Quai des disparus - Jean-Paul Le Denmat - E-Book

Quai des disparus E-Book

Jean-Paul Le Denmat

0,0

  • Herausgeber: Palémon
  • Kategorie: Krimi
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2022
Beschreibung

Alors qu’il a été muté au commissariat de Lille, Ludovic Le Maoût reçoit la visite d’une ancienne connaissance nantaise, dont le fils a été retrouvé mort dans la Loire. La mère du jeune homme ne croit pas à la thèse de l’accident. D’autant qu’au cours des mois précédents, plusieurs noyades énigmatiques ont été signalées aux abords de l’île de Nantes.
Parallèlement à cette affaire, une fosse commune est découverte dans une carrière de Calais. Les corps des victimes –des migrants, dont la disparition n’est jamais signalée – présentent des traces laissant craindre un trafic d’organes.
Deux enquêtes apparemment sans lien, mais qui vont entraîner Le Maoût sur la piste de trafiquants sans âme, des vampires du XXIe siècle prêts à tout pour toucher du doigt l’éternité…


À PROPOS DE L'AUTEUR


Né en 1953 dans le centre-Bretagne, Jean-Paul habite Guerlédan où il consacre aujourd’hui son temps à l’écriture.
Sa passion pour la littérature débute à l’âge de dix ans. Le film Le lit à colonnes le bouleverse et suscite une envie d’écrire qui ne l’a jamais quitté. Bien qu’amateur d’auteurs classiques – Steinbeck, Barjavel, Soljenitsyne, Clavel, Troyat, Kipling – il s’oriente dès ses premiers écrits vers le thriller. Un mélange de genres qui correspond parfaitement à son univers policier/fantastique/noir.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 497

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Couverture

Page de titre

Même si chaque opus des enquêtes du capitaine Le Maoût peut se lire indépendamment, celui-ci se situe chronologiquement entre La Stratégie des ombres et La nef des Damnés.

Retrouvez ces ouvrages sur www.palemon.fr.

CE LIVRE EST UN ROMAN.

Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres, des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant ou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

REMERCIEMENTS

Je remercie les éditions du Palémon pour leur confiance renouvelée. En particulier Delphine Hamon pour ses commentaires judicieux.

Un grand merci également à Christine, ma première lectrice ; à mes bêta-lecteurs(rices) Martine, Nathalie, Danièle, Olivier et Philippe pour leurs retours avisés ; aux chroniqueurs(ses), blogueurs(euses), lecteurs(rices) qui me suivent et me soutiennent depuis la parution de La nef des damnés.

À Christine

LIVRE PREMIER DES NOYAUX DANS LES PETITS FOURS

1. Camille

Mardi 15 décembre 2015

Le Maoût décrocha son téléphone.

— Oui. Qui ? Je ne connais pas. OK, je descends.

Le policier à l’accueil dans le hall principal de la DIPJ lui fit un signe de tête en direction du petit salon d’attente. Sur l’alignée de chaises noires, trois personnes patientaient. Écartées l’une de l’autre.

À son arrivée, la femme se leva. Grande, elle portait un manteau droit gris foncé sur un pull à col roulé plus clair, un pantalon noir à la coupe classique. Des cheveux bruns retombaient en boucles sur ses épaules et atténuaient la sévérité de l’ensemble.

Il s’avança, la main tendue.

— Bonjour, madame. Capitaine Ludovic Le Maoût.

Elle avait le teint pâle, les yeux marron foncé.

— Bonjour. Camille Masson. Désolée de vous déranger. Vous connaissiez bien mon mari. Norbert, il tenait le Waldeck à Nantes.

— Norbert. Oui, bien sûr. Comment va-t-il ?

— Pas très bien. Il… Il est hospitalisé.

— Ah ! Grave ?

La femme hocha la tête.

— Qu’est-ce qui vous amène à Lille ?

— La mort de Brice, notre fils.

La douleur. Le Maoût l’avait lue dans le regard de Camille. Une douleur profonde. Celle qui brûle sous les cendres même quand le brasier est éteint. Qui ancre la tristesse et la mélancolie pour toujours.

— Suivez-moi. Nous serons plus tranquilles dans mon bureau.

Ils prirent l’ascenseur jusqu’au sixième. Une montée silencieuse. Les portes s’ouvrirent sur un open space d’une dizaine de postes de travail envahis d’écrans d’ordinateur. Les mille visages de la face sombre de l’humanité s’affichaient là. Jour et nuit comme un intarissable film d’horreur. Homicides, affaires de pédopornographie, séquestrations, enlèvements et disparitions plus inquiétantes les unes que les autres. Ils longèrent la salle vers deux bureaux vitrés. Une plaque discrète, Capitaine L. Le Maoût. Le policier poussa la porte. Un vaste plateau d’angle en bois mélaminé prenait la moitié de la pièce avec trois écrans, un ordinateur portable, des bannettes superposées, des dossiers d’enquêtes, une box… Un tableau laqué blanc chargé d’annotations, des écussons de police et des calendriers cartonnés stabilotés de vert et de jaune occupaient de manière organisée la cloison amovible qui séparait les deux bureaux particuliers. Un classeur à colonnes et un fauteuil visiteur complétaient l’aménagement.

Le policier rapprocha le fauteuil.

— Voulez-vous un café ? Autre chose ?

— Non, merci.

Camille s’assit, droite, collée au dossier. Pieds et genoux serrés. Les mains posées sur les cuisses. Les doigts croisés. Elle était prête. Elle avait longtemps hésité avant de venir. Elle misait tout sur cette rencontre. Trop, certainement.

— Brice a disparu dans la nuit du 16 au 17 octobre. Il m’a appelée pour me prévenir qu’il sortait avec des amis de la fac de médecine. À vingt-trois ans, nous ne le laissons pas faire ce qu’il veut, mais il est en âge de vivre sa vie. Brice est notre seul enfant. Un gentil garçon, aimant, travailleur. Lui et ses amis ont fini dans une discothèque, au Hangar à Bananes.

Le policier hocha la tête. Il connaissait les quais de l’Île de Nantes.

— Brice a quitté les autres à deux heures cinquante. C’est précis parce que l’un de ses copains l’a charrié pour l’heure. Il n’est jamais rentré à la maison.

Camille baissa la tête. Ses yeux s’embuèrent. Ses épaules s’affaissèrent.

— Le 11 novembre, le patron d’un restaurant a appelé la police. Un corps flottait au milieu du bras de la Madeleine devant son établissement, le O’Deck. Il s’agissait de Brice. D’après l’autopsie, la mort serait due à une noyade par hydrocution. Aucune trace de coups ; les analyses toxicologiques ont révélé une alcoolémie de 0,7 gramme et la présence de marijuana, de haschisch et d’héroïne. Le tableau d’un toxico, d’un dépravé. Brice est l’exact opposé de ça.

Camille s’interrompit un court instant. Le Maoût ne la quittait pas des yeux. Il garda le silence pour ne pas rompre le récit.

— Quand on vous donne le résultat de l’autopsie en accentuant l’état de votre fils, ivre et drogué, vous ne criez pas, vous ne hurlez pas. Vous vous effondrez, écrasé sous la culpabilité. L’idée que vous venez de commettre le pire des crimes vous cloue au sol, face contre terre.

Camille redressa les épaules.

La tête haute, légèrement tournée, elle chercha, par-delà la fenêtre, la ligne d’acrotère du bâtiment voisin, un nuage plus sombre où accrocher son désespoir. Impossible de regarder le policier sans flancher.

— Quoi qu’il se soit passé, vous n’êtes responsable de rien. On ne maîtrise pas tout et surtout pas la vie des autres. Même celle de nos proches. La maladie, l’accident… cela arrive et on n’y peut généralement rien.

— C’est Norbert qui devait venir vous voir. Il m’en parlait tous les jours. Il s’est écroulé lorsque le corps de Brice a été retrouvé. AVC. Coma. Je dois donner mon accord pour le débrancher.

La voix de Camille était rauque, étranglée par le chagrin.

— Sincèrement désolé. Est-ce que l’Identité judiciaire a été saisie ?

— Non. Juste le service de médecine légale pour l’autopsie obligatoire. Pas de traumatisme, aucune trace de violence. Ses vêtements étaient intacts ; il portait encore sa montre, ses papiers, son portefeuille avec un peu d’argent. Pas de témoin faisant part d’une altercation. Les conclusions du légiste ont clôturé le dossier.

— Si un nouvel élément apparaît, la procédure sera reprise.

— Nous n’acceptons pas ! Brice est mort. Rien ni personne ne pourra changer cela, mais je connaissais bien mon fils.

— J’ai souvent entendu cela. Personne ne peut se mettre dans la tête d’un autre. Et encore moins dans celle de son enfant…

— Les policiers m’ont dit exactement la même chose. Vous êtes les spécialistes et capables, en deux minutes, de savoir qui était Brice. De me dire qu’il était un inconnu pour moi. Qu’il buvait, qu’il se…

— Madame, ce n’est pas ce que j’ai…

— Brice ne prenait ni héroïne ni cocaïne. Il lui arrivait de fumer de la beuh mélangée avec du tabac à rouler. Norbert l’ignorait. Moi, je le désapprouvais, mais je lui faisais confiance. Son ami de fac l’a vu partir. Il marchait sur la terrasse du bar voisin en direction du parking Wilson où il s’était garé à cent cinquante mètres. Pourquoi aurait-il fait un kilomètre six cents à pied et à l’opposé de son stationnement ? Ce n’est pas la façon de penser de Brice. Il s’est passé quelque chose entre le Hangar à Bananes et le parking. Je le prouverai, si personne ne veut le faire.

— Les collègues de Nantes ont fait leur travail. J’en suis certain.

— Pas moi. Il n’y a PAS EU d’enquête. Dès le départ, les enquêteurs ont privilégié la thèse accidentelle. Quant aux pouvoirs publics, ils cherchent plus à rassurer la population qu’à inciter la police à trouver la vérité. J’ai une piste. Un couple…

— Ce n’est pas à vous de faire ça, c’est à la…

— … police ! Le dossier a été clôturé. Vous croyez que je vais rester chez moi à pleurer sur la mort de mon fils ! Et bientôt sur celle de mon mari ! Il y a beaucoup d’affaires similaires. À Bordeaux, il a fallu trois ans après une plainte contre X pour homicide avant qu’une mère soit convoquée afin d’être informée des conclusions de l’enquête. Résultat ? Pas d’infraction pénale. Rien de plus que ce qu’elle avait déjà entendu lors de la clôture de la procédure initiale. Je ne vais pas attendre. C’est trop dur. Il ne me reste plus rien.

— L’enquête sera rouverte s’il y a un ou des éléments nouveaux. Désolé pour votre fils et pour Norbert.

— Brice ! Brice Masson, souffla Camille en fermant les paupières.

Des larmes coulèrent sur ses joues blêmes.

— Vous avez vu les bandes vidéo ?

— Non. J’en ai fait la demande. Depuis cinq semaines, et je n’ai toujours pas eu le rapport d’autopsie.

— Cela met parfois du temps.

— Je ne comprends pas qu’il faille toujours réclamer ce qui paraît être un dû. C’est scandaleux. J’aimerais qu’il leur arrive la même chose ! Comme si sa mort n’était pas suffisante, il a fallu qu’on le pointe comme un toxico… « Un choc nerveux dû à la chute » ! Brice était un très bon nageur. Il se baignait en mer, été comme hiver. Il aurait été capable de sortir de la Loire… Il a dit à l’ami qui l’a raccompagné à la sortie du club qu’il récupérait sa voiture et qu’il rentrait. S’il avait été ivre, il n’aurait jamais pris le risque d’avoir un accident ou de perdre son permis. Je connais mon fils. Vous pouvez tous dire le contraire. C’était l’idée de Norbert. Il vous estime beaucoup. Désolée de vous avoir dérangé.

Plus que de la déception et de l’abattement, il y avait maintenant de la colère dans sa voix, dans ses yeux. Le Maoût n’avait pas les mots pour apaiser tant de souffrance.

— Le dossier est classé, soupira-t-il en la regardant droit dans les yeux. Il faudrait une décision d’un magistrat et…

Camille se leva, remit nerveusement la chaise à sa place.

— Brice n’est pas mort accidentellement. Je questionne. Les gens parlent. Il y a des coïncidences tellement troublantes que je m’interroge sur l’intégrité de certains de vos collègues. Je n’aurais pas dû venir. Je me suis trompée.

La sonnerie de l’ascenseur tinta, les portes s’ouvrirent.

Camille entra dans la cabine, appuya sur la touche 0. Des larmes plein les yeux, la gorge trop serrée pour parler, elle ne se retourna pas. L’espoir qui la tenait debout venait de mourir. Les portes se refermèrent. Elle était désormais seule avec cette horrible douleur qu’elle allait devoir porter jusqu’au bout.

La tête empoisonnée de n’avoir pu la réconforter, le policier regagna son bureau, s’assit. Fatigué, soudain. Appeler les collègues de Nantes… Arnaud. Des mois qu’il aurait dû prendre de ses nouvelles. Il se sentit moche. Il décala son fauteuil devant son clavier d’ordinateur, tapota un message sur l’intranet.

Y’a un topo sur les noyades accidentelles de jeunes gens après soirées arrosées ?

Deux coups secs, la porte de son bureau s’ouvrit sur des mèches châtain foncé en bataille sur le front, une barbe de trois jours, des yeux noisette, de légères fossettes, un sourire malicieux à peine esquissé. Prat.

— J’ai un topo. En dix ans, il y a eu, à la louche, quarante morts dans des circonstances similaires. Lille, Nantes, Bordeaux. Toujours les mêmes conclusions. Noyade accidentelle. À part une ou deux exceptions, les corps sont retrouvés quelques semaines plus tard.

— Ça te dit quelque chose un cocktail de marijuana, haschisch, héroïne ?

— Un impérial. Tu mixes un trait d’héro et tu mélanges avec du tabac. J’ai pas testé, mais ça doit défoncer. Chargé avec ça, si tu tombes à la flotte, tu risques de boire la tasse.

— Il y a une constante comme bruns, homo, musulmans, juifs, racistes… ?

— Rien que de jeunes hommes entre vingt et vingt-cinq ans.

— Ce qui me gêne, c’est qu’on part sur l’idée de l’accident jusqu’à preuve du contraire, mais on ne semble pas très soucieux de rechercher la PREUVE.

— Un lien avec la femme qui était dans votre bureau ?

— Son fils. Disparu la nuit du 16 au 17 octobre à Nantes, retrouvé le 11 novembre dans la Loire près de l’Île de Nantes.

— On les repêche presque tous dans ce secteur. Vous allez faire quelque chose ?

— Affaire classée. Je vais quand même appeler les collègues nantais.

2. Un grain de sable

Ferques – jeudi 24 décembre 2015 – 8 heures

Lorsque le contremaître de la carrière annonça au pelleteur qu’on lui avait demandé de revenir la matinée pour charger de la boue, ce dernier ne put s’empêcher de râler.

— Tu déconnes ! Mets une vieille pelle…

— Marcel ! Il faut un « grand bras ». Tu vas prendre des échantillons de la couche supérieure, à moins dix, moins vingt et moins trente mètres. Trois ou quatre godets de chaque.

— C’est fait pour la roche, pas pour la vase ! Je vais passer deux heures à la laver.

— T’auras fini à midi avec un joli bonus. Et puis, c’est pas de la vase…

Le chauffeur sortit du bureau, dégoûté. Pas de la vase ! Tu parles !

Une demi-heure plus tard, il stoppait les chenilles de la « cent tonnes » au bord de l’ancienne fosse d’extraction. Trente hectares. Quarante mètres de fond. Pas besoin de cercueil s’il culbutait là-dedans avec son engin. Lui qui redoutait de mourir noyé n’imaginait pas s’enfoncer lentement, sentir la boue obstruer ses narines, sa bouche, sa gorge. Une horreur ! Il chargea les échantillons prélevés en surface, plongea le bras à moins dix mètres, le ramena, donna quelques secousses pour se débarrasser du débris qui dépassait du godet rempli à ras bord. Ce qu’il avait pris au premier coup d’œil pour un morceau de bois lui apparaissait maintenant plus nettement au fur et à mesure de l’écoulement de la vase. Marcel se racla la gorge, se passa plusieurs fois la langue sur ses lèvres, dirigea la flèche vers la cabine. Ses yeux ne quittaient plus ce qu’il avait reconnu depuis quelques secondes. Une main à moitié ouverte, un bras… Les doigts crispés sur les joysticks, le chauffeur fit pivoter la tourelle, déposa le godet sur la rive et appela le contremaître avec son portable.

— J’ai ramené un corps. Un corps humain.

Le temps de descendre, d’allumer une cigarette, un véhicule de la direction s’arrêtait près du chantier dans un raclement de caillasse. Le contremaître n’était pas venu seul. Le visage tendu et inquiet, les sourcils froncés, Flahaut, le responsable d’exploitation, sortit de la camionnette, s’approcha du godet. Bloqua sur la main roide, grise, jaillie de la glaise.

— Et merde !

Il ne s’épancha guère sur le cadavre dont on distinguait maintenant les contours de la tête, la naissance du cou, des épaules.

— On stoppe tout. On bâche le godet et on sécurise autour des machines. Pas un mot de ceci avant l’arrivée de la police. OK ? À personne.

Les deux chauffeurs opinèrent.

— Ça va ? Pas besoin d’une aide psychologique ?

Les deux hommes se regardèrent.

— C’est pas le premier que je vois. Mon père et mon frère aîné ont été tués dans le coup de grisou de la fosse Saint-Amé. Quarante-deux mineurs y sont restés. J’avais dix ans à l’époque. Mais je prendrais bien un petit café, suggéra Marcel en fermant la cabine de sa machine.

— Bien sûr. Kévin ?

Le chauffeur du dumper secoua la tête.

— Non. Je reste pour poser les barrières.

— Surtout, vous n’en parlez à PERSONNE. Pas de coup de fil. OK ?

De retour dans les bureaux, Flahaut appela le DG.

Un cadavre nu ! L’imaginaire peu fertile de Varois limitait sa réflexion à des questions pragmatiques. Aucune image de corps putréfié, de chair en lambeaux. Dès son arrivée à la carrière, il embarqua avec Flahaut, posa aussitôt LA question avec l’espoir d’une réponse qui le débarrasserait d’une quelconque responsabilité.

— Comment est-ce possible ?

Une grimace déforma la gueule chiffonnée du responsable d’exploitation. Varois n’insista pas. Il se laissa bringuebaler sur la piste caillouteuse vers les silhouettes jaunes, immobiles, engluées dans la brume légère qui s’élevait de l’étang de boue. Le regard du DG tomba sur la bâche noire recouvrant le godet de la machine. Sa respiration se fit plus forte. Sa main saisit la poignée, ouvrit la portière. Un silence de fin du monde. D’un pas mécanique, presque solennel, il s’avança sous la pluie fine, pénétrante. Devant lui, la bâche glissa au sol. La « chose » était bien réelle. Une sorte de momie avec d’étranges boursouflures entre le sternum et le pubis. Varois recula. Releva nerveusement le col de son manteau et regagna la voiture sans avoir dit un mot. Pas non plus de quoi palabrer.

Dès son retour dans les bureaux, il se réfugia dans le sien, débriefa avec la direction générale. Le dernier coup de fil se passa entre l’un des coprésidents du Groupe CDC et le cabinet du préfet.

Chacun selon son monde et selon son rang.

3. Des noyaux dans les petits fours

10 h 30

Le visage empreint d’une profonde inquiétude, Varois avait rassemblé tout le monde dans la salle de réunion. Devant le feu croisé des regards pleins d’une curiosité prudente, il crut opportun de préciser :

— Le procureur Machard a nommé des policiers de la DIPJ de Lille.

— Pourquoi pas ceux de Calais ? demanda Marcel.

Ça lui paraissait plus logique et plus rapide. Des flics restaient des flics. Cette attente lui pesait. Il avait beau n’y être pour rien, un léger sentiment de culpabilité lui nouait l’estomac. S’il avait plongé le godet plus à droite ou plus à gauche, il n’aurait pas été là à ronger son frein… Pile dessus. Putain ! Peut-être même que les chefs allaient lui en vouloir. Pour un petit bonus, il était servi !

— C’est le procureur de la République qui décide du service de police.

— Moi qui avais promis d’aider pour le réveillon, maugréa Marcel comme pour lui-même. Le premier godet à moins dix mètres, et hop ! Bizarre quand même.

Personne n’osa renchérir. Le DG s’avança vers la fenêtre. Feux de croisement allumés, une voiture blanche banalisée venait de se pointer à l’entrée du site.

— Ils sont là. Guy, je vous laisse les accueillir. Kévin, refermez derrière eux et prévenez si quelqu’un d’autre se présente.

Les yeux rivés sur l’ouverture du portail, Flahaut enfila sa parka, sortit sous la pluie. La 308 société blanche traversa le parking, s’arrêta à sa hauteur. La vitre côté chauffeur s’abaissa.

— Bonjour. Le Maoût, DIPJ de Lille.

Le chef d’exploitation se pressa vers sa voiture et précéda les policiers sur l’enchevêtrement de pistes détrempées qui desservaient l’immense site d’extraction.

Vestes jaunes à bandes grises, capuches relevées, trois silhouettes les attendaient près des engins en stand-by. L’une d’entre elles s’avança.

— Messieurs. Pierre Varois, directeur du site de Ferques. Guy Flahaut, responsable d’exploitation. Marcel Caron, le chauffeur qui a sorti le corps.

— Bonjour. Capitaine Ludovic Le Maoût. Lieutenant Luc Voghel.

— Nous aurions souhaité libérer les chauffeurs… Ils font déjà des heures supplémentaires…

— Si vous permettez.

Les policiers firent demi-tour jusqu’au coffre de la voiture. Bottes. Veste imperméable à capuche avec un « POLICE JUDICIAIRE » blanc fluorescent flanqué au dos. Ainsi équipés, ils s’avancèrent vers le godet. Le Maoût retira la bâche, l’étala sur le sol, fit signe à Marcel d’avancer.

— Vous pouvez y déposer le corps ?

Le chauffeur acquiesça. Sous les mains expertes, le pendulaire s’allongea, le godet s’ouvrit. Le cadavre glissa lentement sur le ventre. Le Maoût enfila des gants, s’approcha du macchabée sous les flashs de l’appareil photo.

— C’est bon, on ne va pas en faire un album ! Aide-moi à le retourner.

Voghel passa le Nikon en bandoulière.

Une sculpture en papier mâché. Des bouts de derme parcheminé, couleur de figue sèche, apparaissaient sur le front, la poitrine, les cuisses. Des bourrelets boueux formaient une ligne du sternum à la peau fripée d’un pénis et d’un scrotum desséchés. Le Maoût se pencha sur les chevilles. Ligature fine sous la couche de vase. Fil de nylon.

La pluie tombait, de plus en plus dense. Le capitaine ramena la capuche sur son visage, regarda autour de lui. Comme l’exhalaison d’entrailles éventrées, un léger brouillard nappait les lacérations, les trouées, les saillies anguleuses, les roches mises à nu. Glauque.

— Vous en pensez quoi ? demanda Voghel.

Le Maoût rabattit la bâche sur le corps.

— Fais venir une ambulance. J’appelle le parquet.

— Monsieur le procureur Machard est déjà prévenu.

Le Maoût préféra ignorer la précision du DG debout derrière la clôture. Il détestait le genre « J’ai des relations ». Pas envie d’être désagréable d’autant que le patron l’avait débriefé. Le Groupe CDC était l’un des plus gros pourvoyeurs d’emplois de la région. En clair : pas d’initiative. Tu observes et tu rapportes. Il avait souri intérieurement en se disant qu’il devait avoir une tête d’épagneul. Nommé depuis cinq mois à la DIPJ de Lille, il avait conscience qu’il lui fallait apprendre les rouages et les mécanismes du secteur, éviter les impairs, ménager les sensibilités locales. Mieux que quiconque, il savait que l’application stricte du Code de procédure pénale ne suffisait pas pour être un bon flic. Les chemins de la vérité et de la justice serpentaient souvent au milieu des cloaques les plus abjects. Le démantèlement du Centre Parski avait rouvert chez lui d’anciennes et terribles blessures, l’avait plongé dans les ténèbres les plus profondes1. Et puis, il y avait eu Rita. Sa promotion au grade de capitaine. La DIPJ de Rennes. Souhaitant s’expatrier pour des raisons personnelles, on lui avait proposé Lille ou Marseille. Y ayant déjà fait un bref passage à sa sortie de l’École nationale de police, Lille fut son choix.

Le policier s’adressa à Flahaut.

— Ça fait longtemps que vous travaillez sur ce trou ?

— Le premier godet à cette profondeur.

— Wouah ! Mauvaise pioche !

Un cadavre nu, préparé de la sorte, et remonté au premier coup de godet, tenait soit du plus grand des hasards, soit annonçait une pêche miraculeuse.

Le policier s’enferma dans sa voiture, contacta le parquet de Boulogne. Le procureur Machard dirigeait plus spécialement le parquet de la JIRS2, en charge des affaires de grande délinquance et de crime organisé.

— Capitaine Le Maoût, DIPJ de Lille. Je vous appelle pour…

Une voix, douce et chantante, l’interrompit.

— Bonjour, capitaine. Je vous passe monsieur le procureur.

— Machard. Bonjour, Le Maoût. Racontez-moi.

Le policier rapporta ses maigres constatations, parla de son hésitation à faire se déplacer l’Identité judiciaire.

— Aucun doute quant au meurtre ?

— Aucun. Je m’interrogeais sur l’éventualité de sonder la zone, rajouta le policier.

Un léger blanc suivit la proposition. Le capitaine argumenta un peu plus.

— Quelques coups de godet ôteraient tous regrets ultérieurs. L’endroit est parfait pour…

— Faites, Le Maoût. Faites. Je vous laisse carte blanche, mais pas d’initiative sans mon accord. Tenez-moi informé dès la moindre nouveauté. Je souhaite une totale discrétion sur cette affaire. Vous connaissez le colportage. On trouve un corps dans une fosse et on évoque aussitôt un charnier. J’exagère à peine, Le Maoût. Vous-même, vous y avez pensé. Pierre Varois est-il sur place ?

— Il est là.

— NOUS ne voulons pas de rumeurs. Des faits. Vous saisissez, capitaine ?

Le Maoût comprenait parfaitement.

Terrain politico-économique.

Pas de cafouillage. Tout en finesse.

De retour sous la pluie, il s’adressa directement à Marcel.

— On y retourne.

Le coup d’œil du chauffeur vers le directeur n’échappa pas au policier.

— Ordre du procureur. Vous en pensez quoi ?

— Y’en aurait d’autres que ça ne m’étonnerait pas…

— Vous ressentez tout ce qu’il y a dans cette mélasse ?

Un éclair d’orgueil illumina le regard du chauffeur.

— Chaque vibration. C’est comme le prolongement de ma main. S’il y en a là-dessous, je vous les ramènerai. La fosse fait quarante mètres. Avec ce bras, je descendrai à vingt-sept mètres.

Le Maoût se tourna vers Flahaut.

— On drague le secteur sous le dégueuloir.

— Vous espérez quoi ?

— Je crains bien plus que je n’espère. Je dois vérifier qu’il n’y a rien d’autre à trouver. Le procureur souhaite une totale discrétion.

— Chez nous aussi. Les gars ont été briefés.

Le regard des deux hommes se posa un instant sur Varois. Statufié, le portable à l’oreille, le DG rendait compte.

— Identité judiciaire ?

La question de Voghel se perdit dans le ronflement du moteur de la pelle. La tourelle pivota. Le godet s’enfonça dans les sédiments.

Le Maoût s’écarta de l’engin en mouvement, fit signe à Flahaut de le suivre.

— L’accès à la carrière est sécurisé ?

— Un portail. Deux mètres de haut comme la clôture. Ouverture de sept heures à vingt et une heures. Fermé le week-end. Deux agents assurent la sécurité. Trois ou quatre nuits chacun par semaine suivant un planning.

— Vous faites souvent des interventions à cet endroit ?

— Jamais en vingt ans.

— Pourquoi aujourd’hui ?

— Des tests afin de valoriser ces fines argilo-calcaires dans les écomatériaux comme des briques de terre crue.

— Tous les gars ont accès à cet endroit ?

— Tous.

— Les voitures personnelles ?

— Interdites. Le parking se trouve près des bureaux. Les vigiles utilisent un véhicule de la société pour leur ronde. La carrière fait trois cent cinquante hectares.

Tout en discutant, les deux hommes surveillaient chaque remontée de godet. Le Maoût regretta d’avoir parlé d’endroit propice au procureur. Il devait apprendre à se taire.

— En dehors des gars de la carrière, qui connaît cet endroit ? Le dégueuloir, la vase.

— Difficile à dire. Nous organisons parfois des visites…

Un coup de klaxon interrompit la conversation.

Tous les regards se verrouillèrent sur l’énorme godet dégueulant son trop-plein de sédiments. Sur le corps échoué au milieu de la boue qui fluait sur la bâche, s’étalait la pierraille de la piste. Flahaut baissa la tête, ferma les yeux. Le fait divers virait au cauchemar. Figé sous la pluie, Le Maoût sentait son cœur cogner contre ses côtes, à ses tempes. Le tableau respirait l’horreur, la planification.

Et de deux. L’endroit idéal pour… balancer des corps…

— On va sonder toute la zone, marmonna le policier.

— Quelle merde ! bafouilla Flahaut après quelques secondes d’hébétude.

Varois s’était éloigné, hochait la tête.

Gantée d’une moufle épaisse en peau de mouton, sa main gauche s’animait dans la grisaille comme le personnage hystérique d’un théâtre de marionnettes.

Un flash éclata dans la grisaille du jour. Puis d’autres.

— S’ils sont là-dedans depuis des mois, ce qui doit être le cas, on ne devrait remonter que des ossements, observa Voghel.

Les bras collés à sa carcasse maigre et osseuse, le visage long, anguleux, la mâchoire carrée, le nez légèrement busqué, le lieutenant regardait les corps. Sous la capuche dégoulinante, ses grands yeux bleu clair brillaient comme des gemmes incrustées dans un visage de bois blanc.

— Il va se passer quoi ? Vous allez fermer la carrière ?

Les policiers tournèrent la tête. Le DG se tenait derrière la clôture. Les mains dans les poches. Impassible. Gris et froid comme la roche qu’il exploitait.

— On va sécuriser la zone et sonder la fosse jusqu’à ce qu’on ne remonte que de la boue. Votre responsable d’exploitation a eu une idée pour que nous progressions plus vite dans les recherches.

— Pour tout ce qui est technique, c’est avec lui qu’il faut voir. Je ne comprends pas comment ILS ont pu arriver là.

Coup de klaxon. Même plus la peine de regarder, un autre corps venait d’être remonté. Varois soupira. Derrière son calme apparent, on le sentait vibrant de nervosité.

— Pourquoi il klaxonne ? Guy ! Guy !

Flahaut s’approcha.

— Dites-lui d’arrêter de klaxonner. On se croirait à un concours de pêche. Je dois m’absenter. Je fais apporter des plateaux-repas pour le déjeuner. Pour une discrétion maximum, ne renforcez pas l’équipe. Le procureur souhaite que le transfert des corps à l’IML de Lille ne se fasse que dans la soirée. Trouvez un endroit pour les mettre à l’abri de la pluie.

— L’ancien atelier de mécanique, proposa Flahaut.

Varois regarda l’heure à sa montre.

— Désolé, on m’attend.

Le jour ne s’était pas levé. Pas vraiment. Sous un ciel horriblement bas, une pluie dense et continue avait remplacé la bruine et la brume du matin. Une journée de merde. Grise comme la mort.

13 h 30. Un petit bungalow de chantier ainsi qu’une camionnette transformée en corbillard occupaient la piste. Deux pelles à grand bras équipées de godets à lames ajourées effectuaient un ratissage croisé des fonds jusqu’à moins vingt-sept mètres.

18 h 45. Les engins se turent.

Striant le faisceau des halogènes, la pluie tombait dru, lourde. Elle crépitait sur le capot des véhicules, tambourinait sur les tôles nervurées du bungalow où Machard et Varois venaient de s’engouffrer. Ils étaient arrivés dans une rutilante Renault Talisman noire qu’ils avaient laissée devant les bureaux. Kévin avait pris le relais avec un engin de chantier moucheté comme une tenue de camouflage. Première halte à l’ancien atelier de mécanique. Malgré le froid humide, un fort relent de graisse, d’essence, d’huile de moteur imprégnait le local. Aucune odeur de mort. Absorbée, retenue dans les sables vasards. Devant l’alignement de sacs noirs, les deux hommes restèrent le temps d’un coup d’œil silencieux. Pas besoin de les compter. Leur nombre s’était incrusté dans leur cerveau comme un tatouage au fer rouge. Vingt-deux.

Dans le bungalow de chantier, un Thermos en acier gris, des gobelets et des tasses en plastique encombraient le plateau en contreplaqué qui faisait office de table.

Le procureur demanda à voir Marcel.

— Qu’en pensez-vous ?

— Deux heures qu’on ne remonte plus rien. Ce type de godet fonctionne comme un chalut, ça ramasse tout. Je peux presque affirmer qu’entre la surface et moins vingt-cinq mètres, il ne reste plus rien. Au fond de la fosse, j’peux pas dire. Comme c’est de la soupe, les corps jetés près de l’exutoire peuvent descendre profond.

— Et donc ?

— Il y en a probablement encore, marmonna Marcel en allumant une cigarette.

— Le Maoût ?

Haussement de sourcils.

Moue d’approbation.

— OK. Une supposition à ne pas ébruiter. L’horreur a ses limites, et aujourd’hui nous l’avons atteinte. Des véhicules sanitaires arrivent pour le transfert des corps. Le commissariat de Calais sécurise le site jusqu’à nouvel ordre. Merci pour votre collaboration. On nous attend à Bernes. Le Maoût, Voghel, vous êtes des nôtres.

En cinq mois d’exercice, Le Maoût n’avait pas eu l’occasion de rencontrer Machard. Il avait entendu parler d’un magistrat intègre au caractère bien trempé. Il avait vu un homme énergique et concis. La cinquantaine. Des épaules larges, le visage rond, le nez épais, les cheveux et sourcils grisonnants. Une allure bonhomme, s’il n’y avait eu la force de ses yeux bleu pâle planqués sous de lourdes paupières de batracien.

Devant la gravité de l’affaire, les instances judiciaires et politiques départementales convinrent de garder un black-out total jusqu’au point presse fixé à dix-neuf heures quinze au siège du Groupe CDC. Il fallait absolument maîtriser, calibrer l’information. Pas de propos approximatifs qui leur reviendraient plus tard en pleine gueule. Rien que des faits précis qui n’autoriseraient aucune supputation délirante.

Malgré l’annonce tardive du point presse et le filtrage à l’entrée, la grande salle de réunion était comble. Le magistrat prit la parole.

— Bonsoir. Tout d’abord, merci au Groupe CDC de nous accueillir dans ses locaux. Les évènements dont je vais faire état devaient être exposés clairement avant que la rumeur ne s’en empare et dénature les faits.

Le silence se fit. Profond. Presque insupportable.

— Lors d’une opération de curage dans l’une des fosses de décantation de la carrière de Ferques, un corps a été remonté à la surface, puis deux. À l’heure où je vous parle, vingt-deux corps ont été retirés des sédiments.

Un murmure de stupéfaction traversa l’assemblée.

— J’ai décidé de suspendre le dragage parce qu’aucune autre dépouille n’a été retrouvée après dix-sept heures. L’Institut médico-légal de Lille assurera les autopsies. J’ai confié l’enquête à la DIPJ de Lille. Le capitaine Le Maoût en a la responsabilité.

— S’agit-il du meurtre d’un groupe ou d’individus isolés ?

— Nous n’avons aucune piste. C’est tout pour aujourd’hui.

Un brouhaha s’éleva aussitôt. Le magistrat le fit taire d’un geste.

— Je ne peux vous donner les informations que je n’ai pas. Un autre point presse sera fait demain en fonction des évènements. Vous serez prévenus.

— Les corps portaient-ils des traces de violence ?

— Ils étaient recouverts d’une gangue de boue.

— Pourquoi la DIPJ de Lille ?

— La structure dispose des ressources capables de répondre efficacement à ce genre d’enquête et j’accorde une totale confiance au capitaine Le Maoût.

Les mains légèrement levées, comme pour se protéger du tir soutenu de questions, le procureur quitta rapidement la salle et rejoignit les policiers dans le couloir.

— J’ai sciemment occulté le fait qu’il reste le fond de la fosse à draguer. À part stopper les écoulements de boue, les dirigeants de CDC n’ont, pour l’instant, pas de solution technique à proposer. Inutile donc de parler d’un sujet qu’on ne maîtrise pas. Pour le reste, tenez-moi minutieusement informé, capitaine.

— Soyez sans crainte, monsieur le procureur.

— Je ne suis pas inquiet, j’ai peur du raz-de-marée, Le Maoût. Cette affaire est une bombe à retardement. Heureusement, rien n’est sorti dans les médias avant mon…

Une moue dubitative déforma la lèvre inférieure du policier.

— Rien, capitaine. On a vérifié. Au moins, il n’y aura pas trop de conneries à circuler, déclara le procureur en disparaissant dans le hall.

Le Maoût prit son portable.

— Flahaut ? Le Maoût. Pouvez-vous me donner les coordonnées des deux vigiles ? Il faut bien commencer par quelque chose. D’accord. Fréthun, c’est loin d’ici ? À vous de même.

Le Maoût composa aussitôt le numéro de Lefèbvre, insista longuement.

— Ça ne répond pas.

— C’est quand même la veille de Noël…

— Quinze kilomètres, d’après Flahaut. On y sera dans dix minutes. Vous aviez prévu quelque chose ? La dinde est au four et le champagne au frais ?

— On réveillonne toujours chez mes beaux-parents. L’an prochain, ce sera chez nous. Ma femme est enceinte de quatre mois. Et vous ?

— Même pas un chat pour partager le chapon. Du coup, je rempile pour le Nouvel An. Si on doit travailler ensemble, on pourrait se tutoyer.

— J’ai toujours vouvoyé mes supérieurs.

— OK. Pourquoi ont-ils associé la BRI et la PJ ?

— Faudra poser la question chez vous ou au procureur.

— Depuis combien de temps à Lille ?

— Trois ans. Et vous ?

— Cinq mois, presque six. Bizarre qu’on ne se soit pas même pas croisés.

— Je suis souvent à l’extérieur.

— Surveillances, infiltrations ?

— Vous êtes de la police ? plaisanta Voghel.

— Je t’aurais plutôt vu à la DGSI ou la DGSE. Je le trouve bien, Machard.

— Moi, pas trop. Et vous, vous savez marcher sur des œufs ?

— Non. En revanche, je sais faire une omelette quand c’est nécessaire.

Après la pluie de la journée, des nappes de brume blanche s’élevaient de la terre gorgée d’eau, flottaient en cohortes serrées, vous enveloppaient dans un monde ouaté et silencieux. Le Maoût conduisait au pas. Les vingt-deux corps lui prenaient déjà la tête, l’accaparaient tout entier. Depuis l’A16, les lumières du beffroi inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO transperçaient la nuit, scintillaient au-dessus de celles de la ville. Les préoccupations du policier le ramenèrent au ras du bitume, sur les quais. Là où la misère faisait son lit. Autant de cadavres sans aucune déclaration de disparition désignaient les camps de migrants et de réfugiés comme zone de prélèvement. Machard le savait. Tous le savaient. Peut-être même depuis l’exhumation du premier corps. D’où la BRI. Il avait vu les légers renflements de boue au niveau de l’abdomen. Certainement laissés par une couture grossière faite à même la chair. Il n’en avait pas parlé à Voghel. Pas confiance. Pas encore.

Le policier prit la bretelle en direction de Fréthun et de la gare TGV. Malgré le brouillard, il n’avait mis qu’un quart d’heure. Il serait aisément de retour à vingt et une heures pour rencontrer l’autre vigile à la carrière. De grandes lignes droites. Le rond-point éclairé de la bourgade. Deuxième à gauche. Rue des Prairies.

Le Maoût se sentit mieux, moins oppressé. Le moment pour parler. Un peu.

— Garçon ou fille ?

— On n’a pas demandé. On s’en fiche.

1. Voir La stratégie des ombres, même auteur, même collection.

2. Juridiction interrégionale spécialisée.

4. Le fossoyeur

Nicolas Lefèbvre finissait ses courses quand son téléphone bipa. SMS.

Tu passes prendre une bière

J’arrive.

Il s’avança vers les caisses, passa son caddy et boitilla vers le break Skoda Octavia garé sur l’une des places réservées aux handicapés proches de l’entrée du supermarché. Il manœuvra lentement, prit l’avenue Roger-Salengro en direction du centre-ville. Le message l’inquiétait. D’habitude, c’était toujours le jour avant une nuit de garde. Toujours la même heure, le même mode opératoire. Il n’aimait pas ça. Plus rien à foutre des guirlandes qui chapeautaient la rue. Il conduisit mécaniquement jusqu’au terme du boulevard Lafayette et pénétra dans une cour ceinturée de garages et de hauts murs gris. Ses yeux se fixèrent aussitôt sur la gueule obscure d’un hangar en tôle dans laquelle il s’engouffra. Petite manœuvre. Il se mit à cul devant la porte. Fermée. Et personne à l’attendre. L’imprévu le stressait. Quai du Commerce – par où il ressortait –, la circulation était dense. Au milieu du vrombissement des voitures, le claquement régulier d’une plaque de caniveau mal scellée résonnait dans la bâtisse silencieuse. Il regarda l’heure sur son portable : 19 h 12. Qu’est-ce qu’IL foutait !

Lefèbvre pianota un début de texto pour s’occuper l’esprit.

Comme Charles, j’attends Z

Une lueur délaya l’obscurité. Un frisson d’angoisse secoua Lefèbvre. Son regard fila sur le rétroviseur, s’arrêta sur la silhouette debout dans l’encadrement de la porte. Sombre. Immobile. Sèche. Zeb. Il ne l’avait vu qu’une fois. Le soir de leur première rencontre. Dans le bar, L’Étoile, à deux pas du port. Un soir d’alcool où il bavait son venin sur les rats de la « jungle » et exhibait sa prothèse. Un type l’avait accosté. Grand, maigre, la démarche un peu cassée. Casquette à large visière, lunettes noires, moustache fine et petit bouc ras. Ils avaient bu ensemble, trinqué à la France. Aux vrais Français. Vomi sur cette chienlit qui ne se levait à l’aube que le jour du versement des allocs. Putain de racaille ! Le type lui avait dit de se présenter le lendemain à une adresse. Un petit boulot au black. « Tu viens de la part de Zeb. » Sa vie avait changé. Il en avait retrouvé le goût ; dix ans ! Les belles années passaient toujours trop vite.

Il ne respirait plus. Son cœur martelait sa poitrine. Ce rendez-vous ne ressemblait en rien aux autres. Ses doigts effleurèrent la clé de contact. Son pied se posa sur l’embrayage. Il n’aurait pas dû reculer devant la porte. Trop tard.

La portière côté passager s’ouvrit. Zeb se coula sur le siège.

— Nico !

Une voix de fauve. Lefèbvre ne tourna pas la tête.

— Salut, répondit-il d’une voix blanche.

— Nico, tu m’avais juré qu’on ne les retrouverait jamais.

— Et je peux recommencer !

— Tu jures trop facilement, Nico. Vingt-deux ont été sortis de la boue. Et ce n’est pas terminé.

— Impossible !

— Vingt-deux ! Intacts ou presque. Ils sont des milliers à disparaître en Europe ; dix mille d’après Europol. Volatilisés, envolés ! Pfff. Morts, pas morts ? Personne n’en sait rien. Disparus. Tu sais ce qu’il y a de bien avec cette catégorie ?

Lefèbvre n’en avait rien à foutre. La trouille lui nouait le bide.

— Ils n’existent plus ! On peut donc en faire ce qu’on veut. De la pâtée pour chiens. Des esclaves. Du bétail. Certains ont de l’imagination pour ça. Tu vois, nous, on…

Un tic nerveux anima la joue droite du fossoyeur.

— J’sais…

— Rien du tout. Tu crois que c’est le Père Noël qui te file cinq cents euros par transfert ? Tu voulais pourtant en bouffer de l’Arabe et du Black, les éclater à l’arme lourde, les ratatiner au napalm quand t’as su que c’était à cause d’eux que tu ne serais plus qu’une merde d’infirme !

— J’avais la rage. Je me suis calmé.

— Tu t’embourgeoises, Nico. Pour garder le cap, faut avoir les crocs ou la haine.

Chez Zeb, ce devait être les deux.

— J’ai plus la haine. Tu m’as soigné en me trouvant du boulot. J’ai tout bien fait. Je les prends, et plouf !, dans la vase.

— Plouf… Tu attends au moins de les voir disparaître ? Hein, Nico ? Après tout ce que je leur ai enlevé, ils pourraient flotter. Tu fais ça, Nico ?

Lefèbvre hocha la tête.

— C’est bien. Incroyable ce que les produits transformés apportent comme plus-value. Les industriels de la bouffe ont compris ça. Et encore, moi, je ne fais que de la découpe. Fais pas cette tête ! Tu m’énerves. La bonté d’âme, ça pue le mielleux, la vaseline. Chaque année, trois millions d’enfants meurent de faim. On fait quoi ? Rien. Tout le monde s’en tape. J’aime cette indifférence. Elle me réconforte. À côté des industries de l’armement, du pétrole, de la chimie, de la bouffe, de la santé, de la finance, je suis un misérable artisan de la mort. Un bricoleur. On en a buté combien ? Soixante ! Une chiure de mouche dans la fosse à merde du monde. Tout ça pour dire que sur les milliers qui disparaissent, il faut que ce soit les TIENS qu’on remonte à la surface. T’imagines le bordel ? Est-ce que t’arrives à imaginer dans ta tête d’empaillé ?

Lefèbvre garda le silence. Il n’était pas charitable, mais le remords le tourmentait parfois. Des élans de compassion, de fraternité. Rien de très fort. Pas pour dire stop. Sauf à finir ouvert de la gorge au nombril. Un an après sa première embauche, Zeb l’avait « croisé ». Un soir. Par hasard. Il lui avait demandé s’il se pensait capable de prendre en charge des colis et de les faire disparaître. Se sentant redevable de son début de résurrection, il avait répondu avec une pointe de fierté qu’il connaissait l’endroit idéal. Fallait-il encore pouvoir y accéder. Quelques semaines plus tard, un poste de vigile se libérait aux Carrières du Calaisis.

— T’écoutes ou t’en as rien à branler ?

Lefèbvre baissa la tête, se tortilla sur le siège, glissa le portable dans le vide-poches de la portière.

— Je peux trouver une autre planque.

— Trop tard. Les médias vont se déchaîner. Les politiques se sentir merdeux. Les flics être sur les dents. Le bétail va se méfier. Une chienlit pour les affaires.

— La faute à pas de chance.

— T’aurais pu t’appeler comme ça. Qui, dans le personnel de la carrière, aurait le plus de facilités pour ce petit manège ?

— Les vigiles de nuit, bégaya Lefèbvre.

— Je sais, Nico. Tu vis toujours tout seul ? Pas de copine ?

— Non. Avec ma… mon… C’est pas…

— Elle kifferait peut-être. Un moignon, ça peut donner des idées.

Zeb sortit, se retourna avec le sourire.

— Les flics ne vont pas te lâcher. Fallait que je te prévienne. J’aimerais te montrer un truc.

Lefèbvre aurait préféré rester dans la voiture. Il s’y sentait à l’abri. Ses doigts quittèrent la clé de contact, son pied glissa de la pédale d’embrayage.

— T’arrives ? Je vais pas te bouffer !

Le fossoyeur sortit, ferma la portière. Il eut le temps de voir le Taser, le vol de confettis. Sous la décharge de cinquante mille volts, son corps se tendit comme un arc. Sa bouche s’ouvrit dans un cri rauque. Zeb ne souriait plus. Il l’attrapa par le col de sa veste, le traîna sur le béton poussiéreux vers la porte rouge. Une nouvelle impulsion le cambra, vibrant sous l’onde électrique. Cinq secondes. Une éternité. Un goût de sang dans la bouche, il s’affaissa. Vidé. Fracassé. Zeb le hissa sur une palette en bois, ferma la porte derrière eux. Le chariot électrique zig-zagua entre des îlots de caisses en carton empilées à hauteur d’homme.

— Tu pues ! T’en as plein le pantalon !

Lefèbvre s’en fichait. À demi inconscient, il planait à ras de terre. Le sol s’enfonça. Lentement. Le voile de béton défilant sous ses yeux lui donna la nausée. Il ferma les paupières. La descente s’arrêta dans un léger sursaut.

— Bouge ! Ouvre les yeux !

Une cave. Des murs en pierre. Un plafond en brique rouge. Un sol pavé avec un caniveau central en grès. De l’eau légèrement rosâtre y coulait, disparaissait en pied de mur.

— Les déchets passent sous les quais et sortent dans le canal. Rentre là-dedans.

Une grande cage avec des barreaux dignes d’un pénitencier de haute sécurité.

— C’est là qu’ils attendent. Dans celle-ci ou dans l’autre en face. On en sort un pour le labo. L’autre est là, comme toi, à regarder la flotte couler. D’abord claire puis rouge-vermillon avec des bouts de gras qui flottent. Il a le temps de se dire qu’il aurait mieux fait de rester dans son pays, attendre une bombe, une balle. La révolution. Ils peuvent gueuler. Une tombe, ce sous-sol. Certains attendent plusieurs jours. Rassure-toi, je leur donne à boire et à manger. Un peu d’humanité quand même. Je ne suis pas un monstre.

Un sourire éclaira le faciès anguleux, rasé de près. Des yeux creux et sombres. Des cheveux courts poivre et sel.

Lefèbvre détourna le regard vers la cloison blanche.

— Ça t’intéresse ? T’as raison, autant tout voir. Le laboratoire. Mon domaine. Quand ils ressortent par cette porte, vidés, cousus, c’est toi qui prends le relais. Avec cette histoire, je n’ai pas pu finir le boulot. Y’en a un peu partout. Ramène-toi !

Lefèbvre s’approcha, s’arrêta sur le seuil du laboratoire. Douze mètres carrés. Un sol en linoléum gris. Des parois et le plafond en panneaux PVC lisses. Une table, deux dessertes et des étagères en inox. Un scialytique plafonnier à leds. Un stérilisateur autoclave Poupinel. Du matériel d’hygiène hyperaseptique. Des poches de solution IGL-1 pour la conservation des greffons. Plusieurs conteneurs isothermes rangés côte à côte. Les yeux du fossoyeur fixaient le corps émasculé allongé sur la table ensanglantée. Un homme. Jeune. Le ventre vidé de ses entrailles, grand ouvert comme une gueule moribonde tendue vers le néant.

Zeb vit Lefèbvre se figer, cesser de respirer.

— Je n’abats que des jeunes. Je fais dans la qualité. Faut que le client soit satisfait. Celui-là n’était pas prévu aujourd’hui, mais avec ce qui se passe… C’est ta faute, Nico.

Le fossoyeur flageola ; une poigne énorme l’étreignait tout entier. Son regard s’arrêta sur les deux récipients posés au sol. Des intestins gonflés, largement déployés, débordaient du premier. L’estomac remplissait le second.

— Je broie les viscères. Ça s’évacue mieux et ce serait dégueulasse de voir des boyaux flotter dans le canal. Les mulets font le reste. Ces bêtes-là, ça bouffe tout. T’en penses quoi ?

Lefèbvre ne pensait plus. Anéanti, il fit demitour, s’avança à petits pas vers la cage, s’arrêta face au mur. Il aurait voulu être l’un de ces pavés d’argile brune, sans âme, sans conscience. Sans peur. Il ne la lui montrerait pas, ne lui accorderait pas ce plaisir. Il débita une prière muette à un dieu absent. Des pensées confuses. S’évanouir. Mourir. Être comme Odilon. Une brute capable de réduire en bouillie, de clouer ce malfaisant à une poutre de sa grange. Un démon. On ne pouvait rien contre les démons. Ils revenaient toujours…

Un rictus de mépris aux lèvres, Zeb se pencha en avant. Ses yeux noirs brillaient d’une lueur de folie.

— C’est pas un confessionnal, putain ! Qu’est-ce que tu LUI racontes ? « Moi, je n’ai rien fait. Ils sont déjà morts. Je ne suis qu’une victime, une âme égarée dans un corps mutilé ! Ayez pitié, Seigneur ! » Je te croyais mécréant, Nico ! Il n’y a rien là-haut. Ni paradis ni enfer. Regarde-toi ! Un déchet. Une larve !

Zeb ricanait entre ses dents serrées. Le dégoût le faisait baver. Certains hurlaient, se jetaient contre les barreaux. Lefèbvre allait mourir comme il avait vécu. Sans un geste de révolte. Pas même celui d’arracher les électrodes.

Une plainte s’échappa des murs.

Lefèbvre se mit en apnée.

— Tu veux voir ? Un petit curieux, le Nico.

Zeb l’agrippa, le ramena à lui. Poussa le verrou, ouvrit la porte. Un seau bleu. Du papier toilette. Un réduit étroit comme un cercueil, tout en longueur. Un matelas à même le sol. L’homme se tenait assis en tailleur dans l’obscurité contre la cloison du fond. Une couverture l’enveloppait de la tête aux pieds. Il leva sur eux un regard noir, terrifié. S’approcha à quatre pattes. Zeb referma sur la main qui se tendait.

— Du spécial. Avec tes conneries, j’aurais pu le perdre. Ça m’aurait mis dans une rogne ! Colle-toi sur la palette !

Entre peur et espoir, le fossoyeur s’exécuta sans attendre. Zeb récupéra un sac en plastique bleu dans le labo.

— Faut qu’on parle, Nico. On peut aller chez toi ?

Lefèbvre redressa les épaules, regarda le démon dans les yeux. Il ne risquait rien. Une larve n’avait pas d’âme.

— Pourquoi vous n’avez pas envoyé Odilon ? Le jour où il a étranglé la fille, à mon arrivée, il m’attendait près du portail de la carrière. « L’étrangleur, c’moi », qu’il me répétait. Il a commencé à me serrer le cou avec ses grosses pattes de dégénéré. Il a suffi que je dise « Zeb » pour qu’il se barre en grognant comme une bête.

Odilon !

Zeb se rappelait parfaitement cette journée merdique.

Il avait chargé Willy de trouver une femme pour le colosse. Gros seins, gros cul. Blonde platine. Une heure. Le temps de bien faire connaissance. Lorsque Willy était revenu chercher la fille, Odilon l’attendait sur le seuil de la porte. Un grand verre de whisky à la main, les yeux hagards remplis de larmes. Dans la chambre, la femme gisait sur le lit, sa robe rouge remontée jusqu’à la taille. Incapable de gérer la situation, le gamin l’avait appelé. Il avait découvert un Odilon qu’il ne connaissait pas.

— J’veux M’nette. J’veux M’nette.

Une voix de petit garçon égaré. Un regard fuyant baigné de larmes. Il l’avait un peu bousculé comme font les copains pour chasser un chagrin.

— Odilon ! Odilon, arrête de chialer ! C’est qui, M’nette ? Odilon, merde !

Finalement, il l’avait engueulé, menacé de le priver de son petit plaisir qu’il confierait au fossoyeur s’il recommençait ses conneries. Ils avaient bu un verre, assis sur les marches, face au soleil blanc d’avril. Le colosse calmé, il avait appelé Lefèbvre. Odilon avait benné la femme dans le coffre. Le fossoyeur l’avait recouverte de cartons, de branchages comme s’il allait à la déchetterie, et il s’était barré. Lui était resté. Le temps d’un autre verre. À table. En silence. Pas le moment pour les questions ni les explications.

Quelques minutes après l’arrivée de la femme, Odilon lui avait serré le cou. Il adorait les gesticulations du corps coincé entre ses cuisses, ce moment où la victime comprend qu’elle va mourir. L’instant où l’éclat de ses yeux se voile, bascule dans le vitreux. Sa jouissance irradiait alors le creux de ses reins, son bas-ventre ; une onde le parcourait tout entier. Le détendait comme après une grosse taffe de ganja. Accroupi sur le corps inerte, les doigts écrasant le larynx, le regard planté dans les pupilles dilatées, il attendait que son reflet disparaisse dans les profondeurs charbonneuses de cette âme déjà morte. Il s’était penché. Jasmin ! L’arôme avait rompu la digue des souvenirs. Il s’était retrouvé assis, en short et en sandalettes, chez la vieille. Sa grand-mère maternelle. La bique. La méchante. Une malfaisante ! La brindille d’osier dans une main, la Bible dans l’autre.

L’été, quand sa mère l’y déposait pour quelques heures, il s’asseyait au pignon de la maison. Bercé par le vrombissement des abeilles piégées dans des bouteilles en plastique, il s’enivrait du parfum violent et capiteux des fleurs blanches étoilées de l’immense jasmin.

Odilon avait été petit.

Devant son double mètre, son quintal et demi, sa grosse tête, ses bras épais et ses mains énormes, cela pouvait presque surprendre. Enfant, il mouillait son lit. Toutes les nuits. Jusqu’à huit ou neuf ans. Dix peut-être. Sa mère le protégeait, essayait de comprendre ce qui se passait dans le crâne de son garçon au visage poupon. Restait le front bas, les yeux porcins, creux, étrangement vides, où brillait parfois une lueur cruelle et malsaine. Une petite bouche au sourire carnassier. Qu’importe, la mère aimait son Odilon. La bique disait qu’il faisait exprès dans son lit. Un vicelard comme le vieux – le grand-père. Ce saligaud de fainéant. Bon à rien. Mauvais en tout.

Oui, Odilon avait du retard, était différent, faisait dans son lit, dans sa culotte. Il adorait coller sa grosse tête entre les jambes de sa mère pendant qu’elle lui essuyait les fesses. La bique aussi sentait la pisse ! De la pisse de vieille. Sèche de plusieurs jours ! Odilon la détestait. Elle le laissait dans sa merde. Quand il pensait à elle, il lui venait des idées d’une cruauté sans bornes. Du grand art.

Lucifer, le chat de la bique, ressemblait à sa maîtresse. Gris, le poil rêche, les yeux coulants avec un peu de pus croûté qui attirait les mouches. Le coup de patte vif et affûté qui laissait des traces. Odilon rêvait de le voir livré à ses petites mains expertes. À force de penser les choses, elles finissent toujours par arriver.

Odilon avait huit ans. Il était fort, faisait une tête de plus que les autres garçons. Il cognait des poings et de la tête, mordait jusqu’au sang.

Dimanche pascal 1986. Sa mère le déposa chez la vieille. Le temps de faire quelques courses à Calais. Il faisait beau. Elle le laissa sur le seuil de la porte comme un chien que l’on confie une heure ou deux. Le front buté, les yeux vides, Odilon la regarda s’éloigner. Il resta planté là où sa mère l’avait laissé, souilla son short. Une violente tape derrière la tête l’expédia au milieu de la cour.

— Tu pues ! Dégage, saligaud de vaurien !

L’envie de réduire tout en cendres dévorait le garçon. Il entendit derrière lui le frottement des chaussons de la vieille dans les graviers de la cour, le couinement de la porte de la grange, un piaillement de poulet suivi d’un battement d’ailes. Son regard torve s’arrêta sur Lucifer allongé au soleil. Il attira le matou avec une tranche de jambon dans une case du clapier, ferma la porte grillagée ; quelques giclées d’alcool à brûler. Une allumette. Le pelage enflammé, le chat bondit, fusa dans la grange sous les yeux effarés de la mégère. Les bras en l’air, elle tenta de saisir ce diable qui tournait sur lui-même, embrasait la paille et le foin craquant de sécheresse. Des escarbilles s’envolèrent, des lucioles rouges jaillirent au milieu du fourrage. En quelques secondes, les flammes dansaient dans la pénombre de la grange. Une fourche entre les mains, la bique hurlait comme une folle, frappait de droite, de gauche, devant, derrière, éparpillait le feu dans des myriades d’étincelles. Démunie face au brasier, la fumée âcre et suffocante, elle recula, fit demi-tour pour fuir. Son regard croisa celui d’Odilon, debout, la main sur la poignée de la porte. Ses yeux s’écarquillèrent.

— Odilon !

La porte se referma devant elle. Le couinement du verrou la pétrifia d’effroi.

— Maudit fils du diable !

Elle se jeta contre la porte, cogna comme une hystérique. L’atmosphère s’enflamma soudain. Une grande lueur rouge filtra entre les lames de bois, absorba un long hurlement d’animal pris au piège. Les vêtements et les cheveux en flammes, les ongles plantés dans le bois, la vieille se tint contre la porte jusqu’à ce que l’air brûlant grille sa gorge, ses poumons, que sa chair fonde tel du celluloïd, que la fournaise la dévore.

Odilon ouvrit la porte sur l’enfer crépitant. Respira l’odeur de carne brûlée sans le moindre dégoût. Son regard s’attarda quelques secondes sur le corps ratatiné, enveloppé par les flammes, les bras rissolés tendus vers un invisible secours. Il rentra chez lui, se réfugia dans les bras de sa M’nette. Ses vêtements et ses cheveux sentaient le feu, le barbecue. Elle ne lui posa aucune question. Elle retira ses habits souillés et lui donna un bain. Impossible d’admettre ce que l’évidence lui dictait. Odilon ! Les joues inondées de larmes, elle le serra contre elle. La douleur ne la quitterait plus jamais. Elle eut pitié d’elle-même, de lui. Le puits ! Il suffisait de garder le garçon dans ses bras et de basculer, tête en avant. Que deviendrait Joshua avec un père toujours absent ? Et il y avait aussi cette petite chose qui grandissait dans son ventre déjà rond ? Elle rejeta cette horreur, sortit dans le jardin sous le soleil. Odilon n’était qu’un garçon à l’âge de l’innocence. Qui regretterait la vieille ? Certainement pas elle. Elle ressentait encore les morsures des brindilles d’osier sur ses jambes et ses fesses. Les gifles retentissantes qui laissaient des traces pendant des heures. Dans l’instant, vomir ce qu’elle avait sur le cœur la soulagea. La culpabilité revint plus tard. La peur aussi, permanente, nichée au creux de ses entrailles. Elle avait protégé son Odilon des autres. De lui, de ses démons. Elle était sa « M’nette » comme il disait.

Sa M’nette !

Elle le reprenait en articulant : « Ma-mou-nette. Ma-mou-nette. »

— M’nette, répétait-il.

Tous deux riaient de bon cœur.

Oui, Odilon avait été petit. L’était resté dans son cerveau d’enfant attardé lorsque, assis sur les marches de sa maison, il répétait : « J’veux M’nette. »

Zeb bouscula Lefèbvre.

— Comment tu connais Odilon ?

— On a habité le même quartier. Lui à Coulogne et moi à Fréthun.

— Comment savait-il que tu travaillais à la carrière ?

— Comme moi je sais qu’il bosse à la Socanam. C’est un petit pays. J’ai croisé Josh l’autre jour à Auchan. On a discuté. Il sait pour Odilon ?

— Sait quoi ?

— L’étrangleur… Josh n’aimerait pas.

Zeb se redressa.

— « N’aimerait pas » ! Josh Leroy me mange dans la main, pauvre naze !

Agacé par ce qu’il venait d’entendre, il glissa le sac bleu dans une musette en toile qu’il passa en bandoulière, puis appuya sur le joystick. Le chariot pirouetta dans les allées vers la sortie.

— La fille, tu l’as jetée au même endroit ?

— Ouais, avec ses fringues.

— Tu faisais quoi des habits des autres ?

— Dans le conteneur Le Relais de la déchetterie rue d’Épinal. J’ai trouvé des trucs. Pas souvent. Des montres dans des talons de godasses, des bijoux et de l’argent dans les doublures, les ceintures. Je peux les rendre !

D’un geste de la main, Zeb fit signe qu’il n’en avait rien à foutre.

Lefèbvre monta dans la voiture, crut nécessaire de préciser :

— Ma montre, c’est la moins belle. Je ne veux pas qu’on dise que je pète plus haut que mon cul.

— Ça ne t’empêche pas de sentir la merde !

Lefèbvre se sentit rougir. Vissée au fond de ses tripes, la peur se distillait de nouveau en lui. Même plus possible d’ouvrir la portière et se jeter. En finir. Échapper à la panique qui lui prenait la tête. Zeb empruntait exactement le même trajet que lui quand il revenait avec les colis. Boulevard Curie. Rue Gutenberg. Cette saleté de démon devait lire dans les pensées. Il ne se sentait jamais aussi vivant que lorsqu’il roulait avec un cadavre dans sa bagnole. Il abaissait la banquette arrière, enroulait le corps dans un sac de toile avec deux ou trois cannes à pêche qui dépassaient. Une paire de bottes, des vêtements de pluie, des boîtes de leurres, des cabas avec des courses finissaient de remplir le coffre. Il s’était déjà fait arrêter pour un contrôle d’alcoolémie avec un macchabée à l’arrière ! Son cœur battait si fort que les gendarmes devaient l’entendre résonner dans la voiture. Après chaque transport, sa vie lui semblait plus belle. Les cartes. Le potager. La pêche. Son boulot à la carrière où il passait des heures à écouter la nuit, à regarder les étoiles. Des moments doux, rassurants.

La voiture s’immobilisa devant la porte d’entrée.

— T’es peinard ici.

Zeb avait raison. Personne aux alentours. Un îlot coincé entre des bâtiments, de hauts murs en pierre et un ruisseau large et profond. Idéal pour sa petite entreprise.

Au début, il opérait chez lui. Il brûlait partiellement les corps dans une fosse creusée dans le fond du jardin près du bac à compost et les laissait se décomposer sous un lit de foin qui bloquait la pestilence. Lorsqu’il ne restait que des bouts de chair putréfiée accrochés aux os, il émiettait le squelette à coups de masse et le balançait dans le concasseur de la carrière. Quelques morceaux – souvent des bras – abandonnés par des renards ou des chiens errant dans le pré voisin ou le potager l’avaient contraint à changer de méthode. Un soir, il s’était garé dans l’enceinte du site sur le parking des véhicules de service. Puis le lendemain. Comme tout le monde avait l’air de s’en foutre, il en avait pris l’habitude. Il revenait au milieu de la nuit, chargeait le corps dans la caisse du pick-up et s’en débarrassait au droit du dégueuloir. Facile.

Zeb prit les clés.

— J’ouvre la porte. Je fais comme chez moi.

D’une certaine manière, il l’était un peu. Sans lui, il se serait marié avec un cubi de rosé d’Anjou et aurait fini clodo. Ils s’arrêtèrent au bout du couloir.

— Hooo ! Ça te ressemble bien. Petit. Minable.