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Accablée par une nouvelle désastreuse, Mathilde, sexagénaire, se retire aux Jonquières, une somptueuse propriété appartenant à sa sœur, nichée dans un écrin de verdure au pied de la montagne de Lure, en haute Provence. En ce lieu enchanteur, elle découvre l’isolement après une éminente carrière dans la mode, la quiétude des saisons après le tourbillon parisien et peut-être l’amour après une existence solitaire. Malgré la magie environnante, le soutien indéfectible de sa benjamine et les mystérieuses potions locales, parviendra-t-elle à élucider le secret familial qui la hante ? Pourra-t-elle renaître de ses cendres ?
À PROPOS DE L'AUTRICE
Originaire de Marseille,
Martine C. Bazin prend la décision de fuir l’effervescence urbaine pour s’installer dans les Alpes-de-Haute-Provence. Attirée par les paysages éclatants de lumière, elle s’établit d’abord à Banon, puis à Forcalquier, où elle trouve enfin son havre de paix. Grande lectrice, elle embrasse l’écriture avec enthousiasme. La lumière des saisons est son quatrième roman, une œuvre imprégnée de la beauté et de la sérénité de sa nouvelle vie.
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Martine C. Bazin
La lumière des saisons
Roman
© Lys Bleu Éditions – Martine C. Bazin
ISBN : 979-10-422-3968-8
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À toi, Gérard, un talent gâché !
Aucune larme, tu ne les aurais pas acceptées !
Pages blanches, pages noires, pages souvenirs…
S’il t’arrive de perdre de vue la couleur de ta vie, mets-y plus de lumière.
Pablo Picasso
Les personnages de ce récit sont le fruit de mon imagination.
Une quelconque ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé ne serait que pure coïncidence.
Rondeau Géneviève née MollonRondeau Michel
1903-1974 1901-1980
Rondeau Mathilde (1927)
Rondeau Charles (1928)
Rondeau Gabrielle (1931)
Célibataire sans enfant
épouse en 1951 Maguie Jones
épouse en 1954 Julien Fournier
Enfants
Enfant
Jessica (1952)
Martin (1954)
Dorian 1955
Avant qu’il ne se détourne des résultats étalés sur son bureau, Mathilde voit passer une ombre sur le visage de cet ami médecin à qui elle a confié la conclusion de ses analyses. Elle comprend que cette noirceur annonce une bourrasque dévastatrice. La douleur précède les mots, et les quelques paroles prononcées après le verdict ne sont qu’un maigre réconfort. Elle a l’impression que le cabinet rapetisse et que ses murs l’absorbent. Elle salue rapidement un homme aussi accablé qu’elle et s’enfuit se réfugier dans son appartement où les objets rapportés de ses nombreux voyages, les meubles dont elle connaît les courbes et les angles avec précision, auraient dû être un havre. Il n’en est rien. Perturbée par un présent funeste et des lendemains incertains, elle décide de réaliser ses derniers souhaits et prend une décision irrévocable.
Octobre 1989 : arrivée en Provence
Si tu dois vivre parmi le tumulte, ne lui livre jamais que ton corps. Garde ton âme au calme et retirée. C’est un sanctuaire où tu trouveras, quand tu le voudras, le bonheur. Les insensés demandent aux autres le bonheur qu’ils ne peuvent pas se donner à eux-mêmes.
Alexandra David-Néel
Trois ans plus tard…
Mathilde, sûre que Gabrielle, sa benjamine, ne lui laisserait aucun répit à sa descente du train, gare Saint-Charles à Marseille, l’a prévenue de son repli, mais n’a pas annoncé le jour de son arrivée.
À une Gabrielle insistante, elle avait opposé :
Aucun coup de fil. La femme briséedésire se réapproprier à son rythme des lieux délaissés depuis les obsèques de sa mère il y a quinze ans. Mieux installée à l’arrière de la Mercedes qu’elle ne l’aurait été à bord du 4 x 4 Land Rover de Gabrielle, elle savoure ce prélude aux inévitables confidences.
Elle avait auguré que, après la fatigue du voyage au départ de la gare de Lyon à Paris, elle n’aurait pas la force de supporter les questions en rangs serrés que Gabrielle ne manquerait pas de lui infliger. L’image reflétée par le rétroviseur confirme ses prévisions. Elle a du mal à se reconnaître ! Elle arrange ses cheveux, entrevoit par la vitre latérale le panneau : « Alpes-de- Haute-Provence ». Le véhicule prend la sortie d’autoroute « Manosque » et roule vers Forcalquier.
Des paysages variés défilent : champs cultivés, prairies, bois, constructions récentes regroupées en lotissements aux abords des villages. Passé Forcalquier, dans les lacets en surplomb du barrage de la Laye, Mathilde constate que son niveau est bas, elle s’inquiète sur le débit d’eau de la petite rivière qui l’alimente. Après la bourgade de Limans, elle est scotchée : la montagne de Lure la surprend en s’élevant plus majestueuse que dans son souvenir. Stressée, elle essaie de se remémorer : ce moulin au bord de la chaussée, quel est son nom ? Elle a oublié. Ah ! voilà, c’est écrit en gros sur la façade : MOULIN de PANGON. Aussitôt après, l’exploitation agricole prisonnière du triangle formé par deux routes, l’une menant à Banon, l’autre à Saint-Étienne-les-Orgues.
Direction Saint-Étienne-les-Orgues. Sa destination se rapproche. Son corps se tend.
Un tracteur rouge John Deere auquel est attelée une remorque débordante de fumier ralentit leur progression. Elle se bouche les narines afin de ne pas sentir les remugles de bergerie, et s’agite en scrutant le bord droit de la départementale 951. Deux minutes encore et elle saute pratiquement sur la banquette arrière en désignant une vieille planche en bois clouée sur un piquet. Des lettres blanches mal formées, à peine visibles, indiquent « Les Jonquières ».
Le chauffeur lui répond, la complimente :
Ici commence le domaine : elle se sent mieux en terre connue.
Le véhicule cahote sur un chemin d’exploitation qui fend un champ labouré d’un hectare, aborde prudemment le dernier tournant deux cents mètres avant le portail, et se faufile entre deux cyprès impeccablement taillés. Quelques secousses, et le tortueux noyer, occupé à son strip-tease automnal, lui adresse un clin d’œil. Vient ensuite le pilier de pierre sur lequel un arrogant coq de métal exhibe sa crête rouillée. La haie d’honneur familière est perturbée par ce bosquet de pins et chênes mêlés devenu un bois dense alors qu’il devait constituer un simple paravent de verdure entre l’habitation et la route. Ces grands arbres la chiffonnent. La citadine se dit qu’il va falloir qu’elle s’habitue au silence, à ces frondaisons qu’elle jugeait monotones. Ces végétaux alignés… Quelle tristesse !
Lorsqu’à 21 ans,elle est partie à Paris, elle était convaincue qu’elle ne vivrait jamais les pieds crottés de boue. Que dissimule ce repli à 62 ans ? Cette décision mûrement réfléchie de se réfugier aux Jonquières en quittant une ville grouillante de divertissements ne cesse de l’étonner. Quel argument l’a poussée à venir se perdre au fin fond de cette campagne, de ce trou à rats, en abandonnant un logement confortable dont l’aménagement et la décoration ont englouti la presque totalité de ses dividendes ! Une hérésie inexplicable ! Elle a beau chercher, à part une sensation indéfinie et une pulsion indomptable, elle ne voit pas. Elle se dit que cela sera l’occasion de comprendre les motivations qui ont poussé sa sœur à y vivre en permanence, son obstination à décupler les ressources de ces bâtiments et à améliorer la qualité des cultures. Va-t-elle être ensorcelée à son tour, sur le tard ? Elle ébauche un sourire. Impossible !
Brusquement, elle éprouve le besoin de bouger.
Le chauffeur, étonné :
Elle veut juste s’arrêter avant le petit pont qui enjambe le minuscule plan d’eau encerclé de chênes blancs. S’acclimater à l’air ambiant, parcourir à pied la distance qui la sépare de l’habitation. Elle paye sa course avec un généreux pourboire et saisit son léger bagage.
Sur le chemin, moitié goudron, moitié pierres, elle peste à voix haute :
Il effectue un demi-tour sur l’aire devant la demeure et, en passant à son niveau, la salue de la main. La voiture disparue, elle s’assoit sur le tablier de pierres, pose sa mallette au sol. Son déménagement arrivera par transport spécial la semaine prochaine.
La température fraîchissant, elle se félicite d’avoir prévu cette veste en flanelle. Elle lui permet de contempler l’onde verdâtre en se remémorant… Elle dresse un inventaire de ce qu’elle a choisi d’emporter aux Jonquières. Est-ce une façon de vérifier qu’elle n’a rien oublié ? Ou une ruse de son cerveau qui se repasse en boucle le film des objets qu’elle a choisi d’emporter. Elle est surprise par cette attitude, ce n’est pas son genre de ressasser. Or, à ce moment précis, elle en éprouve le besoin, cette halte y est propice.
Son carton de livres incontournables, ceux dont elle ne peut se séparer. Cette théière japonaise décorée de paysages et de geishas, cette estampe qu’elle encadrera une fois installée. Deux présents de Mei, la directrice de la franchise à Tokyo, offerts lors de la signature du contrat. Une victoire, selon sa direction.
Les personnages imprimés sur le vélin de l’estampe éloignent les maléfices, paraît-il. Hélas, à la réception du cadeau, son cas est désespéré : cœur froid, santé à la dérive, et ses relations, semblables à un vieux pull-over, s’effilochent.
Mei, une amie, la seule. Un sentiment né instantanément, comme si le destin lui jouait un dernier tour. Quelques allers-retours rapides génèrent une sympathie réciproque, puis une entente télépathique. Mei est fascinée par le discernement de Mathilde lors des préparatifs de son ouverture, son ingéniosité qui met en évidence les modèles épurés de Cécilia adaptés à la morphologie des Japonaises, auxquels elle ajoute des frivolités qui accentuent leur originalité. Durant la soirée d’inauguration, ses choix sont plébiscités et aussitôt retenus. Résultat : réalisation en quelques heures du chiffre d’affaires d’un mois de décembre.
La jeune femme admire la décisionnaire, et Mathilde est sous le charme de son mélange d’exotisme et de rigueur, de ses vues futuristes.
À son départ, elle peine à admettre que, malgré ce lien, la recevoir en France et organiser les périples prévus est au-delà de ses forces. Mei ne visitera pas en sa compagnie Paris, Deauville, Lyon, Marseille, Biarritz, Cannes. Des villes où les enseignes Cécilia prospèrent. Lorsque, incapable de lui avouer son repli définitif, elle diffère ce voyage en prétextant un repos forcé, la déception de sa protégée la bouleverse. Elle croise les bras sur sa poitrine : « Si tu savais, Mei, combien je pense à toi ! » Elle réfléchit. Oui, le service à thé en fine porcelaine est soigneusement emballé, il ne sera pas abîmé lors du transport. Aura-t-elle le courage de lui dire la vérité ? Avant de s’attendrir, elle passe à autre chose.
Le canotier en paille est posé sur le monticule de vêtements : robes droites, floues, longues, courtes, tailleurs, chemisiers en soie et dentelle, pantalons de sport, de soirée, jupes crayons, plissées, étoles, lainages, manteaux, chapeaux, bonnets, et quelque deux cents paires de chaussures, bottines et escarpins multicolores. La totalité de bonne facture, mais inutiles désormais.
Elle s’est imposé de conjurer le noir qui envahit son espace en décrétant une règle vestimentaire : voiles de coton blanc identiques à ceux des Bédouins.
En triant ses effets, elle a ordonné à Rosie, sa fidèle factotum et souffre-douleur :
Excuse bidon. Ce couvre-chef est le résumé d’un chapitre aigre-doux de son adolescence, le rappel brûlant d’une idylle avortée.
Jérôme… Un brun fougueux, yeux couleur de roche mouillée surmontés d’épais sourcils noirs, sourire renversant dévoilant des dents étincelantes, et des lèvres jouant avec vos nerfs. Rencontré à deux reprises chez des amis de ses parents, il la subjugue. Elle ignore alors qu’il sera l’homme de sa vie.
Au cours de ce week-end à Nice, en mai 1943, ils batifolent, rient. Coiffée du canotier, elle prend des poses de starlette, Jérôme imite les paparazzi, puis se sauve en lui laissant cette illusion de félicité.
En 1943, elle a 16 ans, l’âge des flirts, des baisers de jeunesse, de l’insouciance. Jérôme, 18 ans, ne voit que la guerre et son proche départ au service du travail obligatoire. Il parle d’avenir, de mariage, d’enfants. Affamé de certitudes, il sollicite des toujours. L’adolescente ne promet rien. Joyeuse, aimante, mais détachée, elle songe à ses projets de carrière au sein de la mode – une obsession – et aux ors de la capitale. Ce conflit ne va pas durer. Ses rêves se concrétiseront. Ils se quittent. Jérôme est mélancolique, Mathilde, convaincue de le revoir. La suite ne lui donnera pas raison. 1944 : au STO il préfère le maquis, et périt en courageux résistant parmi le carnage de l’attentat qu’il a lui-même comploté.
Elle se culpabilise toujours, persuadée que s’il était parti imprégné de serments, il n’aurait pas été imprudent, et ne serait pas mort. Il est le vide et le fardeau de son existence. Aucun ne l’a remplacé. Son passage a embrasé son cœur, et ce chapeau en est le seul témoignage.
Idiote ! En colère, elle lance un galet dans l’eau. Il effraie les quelques paisibles truites qui la fixent en ouvrant la bouche et déguerpissent lorsqu’elles comprennent qu’elle n’a que des regrets à leur offrir.
Vite, un autre objet.
Ce sous-main en maroquin bordeaux qui l’accompagne depuis son ascension. Des larmes de félicité et de détresse l’ont patiné. Détenteur d’un nombre incalculable de mots, il recevra in fine ses dernières volontés.
Elle fixe le scintillement de la rivière en amont, sectionne ce rameau de ce saule qui lui chatouille le crâne et l’effeuille en songeant à ce tableau de Maria, sa confidente et amie psychiatre qui peint à ses heures de loisir.
Au cours de sa dernière consultation, Maria la supplie d’emporter une de ses créations :
Mathilde n’a pas une once d’hésitation, elle choisit l’huile que Maria a réalisée en s’inspirant de La Femme qui pleure de Picasso, un peintre qu’elles chérissent et admirent. Elles raffolent des nuances vives, de l’énergie qui crèvent les scènes de corrida, contrastant avec la douceur de ses périodes rose et bleu. Un forcené de la création qui défie les œuvres de ses contemporains à coups de pinceau identiques aux claquements de cape d’un toréro. La caricature de la spécialiste ès mal-être reproduit en le forçant le kaléidoscope des émotions perçues sur les traits de ses patients : tristesse, angoisse, peur, résidus de joie et autres affres que Mathilde s’emploiera à déceler.
Elle arrache le dernier fragment de feuille du branchage et se dit que cette recherche de stigmates sur le visage peint par Maria la distraira.
Elle remue ses doigts, touche à sa main droite la bague Cartier de sa mère, trois anneaux d’or blanc, jaune et rose : l’amour, l’amitié, la fidélité. Elle la porte depuis le décès de maman Rondeau en se cramponnant à ces valeurs qu’elle croit puissantes lorsqu’elles sont sincères. À son avis, elles sont l’axe du monde.
Les autres bijoux sont au coffre à la banque.
Cette réflexion la guide vers son mobilier. Consciente que son nouveau refuge ne serait pas à la hauteur, elle a renoncé à le déménager, excepté ce chiffonnier Louis XV en bois de rose qui lui servait de chevet. Elle n’a pas eu le courage de trier le fatras qu’il abrite : lettres de Jérôme, fleurs flétries, cartes postales jaunies, billets doux froissés à peine lus, cartons d’invitation fétiches, souhaits d’anniversaire et de Nouvel An, mots de son père, vieilles photos, rubans aux noms ronflants : Dior, Chanel, Yves Saint Laurent. Elle a simplement scotché les tiroirs de manière que les souvenirs ne s’échappent durant le transport.
Quelle félicité, ces compartiments ! L’essentiel et le superflu, faciles d’accès, invisibles lorsque les tiroirs sont fermés, s’y mélangent. Une analogie avec les compartiments de sa mémoire dont elle possédait le contrôle absolu, les actionnant à sa guise. Quelle foutaise aujourd’hui !
Elle lisse sa jupe, tire sur l’ourlet et grimace davantage qu’elle ne sourit d’elle. Mettre de l’ordre ? Quel intérêt ? Son existencea explosé ! Elle évite de s’effondrer, s’évade vers des récompenses, des achats : une lampe à huile, un masque d’argile, un autre rapporté de Venise, un ara en cristal, un calice en verre de Murano, une bouteille satellite de chez Kosta Boda, la plus ancienne verrerie de Suède. Un cadeau de la directrice de la boutique de Stockholm. Quel était son prénom ? Elle a oublié.
À part Mei, ces gens ne sont qu’apparus temporairement. Peut-être a-t-elle raté quelque chose ?
Du bout de sa bottine, elle éparpille des cailloux, dessine un rond, un cœur ? Puis, rageusement, frotte le sol, les efface. Elle traiterait volontiers de même ces babioles ! Pourquoi s’encombrer ?
Le chant cassé d’une mésange, ventre canari et longue queue, la distrait de ses pensées funestes.
L’oiseau s’envole puis se pose sur un buisson. Un, deux, le rejoignent et admirablement accordés fuient vers l’azur en un ballet aérien. Elle suit leurs mouvements, enviant leur légèreté, et se calme. Non, elle ne va pas jeter ces symboles de prouesses et d’instants précieux, la mémoire de son aventure terrestre. Pourquoi a-t-elle choisi la famille en dernier rempart ?
Le froid des pierres du pont la ramène à la réalité. Prête à affronter sa sœur, elle cesse les tortures mentales et se dirige vers sa destination. Elle ralentit, incline sa tête vers l’arrière pour distinguer la cime d’un haut pin sylvestre, se sent minuscule à son pied. Un dominant, se dit-elle, il y en a partout !
La bâtisse principale des Jonquières apparaît, et Mathilde est soulagée de constater que Gabrielle n’a apporté aucune fioriture à cette bastide qui en impose par sa magnificence et la pureté de son architecture. L’enduit rose ocré qui recouvre ses façades, soulignées aux angles et sur le pourtour des ouvertures par des pierres de taille, capte la lumière. Sentinelle du temps, le cèdre du Liban planté lors de la construction du bâtiment dépasse maintenant la toiture.
Le propriétaire de l’époque, un marchand droguiste, n’avait pas choisi cet arbre au hasard. Il prétendait ainsi arguer de sa connaissance des voyages et son aisance. Le temps effectuant son œuvre, il s’était installé à Toulouse et avait conservé les Jonquières à titre de résidence d’été. Puis, âgé et sans descendants, il avait espacé ses séjours à Saint-Étienne-les-Orgues. La demeure se dégradant, il s’était résigné à s’en séparer. Michel Rondeau, informé de la mise en vente, l’avait achetée.
Vouée à l’éternité, elle abrite depuis un siècle et demi les évènements marquants de la vie de ses occupants, et son rôle n’est pas près de prendre fin.
Mathilde se rassure : ce qu’elle va découvrir ne la décevra pas, car ce qu’elle a vu jusqu’à présent est d’un goût sûr. Dépendances harmonieusement reconverties en gîtes, cabanes accrochées aux branches des chênes et ingénieusement dissimulées dans leur feuillage.
Il serait étonnant qu’il n’en soit pas de même à l’intérieur !
De l’autre côté de l’immense cour gravillonnée en partie réservée au parking, sa sœur, alertée par une sonnerie, la hèle, se précipite, prend son bagage :
L’aînée la dévisage, étonnée, se demandant si sa venue est appréciée.
***
Sous son égide, les biens dont Gabrielle hérite de ses parents, comprenant la maison de maître de quatre cents mètres carrés environ et des annexes en état moyen, se métamorphose.
Elle constitue aujourd’hui une vaste unité foncière composée de bâtis, jardins potagers et d’agrément, vergers et champs cultivés. Un hameau quasiment, rassemblant les logements touristiques et ceux des employés, une bergerie, une écurie, des poulaillers, des garages et remises.
En réponse à l’attitude dépitée de Mathilde, Gabrielle l’attire contre elle.
Elles s’étreignent maladroitement, puis leurs corps se reconnaissent, elles se serrent affectueusement.
Elle étouffe un sanglot.
Mathilde grimace face à l’extravagance inchangée de Gabrielle. Fatiguée, elle acquiesce.
Malgré la boule qui obstrue sa gorge, elle est heureuse d’être là, de sentir des bras protecteurs. Une envie fulgurante de poser les armes, de se laisser guider se révèle.
Sa sœur a remarqué des changements. Les cernes mauves de Mathilde ont amoindri la flamme créatrice de ses prunelles, la peau de ses joues s’est flétrie et son ovale divin s’est effondré, emporté par l’amaigrissement général. Inouï ! Ses lèvres pulpeuses ont conservé leur sensualité et semblent vouloir relever un défi. Toutefois, dénuée de maquillage, cheveux tirés et noués en queue-de-cheval, Mathilde ne peut cacher le tourment qui ride son front. Que se passe-t-il ?
Mathilde, en colère :
Gabrielle, déçue, enregistre que le manque d’égard de son aînée est intact.
Gabrielle l’embrasse à nouveau. Une façon de dissimuler les larmes qui n’échappent pas à Mathilde.
Elle l’entraîne à l’intérieur en lui tenant le bras.
Un berger allemand au poil fauve et noir s’approche.
Attentif, l’animal, oreilles dressées, darde sur l’arrivante un regard doux dénué d’intérêt.
Au seuil de l’immense hall, Mathilde marque un arrêt. Face à elle, au centre, l’imposant escalier à volées nanti de sa rampe en fer forgé donne accès aux premier et deuxième niveaux et aux combles. Si sa mémoire est fiable, derrière les marches sculptées dans la pierre de Banon, la suite de Gabrielle et de son époux. À gauche, l’office incluant cuisine et réserves. À droite, successivement, le séjour salon, la bibliothèque, et ce qui était le lieu préféré de sa mère, un boudoir-atelier dont elle ne fermait jamais la porte.
Elle n’a pas le temps de se projeter aux étages, Gabrielle lui demande de la suivre :
Le coin que Geneviève Rondeau consacrait au tricotage, à la broderie et à la couture a été transformé. Au-dessus du chambranle figure l’inscription : « RÉCEPTION ». Pendant que sa sœur organise l’intendance au téléphone en caressant Lewis, Mathilde scrute la réception. Au mur, des aquarelles d’artistes qu’elle ne connaît pas – sûrement des connaissances de Gabrielle issues du cru –, des photos de champs cultivés, de la garrigue aride, de troupeaux de moutons et de bories en noir et blanc. Noyée parmi ces vues, une horloge égraine le temps.
Pratiquement au centre de la pièce, le Godin en céramique blanche agrémentée de volutes bleues trône encore et ronronne gentiment, un élément de décoration et de chauffage auquel maman Rondeau avait succombé. Une image surgit : des hommes rentrant d’une battue organisée par son père se frottent les mains au-dessus, avant de se regrouper au séjour, de part et d’autre de l’immense cheminée où sont servis apéritif et repas. Elle entend les feintes protestations de sa maman qui lorgne leurs chaussures boueuses, les plaisanteries des chasseurs tentant de déjouer ses mimiques mystérieuses quant au menu du soir. Elle revoit la joyeuse complicité de ses parents, heureux de recevoir leurs amis, l’hilarité générale. Son estomac se contracte. Une époque lointaine ! Sa sœur a conservé ce poêle, cela la touche.
À gauche, sur un buffet et des étagères en chêne, sont exposées des réalisations de potiers régionaux dont Gabrielle vante les mérites.
Visible du seuil, à droite, une table-bureau décorée d’une lampe avec abat-jour en lin brut où Gabrielle accueille visiteurs et fournisseurs. Dessus sont éparpillés classeurs, fiches, carnets, stylos, crayons, téléphone et agenda Quo Vadis où elle note ses rendez-vous et les réservations.
Derrière, un confortable siège en cuir noir. Au mur, une carte d’état-major de la montagne de Lure au 1/50 000, cerclée de métal, voisine un panneau où sont accrochées les clefs des locations. Devant, sur le dallage ciré, deux chaises paillées posées sur un tapis shiraz dont on voit la trame. Mathilde apprécie ce mélange campagnard et sophistiqué, approuve cette flaque rouge au sol, un retour de reportage de son beau-frère certainement. De peur qu’elle s’en approprie, Lewis se couche dessus. Un canapé recouvert de soie imprimée « fleurs des champs » accentue le raffinement bucolique. L’assise est en partie recouverte de lainages écrus sur lesquels une étiquette annonce la couleur locale : ouvrages tricotés main par Josie, bergère à Cruis, un village distant de cinq kilomètres.
À côté de la fenêtre à l’ouest, sur un guéridon, sont mis en évidence diverses cartes de visite d’artisans maçons, ferronniers, menuisiers, peintres, et de restaurants. Des parapluies, des paniers, une canne, des jumelles, les traditionnels pochons de lavande et tisanes locales, thym, sauge, romarin… Des pots de miel et des confitures confectionnées dans le coin complètent ce qui ressemble à un fouillis, mais qui est habilement exposé. Aucun objet personnel, une vitrine de l’artisanat rural bas-alpin fleurant la campagne et une relative simplicité.
Depuis des enceintes invisibles, sort la voix de Francis Cabrel qui ira dormir chez la dame de Haute-Savoie. Une coïncidence, ou une vérité qui lui pète à la gueule ? Mathilde y décèle des similitudes.
Elle aussi est fatiguée, et avant de n’avoir plus sa place dans son vivier doré, hostile à la faiblesse, où il vaut mieux s’effacer qu’échouer, où rien ne compte à part la performance, elle débarque chez la dame des Jonquières. Va-t-elle chevaucher les étoiles ? Filer avec elles ?
Elle se rapproche de sa sœur qui a terminé sa communication :
Mathilde ne tient pas compte du reproche :
À demi contrariée, Gabrielle part à la cuisine.
L’aînée sourit en s’asseyant sur le sofa. La réaction de sa benjamine est justifiée. Elle se démène, est charitable, alors qu’elle ne songe qu’à la blâmer. Elle se disculpe à voix basse :
Lorsqu’elle revient chargée d’un plateau, Gabrielle la sermonne :
C’est vrai que Gabrielle a gardé sa bouille affranchie d’artifices qui s’offre et affronte, impudique, son entourage. Qu’elle a conservé sa silhouette androgyne, hanches étroites, jambes longues et fuselées, parachevée par sa coiffure à la Jean Seberg adoptée à 18 ans.
Sa vie est à l’image de son apparence. Elle conduit ses tracteurs, ordonne pire qu’un charretier, peut inspecter son fief des heures entières en chevauchant sa jument, et quelquefois déboule au centre du village sur sa Harley Davidson Sportster 883 cm 3. Sous son casque intégral et sa tenue en cuir, il faut être perspicace pour distinguer des courbes féminines et la reconnaître.
Elle aime surprendre, étonner, et affirme préférer les animaux aux hommes parce qu’ils sont spontanés et sincères. Son tempérament s’accommode de l’absence de son mari, Julien Fournier, journaliste free-lance, et de son fils Dorian, un prénom prédestiné, 34 ans. Il vivote à Aix en tirant ses revenus d’un commerce d’antiquités peu rentable, mais qui lui laisse le loisir de s’adonner à ses deux passions : sa personne et ses consommations éphémères de jeunes adultes mâles. Elle en dit, à juste titre : « Nul n’est irréprochable. »
Gabrielle s’autorise encore aujourd’hui un pantalon ajusté sur ses cuisses et ses fesses sublimes, un ample pull sur une chemise masculine qui escamote ses petits seins ronds à souhait. Mathilde se souvient de ses apparitions aux tenues provocantes en soirée : robe en soie près du corps, longue, ou outrageusement courte, noirceur de ses yeux accentuée par un trait de crayon khôl et du mascara. Les hommes, en apnée, l’admiraient tandis que leurs femmes, jalouses, étaient soudain possédées d’une envie irrépressible de crever ces atouts auxquels venaient s’ajouter un chic inné et un bagout hors pair. Depuis son enfance, sa benjamine irradie et séduit en jouant de cette lueur frivole cramponnée à ses prunelles. À l’adolescence, Mathilde enviait ces privilèges. Elle était grande et mince également, mais effacée. Ce n’est qu’à 20 ans qu’elle a apprivoisé son corps et renoncé à imiter sa cadette. Elle a pris conscience que, même en dépensant des fortunes en vêtements de luxe, elle ne réussirait pas à surpasser l’élégance naturelle de sa sœur. La sienne est recherchée, raffinée, celle de Gabrielle, sauvage et canaille.
De son côté, Gabrielle se demande ce qu’est devenue la distinguée Mathilde, au port de tête digne d’une reine ! Sa maigreur actuelle l’effraie.
Elles s’observent, la dame des Jonquières affronte son aînée :
— J’ai vieilli ! Mais j’entretiens ma forme, et j’ai la chance de vivre ici. Une région qui me plaît et me procure un certain équilibre. En englobant mes récents achats, je possède près de trois cent cinquante hectares, mais lorsque je me balade à cheval ou à pied, j’ai l’impression d’en avoir des milliers. Il n’y a aucune clôture par ici, la campagne, la montagne sont à moi.
Effectivement, les vastes étendues lui donnent une mine superbe !
— Quelle liberté !
— Dès que tu iras mieux, je t’emmène renouveler l’air de tes poumons.
Mathilde n’ose pas à nouveau la fâcher :
Mathilde imite un salut militaire en portant une main à son front :
Admiratives l’une de l’autre, elles se toisent et éclatent de rire ! Elles ont un trait commun : une âme de despote qui oblige leurs proches et collaborateurs à se plier à leur volonté. Cette spécificité a dû contribuer au célibat de Mathilde et aux périples de l’époux de Gabrielle. Elle ne se plaint pas de sa solitude épisodique, Mathilde lui prête des liaisons extraconjugales.
L’atmosphère s’est détendue. Boisson chaude et croquants avalés, elles se dirigent vers L’Eau vive situé en surplomb d’une grimpette de quelques marches.
Gabrielle ouvre grand la porte :
Mathilde, amère, la suit :
La propriétaire ignore le manque d’entrain.
Elle précède Mathilde, tire les rideaux, ouvre les volets, les armoires.
Mathilde est surprise.
Gabrielle allume les radiateurs et demande :
Gabrielle taquine son aînée, émue de la revoir malgré ses appréhensions.
Avant de partir, Gabrielle vérifie que Noémie n’a pas oublié de la poussière ou des toiles d’araignée au plafond, sa sœur lui en ferait la remarque. Or, ce n’est pas le moment de la heurter, elle est si pâle. Elle contrôle les serviettes de toilette et abandonne Mathilde à son nouveau logis, une pointe de culpabilité en tête. Elle aurait dû insister, la garder à ses côtés.
Gabrielle partie, Mathilde ressent un creux au ventre, une angoisse de déclin du jour. Elle est éreintée par le voyage, soucieuse de ce qui l’attend. Elle retire sa veste, s’allonge, se couvre du jeté de lit en laine, et respire posément. L’ouverture de sa valise peut patienter, elle y prendra d’autres vêtements et ses comprimés avant de ressortir dîner. Par la fenêtre, elle distingue la cime d’un peuplier qui fendille les marbrures roses, bleues et blanches du ciel crépusculaire. Pas un bruissement d’air. Elle ne peut s’assoupir, ses pensées roulent vers ses parents disparus : Geneviève, sa maman, et son père, Michel Rondeau, qu’elle a idolâtré, mort en 1980 à 79 ans. Neuf ans à peine, et pourtant si loin. Il a laissé un tel vide !
La famille Rondeau
1920 : Michel et Geneviève Rondeau, son épouse, créent une société de transport localisée à Marseille, Rondeau Déménagements. L’épopée qui démarre avec l’achat du premier camion, un Peugeot type 64 du début du siècle, absorbe leurs maigres économies et quelques emprunts aux copains et parents. Une excellente occasion, dixit le vendeur, un maçon qui s’en débarrasse à contrecœur suite à de vilaines blessures de guerre : une jambe raccourcie et un bras droit amputé.
Avec ses souhaits de meilleure fortune, Michel part au volant de son acquisition et ne doute pas. Il passe outre le faible tonnage de l’engin, les améliorations nécessaires à son utilisation, qu’il projette de réaliser lui-même, et n’y voit que l’opportunité d’entreprendre son périple professionnel autour de son domicile, l’espoir de le développer dans la totalité de la cité phocéenne. Géneviève l’assiste en s’occupant des formalités, des factures, reçoit les éventuels clients dans leur logement-bureau-entrepôt, et se travestit régulièrement en manutentionnaire. Favorisant la progression de leur business, ils veillent à ce qu’aucun enfant ne vienne perturber l’équilibre souvent précaire de leur trésorerie. Leurs efforts payent, leur job se développe.
En 1928, Michel Rondeau commande un Berliet bâché, cabine en partie fermée. Il conserve le Peugeot qui, il adore le répéter, lui a mis le pied à l’étrier. Rondeau Déménagements ronronne, le patron s’accorde le luxe d’un employé, et son épouse-secrétaire-assistante délègue à un comptable la gestion des chiffres et de l’administratif. Les enfants sont sa principale occupation : Mathilde née en 1927, Charles en 1929 et Gabrielle en 1931.
Alors que Michel Rondeau s’apprête à augmenter sa flotte d’un troisième poids lourd, la Seconde Guerre mondiale éclate et freine son essor. Durant le conflit, l’entreprise végète, frôle le dépôt de bilan, mais l’ingéniosité de son dirigeant non mobilisé la sauve du péril. L’entrepreneur met sa famille à l’abri à la campagne des Jonquières qu’il possède depuis 1934, et emploie ses journées à assurer, au moyen de courts transports, la survie du clan Rondeau et celle de sa structure professionnelle.
Sa vigilance est rentable. Dès la signature de l’armistice, sa boîte est prête à assumer l’effervescence qui en découle. Son activité prospère, il achète le véhicule convoité, et le quatrième lorsque Charles le rejoint en 1951, à 22 ans. Rondeau Déménagements grossit et devient Déménagements Rondeau père et fils. Geneviève délègue alors ses fonctions à un salarié et se consacre à des associations caritatives.
Mathilde se remémore sa mère, ses rondeurs aguichantes, son visage empreint de douceur, mais soucieux pour son mari et la firme familiale, le devenir de ses enfants. Ses proches sont habitués à cette anxiété collée à sa peau, ne s’étonnent pas de la voir assombrir ses traits quelquefois. Ils ignorent qu’elle perturbe fréquemment son sommeil. En société, elle sourit facilement, se range aux opinions de son époux et s’efface derrière sa stature altière. Mathilde s’en approche physiquement, mais n’a pas hérité de son caractère conciliant. C’est à son fils que Geneviève Rondeau cède la souplesse d’esprit qui lui permettra de bosser aux côtés de son père, un homme autoritaire et intransigeant. Des qualités et défauts qu’il transmet à ses filles.
À 62 ans, le patriarche prend sa retraite et partage équitablement les avoirs du couple. La société est dévolue à Charles qui en connaît les rouages, la luxueuse résidence située à Marseille, quartier du Roucas-Blanc, à Mathilde, et la campagne des Jonquières, à Gabrielle. L’aînée, désireuse d’acheter un appartement à Paris, s’empresse de céder son héritage à son frère. Michel Rondeau soumet ces donations à deux conditions : que les immeubles situés à Marseille et à Saint-Étienne-les-Orgues, Basses-Alpes à l’époque, demeurent propriété de la famille, et en état d’entretien convenable. Prévoyant, il insère également une clause lui réservant ainsi qu’à son épouse un droit d’habitation aux Jonquières jusqu’à leur décès. Parents et enfants conservent enfin au travers d’une société civile immobilière familiale un T 3 avec balcon et vue sur la mer, à Cassis, et un spacieux T2 à Vars au pied des pistes. Lorsqu’aucun d’entre eux ne les occupe, ils les louent et se partagent les revenus, frais de fonctionnement déduits.
Leur succession réglée, les époux Rondeau quittent Marseille en emmenant la grand-mère Jeanne. Une femme au caractère bien trempé, mais frivole, qui gère lamentablement ses actions, et se retrouve démunie peu après le décès de son mari. Michel remédie au désastre, tout en laissant Jeanne profiter grandement de ses subsides et adopter des habitudes de nantie : club de bridge, shopping rue Paradis, sorties au théâtre et au cinéma, déjeuners côtiers au Petit Nice. Du bout de sa lorgnette dorée, la mamie dévergondée considère la migration d’un sale œil, disant à qui veut prêter l’oreille que son fils a l’idée de la supprimer en l’isolant de ses amies et de son port d’attache. De quelle façon allait-elle s’occuper, prisonnière de ces contrées désertiques ? Michel ne lui laisse pas d’alternative, si elle n’accepte pas, il la menace de fermer les robinets des finances.
Elle consent à l’exil en rétorquant que, privée ou pas de rentes filiales, elle n’aura pas l’occasion de les dépenser, condamnée au péril de l’ennui, à un exil mortel. Elle exagère, mais il faut qu’elle ait le dernier mot.
Ce n’est qu’après son décès et le repli de ses parents aux Sources, un gîte spacieux et lumineux, que Gabrielle prend réellement possession de la bâtisse principale. Vieillissants, Michel et Geneviève n’ont plus besoin d’autant de surface. Au gré de ses moyens, Gabrielle réorganise le logement, le meuble à son image, crée des chambres d’hôtes. Elle rénove les bâtiments adjacents, convertit un pigeonnier en perchoir de vacances, stupéfie agriculteurs et riverains en épinglant deux « cabanons » aux branches des grands chênes.
Elle surveille les successions voisines, sources d’augmentation de la superficie de son héritage et de ses ressources.
Du vivant de ses parents, soucieuse de maintenir le clan Rondeau, elle tente une fois par an de réunir la famille en organisant un méchoui. Mathilde s’y prête de mauvais cœur, mais y souscrit uniquement pour voir son père et sa mère. Elle déteste ces rassemblements familiaux, ne supporte pas sa belle-sœur Maguie, une Anglaise excentrique – un pléonasme à son avis – que son frère a ramenée de Londres, ni sa fille Jessica qui l’imite grossièrement, pas davantage Julien Fournier, son beau-frère qu’elle juge trop pédant, et Dorian son neveu trop homosexuel. Son préféré, c’est Martin, le fils de Charles, le portrait craché de son grand-père. Un sémillant blond aux yeux bleus, aussi pétillants que son esprit. Quant aux petits-enfants de Charles et Maguie, elle ignore jusqu’à leur prénom.
En 1974, Geneviève Rondeau s’éteint d’une façon égale à sa vie, sans vagues. On la découvre au petit matin, apaisée, son sommeil éternellement prolongé. Elle a 71 ans. Sa mère enterrée, Mathilde évite les Jonquières. Michel, effondré, a du mal à se remettre de ce décès prématuré. Geneviève n’avait aucune affection, à part cette anormale lassitude évoquée lors de son dernier passage à Saint-Étienne-les-Orgues. Elle s’en inquiétait et ne pouvait, disait-elle, s’en dépêtrer.
Gabrielle entoure son père. Elle le pousse à s’inscrire à un club de randonneurs, à inviter ses amis marseillais à des parties de chasse, et à surveiller scrupuleusement la croissance des amandiers plantés selon le désir de son épouse. Il adore emmener ses petits-enfants sous ses arbres. Professoral, il leur conseille de suivre l’exemple de ces téméraires et délicats fruitiers qui osent arborer avant la fin de l’hiver leurs fragiles fleurs blanches. Les bébés, attentifs, babillent des « areu », et le grand-père attendri leur répond :
Mathilde l’oblige à venir à Paris. Elle l’incite en réclamant son opinion sur un engagement, et lui promet d’en débattre au cours de succulents repas, sûre qu’il succombera à sa gourmandise.
Il se prête facilement à ce jeu. La journée, il arpente les musées, et le soir, ils dînent à la table de restaurants de qualité sélectionnés par sa secrétaire. Quand elle réussit à se libérer, elle l’accompagne à une exposition, au théâtre, et le guide aux étages des Galeries Lafayette où il renouvelle le stock de polos colorés dont il raffole. Elle apprécie sa compagnie, se réjouit à l’avance de ces moments inestimables. Elle adore lui raconter ses réalisations et ses projets. L’ex-chef d’entreprise sait l’écouter et la conseiller. Aucun homme ne la gratifie d’autant de plaisir au gré d’une conversation, et elle est fière à son bras. Il porte beau, droit, les cheveux aussi fournis qu’à 20 ans. Les excursions répétées au sein de son groupe de marcheurs ont gommé sa bedaine naissante et tanné sa peau. Le bleu intense de ses yeux rieurs et curieux, accentué par son bronzage, accroche interlocuteurs et voisinage.
L’infarctus qui l’emporte en 1980 la foudroie. Il paraissait si jeune, contrairement à sa mère dont l’état général s’était dégradé progressivement dès leur installation aux Jonquières. En mission en Suède lors de l’accident vasculaire de Michel Rondeau, elle arrive pile à l’heure de la messe célébrée à l’église du Roucas-Blanc, aux pierres éclaboussées du bleu du ciel et de la Méditerranée. La cérémonie de l’inhumation au cimetière Saint-Pierre terminée, elle rentre à Paris en évitant les Jonquières, au grand dam de sa frangine.
Ses paroles fortifient la rancœur de Gabrielle :
Vexée sans vouloir le montrer, elle rétorque :
Mathilde ignore l’amertume de sa sœur, n’ajoute ni mot gentil, ni un merci concernant les funérailles et les formalités. La perte de ce père qui l’a soutenue lorsqu’elle a pris la décision de quitter sa ville natale, en dépit des remontrances de la famille, l’éprouve au-delà du chagrin.
Elle se souvient de ses paroles d’encouragement dissimulant la tristesse de la voir s’éloigner :
Avec tact, craignant de la choquer, il a escamoté le mot que tous deux détestent : « échec ».
Il lui écrit, lui raconte son attitude effrontée qui lui rappelle la sienne à ses débuts, ses bricolages sur le Peugeot auxquels personne n’accorde de crédit et les rares paroles d’encouragement reçues : « Déconcerté par le peu de soutien des parents et amis, j’ai mis un point d’honneur à persévérer, et suis parvenu à mes fins. Ta mère a été la seule à y croire. Je te souhaite de rencontrer un compagnon similaire, digne de ta foi au succès. »
Bien que navré de son célibat, il ne fut pas surpris de l’évolution de sa carrière, ni de la voir atteindre son but vingt ans plus tard, à son égal, au prix de nombreuses privations.
Mathilde
En 1950, Mathilde la provinciale décroche un emploi de simple vendeuse dans la boutique d’une créatrice parisienne qui sort ses griffes : Cécilia. Elle croit fermement aux réalisations de cette visionnaire correspondant aux aspirations d’après-guerre : des vêtements aux matières souples et aux couleurs chatoyantes, des pantalons offrant la possibilité de bouger sans être gêné. Un style élégant et confortable destiné à des femmes avides d’oublier l’austérité des années d’occupation.
Férue de couture depuis son adolescence, la jeune femme ne compte pas végéter à cet échelon.
Démotivée par la perte de Jérôme, craignant un autre échec amoureux, elle ne gaspille pas son temps en intrigues sentimentales et sacrifie sa vie personnelle à son ambition : devenir première vendeuse. En 1957, elle accède au poste de conseillère de vente et assume la direction de la maison mère sise avenue Montaigne à Paris.
La marque Cécilia prospère et, en 1960, la société novatrice décide de développer son concept en implantant d’autres enseignes en France sous forme de franchise. La présidente-directrice générale, qui a entendu l’aspiration à voyager de son bras droit, met en avant son engouement et sa qualification. Grâce à son appui, Mathilde rafle la majorité des suffrages et accède à ce poste convoité. Ivre de succès, elle ne réalise pas qu’elle va devoir délaisser les fidèles de la boutique qui comptent sur elle pour dénicher, lors de la diffusion des nouvelles collections, les pièces qui leur conviennent. Afin de ne pas perdre cette précieuse clientèle, la direction l’invite à un cocktail événementiel où la nouvelle est annoncée et la remplaçante de Mathilde, présentée. L’étonnement de l’aînée des Rondeau est grandissime lorsqu’elle constate, à l’annonce de ce changement, les stigmates de désarroi chez ses meilleures clientes, la sensation d’être négligées. Lydia qui lui succède est surprise par sa naïveté. En aparté, elle lui confie :
Effectivement, Mathilde se revoit changer un élément de la tenue sélectionnée, choisir une couleur qui illuminerait davantage le teint, ajouter une fanfreluche, modifier un ourlet. Elle hypnotisait ces accros du shopping qui suivaient ses directives sans sourciller et repartaient les bras chargés de paquets, sûres d’être complimentées sur l’originalité et l’élégance de leurs toilettes, parce que leur gourou avait l’œil et ne se fourvoyait pas.
Entre deux amuse-bouches, elle s’applique à les rassurer :
Elle a 33 ans. C’est sur ses épaules et sous l’œil intraitable de la fondatrice que repose désormais l’entière responsabilité des ouvertures en France et, plus tard, à l’étranger.
Malgré une confiance et une entente mutuelles, Mathilde ne répond pas aux piques de Cécilia sur sa vie privée. Que peut-elle lui dévoiler ? Entièrement dévouée à son business, elle n’a pas de mari, pas d’amant et peu de loisirs. Juste cette frénésie de créativité. Lorsque, loin de Paris, elle se sent en mal de compagnie, elle n’hésite pas à s’offrir celle d’un escort. Ils sont attrayants, distrayants et propres. Un acte sexuel entre deux portes, deux hôtels, chambres anonymes, bras inconnus, euphorie hormonale sans aliénation affective. Son ébauche d’amourette durant la dernière guerre met une distance définitive entre elle et les hommes, et place sa carrière au premier rang.
Malgré des parcours différents, les deux sœurs ont un point commun : une vie sentimentale chaotique. Gabrielle croit la stabiliser en épousant Julien. Hélas, l’attachement père-fils se détériore lorsque son mari découvre les attirances de Dorian. Il choisit des reportages qui l’éloignent des Jonquières, elle comble ses absences en augmentant les hectares de terrain et les mètres carrés de bâtis. Mathilde, se croyant en partie responsable du décès de Jérôme, est incapable de se fixer. Elle remplit son vide affectif en s’entourant de meubles coûteux, de lampes, de tableaux et de vaisselle siglée dont elle n’a pas l’usage. Elle ne reçoit pas. Peu enclines aux épanchements, elles n’ont jamais abordé cette similitude affective.
Les dessins
Mathilde s’implique au-delà de ses journées de travail pour promouvoir la marque Cécilia. À des centaines de kilomètres de chez elle, elle inonde ses nuits blanches de dessins crayonnés fébrilement. Des babioles… Tombée dessus par hasard, Cécilia les montre en catimini à la production. Unanimes, ses membres les plébiscitent. Ses croquis de sacs, pochettes et ceintures parachèvent les tenues, et ses bijoux fantaisie accentuent leur côté frivole. Une réussite éclatante !
En 1970, lorsque débutent les implantations de l’enseigne à l’international, il va de soi que Mathilde la fugitive, engouée d’opérations commando, et qui n’a pas son pareil pour se repérer dans des capitales où elle n’a pas posé le pied auparavant, est sélectionnée.
Disponible, elle colle aux basques du chargé de recherche, agrée ou appose son veto sur la situation du local du franchisé. Elle possède le pouvoir suprême, la décision finale. C’est elle qui affine, au cours d’une réunion, parfois plusieurs, les clauses du contrat. Quand celui-ci est signé, elle vérifie la décoration intérieure, celle des vitrines – domaine où elle est inflexible –, et, ponctuellement, participe au recrutement des vendeuses. Une erreur de sa part a le pouvoir de ruiner les projets de la personne qui s’est investie en croyant au courant Cécilia. Mais ses collaborateurs ne sont pas soucieux. Les transactions de Mathilde sont irréprochables. Son étude du lieu, son jugement sûr, la somme d’heures consacrées à la chasse aux profits et à la traque de la meilleure représentation de sa firme, transforment chaque inauguration en un évènement comparable à la naissance d’un nouveau-né. Les enseignes en France et en Europe sont des victoires. New York, Tokyo, ses prochains challenges. Son état de santé la pousse à arrêter. Cécilia, son unique confidente, refuse sa démission et lui propose de continuer à dessiner des accessoires à son domicile. Mathilde, l’irréductible perfectionniste, décline l’offre. Focalisée sur ce qui risque de la dévaster, et rongée par la crainte de ne pas être à la hauteur, elle croit que son inspiration va s’étioler. En réalité, elle écoute la voix de son subconscient qui lui impose une mise en ordre dont elle ignore l’objet… Sa réponse à Cécilia est catégorique :
Il est vrai, que celle-ci, sur ses conseils, a déjà élaboré une ligne de linge de maison « Cécilia chez vous ». Ne reste qu’à la développer.
La créatrice s’emporte :
Des larmes coulent sur les joues de Cécilia, Mathilde fuit pour ne pas montrer les siennes.
Malgré le chagrin de celle qui l’a prise sous son aile, lui a permis de réaliser ses rêves, de s’accomplir, elle forme l’employée aux franchises et organise son repli aux Jonquières.
L’obscurité a envahi l’espace. Le cœur chamboulé, elle se redresse, allume la lampe de chevet en faïence et à l’abat-jour en lin couleur framboise, ôte sa tenue de voyage, revêt un pantalon et des chaussures confortables, un lainage rouge. Les blancs sont en transfert. Elle ferme les volets de la chambre, tire le double rideau, prépare pyjama et pantoufles, range sa trousse de toilette en évitant le miroir au-dessus du lavabo lorsqu’elle noue ses cheveux. Elle avale ses comprimés en buvant deux verres d’eau. Quelle moiteur ! Gabrielle a forcé sur les thermostats. Elle cherche le commutateur du chauffage, diminue la température, puis se dirige vers le hall. Avant de se soumettre aux pointes inquisitrices de sa frangine, elle inspire profondément. Est-elle prête à se livrer ?
En traversant le salon, elle aperçoit un vase posé sur un guéridon. Noémie y a arrangé quelques roses. Pressée de se détendre en arrivant, elle ne les avait pas vues. Elle s’approche, les sent. Ragaillardie par leur parfum, elle s’encourage : « Allez, liquidons cette épreuve ! J’en serai allégée. » Elle sort, tombe en arrêt devant l’absence de bruit et la noirceur de la nuit : aucun bruissement ou chuintement, aucune étoile ne perce les ténèbres, les nuages dissimulent la lune. Elle apprécie le judicieux éclairage de la descente d’escalier, mais il n’a pas d’effet sur le sombre silence qui l’oppresse. Elle se dirige rapidement vers la « demeure ».
Dès que Mathilde s’approche de l’entrée, la porte s’ouvre. Gabrielle, inquiète, devait l’attendre derrière :
Elle prend sa veste et la dépose sur un banc capitonné.
Elle lui montre sa jambe.
Gabrielle se tape le front, mime une recherche, mais elle sait et, les joues gonflées, retient un fou rire.
Gabrielle passe son bras sous celui de Mathilde.
Mathilde ignore la demande et s’empresse vers la cuisine.
Elle désigne le séjour et Mathilde, contrariée, croit que sa sœur a invité quelqu’un. Elle se rassure, il n’y a que deux couverts sur la table lumineuse que Gabrielle a dressée : nappe blanche damassée, assiettes décorées d’un fin liseré d’or, cristallerie, chandeliers et couverts argentés. Au centre, une note de saison : un buisson de branchages aux feuilles rousses.
Elles s’assoient l’une en face de l’autre.
— Elle a même tenté de se suicider.
— En se jetant dans la mare ?
— Tu es méchante, ma Thilde !
— Ben quoi ! Elle n’était pas fute-fute, non ? Qu’est-ce qu’elle fout chez toi ?
— Elle a pris la suite de Monique, sa mère, qui traînerait ses guêtres ici si ses rhumatismes déformants n’étaient pas aussi paralysants.
— Et son père ?
— Il est mort il y a quatre ans d’un cancer des poumons, lui qui n’a jamais fumé.
— Je ne suis qu’à moitié étonnée. Il sulfatait les cultures avec des saloperies.
— J’ai remédié à cela. Aucun produit toxique ni OGM ici.
— Avant d’atteindre un taux zéro…
— J’en suis consciente. Les récoltes sont moins généreuses également, mais je préfère. J’ai d’autres ressources.
— Donc, Suzanne ne s’est pas remariée et habite toujours ici ?
— Oui, au même endroit.
— La maison du gardien ?
— Qui ne garde rien : la barrière est automatique et le facteur se contente de déposer le courrier que Suzanne distribue aux intéressés. Mais Monique est chez elle ici, impossible de la mettre dehors. Et puis, elle est toujours aussi douée. Ses confitures et conserves sont inégalables !
— Je reconnais là ta bonté. Et tu emploies Suzanne à plein temps ?
— Oui, elle est à mon service. Elle cuisine lorsque je reçois : une passion. Tu veux goûter le vin de noix de sa fabrication ? Six noix vertes cueillies sur l’arbre, des épices, du sucre, du vin rouge corsé, de l’eau-de-vie, j’ai oublié le reste…
— Ce n’est pas important, je n’en prends pas, je boirai un peu de vin rouge durant le repas. Tu as le label « table d’hôtes » également ?
— Quelquefois, je prépare un dîner à mes clients lorsqu’ils arrivent tard, ou le demandent. Ce n’est qu’une invitation d’accueil qu’ils apprécient le premier jour, mais je ne veux pas que cela devienne une habitude quotidienne.
— Une excellente idée !
— Voilà l’utilité de l’inventive Suzanne.
— Suzanne, inventive ! Tu te moques de moi !