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En 1898, le docteur Cadet, chirurgien renommé, pionnier dans l’utilisation du cinématographe pour enregistrer ses opérations, voit ses films exploités commercialement dans les foires, ce qui lui vaut des critiques acerbes. Alors que la guerre approche, il découvre l’existence d’un fils qui s’engage dans les troupes envoyées par le Tsar dans la Marne. En tant qu’enquêteur sur le service de santé des armées, il dénonce le sort des soldats blessés. Mais bientôt, il se lance lui-même à la recherche de ce fils disparu.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Jacques Doyen a voulu saisir à travers un personnage extraordinairement libre l’âme de cette « belle époque » où ont émergé la médecine scientifique, le cinéma, et le féminisme, juste avant les horreurs de la Première Guerre mondiale. Comme tout bon conteur, il a enrichi la trame romancée de son récit de nombreux faits véridiques.
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Jacques Doyen
La fête des âmes errantes
Roman
© Lys Bleu Éditions – Jacques Doyen
ISBN : 979-10-422-3882-7
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À Clément, Raphaël, Alice, mes enfants.
À Philippe et Christian.
Ce n’est pas la chair et le sang, mais le cœur qui fait de nous des pères et des fils.
Friedrich VonSchiller
Le premier cadavre porte un sarrau de travail, généreusement attribué par la morgue et la paire de chaussures écornées d’un vagabond rompu à la marche, probablement les siennes.
Le second cadavre, de corpulence plus frêle, est vêtu comme un employé de banque modeste. Sa chemise blanche dépasse d’un pantalon élimé, ses chaussures sont trop grandes pour lui et il ne porte pas de chaussettes.
Le vent tiède de l’aube caresse les branches du platane dans lequel tous deux sont suspendus par un harnais de cuir, accroché aux branches intermédiaires.
Un coup de fusil fait exploser le silence du petit matin et affole les oiseaux qui s’envolent en désordre bruissant, dans un nuage de pollens poussiéreux. Dans l’immeuble voisin, un chien se met à aboyer furieusement. Le vagabond pivote sous le choc de la balle et se détourne de son voisin. Après une nouvelle détonation, c’est au tour de l’employé de banque de se balancer doucement sous la frondaison.
I
Cinq heures du matin. Lueur bleutée des becs de gaz à l’angle de l’immeuble où vit Dorothy.
Eugène Cadet croise un cortège de charrettes, surchargées de carottes et de pommes de terre, que des hommes sortis d’un bâtiment sombre entassent dans des sacs de jute, avant de les acheminer vers un soupirail grand ouvert qui avale leur chargement dans un bruit de cataracte. Sur le trottoir, un homme sort des billets d’une poche de son tablier de cuir lustré, les compte puis les tend à l’un des livreurs. Descendant la rue d’Aumale d’un pas rapide en direction de la gare Saint-Lazare, Cadet s’arrête, le temps d’allumer un cigare, et pour remettre de l’ordre dans ses pensées, tente de renouer le fil chronologique de ses dernières 48 heures… Il a tout le temps car, à cette heure, ses chances de trouver un fiacre sont minces. Mais il a beau faire, ce sont toujours les mêmes images qui lui reviennent, celles de ces silhouettes regardant droit devant elles avec un drôle d’air un peu aveugle, comme des spectres devant un linceul.
La veille, lorsqu’il avait retrouvé Dorothy pour leur premier rendez-vous, le givre de décembre rendait hésitant le pas des chevaux qui disputaient vaillamment la chaussée aux véhicules motorisés et aux tramways. Il avait pris son bras pour traverser la place de l’Opéra, encombrée de voitures et de passants. Un percheron gris, attelé à un tombereau couvert d’une toile sale et trouée, les avait frôlés et, glissant sur une plaque de verglas, s’était immobilisé dans un bref concert de grincements d’essieux. De ses naseaux dilatés sortaient deux panaches vaporeux aux effluves d’herbe tièdes.
Vague souvenir d’avoir tenté de comprendre le texte de l’affiche apposée sur un mur de palissade juste à côté du Grand café, dont le texte n’avait guère de chance d’attirer l’attention. Deux francs pour l’entrée dans le salon indien, la salle de billard du Grand Café.
Après avoir aidé la jeune femme à s’installer sur une chaise à lattes de bois, il s’était penché vers elle pour lui confier son bonheur d’être à ses côtés, quand bien même le jargon de cette affiche était totalement abscons : en quoi tout cela différait-il donc des spectacles de fêtes foraines ?
Mouvements de mains et mimique d’ignorance. Dites-moi, êtes-vous donc toujours aussi impatient ? avait demandé Dorothy.
Des colonnes de stuc délimitaient un espace rectangulaire dans la pièce, au bout de laquelle trônait une large toile blanche entourée de plantes au feuillage vernissé. Un homme coiffé d’une casquette de tweed s’affairait autour d’un coffre de bois blond monté sur trépied. Dans l’assistance, un dandy élégant aux moustaches effilées avait retenu l’attention de Cadet, mais lorsque celui-ci avait soufflé à Dorothy qu’il croyait le reconnaître, elle s’était montrée sceptique, doutant qu’il ait pu le croiser dans le monde qu’il fréquentait. C’était le propriétaire du théâtre Houdin où l’un de ses amis l’avait emmenée un soir.
Visages ronds et affables, crânes dégarnis et, pour l’un d’entre eux, binocles sur le nez, deux hommes étaient entrés dans la salle. Après quelques mots de bienvenue, celui qui paraissait le plus âgé s’était tourné vers l’assistant à casquette et d’un signe avait fait éteindre les lampes mandarine qui éclairaient le salon drapé de tentures de velours sombre.
Alors, un barbu grisonnant avait replié bruyamment son journal et posé son chapeau sur la chaise à côté de lui, une femme avait redressé le chignon de son imposante chevelure blonde tout en papotant avec sa voisine. Tandis qu’un serveur passait discrètement la tête dans l’embrasure de la porte, un homme à la bedaine rebondie avait sorti une montre de son gousset pour la remonter, observant avec curiosité l’appareil installé à sa gauche.
L’obscurité gagna la pièce, à mesure que les lampes s’éteignaient, l’une après l’autre. Les coups de gong d’une horloge posée sur un guéridon empire scandèrent une valse lente de Brahms.
Dans la salle, on n’entendait plus que le cliquetis ronronnant de l’appareil, d’où sortit soudain un rai de lumière. Des myriades de particules brillantes dansèrent dans une clarté blafarde.
Et tout d’un coup, là sur le drap blanc…
Les portes métalliques d’une usine s’ouvrirent, un manœuvre enfourcha un vélo et évita de peu un chien, tandis qu’un flot ininterrompu d’ouvrièresavançait, avant de disparaître graduellement de l’image comme des ombres sautant par-dessus une bougie, une voiture à cheval sortit d’un entrepôt dont on apercevait la charpente…
Dans la salle obscure, la dame blonde poussa un cri, effrayée par la voiture qu’elle voyait foncer droit vers elle.
Une famille s’attabla autour d’une table sur une terrasse ; le père donnant la cuillérée à un bébé joufflu, la mère sirotant une tasse de café, tandis que derrière eux, le vent agitait une frondaison d’arbustes. Un enfant plongea une main dans un bocal où l’on devinait un poisson rouge. Des athlètes sautèrent depuis un ponton dans l’eau…
« Oh là ! » fit l’homme à la bedaine qui contemplait l’écran bouche bée, penché en avant sur une chaise grinçante, sa montre suspendue dans le vide au bout de sa chaîne.
Un groupe d’hommes affairés traversa une passerelle d’accès à un congrès. Un tramway hippomobile s’arrêta sur la place des Cordeliers à Lyon. Un jardinier essaya en vain d’arroser ses plants avant d’être lui-même éclaboussé…
Le barbu, étouffant un rire, pointa du doigt le mauvais plaisant qui, à l’écran, écrasait du pied le tuyau d’arrosage.
Dans un atelier sombre, un forgeron manœuvra un soufflet tandis que son compagnon martelait une enclume. Tous deux plongèrent un fer dans une cuve et un nuage de fumée sembla s’évaporer dans les philodendrons qui entouraient le drap blanc.
Dorothy avait posé sa main sur la cuisse de Cadet, agitée de tremblements fébriles.
Sur un carton noir apparut en réserve blanche le mot « Fin », suivi de la mention « Cinématographe des frères Lumière ». Les spectateurs restèrent figés dans un silence stupéfait, tandis que les lampes se rallumaient progressivement. Dans la salle, un brouhaha d’étonnement admiratif agitait la petite cohorte des spectateurs.
Cadet, immobile sur sa chaise, fixait la toile blanche sans répondre à Dorothy qui sollicitait son avis. Le dandy aux moustaches élégantes fonça vers les deux hommes qui saluaient la salle.
Auguste Lumière afficha sa surprise en lisant la carte de visite. Pourquoi diable un homme de Théâtre s’intéressait-il à une invention scientifique ? Son interlocuteur expliqua avoir lui-même conçu des machines photographiques pour créer des effets d’illusion, mais leur propre invention ne créait pas d’illusion, elle… restituait la réalité de la vie. S’excusant par avance de sa franchise brutale, il demanda s’il pouvait l’acquérir. La franchise ne choquait nullement Auguste Lumière, mais son frère et lui étaient des industriels, désireux de développer les utilisations techniques de leur procédé. Ils ne souhaitaient donc pas le céder.
Auguste Lumière sourit d’un air bonhomme.
Louis Lumière s’était joint à eux.
« Vous avez absolument raison » ! Cadet avait soudain bondi de sa chaise. Front plissé et bredouillant d’enthousiasme, il s’adressa aux deux frères, ses yeux vifs passant de l’un à l’autre : « Votre invention peut sauver des milliers de vies », asséna-t-il. Comment cela ? demandèrent en chœur les deux hommes.
« Je suis chirurgien… ouvrir les corps pour les guérir, c’est ce que je fais chaque jour. Il faut connaître le fonctionnement de l’organisme, l’emplacement précis des organes, bien sûr… Mais voyez-vous, Messieurs, il faut aussi autre chose : de l’habileté. »
Usant de sa stature, Cadet écartait peu à peu Méliès de leur cercle. Même pour un chirurgien expérimenté comme lui, se voir opérer permettrait d’identifier les gestes inutiles. « Or le facteur décisif en chirurgie, c’est le temps », martelait-il du plat de la main sur le dossier d’une chaise. Sans compter que l’habileté, cela se montrait davantage que cela ne s’enseignait… et avec leur machine, ajouta-t-il, on pourrait donner à voir les bons gestes à des milliers d’étudiants en médecine… Ce n’était pas une vulgaire lanterne magique et ils avaient parfaitement raison de la destiner à de plus nobles usages. Mais si elle n’était pas à vendre, pouvait-on en louer l’usage ?
Pendant qu’Auguste prenait congé de Georges Méliès, visiblement agacé, Louis Lumière prit Cadet par le bras et lui proposa de mettre à sa disposition son opérateur pour examiner ce que l’on pouvait envisager de faire. Cela lui convenait-il ? Cadet afficha un large sourire.
Prenant le bras de Dorothy pour remonter l’escalier, il prit le temps, à la sortie du café, de relire attentivement le texte de l’affiche.
L’appareil inventé par MM. Auguste et Louis Lumière permet de recueillir par des séries d’épreuves instantanées tous les mouvements qui pendant un temps donné se sont succédé devant l’objectif et de reproduire ensuite ces mouvements en projetant, grandeur naturelle, devant une salle entière, leur image sur un écran.
Parfait ! répondit-il, si la marche ne lui faisait pas peur, ils couperaient par le Palais Royal. Elle sourit, s’appuya sur son bras et ils remontèrent le long des boulevards. La lumière tremblotante des réverbères à gaz éclairait les terrasses de cafés où se croisaient bourgeois en goguette, hommes de peine et filles de joie.
Flaques d’eau sale le long des trottoirs. Tohu-bohu des véhicules automobiles et des bus à impériale, tractés par des percherons aux fanons blancs et mouillés, interpellations des marchands de châtaignes, chorale de l’Armée du Salut et tintement clair d’une cloche agitée par une femme au visage rougi de froid. Dorothy s’était arrêtée pour entonner avec elle d’une voix claire : While fields and floods, rocks, hills, and plains repeat the sounding joy. Repeat the sounding joy, repeat, repeat the sounding joy to the world, The Lord is coming…Elle serra plus fort le bras de Cadet qui glissait une pièce dans l’urne posée aux pieds des chanteurs.
Il parlait : progrès de l’asepsie. Il parlait : voyage à Vienne et organisation remarquable des hôpitaux. Il parlait : Koch qui n’a pas réussi à soigner la tuberculose. Elle regardait les petits nuages de buée sortant de sa bouche et faisait exprès de ralentir pour l’obliger à rester attentif à son propre pas. Ils traversèrent le jardin du Palais Royal presque désert. Un homme vaguement ivre était accoudé à une barrière ceinturant des plantations.
Elle lui jeta un regard en coin. « Eh bien maintenant, au moins, je sais comment vous intéresser à ma conversation ». Après qu’il se fut excusé de son inattention, ils parvinrent devant les Magasins du Louvre et se faufilèrent entre les voitures de livraison aux armes de l’enseigne. À côté de la lourde porte d’entrée à tambours, une grande affiche annonçait les étrennes à venir : un arlequin blanc admirait un couple de jeunes filles habillées de vêtements fantasques : une robe à fraise, rayée de rouge pour l’une et des bas à gros pois jaunes pour l’autre. Sans que l’on pût dire si cela était volontaire, les ombres chinoises derrière la joyeuse troupe évoquaient une silhouette menaçante munie d’une faux. L’intérieur du magasin était illuminé par de lourds candélabres dont l’éclat se reflétait sur les boules dorées des rampes d’escalier.
Dorothy l’avait entraîné d’autorité vers le département de la mode féminine au troisième étage.
Étage de la mode féminine. Moquette épaisse, vendeuse affable. Tissus travaillés, guipure, smocks, rubans, surpiqûres, brocards…
Allers-retours affairés, bruits de soie, essayages. Non, pas de manches gigots, ce n’est plus à la mode.
Cadet assis dans un fauteuil avait demandé un bloc de papier où il écrivait sans relâche. « Je crois que maintenant cela sera bien », dit-elle au bout d’un moment. « Oui, parfait. Vous pouvez venir. »
Drap de laine souple de couleur vert tendre, bustier en velours bleu de soie brodé de cannetilles d’or. Chapeau assorti.
En arrivant rue Royale, la voiture de Cadet dut patienter derrière un fiacre avant de pouvoir les déposer devant la porte de Maxim‘s, le temps pour le chasseur en livrée d’aider le cocher à calmer le cheval rendu nerveux par le vacarme joyeux des passants. Du fiacre sortit un jeune homme élégant que Cadet interpella familièrement :
Boniface de Castellane était l’héritier d’une noble famille installée à Épernay pour y créer sa maison de champagne. Ses relations avec Cadet étaient tissées d’une incompréhension mutuelle et cordiale, polie chez lui par plusieurs siècles d’éducation aristocratique. Quant à Cadet, l’envie d’être proche de celui que les gazettes surnommaient le prince des élégances parisiennes l’emportait largement sur la difficulté qu’il éprouvait à trouver des sujets d’intérêt partagé. Leurs rencontres épisodiques au cercle des maisons de champagne et dans les salons parisiens leur avaient néanmoins permis de se découvrir une passion commune : les femmes.
Un maître d’hôtel se précipitait vers Cadet.
Il se pencha vers Dorothy et lui glissa à l’oreille.
Après avoir longé le bar où Cadet salua un homme au teint rubicond en conversation avec une jeune pensionnaire de la Comédie-Française, ils entrèrent dans la grande salle. Motifs de fleurs entrelacées sur le fond vert menthe du plafond lumineux, couverts d’argent étincelant sous les abat-jours de soie posés sur les nappes. Lorsque le champagne fut versé dans leurs coupes, elle trinqua en le regardant droit dans les yeux.
Elle avait éclaté de rire en lui donnant une tape sur la main. Ils passèrent une soirée agréable qu’elle réussit, non sans mal, à orienter vers des sujets légers sans qu’il parût s’ennuyer. Elle s’amusa de le voir simuler sur une poularde le geste de l’incision « Il faut trancher vite et sans hésitation ».
Un homme, attablé non loin, vint saluer Cadet : mèche brune rebelle, costume de laine sombre et pochette blanche, il s’assit sans façon à leur table et, sur un carnet, esquissa un rapide croquis de Dorothy. Elle accepta en souriant le dessin qu’il lui tendait avant de s’éloigner.
Lorsqu’il la raccompagna chez elle, sans un mot, elle lui prit la main, mais lorsqu’il chercha à l’enlacer, elle le repoussa.
II
Eugène Cadet l’avait rencontrée la veille dans une soirée donnée par la veuve du señor Luciano Ortega qui, disait-on, avait fait fortune avec des carcasses de bœufs, importées d’Argentine dans les bateaux frigorifiques d’une compagnie américaine. Sur le carton d’invitation, le nom de l’hôtesse, Sophia Ortega, était libellé en arabesques pompeuses qui participaient du clinquant affiché de la maison, récemment aménagée à grands frais dans le quartier de la plaine Monceau.
Tapi dans son fiacre, Eugène reproduisait, sur le carnet de maroquin usé dont il ne se séparait jamais, le schéma d’un geste plus fluide et plus rapide dont il avait eu l’intuition lors de sa dernière opération de la journée. Après avoir observé la foule élégante remontant le boulevard, il puisa une pièce dans la poche intérieure de son habit avant de demander au cocher de le déposer à l’angle de la rue. Les effluves d’un parfum de femme l’accompagnèrent jusqu’à un porche d’entrée dont le lustre massif éclairait la ronde des convives. Un index glissé sous le col pour dégager la peau de son encolure marquée de petites stries rouges, il se redressa avant de pénétrer dans l’arène, en l’espèce, la cour pavée d’un hôtel particulier.
Dans l’attente qu’on veuille bien le dessaisir de sa cape et de sa canne, il observait dans le reflet d’un miroir vénitien le hall d’accueil où une foule élégante se pressait autour d’un guéridon couvert de gerbes d’amaryllis et d’hellébores. Il se laissa distraire par la ronde des toilettes féminines : robe Louis XVI rose pastel avec chapeau de tulles vert amande, tunique pailletée de bleu avec panier à anses fleuri, posé en coiffure.
Le son d’un bandonéon lui parvint et, dans la file des invités, une dame brune au nez busqué, commenta d’un air entendu : C’est une « Milonga » que l’on joue dans les bals de Buenos Aires… en hommage à son époux.
Le majordome préposé à l’administration des manteaux, en se courbant vers lui, avait délaissé pour quelques instants l’immuable sourire condescendant qu’il s’évertuait à accentuer pour ceux qui, à l’évidence, venaient là pour la première fois. Lorsque le maître sourit, le valet s’esclaffe, il se demanda si la vieille maxime italienne s’avérerait exacte. À quoi ressemblait donc cette veuve ?
Ses yeux limpides avaient conservé une sorte d’étonnement enfantin qui surprenait parfois ses interlocuteurs et en abusait certains. Ils cillèrent un bref instant au passage dans le vestibule d’une jeune femme drapée d’un long châle de shantung vert. Il chercha le regard de l’inconnue bientôt parvenue à l’escalier, elle affectait une indifférence distraite, il sentit une veine palpiter le long de son cou.
Le temps de confier ses affaires au majordome, échassier cérémonieux aux gestes empesés, elle avait disparu. Il parcourut lentement un grand salon aux parquets cirés, saluant d’un hochement de tête les convives qui le reconnaissaient, jusqu’à un large escalier de marbre à proximité d’un salon fumoir. Entendant à son passage des chuchotements venus d’un groupe de quelques éminents confrères de l’Académie de médecine, il fit mine de les ignorer avant de se raviser et revenir sur ses pas.
Tandis qu’il avançait lentement vers leur groupe, il vit pâlir les deux hommes face à lui tandis que le troisième, de dos, continuait de pérorer.
Olivâtre et calamistré, la bonne société parisienne l’avait affublé du sobriquet de petit maure en raison de son mètre cinquante-sept et de son élégance un brin tapageuse de prince sépharade. Sous sa jaquette noire, il arborait des gilets décorés de motifs brodés, dont l’extravagance calculée lui valait une réputation sulfureuse d’inverti. Ce soir, des fleurs d’acacias aux pampilles blanches et rouges se croisaient harmonieusement au niveau de sa taille. Dans les salons, la drôlerie dont il faisait montre dans la médisance lui valait indulgence amusée ou sourire distant, mais dissuadait toute confiance.
D’une poigne ferme sur l’épaule, Cadet l’avait fait pivoter d’un coup et, avec un enthousiasme affiché, s’était adressé à lui d’une voix de stentor, faisant mine de chercher son nom. À force de l’entendre appeler la vipère par ses confrères, il avait fini par oublier son véritable patronyme. D’ailleurs, lui-même trouvait que ce surnom ne lui convenait absolument pas. Beaucoup trop terne, il ne rendait pas hommage à son chatoiement vestimentaire. Lui broyant l’épaule, sur le ton de la confidence amicale, il lui confia qu’en Argentine, pays natal de feu señor Ortega, vivait une sorte de tout petit crapaud : Agalychnis callidryas. Les yeux rouge sang, le dos vert pomme, les flancs bleu marine, les orteils orange vif… il se déplaçait le long des branches pourries pour chercher sa nourriture.
Les plantant là, il repartit vers le fond de la salle et soudain elle fut là, seule au milieu de la foule bavarde, plongée dans la contemplation songeuse d’une fresque toscane figurant un couple de bergers au crépuscule. Ses joues délicieusement rosées par les pampilles colorées du lustre lui évoquèrent la beauté fraîche de cette jeune fille d’un tableau de Vermeer récemment admiré dans un musée de La Haye, à l’occasion d’un congrès médical.
Machinalement, il frotta ses boutons de manchette, achetés dès son arrivée à Paris, sur le conseil d’un condisciple de la faculté de Reims. Mon vieux, si tu n’as pas assez de sous pour te faire tailler des chemises sur mesure, lorsque tu es invité dans le monde, attire l’œil sur les détails : chaussures, chapeau et boutons. Cela remontait à bien des années, alors qu’il n’était pas encore le docteur Cadet. Il avait toujours conservé les boutons.
En cercles concentriques, un général moustachu, l’air faussement désinvolte se rapprochait peu à peu de la jeune femme. Passant devant lui sans faire mine de s’excuser, Cadet se planta devant la fresque toscane et se présenta.
La jeune femme le toisa.
Elle parlait avec un léger accent et lorsqu’il s’enquit de sa nationalité – anglaise sans doute ? – elle répondit d’un air gentiment moqueur :
Devant son sourcil gracieusement levé en point d’interrogation, il précisa sa pensée en lui demandant ce qu’elle faisait en France. Eh bien ! répondit-elle, pour le moment, je viens visiter ma chère et vieille amie Sophia qui m’a formellement interdit de raconter que nous avons dansé ensemble autrefois aux Folies Bergère.
Elle haussa les épaules, lèvres plissées en une grimace espiègle, avant d’ajouter qu’elle s’était convertie à la bicyclette pour remuscler sa jambe. Et lui, avait-il déjà essayé de monter sur un tel engin ?
Elle précisa d’un air ironique ne plus avoir tout à fait l’âge de jouer au docteur et lorsqu’il lui assura être médecin, et même chirurgien, elle sourit, amusée.
Décontenancé, Cadet promena son regard dans l’assistance : un avocat renommé agitait ses mains comme pour saisir le cou de son interlocuteur, un grand maigre aux favoris poivre et sel, tous deux finissant par rire de concert, tandis qu’un groupe de jeunes femmes en robes de soie froufroutait autour d’eux. Un jeune homme à la nonchalance soigneusement étudiée baisait la main d’une rousse flamboyante entre deux âges… Apercevant de loin Cadet et Dorothy, la maîtresse de maison, vêtue d’une robe lamée rouge carmin, tentait de se débarrasser des deux vieux messieurs à rosette qui lui faisaient la conversation. Dorothy soupira. Son amie avait toujours su attirer les messieurs très ennuyeux, mais très riches. Elle aurait dû se mettre, elle aussi, au rouge. Apparemment ça… aimantait.
Elle sourit, mais lorsqu’il se hasarda à lui demander dans quel quartier de Paris elle résidait, le défia du regard : sans doute voudrait-il aussi savoir avec qui elle vivait ? Eh bien ! Elle vivait seule. Lorsque, penaud, il prétendit avoir simplement voulu essayer de la connaître un peu, elle afficha un air désinvolte.
C’est alors que la señora Sophia Ortega, coiffée d’un turban de pirate malais, fit voile sur eux. Les fils lamés de sa robe étincelant sous la lumière des lustres, elle arborait un air digne, un nez romain et la fraîcheur d’un teint adouci par un séjour récent sur le lac de Côme.
Elle s’était glissée entre eux, emprisonnant fermement la main de Cadet. « Pas vraiment, répondit Dorothy, je t’en prie : présente-nous. »
Dorothy affecta, avec une pointe d’exagération ironique, l’attitude réservée d’une jeune fille de bonne famille et convint que oui, c’était parfois difficile. « Mais nous nous entraidions », coupa la señora Ortega en posant sa main sur le bras de Dorothy.
La maîtresse de maison parut soulagée et, après de brèves excuses, cingla vers un nouvel arrivant à rosette.
Tiens donc ! Et lui-même, de quoi faisait-il donc semblant ? « De m’occuper d’une maison de champagne… d’accorder de l’intérêt aux conversations de la plupart des gens que je rencontre dans des soirées comme celle-là… » Lorsqu’elle lui fit remarquer que personne ne le contraignait à venir, il s’inclina vers elle en souriant.
Il bomba son torse et enfla sa voix, comme s’il s’adressait à la salle tout entière.
Les yeux brillants, il continua de discourir un long moment sur les prouesses scientifiques actuelles et à venir. Savait-elle que grâce à l’invention d’un physicien allemand, on pouvait en utilisant des rayonnements faire une véritable photographie du squelette ? Imaginait-elle les bénéfices de cette invention pour un diagnostic fiable ? En tant que chirurgien, il jugeait précieuse cette possibilité de guider ses gestes avant d’ouvrir un corps et d’ailleurs, il avait eu soin d’équiper sa…. Elle n’avait essayé ni d’endiguer ni de mémoriser son soliloque impétueux, mais, étrangement, n’était pas parvenue à trouver lassant ce conférencier improbable, parfaitement indifférent aux jacasseries environnantes.
Elle avait fini par poser une main douce sur son bras et, le regardant droit dans les yeux, lui avait demandé s’il serait désireux de l’accompagner, le lendemain, pour expérimenter une nouvelle technique. Je ne doute pas que nous réussirions à être très inventifs, avait-il répondu en souriant. Elle fit mine de s’offusquer.
Elle s’était éclipsée avec une moue naissante, lorsqu’un homme à la chevelure blanche avait saisi amicalement Cadet par l’épaule : « Eugène ! Quelle agréable surprise de vous voir ici, cher confrère. »
Adrien Proust, secrétaire de l’Académie nationale de médecine et professeur agrégé à la chaire d’hygiène à la faculté de médecine de Paris, avait été le chef de service de Cadet à l’Hôtel-Dieu de Paris pendant trois ans.
Adrien Proust sourit en lissant sa barbe. « Au milieu des mondains, on rencontre parfois de gracieuses créatures dont la futilité charmante mérite une surveillance médicale attentive ». Et il était persuadé que Cadet le comprenait très bien, car la jeune femme avec qui il conversait, lui avait paru parfaitement ravissante.
Au début de sa carrière, Eugène Cadet avait apprécié de travailler avec Adrien Proust dont les travaux sur l’hygiène faisaient autorité. Il demanda d’un air ironique à quelle patiente le professeur Proust venait apporter le secours vigilant de sa compétence. C’est madame Ortega dont il avait fait la connaissance, peu de temps après son veuvage, qui avait eu l’amabilité de le convier à cette soirée, répondit son interlocuteur.
Cadet haussa les épaules et confessa en souriant ne pas être éloigné de partager ses vues sur les mondanités, mais il savait d’expérience qu’une remarque amicale de tel ou tel puissant à un banquier pouvait ouvrir tellement de portes.
Tout cela remontait à seulement deux jours. Depuis lors, Cadet sentait, au plus profond de lui-même, que quelque chose avait modifié le cours de sa vie, sans parvenir à deviner quoi.
III
Au bruit sec et cadencé de ses pas dans la cour de la clinique, une lumière s’allume dans la loge du gardien.
Sans attendre de réponse, il gravit deux étages. Comme il s’y attendait, un rai de lumière filtre sous la porte du bureau – appartement qu’il laisse à la disposition de son assistant. Il frappe.
Louis Praslin, affublé d’un tablier de cuir enfilé sur un costume de ville fatigué, fait entrer Cadet et le précède dans un petit salon encombré. Dans un coin, un buste de Napoléon surplombe un établi en métal couvert de minuscules parcelles d’acier qui scintillent sous le bras articulé d’une lampe. Cadet ôte sa veste et, dans la pièce encombrée, finit par la jeter sur une chaise.
Praslin sourit et fait mine de s’interroger : Madame Ortega ? La comédienne des Batignolles ? Avec un geste vague, Cadet se laisse tomber dans un fauteuil.
Praslin feint d’avoir mal compris.
Cadet le regarde, interloqué, puis sourit.
Petit, maigre et sec comme une trique, Louis Praslin n’a jamais cessé de voir en Cadet ce voisin de dortoir, qui, d’un seul coup de poing, avait assommé l’un des persécuteurs qui moquaient sa claudication, le fils d’un négociant en viande, aussi stupide que costaud.
Ce soir-là, un lien s’était créé entre lui et celui qu’un journal de médecine d’Edimbourg présentait comme le chirurgien le plus habile au monde ; un lien que ni l’un ni l’autre n’aurait su définir et encore moins défaire, renforcé par la menace d’une commune exclusion du pensionnat, quelques mois plus tard. Lors d’une intéressante expérimentation nocturne, en associant un mélange de poudre et d’acétone, ils avaient réussi à faire s’effondrer le toit du laboratoire de l’école. Dès son installation à Paris, Cadet avait demandé à son camarade de pensionnat de venir le seconder dans sa clinique.
Louis Praslin époussette l’établi avant de s’y adosser.
Cadet opine de la tête, mais ajoute-t-il, il faudrait aussi éviter la stagnation des fluides. « Écoute, finit-il par dire, allons dans la salle d’opération, on sera plus à l’aise pour discuter ».
Dans les couloirs de la clinique silencieuse et sombre, venus des fenêtres, les premiers rayons de soleil tracent sur les murs gris tourterelle des rais de lumière timides, vite effarouchés par l’ombre de nuages fuyants. Ils traversent la salle de gymnastique qui sert à la rééducation des patients. Le bruit de leurs pas résonne sur le dallage de céramique du bâtiment aménagé en salle de conférences et alerte les animaux de la ménagerie installée à côté du laboratoire de microbiologie.
Cliquetis du trousseau de clés devant la porte du pavillon réservé aux opérations en public. Autour de la table chirurgicale, des gradins en surplomb peuvent accueillir une centaine d’étudiants ou de confrères. Toutes lumières allumées, Cadet se met aussitôt à arpenter la pièce de long en large en examinant soigneusement les angles.
Sans attendre, Praslin déplie une large feuille de papier sur un plateau roulant au centre de la pièce et décrit le réaménagement de ses plans : le lit reposera sur un trépied articulé avec trois plateaux pouvant bouger séparément, ce qui permettra de disposer le corps dans différentes positions, en maîtrisant mieux ses mouvements. Un seau accroché sur le côté du lit recueillera les fluides. L’air absent, Cadet commente.
Praslin acquiesce d’un sourire : l’élasticité ne devant pas siéger dans les branches, mais au niveau des mors, il faut, tout simplement, une trempe moins dure et plus concave pour éviter les hémorragies au bord supérieur des ligaments. En faisant la demande dès le lendemain, il pense pouvoir obtenir un prototype dans un délai de dix jours.
Cadet pousse un long soupir faussement résigné.
Il aspire une grande bouffée d’air.
Il marche de long en large à grands pas et s’enflamme : pédagogie visuelle pour les étudiants, conservation pour la postérité du souvenir de ses opérations, amélioration de sa technique en identifiant les gestes inutiles, chances accrues de guérison du patient…
C’est bon ! conclut-il en interrompant sa déambulation, on a parfaitement la place d’installer l’appareil à enregistrer les images dans ce coin-là, il suffira de réorienter la position du lit. Louis Praslin, pourtant rompu à ses fulgurances, peine à le suivre.
Praslin soupire en écartant les mains.
De retour à son bureau, Cadet ouvre le courrier, jetant les factures dans un panier en équilibre instable sur un guéridon. Il soupire en ouvrant une lettre dont il reconnaît l’écriture.
Reims, le 15 décembre 1898
Eugène,
Je veux croire que cette lettre vous atteindra rapidement, car j’ai appris que vous envisagiez de partir prochainement en voyage.
Si je n’avais pas réussi à convaincre notre chère Marthe que le téléphone n’est pas une invention diabolique, je ne saurais à peu près rien de votre vie.
Je me borne à l’imaginer sans trop savoir quel rôle vous souhaitez m’y voir jouer. Je crains que vous ne le sachiez pas vous-même.
Ici, le temps s’écoule à bas bruit, empli de « tous petits riens » dont je doute qu’ils puissent vous intéresser. Notre nouveau millésime, selon le chef de cave, sera de très bonne facture. Je me demande s’il ne serait pas opportun de changer la réclame. Je sais que vous jugez votre propre notoriété suffisante pour assurer le succès de nos ventes. Néanmoins, je crois que recourir à un affichiste de renom serait une bonne décision. J’ai vu la nouvelle affiche de Pommery représentant une jeune femme entre deux colonnes avec un lac en fond. Je l’ai trouvée superbe et la nôtre bien banale en comparaison. C’est le même affichiste qui avait fait l’affiche de la pièce « Gismonda » où nous avons vu Sarah Bernhardt il y a trois ans. Vous en souvenez-vous ? J’ai écrit à l’imprimeur pour discuter d’une collaboration. Je vous soumettrais évidemment le projet si nous devions aller plus loin.
Je vous parle de ma vie, car je ne sais plus ou n’ose plus parler de notre vie commune. J’essaie de comprendre la vôtre, mais crains de n’y parvenir jamais. Sans doute n’étais-je pas l’épouse qu’il vous fallait ? Peut-être vous-même n’étiez-vous pas destiné à vous marier et, encore moins, à être père ? Cela impose de se préoccuper un tant soit peu de son entourage, qualité dont vous semblez dépourvu. Nos fils viendront passer Noël avec moi à la maison. J’ai conscience que des récriminations ne serviraient à rien. Je ne suis même pas sûre qu’elles vous ennuient, mais il aurait été plaisant que nous puissions partager ce moment en famille.
Comme vous le savez, je viendrai à Paris dans quelques semaines et vous prie de me consacrer un peu de votre temps, car nous devons absolument parler de Robert. Il est plus sensible que son frère aîné. Contrairement à lui et à vous, il n’a nullement l’ambition d’être médecin et il n’est pas certain qu’il en ait les capacités. J’ai appris que vous envisagiez de le faire assister à l’une de vos opérations. Je vous demande instamment de n’en rien faire avant que nous n’en ayons parlé. Je vous propose, connaissant votre faible appétence pour l’écriture, que nous ayons, comme le dit Marthe, un « téléphonage » dimanche prochain de manière à organiser ma venue. Sachez que j’aurai, et j’en suis moi-même surprise, plaisir à vous voir.
Marguerite
Cadet saisit dans un tiroir de son bureau un almanach des Postes dont l’illustration représente un groupe de jeunes femmes patinant gracieusement sur le lac du bois de Boulogne. Il réfléchit quelques instants puis dresse une liste de cadeaux avant d’appeler sa secrétaire.
Le lendemain après-midi, Praslin entre dans le bureau de Cadet en train de feuilleter la Revue de médecine internationale, dans l’attente de son prochain patient.
Praslin confesse d’un air goguenard qu’il s’en doutait un peu. Devant l’air rogue de son patron, il renonce à plaisanter et reconnaît l’intérêt « à peine croyable » de l’invention. Selon les dires de l’opérateur, précise-t-il, la difficulté principale résidera dans la lumière.
Praslin poursuit, songeur.
Soupir dubitatif.
Cadet propose de choisir une amputation parce que la vision de ses gestes restera compréhensible et intéressante.
Attention, l’alerte Praslin, le rouleau pelliculaire doit impérativement être déroulé de quinze mètres par minute, de manière à enregistrer seize images par seconde. Au-delà de cent cinquante mètres, précise-t-il, les choses deviennent trop compliquées. Donc, l’opération doit être réalisée en dix-douze minutes au maximum.
Largement suffisant ! répond Cadet, il suffira d’arrêter la machine au moment de faire les sutures qui ne présentent aucun intérêt. À la suggestion de procéder à un premier essai en plein air sur un cadavre, il réfléchit un instant, marchant les mains jointes comme un moine en prière. Arrivé devant la fenêtre, il se retourne et hausse les épaules : soit cela marche dans une salle et l’on pourra se servir de cette technique, soit cela ne marche pas et, dans ce cas-là, à part des cadavres… il ne voit pas qui acceptera d’être opéré en plein air. Praslin, enrhumé, acquiesce mollement, ajoutant d’une voix enrouée que la question financière n’est pas claire à ses yeux : qui sera le propriétaire du document ?
Cadet balaie l’air d’un geste de la main et s’enquiert de la date possible de réalisation.
Praslin opine de la tête et se dirige vers le bureau de la secrétaire pour passer un appel téléphonique. Cadet l’interpelle :
Il saisit un dossier sur son bureau.
Il déclame, en agitant les feuillets manuscrits comme une oriflamme :
Le jour du tournage, le soleil inonde la salle d’opération et l’on éteint les projecteurs devenus inutiles. Cadet se prépare avec l’aide d’une infirmière : lotion phéniquée sur les mains avant d’enfiler un large tablier. Sur un signe de l’opérateur, il commence d’opérer et, sans quitter des yeux le patient, demande régulièrement à voix forte combien de temps il lui reste. Lorsqu’on lui répond qu’il reste encore près de trente mètres de film utilisables, il prend le temps de faire essuyer son front où perle une goutte de sueur et précise à ses assistants : « Bon, ça va, maintenant on peut ralentir. »
L’opération terminée, il devise gaiement avec l’équipe chirurgicale.
Le temps de tirer les négatifs, 48 heures si tout se passe bien.
Le jour dit, Cadet regarde en silence le film dans la salle de conférence. À l’opérateur qui s’enquiert de sa réaction, il répond avec vivacité.
Louis Praslin prend la parole.
Lorsque l’opérateur a pris congé, Cadet paraît songeur.
Dans certaines de ses propres attitudes, il a retrouvé ses gestes, comme si celui-ci était à nouveau vivant devant lui.
Le lendemain à sept heures, les deux reins, la rate et le foie d’Anselme Constant, facteur des Postes qui, sa courte vie durant, a accepté sans barguigner la petite goutte pour vous donner de la force avant de remonter la côte à vélo, pataugent dans un grand seau métallique, empli d’un liquide rougeâtre, sur la paillasse du laboratoire d’analyse.
Ce lundi matin, Eugène Cadet donne un cours à la société d’anatomie de Paris. S’y pressent des étudiants, des confrères, mais également quelques curieuses et curieux, avides de sensations.
Ce lundi matin, Germaine Gaillard, concierge du 23 de la rue Piccinni, lave à grande eau l’entrée de son immeuble et une partie du trottoir, soigneusement délimitée jusqu’au porche d’entrée de la clinique, frontière de son territoire.