« Et puis vous avez peut-être un attachement particulier ?

— Oui… c’est notre histoire. Le destin a voulu que la vie se fige brutalement et peu de choses ont changé depuis. »

Le jeune homme s’interrompt brusquement. Il se rend soudain compte qu’il se laisse aller à des confidences qu’un étranger au village n’a pas à connaître. La méfiance reprend ses droits. Au diable la courtoisie commerciale ! L’interrogatoire poursuit peut-être un but précis auquel mieux vaut couper court !

Et tout de suite :

« Si vous voulez l’acheter, c’est non : elle n’est pas à vendre ! »

Inutile d’insister. Que l’héritier se soit fourvoyé sur le motif de la question m’arrange. J’ai lancé la conversation sur le ton innocent que j’emploie avec les étudiants lorsque l’envie me titille, sinon de les piéger, du moins de les mettre face à leurs insuffisances ou leurs contradictions. Frédéric a mordu à l’appât. S’il s’est arrêté à temps, son visage a continué à parler : il a pâli puis rougi. Ses yeux trahissent un mélange d’émotion et de désarroi.

* * * * *

L’installation m’occupe toute la matinée. Prévu pour des vacances tranquilles, le logement prend des allures de quartier général. Je reconstitue mon bureau de professeur dans la salle de séjour. Tous les objets décoratifs désertent les meubles pour laisser place aux livres et à la documentation. Quant à la table, il y a fort à parier qu’elle ne verra pas une assiette avant longtemps !

De toute façon, pour l’heure, le frigo est vide et je n’ai pas le temps d’aller faire des courses. Joignant l’utile à l’agréable, l’estomac suggère de déjeuner à l’Hôtel des Corsaires.

Le restaurant affiche la fréquentation habituelle. Mon ex-place réservée est garnie de deux couverts. Toutefois, elle est inoccupée. Je m’y installe d’autorité, cautionné par le sourire bienveillant de la serveuse. Je ne suis pas particulièrement casanier. En revanche, outre une belle vue sur le port, l’emplacement allie discrétion et vision panoramique de la salle.

Bien m’en a pris : c’est ainsi que je le repère. La cinquantaine usagée dans un costume assorti, son attention semble concentrée sur le contenu de son assiette. Se sent-il observé ? Il relève la tête et nos regards se croisent. L’homme marque un temps d’arrêt puis retourne à ses agapes. Un vague malaise m’étreint. Ce visage me rappelle quelqu’un sans pouvoir l’identifier. L’autre m’a certainement reconnu, lui, et je déteste me trouver en état d’infériorité.

Le cérémonial de la semaine précédente se reproduit naturellement. Patricia apparaît en feignant à peine la surprise :

« Vous êtes revenu !

— Vous croyez ? J’aurais pu me faire remplacer par un clone ! »

La plaisanterie ne vise qu’à préparer le terrain sur fond de convivialité complice.

Elle rit.

Je poursuis :

« Oui… l’endroit me plaît. J’ai loué un meublé pour un mois à l’agence où travaille votre… votre… quoi, au fait ?

— Frédéric ? Le fils de mon mari. Depuis la mort de son père, nous avons peu de relations. Je n’ai pourtant pas été une Folcoche comme belle-mère, mais c’est ainsi. Encore que, avec Frédéric, ça allait. Par contre, avec son frère… c’était tendu !

— Un frère ? Il habite dans le coin ?

— Oh là, non ! Et ça vaut mieux ! Dès qu’il l’a pu, Dominique est parti se faire pendre ailleurs. Et quand je dis se fairependre, ce n’est pas qu’une image… disons qu’il a mal tourné, très mal, même. Et dire qu’ils sont jumeaux !

— Des jumeaux ?

— Oui… et des vrais qui se ressemblent comme deux gouttes d’eau, sauf pour le caractère ! Avec la vie qu’ils ont eue, tous autant que les autres, c’est difficile de lui jeter la pierre ! »

Une vague de compassion marque ses traits. Elle est touchante. Sans doute, a-t-elle vécu des situations compliquées. Ce n’est pourtant pas le moment de s’apitoyer ! L’Antonin sentimental doit s’effacer derrière l’Antonin inquisiteur :

« Je ne comprends pas…

— C’est normal ! Un vrai roman ! Ça commence avec Lucien, celui qui a échappé au massacre. Il avait 18 ans. Il a rejoint la 2e DB de Leclerc et il s’est engagé. À croire qu’il a aimé parce qu’il a rempilé pour l’Indochine. Il a été tué à Diên Biên Phu. Entre-temps, il s’était mis en ménage avec une Laotienne dont il a eu un fils. Pierre est devenu orphelin à trois ans. L’État a versé de l’argent à la maman.

Elle avait l’opportunité de venir en France, mais elle a préféré retourner au Laos. Pierre a donc grandi là-bas dans une famille de pêcheurs. Ici, tout le monde l’avait oublié. Et puis, il a débarqué sans crier gare en 72 avec ses deux gamins qui marchaient à peine.

— C’est lui qui vous a raconté tout ça ?

— Ça oui… mais pas le reste ! Il ne parlait jamais de sa vie en Asie ni de la mère de ses enfants. Il s’est installé dans la maison que vous connaissez. Il possédait quelques économies qu’il a investies dans un bateau de pêche.

— Pas évident pour ses enfants…

— Ma mère l’avait aidé à trouver une nourrice. Il venait de plus en plus souvent à l’hôtel. N’allez pas imaginer des choses ! Ce n’était pas pour moi ! Il discutait avec ma mère. Je crois qu’ils ont tout combiné derrière mon dos et c’est comme ça que je me suis retrouvée mariée !

Lui ne voulait pas rester tout seul, à 23 ans, avec deux mômes. Moi, j’en avais 18 et je rêvais d’un peu de liberté. Malheureusement, ma mère veillait. Pierre était un brave garçon. Je continuais à travailler à l’hôtel et je m’occupais des enfants. Voilà, c’est tout ! »

Elle éclate de rire :

« Vous connaissez toute ma vie ! »

Toute sa vie ? Sûrement pas ! Cela importe peu puisqu’elle n’est pas impliquée dans l’histoire que je cherche à reconstituer. Sa mère m’aurait mieux renseigné ! Tout laisse à penser qu’elle est décédée. Petit calcul mental : logiquement, elle appartenait à la génération des jeunes fusillés.

* * * * *

Dans les enquêtes, je déteste les approximations. Faire parler les morts intègre le processus. Le vieux cimetière entoure l’église selon les usages anciens. Le nouveau s’est installé en périphérie. Les tombes que je cherche figurent parmi les mieux entretenues. Celle des Touris est fleurie : Gustave Touris 1892 – 1944, Armande Touris née Monnier 1895 – 1965, Marianne Touris 1920 – 1992.

Pas de trace d’un mari pour celle qui ne pouvait être que la mère de Patricia. Il n’y a pas de conclusion hâtive à en tirer. Cela ne m’avance pas du tout.

La concession des Le Fallouec est toute proche. Deux tombes jumelles, une pour les parents et l’autre, parfaitement identique, pour leurs trois enfants. Cette fois, je note scrupuleusement sur un carnet les dates gravées dans le granit gris : Jules 1897 – 1944, Marie-Louise 1901-1944, Yvon 1919-1944, Paul 1921-1944, Françoise 1925-1944.

Par acquit de conscience, je parcours le cimetière de long en large, mais ne trouve pas la sépulture de Lucien. En revanche, je découvre son nom sur le monument aux Morts communal. Deux Le Fallouec figurent dans la liste alphabétique des tués au cours de la guerre 1914 – 1918. En poursuivant la promenade dans le quartier, j’aperçois Frédéric. Le jeune Le Fallouec marche vite. Il doit être préoccupé, car il me croise sans me reconnaître.