La Nef des Damnés - Jean-Paul Le Denmat - E-Book

La Nef des Damnés E-Book

Jean-Paul Le Denmat

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  • Herausgeber: Palémon
  • Kategorie: Krimi
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2020
Beschreibung

Tandis que le froid frappe Rennes de plein fouet, des corps d'enfants sont retrouvés vingt-neuf ans après leur disparition. Le capitaine Maoût pressent le Mal qui guette. La mort s'apprête à s'abattre sur la région.

Sous la tempête de neige, le monde prépare Noël. Les capitaines Le Maoût et Liotard du SRPJ de Rennes sont de garde. Un cadavre nu est découvert dans la galerie d’une ancienne ardoisière près du lac de Guerlédan en centre-Bretagne. Deux squelettes d’enfants disparus depuis vingt-neuf ans gisent au fond d’un puits un peu plus loin… Le Maoût, qui s’est enfoncé dans les entrailles de la Terre pour essayer de comprendre, ne croit pas au hasard… Il a bien senti, lorsqu’il était en bas, peser sur lui un regard, il a bien remarqué cette forme luisante qui l’observait dans l’obscurité… Pendant ce temps, au-dehors, une menace grandit. Le Mal noir ne va pas tarder à se mettre à table… L’épidémie de grippe qui sévit semble particulièrement ravageuse. Des milliers de cercueils attendent leur heure et les autorités s’apprêtent à affronter le fléau et à faire face au chaos.

Laissez-vous captiver par l'atmosphère sombre de ce polar breton.

EXTRAIT

Fañch ouvrit les yeux. Grands. Vifs. Affûtés. Dans la pénombre, ils la captèrent aussitôt.
Une tache brune, rampante entre les lames du plafond. Un oiseau noir aux ailes déployées. Un puits de souffrance où son regard se perdit, où son esprit se gorgea de noirceur.
Pendant que son cœur s’enivrait de haine, la lamentation s’amplifia. Une vibration lancinante qui fit trembler le crucifix fixé au-dessus du lit.
Posé à la fourche d’une large branche, qui était sienne, le Corvus Corax se dressa. Attentif. Un éclat de lune dans ses prunelles noires.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né en 1953 dans le centre-Bretagne, Jean-Paul Le Denmat habite Guerlédan où il consacre aujourd’hui son temps à l’écriture.
Sa passion pour la littérature débute à l’âge de dix ans. Le film Le lit à colonnes le bouleverse et suscite une envie d’écrire qui ne l’a jamais quitté.
Bien que ses choix de lecteur aillent vers les auteurs classiques – Steinbeck, Barjavel, Soljenitsyne, Clavel, Troyat, Kipling – il s’oriente dès ses premiers écrits vers le thriller. Un mélange de genres qui correspond parfaitement à son univers policier/fantastique/noir.

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Couverture

Page de titre

CE LIVRE EST UN ROMAN.

Fañch ouvrit les yeux. Grands. Vifs. Affûtés. Dans la pénombre, ils la captèrent aussitôt.

Une tache brune, rampante entre les lames du plafond. Un oiseau noir aux ailes déployées. Un puits de souffrance où son regard se perdit, où son esprit se gorgea de noirceur.

Pendant que son cœur s’enivrait de haine, la lamentation s’amplifia. Une vibration lancinante qui fit trembler le crucifix fixé au-dessus du lit.

Posé à la fourche d’une large branche, qui était sienne, le Corvus Corax se dressa. Attentif. Un éclat de lune dans ses prunelles noires.

1

24 décembre 2018, 8 h 15

Tombée d’un ciel pur, la lumière faisait étinceler la lande poudrée de givre. Le sentier de randonnée suivait la ligne de crête et zigzaguait sur le flanc de la ravine jusqu’à la départementale coincée au fond des Gorges du Daoulas.

Dans la froidure du matin, Mikaël ménageait sa foulée. Des petits panaches de vapeur blanche s’échappaient de sa bouche. La langue légèrement tirée, Sunny, une épagneule de deux ans, le collait au plus près. Tous deux avaient dérapé sur le pont de pierre, ahané entre les fougères desséchées jusqu’à l’éperon rocheux.

La forêt flamboyante et le miroir argenté des eaux calmes se dévoilèrent au joggeur lorsqu’il bondit, bras écartés, jambes fléchies. Atterrissage trois mètres plus bas. Aussi jouissif que la plénitude qu’il ressentait assis face au lac.

Cette fois, ses pieds fusèrent sur la langue de schiste tirée au milieu des blocs de granit. Il se retrouva à l’horizontale avec le gris du ciel pour seul paysage. Soudé comme le fer, son corps claqua sur la roche. Sa hanche se brisa, son coude éclata. Il accusa le choc dans un gémissement sourd avant que sa tête ne rebondisse sur la pierre.

Il se réveilla au milieu des broussailles, allongé sur le dos, en apesanteur. Pas de corps, pas de sensation. Juste le besoin d’ouvrir les paupières. L’éclat de la lumière déclencha la première salve. Elle s’enfonça au fond de ses orbites, lui donna la nausée. Il ferma les yeux avec force et laissa son cerveau reconnecter les liens.

Tout revint. Lentement. La chute, les douleurs associées.

Iceblack ! L’endroit idéal, à l’ombre et en plein vent, pour transformer la roche en patinoire.

Les douleurs le figeaient. Vives, sourdes, lancinantes. Jamais, il n’avait imaginé qu’il pouvait en exister de si différentes. Lorsqu’il tenta de bouger, une fulgurance lui vrilla le corps, au point d’oublier les ronces et les épines noires plantées dans sa chair. Son coude droit battait violemment, au rythme de son pouls, remplissait la manche de son coupe-vent.

Avec appréhension, Mikaël ouvrit de nouveau les yeux. L’impression de regarder au travers d’une vitre dégueulasse lui amena des picotements dans la bouche. Il effleura son front. Au toucher de l’énorme bosse, le pire lui vint à l’esprit. Traumatisme crânien, hémorragie cérébrale. Il se sentit mal.

Portable !

Il ne partait jamais sans. Pochette latérale droite…

Si ôter son sac à dos lui fit serrer les dents, l’idée d’une absence de réseau ou d’un mobile HS lui donna des palpitations.

9 h 05. Vingt minutes dans le coaltar.

Trois barres. De quoi contacter l’univers. Il se contenta du 18.

Tout en renseignant le centre d’appels du SDIS, ses yeux s’élevèrent jusqu’à la corniche. Une chance inouïe qu’il soit tombé sur ce matelas de ronces, d’ajoncs et de prunelliers sauvages raides comme du barbelé. Foutu pour le réveillon, mais il était en vie. Son regard s’arrêta sur une petite construction légèrement en saillie de l’abrupt de la falaise. Un mur en pierres plates, une porte en planches goudronnées, une toiture en schiste recouverte de lichens jaunes et argentés. Au vu du roncier qui l’enveloppait, son abandon datait de plusieurs années.

Il ferma les yeux, respira calmement pour faire face aux douleurs et au froid. Les aboiements de la chienne rompirent le silence. Son portable sonna.

— Oui… Content de vous entendre. C’est ma chienne. Suivez le sentier depuis la route et…

Pas de blabla. Dix minutes plus tard, une échelle de corde ondulait le long de la paroi. Des bottes, des jambes. Un bonjour rassurant.

Après un regard circulaire sur les broussailles au milieu desquelles se trouvait le blessé, le pompier stoppa sa descente.

— Comment vous sentez-vous ?

— En vie, répondit Mikaël.

— Vous souffrez ?

— Surtout la tête.

— Des nausées ?

— Un peu.

— Vous avez eu du bol d’atterrir là-dedans. Faudrait une tronçonneuse pour approcher.

Mikaël ne répondit pas. Il n’avait ni la solution ni les moyens d’aider. Juste hâte qu’on le sorte de là.

Le pompier montra les planches goudronnées.

— Vous avez vu ?

— J’ai eu le temps.

Balancé au droit de la serrure, le coup de pied claqua la porte contre l’embrasure en pierre. La lumière s’engouffra, repoussa les ténèbres.

L’abri troglodyte était plus vaste qu’il ne paraissait de l’extérieur. Un dépouillement étrange ou presque.

Quelques madriers empilés… le pompier en sortit deux, les jeta sur les broussailles, emprunta le pont provisoire jusqu’au joggeur.

— Vous pouvez bouger les doigts ?

Mikaël remua les mains.

— Des fourmillements ?

— Quelques-uns.

— On va descendre une civière à moins qu’un harnais suffise à vous hisser. Comment est-ce arrivé ?

— J’ai sauté du rocher et…

— C’est une patinoire là-haut. Pas très prudent avec ce temps. Le médecin ne va pas tarder. Il galère… Le vertige.

Le joggeur chercha des yeux l’épagneule dont il n’entendait plus que les aboiements assourdis.

— Vous avez vu ma chienne ?

— Il y a un instant dans la cabane.

— Sunny ! Sunny ! Vous pouvez aller voir ?

— C’est-à-dire que…

— Je vais bien. Allez-y !

Le sapeur regarda où en était le toubib, entra dans le cabanon, appela l’épagneule. Le fond de l’abri ondula dans la pénombre.

— D’où sors-tu la belle ?

La chienne aboya, fit demi-tour. Devant l’invitation sans équivoque, le pompier alluma la lampe torche suspendue à sa ceinture et s’avança vers une toile de jute bleuâtre qu’il écarta avec lenteur. Le souterrain l’étonna à peine. Le faisceau de sa lampe se perdit dans les profondeurs, détailla les parois franches d’un boyau large, un sol sans gravats.

Trente-huit pas. Seconde toile bleuâtre. Le pompier se retourna, vérifia ses arrières. Au-delà de cent pas, il rebrousserait chemin. Le rideau à peine franchi, il grimaça. Une odeur fétide emplissait le boyau. Le nez pincé entre le pouce et l’index, la main sur sa bouche, il rejoignit la chienne devant une porte en fer qui obstruait le passage. Quatre-vingt-deux pas. Sans un souffle d’air pour en atténuer la violence, l’abominable odeur lui amena la nausée. Le sapeur colla son oreille contre le métal, saisit le pêne enfoncé jusqu’à la garde, le dégagea de la roche, ouvrit la porte. La charge pestilentielle lui révulsa l’estomac, l’obligea à fuir en apnée jusqu’à retrouver l’air vif du matin. Il respira à grandes goulées. L’atroce puanteur l’imprégnait. Il en avait le goût dans la bouche, l’odeur dans les narines, les poumons. Aucune question, aucune peur n’occupait son esprit. La vision l’avait chamboulé.

Devant lui, le médecin capitaine mettait pied à terre.

— Je déteste ce genre d’exercice, souffla-t-il à l’adresse du joggeur.

— Ça a été plus rapide pour moi, plaisanta Mikaël.

— Chef !

Devant l’hébétude du sapeur, le médecin fronça les sourcils.

— Un souci Sam ?

— Venez voir…

— Ça ne peut pas attendre ?

Sam s’avança vers le blessé.

— Le collègue s’occupe de vous. On en a pour deux minutes, tout au plus.

— Où est Sunny ? s’alarma le joggeur.

— Elle était avec moi. On vous la ramène.

Le pompier prit deux Kleenex mentholés, les tendit à son supérieur et fit demi-tour sans lui laisser d’autre choix que de le suivre.

— On va où ? Tu pourrais dire ce qui se passe !

En entrant dans la galerie, le toubib cessa de poser des questions. Il ajusta les mouchoirs pour bloquer l’odeur de putréfaction et, le regard rivé sur le halo de la torche, il progressa jusqu’à la macabre forme brune épinglée par le faisceau de lumière blanche.

Adossé dans une position d’abandon, la tête appuyée contre la paroi métallique, le cadavre était nu.

Submergés par la pestilence, pris de nausées, ils firent aussitôt demi-tour. Suffocants, les visages convulsés, les deux hommes forcèrent le roncier pour échapper à la puanteur qui avait envahi l’abri, la clairière.

— On peut être mis dans la confidence ?

Malgré son trouble, le médecin perçut l’irritation du joggeur.

— Absolument, souffla-t-il en regardant par-dessus les prunelliers.

Des écharpes de brume blanche montaient du lac.

— Une galerie part de la cabane et votre chienne y a découvert un cadavre.

— Un cadavre… d’homme !?

— D’homme. L’odeur a attiré l’épagneule. Désolé de vous avoir fait patienter. On s’occupe de vous.

L’autre peut attendre.

— Pour remonter, je préfère le harnais.

— Pardon ?

Le médecin avait du mal à se concentrer. Ce n’était pas tant le macchabée que l’endroit qui le faisaient cogiter.

Un cachot. Un cercueil de pierre et de fer.

2

24 décembre 2018, 11 h 50

Baptiste avait traîné au lit. Rien ni personne ne le pressait. Deux semaines de vacances. D’habitude, il n’en prenait qu’une entre Noël et le Nouvel An. Ce n’était pas tant la fatigue que l’envie d’une plus grande pause. Il se sentait bien. Il l’était rarement, évitait même de le dire sauf en touchant du bois ou de « la peau de singe ».

Lui qui prenait toujours sa voiture, se garait à la sauvage pour gratter des secondes, était venu à pied. Huit ou neuf cents mètres jusqu’à la boulangerie. Pas non plus le bout du monde. Malgré la file de clients, il avait cédé son tour à un petit vieux secoué par des quintes de toux.

Deux personnes portaient des masques de protection. Dans le quartier, un homme était mort. Un asthmatique. Un fragile des poumons. Cela rassurait un peu. La grippe, qui d’habitude emportait les vieux, terrassait aujourd’hui les jeunes. Celle dont on parlait hier sans crainte, parce que lointaine, presque normale dans ces pays plombés par la misère, frappait aujourd’hui à nos portes ; celle qui n’était qu’une rumeur s’identifiait désormais à un voisin, à un proche.

Baptiste n’ignorait pas la dangerosité du Coronavirus, mais il se disait que porter des masques et se laver les mains cent fois par jour ne changeraient pas ce qui était en marche. Tout en triturant la monnaie pour sa baguette grand siècle, il observait l’ado, visage pâle, lèvres cerise, paupières nacrées, qui faisait la navette depuis le laboratoire d’où parvenait le flot continu d’une radio.

Pour chacun, il existe des mots qui frappent comme un maillet sur un gong. Parmi les informations du flash info de midi, il n’en fallut qu’un pour alerter Baptiste et le reste du commentaire pour le consumer. Il lutta pour ne pas rompre la file, bousculer ces larves qui le collaient, gicler dehors. Les yeux rivés sur le clignotement de la guirlande bleue déroulée en bas de la vitrine, loin des éternuements du vieux et des regards assassins braqués sur le malheureux qui déployait un tire-jus à carreaux grand comme une serviette de table, il passa sa commande en mode automatique.

Dans la rue, le ciel était couleur de neige.

La baguette à la main, des cendres plein la tête, Baptiste resserra machinalement son écharpe et força le pas. Il regrettait de ne pas avoir pris sa voiture.

Il avait les nerfs.

3

24 décembre 2018, 15 heures

Le capitaine Le Maoût conduisait vite. En silence.

Pas de climatisation. Pas de radio. La Renault Mégane 3 était équipée d’un GPS, mais l’officier de police préférait le bon vieil Atlas routier. Plus qu’un itinéraire. Un voyage au gré des pictogrammes et des légendes colorées.

Un bout de rive, fin comme un cil, se découvrit entre des eaux planes et une langue herbeuse : le lac de Guerlédan.

Le policier jeta un coup d’œil sur le post-it pincé sur la grille centrale du tableau de bord. Sortie abbaye de Bon Repos. Il poursuivit sur la RN 164 tracée à flanc de coteau, déboula sur la crête. À sa gauche, un bocage vert et gris coulait en entonnoir jusqu’aux eaux argentées de l’anse de Landroannec. Au loin, sous la lumière rasante du soleil couchant, la forêt s’étendait à perte de vue. Une succession de monts pommelés verts et roux qui se courbaient jusqu’aux lignes sombres d’invisibles vallons. Un mouvement aux courbes harmonieuses, aux échancrures pleines de promesses. Une silhouette s’incrusta à ce cheminement de pensées, réveilla en lui un trouble qui régulièrement gangrenait son esprit.

Des années de thérapie avaient défait certains nœuds, vidé le trop-plein de douleurs pour ne pas sombrer dans la folie. Pour le reste, la chimie le plongeait dans des sommeils sans fêlure, inhibait ses angoisses, lui procurait quelques heures de pause, sans réelle sérénité.

Abbaye de Bon Repos. Prochaine sortie.

Il devait cette balade au Coronavirus du syndrome respiratoire du Moyen-Orient1.

La grippe du dromadaire après celle du poulet !

Le policier avait trouvé cela drôle avant qu’on ne la diagnostique chez un collègue revenu depuis peu du Qatar.

Psychose. Panique générale.

L’irresponsable avait dû contaminer tout le personnel. Dans les services regroupés boulevard de la Tour d’Auvergne, tous ou presque s’étaient soudain sentis fiévreux. Lorsque la secrétaire de son service était revenue après déjeuner avec des gants en latex, Le Maoût lui avait proposé une combinaison intégrale avec fumigation incorporée et masque à oxygène. Cela n’avait fait sourire personne. Deux autres collègues venaient d’être hospitalisés dans le service virologie du CHU de Pontchaillou.

Dans l’après-midi du 20 décembre, chacun avait reçu les consignes de sécurité. Port de masque obligatoire, plus de bisous-bisous, ni de poignées de mains, et prélèvement naso-pharyngé pour tout le monde. Les couloirs furent désertés. Chacun s’isola au mieux pour se préserver d’une maladie qui sentait la peste noire.

Selon la rumeur, des circulaires étaient parvenues dans les mairies pour établir des stocks de chaux vive et préparer des fosses communes.

Le spectre de l’horreur absolue.

Le soir même, la décision d’un service minimum jusqu’aux résultats des prélèvements remettait en cause le planning des congés de fin d’année.

Même si la peur lui encombrait rarement l’esprit, Le Maoût avait été soulagé d’être le lendemain sur la liste des aptes pour le service.

Le MERS-CoV ne le faisait plus sourire. Ni lui, ni personne.

Plus besoin de chercher l’information, tel un vent de panique, elle circulait partout. De plus en plus vite. De plus en plus folle.

Virus très contagieux, hautement pathogène. Transmission interhumaine probable. Majoration importante du risque de pandémie.

Phase d’alerte. Cellule de crise au ministère de la Santé.

Le Maoût décéléra sur la bretelle de sortie et fila sur l’ancienne nationale jusqu’au panneau Gorges du Daoulas. Quelques maisons blanches, des potagers entourés de murets de pierres sèches et deux grandes arches en granit marquaient l’entrée de la ravine déjà envahie par l’ombre des escarpements.

Les véhicules de pompiers, de gendarmerie garés le long de la rivière en crue et le groupe électrogène posé sur le plateau d’un six-roues ne laissaient aucun doute. Il y était.

Iceblack. Si le terme employé par le joggeur avait aussitôt embarqué les chroniqueurs sur la conjonction de facteurs improbables tels que le verglas, la chute à l’entrée de la cabane, la présence de l’épagneule, le policier y percevait plus le doigt du destin. Aucun hasard là-dedans. La vie n’en était jamais faite. Tout n’était qu’emboîtement, rendez-vous.

Le Maoût se gara derrière les autres et sortit immédiatement. La ravine bruissait sous le vent glacial. Le policier remonta la fermeture de sa veste Khujo bleu marine qu’il s’était offerte pour Noël. Un premier vrai cadeau depuis cinq ans. Se faire plaisir, ce n’était pas son truc. Pour éviter les palabres et la congélation, il présenta sa carte de police au gendarme en faction et suivit le faisceau de câbles jusqu’aux crosses d’une échelle qui le descendit sur une langue de schiste. La beauté silencieuse du crépuscule sur les arbres dénudés et le lac gris mercure le happèrent le temps d’agripper la tête de la seconde échelle.

Sur la zone de vingt mètres carrés libérée du hallier, trois pompiers et deux gendarmes parlaient à voix basse. La mort incitait au silence.

L’OPJ les salua collégialement.

— Bonsoir. Le Maoût. SRPJ de Rennes.

— Bonsoir. C’est par là. Équipez-vous, c’est intenable, là-dedans.

Tout semblait dit.

Le Maoût s’avança vers l’entrée d’une petite construction en pierres plates, se pencha sur le carton ouvert. Protège-chaussures. Gants en latex. Charlottes. Masques. La totale.

— Ne lésinez pas sur le camphre, rajouta le pompier.

L’abri était éclairé comme un bloc opératoire. Les traces de pas sur le plancher le conduisirent à une toile de jute qu’il écarta avec délicatesse. Malgré le masque et les noix de camphre collées à ses narines, l’endroit puait la charogne. La mort et ses lieux improbables ! Il suivit la guirlande lumineuse fixée au schiste jusqu’à une silhouette en combinaison blanche accroupie devant une paroi en métal surexposée à la lumière d’un projecteur halogène. La mallette traces remplie de sachets et d’enveloppes à prélèvements l’agaça. Non pas qu’il estimât que l’entomologiste aurait dû l’attendre, mais il le privait de la primeur du moment et de la virginité du site. Il s’annonça par un « bonjour » discret.

L’expert tourna la tête, grogna un « bonsoir » inexpressif assourdi par le masque anti-putréfaction et reprit sa tâche. Le Maoût s’approcha. Une moue évocatrice plissa sa bouche lorsqu’il se pencha sur l’objet de son déplacement.

Le cadavre était nu. Pas de bijou. Pas même une alliance. Assis, le dos contre la paroi de schiste, les jambes allongées, l’épaule gauche et la tête appuyées contre la paroi métallique, le menton sur la poitrine, les mains ouvertes posées l’une sur l’autre au droit de son entrejambe. Pas de blessure profonde. Des plaies superficielles avaient scarifié le creux des paumes, des cuisses, les mollets. De ce qui avait dû être une chevelure abondante, une touffe de cheveux blonds pendait comme un postiche au-dessus de l’oreille droite. Entre des lambeaux de peaux parcheminés, l’os frontal apparaissait blanc tel un os de seiche.

Le policier détailla l’étroite prison de schiste et de fer. Des traces brunâtres maculaient le panneau métallique ainsi que la face visible de la porte. Sans déranger le scientifique, il la ramena vers lui, regarda la face arrière. Elle était propre, d’un gris souris uni. Les souillures ne recouvraient que l’intérieur du cachot.

Des excréments ou… du sang !

L’inconnu avait dû cogner des pieds, des mains, du front, jusqu’à épuisement. Une lente agonie avec la mort pour délivrance. Le Maoût s’imagina s’arracher les veines des poignets avec les dents plutôt que de crever comme ça seul dans le froid et les ténèbres. Peut-être. Fallait y être pour le savoir. Sa prothèse de jambe le lui rappelait chaque jour.

Devant lui, l’entomologiste remballait. Les mallettes à la main, il fit signe de la tête qu’il sortait.

Dehors, le couchant gommait déjà les lignes de crête. Comme s’il voulait s’octroyer un moment de réflexion avant de s’adresser au policier, l’expert ramassa minutieusement le masque à oxygène qu’il venait d’ôter.

Les présentations furent à l’image du froid qui frigorifiait la colline.

— Tisot.

— Le Maoût, SRPJ Rennes. Vous avez fait vite.

L’entomologiste ignora la remarque.

— Pour faire court, au vu des escouades présentes et de la probable stabilité de l’environnement, la mort remonte à quatre ou cinq mois. Plutôt cinq. Sexe masculin. Trente, quarante ans. Cheveux longs, blonds. Pas de vêtement. Pas d’objet ni de bijou. Nu. Maigre et nu.

— Quand aurons-nous votre rapport définitif ?

— Je ne me trompe pas sur la datation. Fin juillet début août.

— Bien, le masque, fit le policier en se collant la main grande ouverte sur le visage.

L’entomologiste ne l’écoutait plus. Il s’adressait aux hommes statufiés, raidis par l’attente et le froid.

— Quelqu’un pourrait m’aider à remonter le matériel jusqu’à ma voiture ?

Un gendarme se détacha du groupe, se chargea d’une des deux mallettes.

Le Maoût ravala le joyeux Noël qu’il avait sur les lèvres, se baissa pour déchirer le rabat de la boîte de masques et disparut dans la galerie. Impatient d’en avoir le cœur net, il s’agenouilla près du cadavre, glissa le carton sous la paroi métallique et le propulsa d’une pichenette. L’entendre glisser sur la pierre confirma sa pensée. La galerie se prolongeait.

Une seconde porte. Il poussa dessus, lui balança deux ou trois coups de savates dont il avait la manière et rebroussa chemin.

La brume nappait le lac, colonisait les flancs abrupts de la vallée. Au-delà du halo du projecteur à iodure, le ciel gris cendre basculait dans la nuit.

Le policier regarda sa montre. 16 h 10. Malgré le froid, les hommes restaient dehors. Épaules rentrées, cols relevés, mains dans les poches. L’impatience et l’exaspération perceptibles. Une journée interminable.

— C’est l’un de vous qui a découvert le corps ? demanda-t-il.

Le bonnet en grosse laine rouge enfoncé jusqu’à ses sourcils, un grand gaillard leva la main.

— Vous pouvez me raconter ?

Sam s’avança.

— Pour les autres, le corps est à transporter dans l’ambulance. Elle doit être arrivée. Merci.

Devant l’empressement des sapeurs, le policier précisa « en un morceau si possible » avant de se fixer de nouveau sur le bonnet rouge.

— Volontaire ?

— Dans les JSP depuis l’âge de 14 ans.

— Les… ?

— Les Jeunes Sapeurs-Pompiers…

— À quelle heure étiez-vous sur les lieux ?

— 9 h 40. Je suis descendu le premier. J’ai trouvé le blessé au milieu des broussailles. On a mis deux heures avec des tronçonneuses et des combinaisons de protection pour dégager les quelques mètres carrés où nous sommes.

— Et pour le cadavre ?

Le pompier raconta. La chienne, la galerie, la porte, le corps en putréfaction.

— L’odeur, vous l’aviez sentie en entrant dans l’abri ?

— Du tout. Sans l’épagneule, je n’aurais pas découvert la galerie.

— La serrure éclatée ?

— C’est moi. Entre les ronces et les prunelliers, impossible de poser un pied au sol.

— Quand vous êtes entrés dans la cabane, vous n’avez rien remarqué ?

— Non, il y avait des madriers empilés.

— Des traces de pas ?

— Aucune. À part un mulot, personne n’aurait pu entrer dans le cabanon en passant de ce côté. Et surtout pas un type à poil. Pire que du barbelé. Impénétrable.

— Impénétrable.

— C’est cela. En revanche, là-dessous, c’est du gruyère. Des salles d’extraction, des puits, des galeries. Le tout noyé en 1929 lors de la mise en eau du barrage.

Un bruit de pas. Un froissement de tissu imperméable. Les pompiers avaient fait vite.

Le Maoût jeta un coup d’œil sur la housse noire, remercia les hommes.

— Après, on remballe, cracha le porteur de tête.

Un ancien. Le visage fermé, du ras-le-bol dans le regard.

— J’aimerais savoir ce qu’il y a derrière la seconde porte, insista le policier.

Silence. Le temps du « merde » intérieur.

— C’est plus nos oignons.

— Je comprends. Nous sommes le soir de Noël, vous avez poireauté toute la…

— Content de vous l’entendre dire. On en a juste marre.

— J’aimerais simplement comprendre comment et par où il est arrivé. D’après votre collègue, impossible d’entrer par les…

— Sam, tu t’en occupes. Une demi-heure. Le matériel est sur la corniche. On n’a pas prévu de réveillonner ici, grogna l’ancien.

Le bonnet rouge opina.

— Merci. Joyeux Noël, lança Le Maoût en rentrant dans le cabanon.

À la place du cadavre, des insectes nécrophages erraient à la recherche de leur hôte. Rien d’autre.

Sam ne fut pas long à revenir avec le matériel. Disqueuse, petit projecteur, câble passé en bandoulière.

— Grand le trou ? demanda-t-il.

— Si ce n’est pas plus compliqué…

Le sapeur ajusta ses lunettes et attaqua le panneau par le centre dans une gerbe d’étincelles qui obligea le policier à s’écarter. Deux minutes plus tard, un carré de tôle tombait sur la roche et un mélange âcre d’odeurs d’acier en fusion, de bakélite et de peinture brûlée remplaçait celle de putréfaction.

Le buste dans l’ouverture, Le Maoût pointa sa torche, l’éteignit d’un geste réflexe.

Une lueur nichée au creux de la terre.

Doutant de ce qu’il venait de voir, le policier cligna des paupières pour chasser la myriade étincelante encore imprimée sur ses rétines et ralluma la torche.

Dans la fumée blanche et les particules de métal qui floutaient l’espace, il perçut un bout de grille, des structures élancées semblables aux gargouilles de Notre Dame. Il se contorsionna, se tordit le cou, découvrit la porte. Pas de poignée ni de serrure. Dans l’angle supérieur, un ressort à boudin en assurait la fermeture par l’enclenchement automatique d’un pêne dans la roche.

Ouverture à sens unique et… des traces brunes.

Le ressort tronçonné, la porte plaquée contre la paroi, les deux hommes s’avancèrent à petits pas. Dans la lumière de l’halogène, un portillon grillagé était entrouvert sur la gueule obscure d’un large puits. Fixés à une paire de lourdes potences en fonte, que le policier avait prise pour des gargouilles, deux gros câbles en acier se perdaient dans les profondeurs.

Sam débrancha la disqueuse, connecta le projecteur sur la rallonge et le tendit au policier.

— Cinquante mètres. On n’a pas plus long, précisa-t-il.

L’halogène à bout de bras, le policier éclaira la petite salle circulaire, la voûte, le treillis métallique spitté au plafond de roche. Tout était là. Un puits grillagé entouré d’une coursive. Pas de corde, pas d’échelle. Il revint vers la porte du sas, la referma. Les traces brunes suivaient l’huisserie métallique, recouvraient le pêne.

Le policier sentit la montée d’adrénaline, l’accélération de son pouls. S’il ne voulait pas s’en convaincre, le type était sorti de ce trou en se hissant à l’un des câbles. Un jaillissement d’aiguilles rouillées qui l’avait écorché vif, pénétré jusqu’aux os. Il braqua le projecteur à la base du portillon. Une auréole brunâtre recouvrait la roche, se prolongeait en une traînée qui traversait la coursive, suivait le pied de paroi tout autour de la salle jusqu’au pied de l’huisserie métallique.

La trajectoire la plus longue, la plus absurde. Celle d’un aveugle ou d’un individu perdu dans l’obscurité la plus totale. Le puits vaincu, le type avait rampé dans les ténèbres à la recherche d’une échappatoire.

Le Maoût imagina le fol espoir de l’homme lorsqu’il avait touché le froid de l’acier, manœuvré le verrou, ouvert la première porte, sa fébrilité quand il avait palpé chaque centimètre carré de la seconde porte à la recherche d’une poignée, d’un système d’ouverture, sans se rendre compte que l’autre s’était refermée dans son dos.

Combien de temps avait-il cogné avant de comprendre l’horrible réalité, avant de commencer à hurler ?

— Un sacré piège à cons, commenta Sam.

C’était cela. Imparable dans l’obscurité.

— Vous auriez ce qu’il faut pour descendre ? demanda Le Maoût.

— Là-dedans !?

— D’accord, on jette d’abord un coup d’œil.

— Vous avez entendu le chef. On s’en va. Plus question que vous descendiez seul dans ce trou. On n’y voit rien. Et puis, c’est Noël.

— Vous n’intervenez pas le soir de Noël ?

— Si, bien sûr ! C’est pas pareil. On est équipé et…

— Parfait alors !

— C’est n’importe quoi, maugréa le jeune sapeur en repartant vers la galerie.

Agrippé à la grille, le regard perdu dans les noirs abîmes, Le Maoût était certain que tout ce qu’il imaginait se trouvait là, inscrit quelque part dans un espace-temps qu’il ne pouvait atteindre. Même si le rapport médico-légal et la datation de la mort réduisaient le champ d’investigations, l’état de décomposition et l’absence d’indices rendraient très difficile l’identification de la victime. Chaque année, les disparitions se comptaient par milliers.

Pourquoi était-elle partie ? Sans un mot, une explication. Le policier ferma les yeux, sentit son corps se tendre vers le vide, ses doigts s’engourdir autour du métal.

— Pas non plus la peine de sauter, j’ai le matos.

La plaisanterie chassa la mélancolie du policier.

— Il y a un harnais, deux longes d’un mètre, deux autobloquants, une poignée de Jumar, un grigri, cinq mousquetons, un brin de cent mètres et une pédale de pied.

— Exactement ce qu’il faut.

L’assurance du policier étonna le jeune homme.

— Vous avez déjà pratiqué ?

— Pas depuis quelques années, mais c’est comme le vélo.

— Jamais entendu un grimpeur dire un truc pareil. Je n’en ai pas parlé au chef. Il vous interdirait de descendre.

— Il aurait raison. Ça va le faire, ne vous inquiétez pas.

— C’est vous qui le dites. Le brigadier se les gèle dans le cabanon. Il serait mieux ici.

Le Maoût apprécia l’attention.

— Je suis prudent et expérimenté, mais c’est une bonne idée. Dites-lui de venir.

— Descendez d’abord le projecteur. Cela vous donnera une idée de…

— Ils vont s’impatienter. Joyeux Noël. Je laisserai le matériel aux gendarmes.

— N’oubliez pas la pédale de pied, sinon vous allez galérer pour remonter, lança le jeune homme en repartant au pas de course.

L’inspection du puits révéla des parois verticales et, tout au fond, une plateforme rouillée accrochée aux deux filins d’acier. De cette hauteur, il ne distinguait pas les détails, mais rien ne traînait. Il mesura la corde. Dix-neuf fois sa taille. Trente-cinq mètres.

Tout à ses préparatifs, l’OPJ n’entendit pas l’arrivée du brigadier.

— Il fait meilleur ici. Ça caille sur la butte !

Le Maoût n’avait pas froid. Trop occupé.

— C’est profond ? reprit le gendarme.

— Imaginez dix étages.

L’étonnement stoppa le grelottement de l’uniforme.

— Vous avez déjà fait ça ?

— Jamais dans un puits. Vous avez eu des disparitions dans votre secteur l’été dernier ? questionna Le Maoût.

— Pas à ma connaissance. On annonce de la neige et du froid. Bien pour éliminer la vermine. Vous avez des collègues malades au SRPJ ?

Congestionné, les bras croisés sur la poitrine, le brigadier grimaça pour bloquer un éternuement.

— Vous avez l’air de maîtriser. Moi, je n’y connais rien. J’aurais la trouille.

Le Maoût accrocha le huit de descente au mousqueton du harnais et se laissa pendre au-dessus du vide.

— Assurez-vous que le câble ne s’accroche pas pendant ma descente.

Le brigadier sortit les mains de sa parka, les réchauffa l’une contre l’autre, et assura avec plaisir.

Deux minutes plus tard, le policier se posait sur la tôle rouillée de la cage. Tout comme le vélo, ça ne s’oubliait pas. Face à lui, une galerie obscure, plus large que celle du dessus, s’enfonçait dans la veine de schiste. Du gruyère, avait dit Sam. Il dégrafa le projecteur du harnais, éclaira rapidement l’entrée du boyau, revint sur le monte-charge. Pas le moindre débris. Aucune trace de pas, même ancienne. Juste les arabesques dessinées dans la poussière par la corde de rappel. Il s’accroupit, agrippa l’anneau de manœuvre de la trappe, s’arc-bouta pour la redresser, braqua l’halogène.

L’adrénaline fusa dans ses veines, le mit en apnée.

Deux crânes blancs. Des lambeaux de vêtements. Des ossements entremêlés. Des baskets de petites pointures. La mort remontait à des années. Des décennies, peut-être.

Le Maoût releva la tête.

— Il y a deux autres corps, là-dessous. Des gosses !

L’annonce perturba l’uniforme penché au-dessus du puits, car il s’éclipsa un court instant, reparut.

— J’accroche la rallonge. Je vais prévenir le chef.

Le Maoût acquiesça d’un signe de main et s’immobilisa. Une sensation soudaine cristallisait son attention, lui raidissait la nuque, les épaules. On l’observait. Il tenta de balayer l’impression en se disant que l’endroit était propice à l’imaginaire, mais il sentait la force du regard, en devinait la provenance. Il déplaça le projecteur pour obtenir un meilleur angle de vue sur la gueule d’encre ouverte dans son dos. Si au plus profond du tunnel, les ténèbres restaient impénétrables, entre chien et loup, une forme luisait. Une carapace noire, lisse, oblongue collée à la paroi de schiste.

— Alors ?

Profitant de la question qui faisait écho dans le puits, le policier orienta négligemment le projecteur dans l’axe du souterrain. Le faisceau ne dévoila que la terne et anguleuse paroi. Il n’avait pourtant pas rêvé. Perplexe, il releva le bas de sa veste, dégagea le Sig Sauer collé entre ses reins. La Maglite pointée à hauteur d’épaule, il avança dans la galerie jusqu’à les voir sur la roche.

Des taches d’humidité. Nettes. Superposées.

Quelque chose ou quelqu’un s’était récemment appuyé là. Une forme lisse, luisante.

Il n’était pas seul. Sa main droite glissa sur son arme, le pouce sur la sécurité du holster. Le faisceau de la lampe torche balayant la galerie, il reprit sa progression. Lentement. Les épaules collées à la paroi. Sur le qui-vive. La lumière du projecteur suspendu dans le puits avait disparu. À chaque pas, les ténèbres se faisaient plus profondes. La galerie, jusque-là d’un gabarit uniforme, s’élargissait, amorçait une légère descente. Le Maoût estima à deux cents mètres la distance parcourue. Aucun risque de se perdre, il n’avait emprunté qu’un seul boyau.

Un bruit à la résonance aérienne l’attira jusqu’à la rive d’un petit lac intérieur. Certainement l’une des chambres d’extraction évoquées par le sapeur. Des gouttes d’eau tombaient de la voûte, irisaient la surface de l’eau lisse comme du marbre noir. Le regard du policier sonda les profondeurs, se promena sur l’inaccessible plafond de la salle d’abattage. Pas de chemin ni de corniche, la paroi s’enfonçait à la verticale sous les eaux. Seule sortie, les quatre ou cinq mètres de margelle face à la galerie.

Le Maoût s’accroupit, éteignit la torche, plongea les doigts dans l’eau. Six, sept degrés, pas plus. Des ténèbres d’outre-tombe sans aucune possibilité de s’orienter ! Une eau glaciale ! Comment l’homme avait-il pu sortir de là ? Venait-il du grand lac ? Impossible sans un équipement de plongée. Pourquoi nu ?

Un frisson parcourut le policier. Trop fort pour une illusion. On l’observait encore. On le fixait avec une acuité féroce. Il se releva lentement, ralluma la torche, la garda sur la surface du lac, évita d’éclairer la cavité qu’il percevait maintenant, en face de lui, au ras de l’eau.

Du gruyère. Un gruyère mortifère.

Au fond de cet antre, il ne voulait provoquer personne. Surtout pas l’invisible. Il rebroussa chemin jusqu’au puits. Cent quatre-vingt-douze pas, sans se retourner. Dix étages au-dessus, les visages des gendarmes lui apparaissaient comme des citrouilles d’Halloween suspendues au rebord du puits. Il esquissa un temps mort pour échapper aux questions et se concentra sur sa remontée. Il s’éleva au début avec une belle amplitude, s’arrêta aux deux tiers de l’ascension pour souffler. Sans pédale de pieds, il aurait, en effet, galéré.

— Plus facile de descendre que de remonter ! plaisanta le brigadier.

Le Maoût effleura le câble le plus proche, sentit la morsure de l’acier. Comment l’inconnu avait-il fait ? Il remonta la poignée de Jumar et reprit son ascension.

— Pas si facile, en effet. J’imagine ce que notre inconnu a dû endurer, déclara-t-il avec un brin d’admiration en agrippant la main du brigadier.

— Deux gosses ! Vous êtes sûr ? coupa l’adjudant-chef.

— Certain. Dix-douze ans. Des garçons, au vu des lambeaux de vêtements. Plutôt des fringues d’été. Impossible de dater la mort. Dix, quinze ans. Peut-être plus.

Les gendarmes se regardèrent.

— Vingt-neuf ans ! L’été 89, deux gamins ont disparu aux abords du lac et n’ont jamais été retrouvés, commença l’adjudant-chef. Quand vous avez dit qu’il s’agissait de gosses, je suis sorti téléphoner. Mes beaux-parents sont de la région, ils s’en souviennent parfaitement. À l’époque, l’enquête a conclu à une noyade. Tous les indices menaient au lac. Les vélos près du ponton de Roch Trégnanton, la Game Boy d’un des garçons, cadeau d’un oncle en voyage à Tokyo, dans une barque à la dérive. Incroyable qu’ils n’aient pas été retrouvés à l’époque ! Le site était pourtant connu des gens d’ici !

— À l’époque, personne n’est sûrement descendu.

— Sûrement. Excusez-moi, mais pourquoi le SRPJ ?

Le ton posé n’arrivait pas à masquer l’agacement du sous-officier. Un grand sec. Ses cheveux blancs à la brosse et ses yeux bleu électrique rappelaient les Fremen de Dune.

— Il faudrait demander au procureur. Peut-être les évènements liés au virus. Sincèrement, je n’en sais rien.

— J’ai appelé le parquet et… qu’importe ! Trois cadavres au même endroit, vous en pensez quoi ?

Le Maoût attendit quelques secondes avant de répondre.

— Affaire classée pour les gamins sauf à ce qu’ils aient moins de neuf ans en 89. Pour le macchabée, au-delà de la force et de la rage nécessaires pour se hisser à l’un de ces câbles, je ne m’explique pas comment il a pu arriver jusque-là. Éteignez l’halogène et vous aurez une idée de…

— Nous l’avons fait quand vous étiez au fond. On a repéré les traces de sang au sol, sur les portes. Les ardoisières, ce sont une vingtaine de salles et trois kilomètres de galerie. Un labyrinthe où vous pouvez tourner en rond jusqu’à épuisement si vous n’appliquez pas des règles de sécurité.

— L’individu était nu et je n’ai vu aucun matériel, aucun vêtement là-dessous. Absolument rien. Ni ici. Nulle part. Pas même une pierre à traîner.

— Il aurait pu être obligé de tout abandonner.

— Si c’était un plongeur en solo, sauf à ce qu’il soit seul au monde, sa disparition aurait été signalée. Vous avez entendu l’entomologiste. La mort remonte à l’été dernier. Un homme blond, mince, autour de la trentaine.

— Rien de tel dans notre secteur.

— D’après les pompiers, impossible d’entrer dans la galerie par la colline.

— On confirme. Quand on est arrivé, ils n’avaient pas encore commencé le débroussaillage. Des ronces et des épines serrées comme un rouleau de barbelés. Impossible à traverser et encore moins pour une personne nue. Il est passé par le puits, s’est saigné sur les brins d’acier rouillés. Vous avez remarqué les chairs arrachées au creux des cuisses, des mollets, à l’intérieur des pieds ?

— J’ai vu. On en retrouvera sur les câbles pour faire les tests ADN. Vous connaissez des entrées par le lac ?

— Non.

— Je dois appeler le procureur pour lui annoncer la découverte des gamins. Il va certainement exiger la préservation du site.

— Préserver le site !

L’exclamation du chef étonna Le Maoût.

— Avec ce nouvel élément, c’est à lui de décider.

— Qui va s’y coller ? Vous ? Vous vous pointez six heures après la découverte du corps… seul qui plus est.

— Je suis venu quand on m’en a donné l’ordre. Je suis désolé d’être là, désolé que ce soit la veille de Noël, mais maintenant que j’y suis, je fais mon boulot.

— Je vous l’accorde. N’empêche que préserver un site pour un accident qui date de 89, cela n’a aucun sens. Aucun !

— Accident ! C’est votre avis, pas le mien.

— J’hallucine…

— Il vous faut combien de cadavres pour que vous n’halluciniez plus ? Allez-y, appelez le procureur.

— Je connais sa réponse. Vous pouvez comprendre que ça m’emmerde de demander à mes collègues de passer la soirée de Noël au fond de ce foutu puits et de se geler sur cette butte à la con. De plus, ils annoncent un paquet de neige. Pas idée non plus ! grommela l’adjudant-chef.

— Vous dites ?

— Le puits, vous auriez pu attendre demain !

— Ou jamais, comme il y a vingt-neuf ans.

Le chef de brigade encaissa sans détourner le regard.

1. MERS-CoV.

4

24 décembre 2018, 17 h 10

Sous le ciel de plomb, à travers la campagne immobile et muette, la rame fendait la grisaille dans un roulement sourd. Bleus, marron, violets, blancs. Quarante-huit conteneurs chargés au nord-est de la Roumanie. Cent vingt mille panneaux de contreplaqué. Fins. Pas chers. Assemblés en quelques secondes. De quoi absorber la première vague.

Prochain arrêt. Rennes. 20 h 12.

D’autres trains filaient vers Bordeaux, Marseille, Lyon, Strasbourg, Lille, Paris. Pas une minute à perdre. Le fléau s’était déjà mis à table chez les plus faibles avant de se repaître plus largement avec l’appétit féroce du Mal noir.

Dans deux semaines, on ensevelirait à tout va. De jour comme de nuit.

On brûlerait les corps, si nécessaire.

5

24 décembre 2018, 17 h 20

Autant que l’eau glacée, la colère faisait trembler Fañch.

Dans l’ombre de la galerie immergée, il regardait le policier s’éloigner vers le puits. Sûrement l’un des caïds du SRPJ qui se fichait de Noël comme de l’an 40. Pour se pointer au petit lac trente-cinq minutes après avoir découpé la seconde porte, le gaillard avait de la ressource. Il releva la démarche légèrement claudicante du flic. Celui-là n’était pas comme les autres. Un sombre. Un tenace qui l’avait déjà reniflé.

Pas du genre à croire au hasard. Les trois cadavres allaient attiser son imagination.

Fañch serra les poings. Trop tard pour changer les choses. Trop tard pour enrager. Tous les choix étaient les siens.

Il lui aurait suffi de pulvériser les squelettes et de les disperser dans les eaux noires, pour que les deux terreurs ne soient plus que l’ombre d’un souvenir. Il en avait eu mille fois le temps. Il y était même retourné. Une fois. Le jour d’arrivée du premier hôte dans la Nef. Il les avait regardées avec la pensée stupide que la haine qui le rongeait les faisait pleurer dans la mort. L’idée fantasque l’avait apaisé.

Despré !

Un rendez-vous bien plus qu’un hasard. Il en était maintenant certain.

Despré, le joggeur, le verglas, l’épagneule. Une improbable conjonction qui le ramenait aux deux petits cafards, à la racine du Mal. Les prémices de grands chamboulements. Le policier qui s’éloignait vers le puits, la main sur son holster, en était la preuve. Il lui avait manqué une heure pour que cet empilement d’évènements soit sans conséquence.

L’heure du vent contraire.

En revenant de Saint-Brieuc, il s’était arrêté chez l’Éliane. À peine avait-il sorti les deux sacs en plastique du van que la paysanne s’était pointée, vêtue de son inséparable combinaison vert épinard. Ils s’étaient serré la main. Le « Je te bise et rebise » ne faisait pas partie des habitudes de bon voisinage.

— Je ne pensais pas te voir. Tu n’es jamais là pour Noël, avait commencé l’Éliane.

Fañch avait fait demi-tour, pris la boîte de Mon Chéri à la liqueur.

— Tiens. C’est toujours la même chose.

— Très bien ! J’adore. T’as entendu à la radio ? Un cadavre dans les anciennes ardoisières. Nu comme un ver. Dans la galerie du haut, entre deux portes en fer. Un sarcophage, a dit le chef de brigade.

— Pépé m’a toujours affirmé que toutes les galeries avaient été bouchées.

— Faut croire que non. Je lui ai dit au chef, qu’il y avait eu beaucoup de monde l’été dernier pendant l’abaissement du lac. Tu t’en rappelles bien. J’avais mis des barrières pour les empêcher de se garer dans la cour. Les gens se faufilent partout. Va donc savoir comment il s’est retrouvé coincé là-dessous. Pas d’humeur, le chef. Interdiction de bouger quoi que ce soit avant l’arrivée de ceux de Rennes.

Fañch avait froncé les sourcils.

— Des policiers ! Ceux de Rennes, les caïds quoi ! Énervé le chef. Et le soir de Noël en plus ! Tu aurais pu le croiser, il vient de partir. Tu sais qu’il passe de temps en temps. Faut croire qu’il aime bien mon café.

Fañch savait.

L’œil de Moscou et les oreilles de l’Oncle Sam, l’Éliane était tout cela.

— Y a de quoi nourrir les fauves ?

— Oui et toi aussi. Il y a eu un étouffement hier soir. La foudre. Elle est tombée pas très loin. Tout a disjoncté. De l’orage fin décembre ici et des -30 °C aux États unis. Tout est détraqué ! Il y a la grippe où tu travailles ?

— Malheureusement !

— Je te laisse. Je ne voudrais pas finir trop tard. Je vais chercher la mère et avec la neige qu’ils annoncent…

— Joyeux Noël à vous deux !

— Pareil.

Fañch s’était empressé vers une baraque en tôle adossée au bâtiment. Le grand congélateur était plein. Les dindes énormes. Deux carcasses suffisaient pour remplir un sac.

Il connaissait l’Éliane depuis 1985. Infirmière en région parisienne. Tout le monde l’avait prise pour une folle lorsqu’elle avait racheté la vieille maison et construit un poulailler industriel. L’année de l’assèchement du lac. L’assec. Il ignorait le terme avant qu’il n’envahisse les journaux. Cela résonnait mieux que la vidange. On vidangeait les fosses.

L’assec ! Un retour aux sources. Le lac vide, la vallée dénudée retrouvait un visage lointain jailli du plus profond des âges. Un cours d’eau, des maisons en ruines, des écluses fantômes, des arbres pétrifiés sous les noires profondeurs. Un décor unique, une beauté post-apocalyptique.

Fañch en avait vécu deux.

En 1985, le 1er septembre, son grand-père lui avait révélé la cache sous la grange et la cathédrale de pierre. Un choc ! L’année de ses six ans. Celle du germe, de la racine du Mal.

En 2015. De fin avril à la Toussaint. Des centaines de milliers de curieux, d’abominables fouineurs. Une horreur. Six mois d’angoisse malgré la certitude que les trois salles les plus profondes creusées comme des chaudrons resteraient complètement immergées. Celle qui donnait sur le puits principal et les deux dernières reliées à la Nef par un siphon vertical. Mieux que des barreaux. Cent soixante-dix mètres d’eau et de ténèbres où, sans reconnaissance et sans équipement, on ne pouvait que se perdre et se noyer. Pour plus de sûreté, il avait, malgré tout, doublé les portes dans la galerie, côté puits principal. Riche idée !

14 h 40. Fañch avait garé le van Volkswagen dans la grange. La ferme se trouvait sur les crêtes derrière la maison neuve. On y accédait depuis la route communale par un improbable sentier coincé entre les carcasses colonisées par les ronces. Des voitures, des tracteurs, des machines agricoles, des gazinières, des machines à laver… une décharge. La cour, les champs voisins débordaient de ces squelettes rouillés perdus entre des dizaines de colonnes de pneus. Des hectares de pneus.

La ferme ! Le refuge. L’âme. La mère. Fañch. Tous l’appelaient Fañch. Tous sauf l’Autre. L’Autre ne l’appelait pas. L’Autre hurlait. Un beuglement dont on ne percevait que la dernière syllabe. « … çois ! ».

L’air glacé l’avait saisi à la descente du fourgon. L’Éliane disait vrai. Tout se détraquait. Des trombes d’eau, du vent en tempête et le lendemain, du froid que la météo annonçait polaire. Deux aboiements rauques avaient résonné dans les entrailles de la Terre. Razor, un amstaff. Contrairement à Pounds, il venait rarement l’accueillir. Fañch avait sorti les sacs et préparé aussitôt la marmite. Il ébouillantait toujours les dindes avant de les donner aux chiens.

Cinq minutes plus tard, une brassée de bois sec flambait dans le foyer en fonte. Avec un peu de chance, il serait dans le puits avant l’arrivée de « ceux de Rennes ». Il avait déplacé quelques fagots de bois, glissé la dalle de l’entrée sous le cendrier du four et une échelle en bois l’avait descendu au cœur du chaos de roches. Son matériel de plongée se trouvait sous terre, dans la cache d’Eugène. Nul ne connaissait l’endroit, nul ne savait qu’il plongeait. Il vivait en reclus. Personne ne venait à la ferme. Pas même l’Éliane. Les molosses n’incitaient guère, mais c’était ainsi, depuis longtemps.

Sans prendre le temps de refermer la trappe, il avait appuyé sur l’interrupteur. Pas de lumière. La réflexion de l’Éliane sur la foudre lui était revenue. Chercher le défaut sur une installation électrique pourrie lui avait pris une heure et les nerfs pour rien. Impossible de vérifier ses blocs. Il ne plongeait jamais sans avoir contrôlé son matériel de plongée. Cette fois, il n’avait pas le choix. Un grand sac kaki sur le dos, il avait dévalé la lande et le bois jusqu’au lac.

Il s’était mis à l’eau à 16 h 20. Une heure trop tard. Le temps d’en finir avec le passé. Accueilli à son émersion par le bruit de la disqueuse, il avait espéré que la poussière qui recouvrait la plateforme du monte-charge comblerait la curiosité des enquêteurs à l’image de ce qui s’était passé vingt-neuf ans plus tôt.

6

La Nef, 14 juillet 2018, 8 heures

Despré.

Si la distribution de la nourriture ne respectait aucune programmation pour éviter les habitudes, le rituel était toujours le même. Il se faisait depuis la chaire. Un petit balcon de pierre formé lors de l’effondrement partiel de la voûte.

Fañch frappait trois coups sur le garde-corps métallique de la chaire, attendait quelques secondes et allumait l’halogène braqué sur la Nef. Trente mètres plus bas, le Régisseur de la communauté effectuait l’appel des hôtes rassemblés, en rang, derrière lui. Seul le « Tous présents, Maître » déclenchait la descente du panier au bout d’une fine cordelette en nylon prévue pour ne supporter qu’une faible charge. Le Régisseur vidait le contenu du panier sur la table, s’inclinait en signe de remerciement et tendait le panier. Le tout durait trois minutes. Pas une seconde de plus. Et dans le silence.

Le Maître restait là-haut. Il réalisait ses observations de près depuis le petit lac intérieur, dans l’ombre d’une cavité de la roche. Jamais, il ne se mettait à leur portée.

Le matin du 14 juillet, Gros Riton, le Régisseur, commença son appel.

— L’Ancien ! Ducas ! Quatro ! Levil ! Vendredi !

L’un après l’autre, ils firent un pas de côté et répondirent « Présents ».

— Despré ! Absent, Maître. Depuis quatre jours, Maître.

La nouvelle n’inquiéta pas Fañch. D’autres avaient essayé. Tous s’étaient noyés. La plupart dans le premier siphon. Il s’apprêtait à poursuivre lorsque le coup de stress le liquéfia. Les eaux, qui habituellement flirtaient avec le sol de la Nef, luisaient plusieurs mètres en dessous.

Despré avait réussi.

Comme le bourdon de Notre-Dame, les mots résonnèrent dans sa tête puis le vide s’installa. Un vide immense, un trop-plein de détresse et de solitude qu’il compensa d’un cri terrifiant, interminable. L’onde traversa la Nef, figea les occupants, hérissa leurs chairs.

Le cerveau en ébullition, il éteignit le projecteur, remonta vers la grange. Quatre jours, Fañch ! Quatre jours ! Si ce monstre avait réussi, il aurait déjà fait parler de lui ! Pas le genre à se retrouver dehors sans foncer à la première gendarmerie. Malgré son regain d’optimisme, Fañch suivit le sentier des crêtes en compagnie de Pounds. Le niveau du lac avait chuté de plusieurs mètres. Des dizaines de visiteurs déambulaient dans le fond de la vallée désengloutie. La presse avait évoqué un abaissement faible et ponctuel. Faible et ponctuel ! Putain ! Aux abords de la ferme, tout était calme. Pas de voiture suspecte ni l’ombre d’un escadron de flics. Rien que le bourdonnement de la campagne sous le soleil écrasant.

Il se fustigea d’avoir paniqué devant ses hôtes. Trop d’angoisse ! Beaucoup trop ! Fallait que tout cela s’arrête. En attendant, pas question de laisser Despré pourrir entre deux eaux. Même mort, ce salopard était du genre à se retrouver en charpie au bout d’une canne à pêche.

Rien ne devait ressortir de la Nef. Comme pour les autres, il ramènerait le cadavre sur la berge du lac intérieur, le laisserait aux soins de la communauté de la Nef. Elle assurait la gestion et le partage des maigres biens des disparus. Fañch ne s’en mêlait pas. Il se contentait de treuiller la dépouille jusqu’à la chaire, la traînait dans la grange jusqu’à la chaudière. Razor et Pounds se chargeaient du reste. Cette fois, impossible de passer par le lac. Trop de monde. Trop de regards. Même par une nuit sans lune.

À minuit, il déroula la corde à nœuds qu’il avait attachée au garde-corps. Un tortillon de ficelles de round baller. Quarante-cinq mètres. Il interrompit plusieurs fois sa descente, sonda les ténèbres. Aucun droit à l’erreur. Pour les prisonniers, cette corde, c’était Noël avant l’heure, un pied de nez au désespoir. Tout résidait dans le silence le plus absolu. Personne ne devait s’apercevoir de rien.

Au trentième nœud, il toucha la roche, recula, sentit l’arête de schiste du petit lac et descendit de nouveau jusqu’à se glisser dans l’eau comme une ombre.

Pas de corps dans le siphon ni dans les deux salles totalement immergées. Une première. Et si Despré se trouvait toujours dans la Nef ? Si tout cela n’était qu’un stratagème pour le piéger ? Malgré l’angoissante idée de s’être fait berner, qu’ILS étaient déjà agrippés comme des rats le long de la corde, Gros Riton et Labbé en tête, Fañch poursuivit jusqu’à la première salle. La découverte sur la margelle de schiste d’un sac en plastique équipé d’un embout en caoutchouc lui noua le ventre. Courir ne servait à rien, mais il le fit jusqu’au puits principal. Les vêtements déchirés, ensanglantés et la lampe de poche en vrac éparpillés sur la plateforme métallique le mirent K.-O.

Despré avait réussi ce qu’il avait toujours jugé impossible.

Il flageolait sous la crise de panique lorsqu’il releva la tête, bloqua sa respiration. Des gémissements ! Despré ! Coincé dans le sas. Épuisé, au bord de l’inconscience après quatre jours de jeûne sec. Perdre sa lampe dans l’ascension l’avait irrémédiablement condamné. Sans lumière et sans outil, le salopard ne pouvait franchir l’ultime obstacle de la double porte. Avait-il au moins pris conscience qu’il s’était surpassé pour finir comme sa fille ? Sa fille de six ans qu’il enfermait dans un réduit infâme matelassé de déchets et d’excréments. L’ignoble ne la sortait que pour la battre, la torturer, jusqu’au jour où il l’avait « oubliée ». Oubliée ! Les psychologues avaient déclaré Despré irresponsable. Pas Fañch.

Fañch ramassa les débris dans les vêtements, nettoya la plateforme. Son regard s’arrêta sur la trappe. Il prit l’anneau, le relâcha. À quoi bon raviver les démons du passé.

À son retour, la corde avait disparu. Une lumière oscillait dans les airs. Les rats ! Combien avaient tenté leur chance ? Combien avaient atteint la chaire ? Grimper les trente-six mètres était difficile et trouver la sortie bien plus encore.

Fañch escalada la paroi taillée en espalier, se hissa sans bruit hors du puits. Accroupi, un genou posé sur la pierre, il sonda les ténèbres silencieuses. Il ne voyait rien, pas même le couteau de plongée dressé devant ses yeux. Peut-être se trouvaient-ils autour de lui, prêts à l’écharper ? Il frappa, fendit le vide. Les effets de Despré, qu’il pensait leur laisser en guise de message, volèrent dans le noir, s’échouèrent sur la roche avec un bruit de quincaillerie. Les stratagèmes les plus éculés fonctionnaient toujours. Instantanément, deux faisceaux de lumière trouèrent l’obscurité. L’un à sa gauche en hauteur, le second à sa droite rasait le sol, butait sur la corde enroulée. Lorsque son cri d’orfraie retentit dans la Nef, les lampes s’éteignirent. Sans attendre, il fit cinq pas vers la droite, tendit la main, trouva la tresse de ficelles bleues, alluma les deux torches de son masque de plongée.

Assis, la corde nouée autour de son torse, Levil esquissa un mouvement de recul. Malgré l’intensité des faisceaux, ses yeux demeurèrent écarquillés comme s’il craignait ne jamais pouvoir les rouvrir s’il les fermait. Une entaille profonde le balafrait de l’arcade à la pommette et du sang striait sa joue droite jusqu’à la commissure des lèvres. La signature de Gros Riton.

Levil tendit l’index vers la voûte, vers Labbé asphyxié par l’effort, bloqué par la trouille à une quinzaine de mètres.

— Il est mûr. Il suffit de secouer, chuchota Fañch.

Un rictus éclaira le visage balafré.

— Merci Maître. Gros Riton y est aussi. Tout là-haut. On ne le voit plus.

Fañch ricana.

Même s’il ne craignait pas les autres, il s’assura de leur position avant de bouger. Il termina par l’Ancien.

— Je suis là, garçon. J’ai retrouvé ma place dans les airs. Que le seigneur soit avec vous.

Le seigneur ! Fañch ne répondit pas.

— Approchez, Maître ! Approchez !

Un escalier taillé dans la roche et une échelle rudimentaire escamotable l’emmenèrent à une passerelle large d’un bon mètre. Suspendue au plafond, elle servait autrefois aux gueules bleues pour faire le tir et le décalabrage lorsque les bancs atteignaient deux fois la hauteur d’un homme. La résidence de Gros Riton, le dernier Régisseur en date.

— Vous pouvez monter. N’ayez aucune crainte.

— Je n’en ai pas. Cela fait longtemps que je n’ai pas entendu votre voix.

— Moi aussi, souffla l’Ancien.

Fañch releva son masque de plongée. L’Ancien éteignit sa lampe.

Pas besoin de parler pour se comprendre.

Des années-lumière les séparaient, mais ils s’estimaient.

Chacun à sa manière.

L’Ancien.

Le premier hôte de la Nef se suicida au bout de vingt-trois jours. Il noua sa chasuble remplie de pierres à ses pieds et se balança dans le puits. Le second résista quatre mois. Fañch le retrouva exsangue, les poignets en charpie.

L’Ancien passa le cap de la première année. De la Toussaint 2007 à celle de 2008, date d’arrivée programmée d’un nouvel hôte. La solitude ne l’effrayait pas. Des années d’isolement en psychiatrie ou en prison et son autocastration l’avaient libéré de ses pulsions. Totalement transformé.

Cette cathédrale souterraine, silencieuse, dépouillée de tout, lui apparaissait comme le purgatoire des âmes noires. Un peu plus d’éclairage l’aurait comblé, mais la baladeuse le satisfaisait. L’alimentation générale électrique de l’ancienne salle d’abattage sortait du puits. Sa provenance demeurait un mystère. Même pour Fañch.

Très vite, l’Ancien avait humblement demandé du fil nylon et des hameçons. S’il y avait de l’eau, il pouvait y avoir du poisson. Il n’eut pas une touche. Cet échec n’entama en rien sa résolution d’occuper sa vie pour ne pas attendre sa mort. Si l’eau ne lui apportait rien, il lui restait la roche. Un marteau, un burin, un ciseau. Les outils pour extraire, tailler, sculpter. Et peindre. Il avait commencé par des petits formats. Il excellait dans la paréidolie et trouvait toujours dans le relief de la pierre une forme qui lui servait de base pour composer ses tableaux, ses sculptures. Des bouts de vie. De cette vie qu’il aurait aimée. Proche des animaux et de la nature.

L’Ancien s’avéra être un artiste.

Écoulées par Fañch, ses œuvres lui avaient permis d’acheter du petit matériel, de diversifier sa production. Il se fabriqua une lampe en forme de pyramide. Les perforations dans les ardoises donnaient un éclairage bluffant. Magique. Fañch lui en commanda une pour son appartement de Saint-Brieuc. D’autres créations suivirent. Au bout de neuf mois, l’Ancien vivait de son art. Il aurait pu s’installer dans cette facilité, mais il lui fallait autre chose. De ce qui touche au nécessaire.

Le pain.

Il creusa un four à même la roche, posa six cents briques réfractaires pour le foyer et l’amorce de la hotte.

Le nécrophile, violeur sodomite, qui avait tué pour étreindre des dépouilles « plus fraîches », surprenait Fañch. Un mystère de complexité. La plupart des humains ne visitent jamais les plus sombres recoins de leurs âmes par crainte de s’y perdre et de rester prisonnier du Mal, lui l’avait fait pour redécouvrir la Lumière.

Un vendredi soir en rentrant de Saint-Brieuc, Fañch découvrit un bout de papier glissé sous la vieille porte pelée de la ferme.

N’ayez aucune peur, cette grotte est mon île.

Un royaume de paix.

Maître, ne soyez pas fâché.

Que la lumière divine vous éclaire.

L’Ancien !

Paniqué, Fañch se précipita dans les éboulis jusqu’à la chaire. Il entendit la petite perceuse avant de voir l’Ancien assis à son banc de travail. L’Ancien redressa la tête, se leva et, la main sur le cœur, se courba en signe d’allégeance.

Cette nuit-là, Fañch émergea du puits avec l’intention de le clouer au plancher de sa couchette. L’Ancien l’attendait. Il braqua sa lampe sur son geôlier, chercha son regard derrière le masque de plongée, appuya la pointe du poignard contre sa poitrine.

Ils se dirent tout, sans un mot.