Les griffes de l'ange - Jean-Paul Le Denmat - E-Book

Les griffes de l'ange E-Book

Jean-Paul Le Denmat

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  • Herausgeber: Palémon
  • Kategorie: Krimi
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2022
Beschreibung

D'où proviennent tous ces événements étranges autour de Julien ?


Lors d’une promenade sur la foire Saint-Michel de Saint-Brieuc, bouleversée par l’incroyable ressemblance d’un portrait de quatre sous avec Yann, son fils décédé, Catherine achète la toile et la ramène chez elle. Elle n’imagine pas à quel point ce tableau va ébranler sa vie et celle de sa famille… Un cadavre est bientôt découvert dans une fontaine près de chez elle dans la campagne de Quintin, et des évènements très étranges se manifestent autour de Julien, le jumeau de Yann.


Ce formidable thriller fantastique entraîne le lecteur dans une course infernale, où se mêlent suspense, émotions et surnaturel, laissant peu de place à l’ordinaire.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Né en 1953 dans le centre-Bretagne, Jean-Paul Le Denmat habite Guerlédan où il consacre aujourd’hui son temps à l’écriture. Sa passion pour la littérature débute à l’âge de dix ans. Le film Le lit à colonnes le bouleverse et suscite une envie d’écrire qui ne l’a jamais quitté. Bien qu’amateur d’auteurs classiques – Steinbeck, Barjavel, Soljenitsyne, Clavel, Troyat, Kipling – il s’oriente dès ses premiers écrits vers le thriller. Un mélange de genres qui correspond parfaitement à son univers policier/fantastique/noir.

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Seitenzahl: 377

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Couverture

Page de titre

CE LIVRE EST UN ROMAN.

Retrouvez ces ouvrages surwww.palemon.fr.

Car il en va toujours ainsi, l’esprit des morts survit dans la mémoire des vivants.Dernier Dialogue dans MissionFilm de Roland Joffé.

1

29 septembre 1983

Avec le ciel bouché, d’un gris uniforme, la nuit de la Saint-Michel se dévoilait avec la lenteur sensuelle d’un strip. La noirceur d’encre se délaya en un horizon plus pâle d’où se découpaient de grands pans d’obscurité, puis ces ombres diffuses se transformèrent en un bocage pommelé vert et roux, brisé parfois par la géométrie bleutée des toitures d’un hameau. Un souffle frais irrégulier, venu de l’océan, retroussa d’une caresse perverse les feuilles des arbres. Ce bruissement dans les basses branches et l’absence de rosée auguraient une journée pluvieuse.

Dans cette campagne paisible, croulant sous le lierre et le liseron, Pohon, petit village niché au flanc d’un vallon herbeux, s’ébroua mollement. De ses maisons lézardées aux couvertures effondrées, un seul corps de ferme s’enorgueillissait de ses murs reconstruits. Les broussailles de la cour avaient brûlé en des flambées régénératrices et la cheminée s’était remise à fumer. Ce premier feu, indicible espoir de renouveau, réchauffait la vieille bâtisse. L’habitation aux épais murs de schiste regardait le soleil levant. Flanquée d’une tourelle et de quatre lucarnes de croupe, la longère rénovée prenait des allures de demeure. Les dépendances situées à chaque extrémité délimitaient une cour gravillonnée. Le jardin s’étendait ensuite jusqu’au pied d’un mur en pierres sèches.

Catherine écarta légèrement les rideaux de la porte de la cuisine. Une nuée de moineaux nettoyait la terrasse des miettes jetées la veille par les enfants. La grisaille du matin ajouta à sa mélancolie. Cinq ans plus tôt naissaient les jumeaux. Seul Julien vivait encore. Yann s’en était allé. Ce jour anniversaire rendait son absence encore plus insupportable. La mémoire en bandoulière, la jeune femme prépara le petit-déjeuner sans entrain. Une photo d’école posée sur la poutre de la hotte aspirante l’immobilisa.

Pantalons jaune moutarde, sweats bordeaux, le nez plissé, l’air sérieux, éblouis par un soleil trop avenant, les jumeaux se tenaient côte à côte près de l’ancien puits. La gorge nouée, le regard embué, la maman caressa la frimousse du disparu. Le frottement des chaussons sur les dalles de la tourelle lui signala l’arrivée des garçons. Lorsque Julien et François entrèrent dans la cuisine, elle les accueillit avec le sourire.

8 h 45. Catherine sortit la voiture du garage. Le cartable sur le dos, les garçons attendaient sur la terrasse. Embarquement immédiat. La jeune femme démarra aussitôt. Elle longea la grange, déboucha sur le chemin communal. La desserte ombragée la conduisit jusqu’au terre-plein du calvaire. Gardiens centenaires, deux immenses pins ébouriffés par le vent coiffaient le monument de granit de leurs branches décharnées. La voiture s’engagea sur la départementale. L’école se trouvait à deux kilomètres. Adossé à la portière, François chantonnait ses tables de multiplication. Debout entre les sièges avant, Julien tapota l’épaule de sa mère.

— Tu me ramèneras mon cadeau ?

— Ton cadeau ?

— Ben oui, c’est mon anniversaire !

Coup d’œil dans le rétroviseur. Sourire complice.

— C’était quoi déjà ?

— Un tracteur avec une grue, ou une moissonneuse comme tonton Alain ! s’exclama Julien.

Agacé, l’aîné arrêta sa litanie, haussa les épaules.

Afin d’éviter la dispute, Catherine promit un cadeau à chacun en précisant qu’il en serait de même pour l’anniversaire de François. Bien qu’il ne fût pas d’accord de partager les privilèges de cette journée, Julien se tut.

Façades de schiste gris-bleu, les premières maisons du bourg apparurent serrées les unes contre les autres autour de la placette de l’église. La voiture garée face au mur de l’ancien cimetière, le capot dans les massifs d’hortensias, Catherine accompagna les enfants jusqu’à la grille de l’école. Pour chasser l’ombre d’un dernier doute, Julien se retourna.

— Tu n’oublieras pas, hein ?

Un câlin, envoyé du bout des doigts, le rassura définitivement.

Les platanes de la cour de l’école frissonnèrent. Des feuilles, à la frange rousse, s’envolèrent. Le vent s’était levé. Des colonnes de nuages gris cendre s’amoncelaient déjà au-dessus des collines de Canachléron.

Catherine remonta le col de son imper, regagna sans hâte la voiture. Le mauvais temps qui s’annonçait lui importait peu.

Elle aimait l’automne. Elle attendait l’hiver.

2

Saint-Brieuc. Les rues fourmillaient. Le temps d’une journée, une multitude bigarrée s’installait pour vendre ou troquer. Le 29 septembre, depuis des décennies, la foire Saint-Michel envahissait le Champ-de-Mars, colonisait le cœur de ville.

Catherine gara la voiture sur un parking derrière la gare SNCF et descendit la rue de la Gare vers le Champ-de-Mars. Aux premières boutiques, elle replia son parapluie, rabattit la capuche de son imperméable sur ses cheveux mi-longs châtain clair, et se mêla à la cohue dans un dédale de tentes et de fourgons. Malgré le crachin, elle déambula longtemps. Elle céda au racolage d’un vendeur de pull-over et en prit un à chacun de ses hommes : un grand et deux petits. Pour les jouets, elle n’eut que l’embarras du choix. Julien allait être ravi. Elle s’arrêta près du dernier étal, fit mentalement le tour de ce dont elle aurait pu avoir besoin. Rien ne lui vint à l’esprit. Elle oubliait pourtant quelque chose… Elle s’apprêtait à quitter la foire sous la bruine qui n’avait cessé de tomber, lorsque la désagréable sensation d’être observée lui arracha un frisson. Elle se retourna avec lenteur. Inutile de chercher. De grands yeux tristes venaient d’accaparer son regard. Sans hésiter, elle s’approcha d’un fourgon surchargé.

— S’il vous plaît, le portrait du petit garçon blond aux yeux bleus, c’est combien ?

— Le petit… Ah oui ! Cent cinquante francs.

— Je le prends.

— Sincèrement, j’ai l’impression de le voir pour la première fois. En tout cas, il est bien mignon. Je vous l’enveloppe ?

— S’il vous plaît.

Le marchand posa la toile sur l’unique étagère de la camionnette pendant que Catherine remplissait le chèque.

— Votre voiture est loin ?

— Assez, de l’autre côté de la gare.

— Le tableau n’est pas lourd mais encombrant. Avec tous ces paquets…

— Je devrais y arriver. Merci.

Rendue méfiante par cet excès de prévenance, la jeune femme saisit le portrait avec la ferme intention de tout emporter pour ne pas avoir à revenir. De toute façon, trouver une place de stationnement plus proche aurait été impossible dans cette mêlée.

Le tableau se révéla plus qu’imposant. Elle dut faire un effort pour ne pas le lâcher. Jamais elle n’arriverait à le porter jusqu’à la voiture. La moue de certitude qu’elle vit sur le visage du marchand la fit rougir. L’homme lui rendit le chèque.

— Vous me le redonnerez lorsque vous repasserez.

— Merci, c’est une excellente idée.

Quelques instants plus tard, garée à l’arrache dans le bas du boulevard Clemenceau, Catherine courut récupérer son achat. D’une seule main et avec aisance, le camelot lui tendit le portrait protégé d’un épais papier marron clair.

— Bonne journée.

La jeune femme répondit par un sourire, saisit le tableau à bras-le-corps et repartit aussitôt avec la certitude de trouver un joli papillon sur le pare-brise de sa voiture pour stationnement en double file.

Le ciel n’existait plus. À portée de main, un voile gris nappait la ville tout entière. La bruine avait fait place à une pluie drue qui vous trempait en un rien de temps. Pliée sous son fardeau, Catherine s’éloigna sous le regard étonné du forain absolument certain de n’avoir jamais vu ce portrait.

Catherine secoua l’emballage, le déposa avec soulagement sur le siège passager. Coup d’œil vers l’horloge digitale de la voiture. Bizarre. Pierre n’avait pas appelé. Il le faisait pourtant à chaque fois qu’il s’absentait. Pas le temps. Jamais. Partagée entre agacement et résignation, la jeune femme soupira.

Elle s’engagea boulevard Charner puis dans le flot continu de la rue de Brest. File de gauche. Clignotant pour entrer sur le parking privé. À la vue de la voiture de Pierre, rassurée, elle poursuivit sans s’arrêter.

Il lui restait du pain à prendre. Elle serait chez elle pour midi.

3

Pierre Messac exerçait rue de Brest.

Insatiable de travail, tenaillé par un entêtant désir de notoriété, il se consacrait jour et nuit à l’atelier d’architecture qu’il dirigeait. Il avait quitté la maison la veille au matin. Prévenu Catherine dans la soirée qu’une conférence le retiendrait très tard à Rennes, qu’il y prendrait fort probablement une chambre d’hôtel. Il serait de retour le lendemain soir, pour l’anniversaire de Julien.

Catherine n’avait rien dit. Elle détestait pourtant se retrouver seule. Elle partagerait son lit avec les enfants. Une chaise coincée sous la poignée de la porte de la chambre. Même ainsi, elle aurait peur.

Les rendez-vous ou conférences nocturnes de Pierre s’étaient multipliés depuis l’arrivée de Patricia au sein de l’agence. Onze mois. Sur le palier du premier étage, les clés en main, il fermait les bureaux lorsqu’il avait entendu la porte du hall s’ouvrir au rez-de-chaussée. À cette heure, ce visiteur imprévu ne pouvait être que pour lui. Le claquement des talons sur le carrelage de l’escalier laissait imaginer une démarche ondoyante, sensuelle. D’emblée, il sut qu’elle était belle. Elle l’était. Le teint mat, grande, mince, brune. Une jolie bouche. Un regard aux éclats émeraude.

Elle s’excusa pour l’heure tardive. Elle venait pour le remplacement.

Elle pouvait commencer le lendemain. Ce qu’elle fit.

6 h 45. Le radio-réveil se mit en marche. Pierre se leva. Il ouvrit les rideaux de la chambre. Des écharpes de brume flottaient au-dessus de la vallée du Gouédic. De l’autre côté, sur la crête, la masse sombre des immeubles du quartier Paul Bert se découpait dans la grisaille du ciel. Pierre se pencha sur le corps allongé sur le ventre. Ses lèvres effleurèrent la peau satinée. Ses yeux se posèrent sur la cambrure des reins, les fesses parfaites. Coup de chaud. Embrasement immédiat. Il battit en retraite, fila dans la cuisine.

— Chérie, il est temps.

Patricia se lova un peu plus dans les draps.

— Déjà !

— Il fallait en faire moins cette nuit.

— C’est noté.

— Grillées les tartines ?

— J’ai pas faim.

— Tu boudes ?

Pierre vint s’asseoir sur le lit.

— Un week-end, ça te dirait ?

La jeune femme se retourna. Un sourire éclairait son visage. Elle attira son amant sur elle, l’embrassa à pleine bouche.

Pierre se dégagea.

— Même si c’est chez moi ?

— Chez toi ! Ta femme sera là ?

Patricia sentit l’agacement, rétropédala aussitôt.

— Houla ! Humour, chéri…

— J’adore ! Je t’attends au bureau pour 10 heures. Dernier carat.

7 h 30. Dernier baiser tendre.

L’agence se trouvait à cinq minutes de l’appartement.

4

Des cloisons de bois de faible hauteur divisaient la classe enfantine en plusieurs ateliers. Une couleur par section. Le rose pour les plus petits, le vert pour la moyenne section et le bleu pour les grands. Julien se trouvait chez les bleus.

11 heures. D’un claquement des mains, le maître annonça la pause. En un clin d’œil, la classe fut désertée. Les récréations étaient courtes, chaque seconde comptait.

Lionel fila comme une flèche pour monopoliser l’une des deux balançoires. Derrière, Julien se traînait. Ses jambes semblaient de plomb. Une torpeur aussi soudaine qu’étrange l’oppressait depuis quelques instants. À bout de souffle, le visage empourpré, le petit garçon se hissa avec peine sur le siège réservé par son copain.

5

Catherine roulait tranquillement. Elle avait traversé la ville sans s’en apercevoir. La mélancolie qui l’affectait en début de matinée s’était dissipée. Bien que frileuse, la jeune femme ne ressentait pas le froid ni l’humidité de ses vêtements mouillés.

Une douce chaleur l’enveloppait.

Longtemps qu’elle ne s’était pas sentie aussi sereine. La petite soirée qu’elle avait organisée la réjouissait.

Une première, aussi, depuis le départ de Yann.

Vingt-neuf mois d’enfer. De ténèbres. Prisonnière d’un monde entre braises et cendres.

Sur le siège passager, le papier kraft protégeant le tableau ondulait. Lentement. Au fil des minutes, trois taches claires apparurent sur l’emballage humide. Séchées comme sous un souffle ardent, elles s’étendirent, se rejoignirent en une auréole plus ou moins contrastée où apparaissait la forme naïve d’un visage spectral.

6

Les jambes écartées, bien calé dans le bac à sable, Lionel ne ménageait pas ses efforts ni ses cris de joie.

Les doigts agrippés aux cordes, Julien se concentrait pour ne pas tomber.

Sa vue se brouillait de plus en plus. Les bruits lui parvenaient détimbrés.

La cour tangua, se mit à tournoyer. Un manège en folie d’arbres et de maisons.

Le petit garçon ferma les yeux, roula dans le sable.

7

Catherine mit son clignotant, se gara devant la boulangerie de Saint-Julien. Une éternité qu’elle ne s’y était pas arrêtée. Des mois de rupture avec ses habitudes. Avec les personnes qu’elle n’avait pas l’obligation de fréquenter. Trop insupportable de rajouter ces regards de pitié, ces visages affligés, ces tons compatissants à sa souffrance.

Juste impossible. Sauf à vouloir mourir.

Elle laissa le moteur tourner au ralenti, descendit, se pressa vers le commerce.

8

Sur le siège passager, l’emballage du tableau se tendit violemment, se relâcha.

Se tendit, se relâcha de nouveau au rythme d’une respiration haletante.

Suspendu au rétroviseur, le Saint Christophe amorça un balancement calé sur ce souffle saccadé.

Toutes les vitres s’abaissèrent.

9

Sans prêter attention aux pitreries de son pote, Lionel s’installa à son tour avec bonheur.

— Allez, Juju, c’est à ton tour de pousser.

Allongé sur le sable humide, Julien respirait difficilement. Une poigne invisible lui serrait la gorge, la poitrine. L’étouffait.

Sur la balançoire, Lionel s’impatientait. La récréation allait être gâchée.

— Juju ! Tu…

Ces lèvres bleues, ces larmes silencieuses… Allongé sur le dos, les yeux écarquillés, la bouche grande ouverte, son copain luttait contre l’asphyxie. Affolé, Lionel sauta de son perchoir, fonça prévenir le maître.

— M’sieur, m’sieur, c’est Julien !

Les jeux s’arrêtèrent. La cour se figea.

L’instituteur se précipita vers le bac à sable.

Les yeux exorbités, le visage cyanosé, un sifflement aigu en guise de respiration, le petit garçon perdait pied. Les bruits de la cour se diluaient. Les branches des platanes ne dansaient plus au-dessus de lui. Un étrange voile gris l’entourait, l’éloignait imperceptiblement du monde environnant. Et cette horrible impression de rapetisser, de disparaître, de s’enfoncer dans le sable.

Le maître s’agenouilla près du garçon en détresse respiratoire.

— Il a avalé quelque chose ?

Lionel haussa les épaules.

Les lèvres de Julien devinrent pâles. Son corps s’affaissa.

L’instituteur approcha son oreille de la bouche grande ouverte à la recherche d’un souffle, d’un signe de vie. Rien. En panique, il commença la respiration artificielle dont il maîtrisait mal la technique. Pressa ses doigts sur le sternum. Petite expiration mécanique suivie d’une infime respiration… Encore et encore.

Dans le silence absolu de la cour, un à un, les enfants s’approchèrent.

10

Face à l’intarissable bavarde qui la précédait, Catherine en profita pour choisir le gâteau d’anniversaire. Une tarte aux poires ou une ganache aux trois chocolats ou un moelleux aux fraises.

Debout devant le présentoir, la jeune femme plissa les yeux. Une petite voix à la fois claire et lointaine résonnait dans sa tête, l’appelait.

Un klaxon retentit dans la rue. Interminable, comme une plainte désespérée.

Catherine sortit sur le trottoir. Quelque chose se passait dans sa voiture. Elle s’étonna à peine de découvrir le portrait sur le siège conducteur, appuyé contre le volant. Elle l’attrapa, déchira l’emballage avec fébrilité comme s’il s’agissait d’un geste de vie ou de mort, plongea ses grands yeux noisette dans ce regard intense. Des larmes coulaient sur ses joues lorsqu’elle serra la toile contre elle. Elle demeura ainsi quelques secondes, perdue dans une bulle d’émotion pure avant de l’embrasser et de le remettre sur le siège passager. Sur chant, appuyé contre le dossier. Les yeux à hauteur du pare-brise. D’un geste tendre, elle prit la ceinture de sécurité, la boucla.

Il valait mieux être prudent.

11

La gorge sèche, les pupilles rivées sur le visage de l’enfant, le maître continuait la respiration artificielle. Dans le cercle qui s’était formé autour de lui, les mains crispées dans les poches de son anorak, François se mordait la lèvre inférieure pour ne pas sangloter.

Julien ouvrit brusquement les yeux, inspira bruyamment comme s’il émergeait d’une longue plongée en apnée. Un petit panache de vapeur s’exhala de sa bouche dans l’air froid et humide. L’instituteur ferma brièvement les paupières sur une prière muette, ses épaules s’affaissèrent. Le visage inondé de larmes, il souleva le garçon, le prit dans ses bras. Le garda contre lui. Le cœur cognant contre ses côtes, les veines gorgées d’adrénaline, l’estomac noué, il demeura figé. Tremblant de peur. Sa pâleur extrême trahissait l’émotion violente qui l’ébranlait encore.

Dévoré par l’envie d’embrasser son petit frère, François se dandina quelques instants près d’eux. La crainte du ridicule fut la plus forte. Il rejoignit ses copains qui s’éparpillaient déjà dans la cour.

Le nez dans la barbe drue du maître, Julien se sentait bien.

— Il fait froid, bonhomme. On va rentrer. Je vais prévenir tes parents.

— Maman est partie acheter mon cadeau à Saint-Brieuc.

— Super ! Elle est peut-être de retour.

L’instituteur porta l’enfant, l’allongea sur l’une des couchettes de l’espace sommeil.

Épuisé, l’index dans la bouche, Julien s’endormit aussitôt.

12

Catherine fut accueillie chez elle par la sonnerie du téléphone. L’instituteur l’informa avec délicatesse de ce qui s’était passé. L’angoisse la noua tout entière. Elle arrivait. Le temps de faire le trajet.

Une caresse sur les joues, un baiser sur le front.

Les yeux encore voilés de sommeil, Julien se redressa mollement.

— Où il est mon cadeau ?

La question rassura la jeune femme.

— Dans la voiture. Ça va ?

— C’est quoi ?

— On rentre à la maison ?

— Mon dessin !

Quelques instants plus tard, il brandissait avec fierté une peinture aux couleurs éclatantes.

Catherine s’extasia.

— C’est très joli !

— En jaune, c’est le soleil qui rit. Lui, c’est le nuage qui pleure. En dessous, c’est la niche de Voltaire, avec Voltaire dedans.

— Tu n’as mal nulle part ?

— C’est quoi mon cadeau ?

— On y va !

Main dans la main, ils traversèrent la cour.

— C’est quoi, mon cadeau ?

Catherine retrouvait son Idéfix de Julien.

— Le cadeau, c’est ce soir quand tout le monde sera là.

— Qui sera là ?

— C’est la surprise.

Déçu, Julien acquiesça d’un mouvement de tête. L’attente allait être longue.

Le médecin passa dans l’après-midi. Ausculta le garçon avec grand soin. Cœur, respiration… Bien que n’ayant aucun doute quant à l’excellente santé de l’enfant, il prescrivit malgré tout, à la grande satisfaction du « malade », une semaine de repos. Tout excité par ce congé imprévu, Julien se mit à sauter sur son lit. Catherine dut menacer.

— Si tu ne te calmes pas, c’est retour à l’école dès demain.

— Qui vient ce soir pour mon niversaire ?

— A… Anniversaire. Tu verras, c’est une surprise.

— De toute façon, je sais. Papy et mamy d’en bas. Papy et mamy d’en haut.

— Si tu sais, pourquoi tu poses la question ?

— J’ai pas envie de dormir… sauf si tu viens avec moi.

13

Patricia ne s’attarda pas au lit. Le café de Pierre l’attendait. Le café de Pierre ! Les fesses appuyées contre le rebord de la table, elle se figea avec la tasse suspendue à hauteur de ses lèvres.

Elle aurait déjà dû téléphoner, se précipiter enthousiaste dans la salle de bains. Elle aurait dû… Mais il y avait le silence de l’appartement. L’odeur chaude et moite de leurs corps, celle musquée du sexe. Celle du café de Pierre.

Un bruit de clé dans la serrure la fit sursauter.

C’est pas vrai ! Pour arriver si vite, il devait attendre dehors. Elle déposa rapidement sa tasse dans l’évier, courut vers la salle de bains. Le temps d’ouvrir le robinet de la douche, elle entendit la porte d’entrée se refermer. Son peignoir glissa à ses pieds… Il allait patienter.

Richard avait sa tête des mauvais jours. Sombre. Ténébreux. Ses yeux marron viraient au brun. Une barbe noire et drue lui mangeait le visage. Des taches de cambouis maculaient son jean. Le bruit de la douche l’arrêta au milieu de la cuisine, les bras ballants, la tête basse. En colère.

Pauvre crétin, qu’est-ce que tu t’imaginais !

Tous les mots ressassés depuis des heures se disloquèrent dans son esprit comme les éclats d’un miroir brisé. Il eut envie de fuir. Le bruit de l’eau s’arrêta. La porte du pare-douche coulissa sans heurt.

Richard posa les clés sur la table, se servit une tasse de café. Il ne devait rien montrer, ni rancœur, ni jalousie, ni désir. Il tourna le dos à la chambre. Elle parlerait la première.

— Je ne t’ai pas entendu entrer, j’allais t’appeler, tu me sers un café, j’arrive, le temps de me sécher les cheveux.

— Les cheveux mouillés ne me gênent pas.

— Je sais, mais…

— Je peux repasser si je dérange.

Ce fut dit sans inflexion.

Patricia fit demi-tour.

— C’est comme tu le sens.

La colère palpitait à fleur de peau. Compacte, prête à jaillir, Richard eut du mal à la contenir. L’envie d’exploser la tasse sur la faïence de la cuisine lui brûlait le corps. La peur d’une dispute l’emporta. Au prix d’un suprême effort, il se maîtrisa.

— Tu ne vas pas au boulot ?

— Tu l’as vu sortir ?

Il ne chercha pas à mentir.

— J’attendais dehors… depuis 2 heures.

— 2 heures !

— Quoi, 2 heures ? Au lieu de tourner en rond dans ma chambre, à t’imaginer avec ce… Je n’en peux plus de cette situation.

— C’est un peu tard pour la crise de conscience.

Les yeux rivés sur la fenêtre, Richard n’écoutait pas. Il lui fallait parler.

— Un an ! Un an aux premières loges pendant que toi… Ce qui me rend dingue, c’est que je suis persuadé que t’es en train de me larguer.

Il n’eut pas de réponse.

— Tu vois. Tu ne dis rien.

Sa colère se mua en une douleur lancinante. Il porta la tasse à ses lèvres pour ne pas s’effondrer. Un perdant ! Voilà ce qu’il était. Un putain de loser !

Patricia s’approcha de lui par-derrière, l’enlaça, l’embrassa dans le cou.

— Quel idiot tu fais par moments. Désolée… Je ne sais pas ce qui m’a pris. Ton arrivée m’a agacée. J’aurais préféré décider de ce moment.

Richard ne savait plus que penser. Il voulait surtout la croire. Ses yeux brillaient plus que d’ordinaire lorsqu’il se retourna.

Elle était divinement belle. D’une beauté mortelle.

Elle déposa un baiser tendre sur ses lèvres desséchées.

— N’oublie pas qu’il s’agit de ton idée. Cet appartement, tu le veux, oui ou non ?

Il approuva d’un hochement de tête.

— Je t’aime. La jalousie me rend fou.

— Viens.

Elle l’entraîna dans la chambre, retira sa robe de chambre. Richard se déshabilla à son tour. La rejoignit sur le lit, se colla nu contre elle. Les draps sentaient Messac ! Impossible de passer après lui. Il se laissa caresser du bout des doigts, des lèvres jusqu’à ce que son désir naisse, enfle.

Une étreinte rapide. Sans passion. Un devoir ou presque.

Richard roula sur le côté, attrapa son paquet de Gauloises posé sur le chevet. Allongé sur le dos, les bras derrière la nuque, il aspira de longues bouffées avec avidité.

— J’ai préparé le toit ouvrant sur la Traction. Un coup de pédale pour l’ouverture, un autre pour la fermeture.

Passionné par les voitures anciennes, il avait, après des mois de travail, rendu à sa Traction-avant la beauté rutilante de ses chromes et vernis. Pour l’argent, aucun problème, Messac avait indirectement payé.

Patricia l’écouta. Pas envie de parler. Elle devait se préparer. Pierre avait dit 10 heures. Pas question de le décevoir. Pas encore.

Richard ne fit aucun geste pour la retenir. Lui n’avait aucune contrainte. La sieste faisait souvent partie du programme. Il partageait ses journées entre sa « Traction-avant », les bars et les copains.

14

Pierre rentra à la nuit tombante. La voiture de ses parents, Paul et Odette, se trouvait déjà dans la cour. Il n’en fut pas étonné, il connaissait la ponctualité de son père.

À peine arrivé dans le vestibule, Julien l’accapara.

— Papa, Papa ! Mais papa… écoute ! Aujourd’hui, j’ai failli mourir.

Pierre ébouriffa les cheveux du petit garçon.

— Tu as encore mangé trop de bonbons.

— Mais c’est vrai ! Même que je ne pouvais plus respirer.

Devant l’air amusé de son père, Julien l’entraîna vers le salon.

— Viens, maman va te le dire.

La pièce se trouvait légèrement en contrebas, creusée à même le sol. Un muret de pierres chapeauté d’une épaisse tablette la séparait du couloir desservant le séjour. Un mur bibliothèque aux rayonnages surchargés faisait face à une énorme cheminée de granit, où brûlaient des bûches entremêlées. Un canevas, d’après une œuvre de B. Van Orley, ornait le mur arrière et de grosses poutres en chêne à peine équarries soutenaient le plancher de l’étage supérieur.

Une agréable tiédeur régnait dans la pièce. Confortablement installés dans les fauteuils de cuir fauve, Catherine et ses beaux-parents discutaient.

Pierre embrassa ses parents, sa femme.

— C’est quoi l’histoire de Julien ?

Avant qu’elle n’ait prononcé un mot, il sut que le ton de Catherine serait agressif.

— Quelle histoire ?

Pierre se raidit, sur la défensive.

— À l’école ! Tu aurais pu me téléphoner.

— Te téléphoner ? Mais c’est ce que nous attendons de toi depuis ce matin. Et te téléphoner où ? Tu n’es jamais là quand il le faut. Toujours tes affaires, tes clients, tes chantiers et… je ne sais quoi d’autre.

— Pardon ?

— Ne prends pas cet air suffisant, tu as parfaitement saisi.

Coupable !

Pierre prit sur lui pour ne pas quitter la pièce, foutre le camp. Les enfants avaient levé la tête. Le regardaient. Le moment était mal choisi pour une querelle. Et puis, Catherine avait raison sur un point : travailler jour et nuit n’excusait en rien toutes ses absences. Prendre le petit garçon dans ses bras le calma.

— Ça a l’air d’aller maintenant !

— Ben oui ! Je jouais avec Lionel, j’arrivais plus à respirer et je suis tombé dans le sable. J’ai un peu pleuré mais j’ai pas eu peur ! Enfin pas beaucoup. Le docteur a dit que je pouvais rester une semaine à la maison ! Maman, c’est quand le cadeau ?

Catherine se leva.

Sa mère fixait Pierre. Trente-six ans passés de quelques jours. Le portrait de son père. Grand. Sec. Un visage harmonieux. Des cheveux châtains ondulés. Des yeux bleus électriques. Elle l’avait choyé, aimé, protégé. Elle connaissait son âme, en devinait les secrets.

Paul Messac sortit sa pipe, la tapota sur le rebord du cendrier, entreprit de la bourrer avec méthode. Il appréciait beaucoup Catherine. Douce, généreuse. Pas compliquée. Il regarda son fils.

— Mon petit gars, le monde entier repose sur une chose : l’équilibre. Lorsque cet équilibre se rompt, alors, que Dieu nous protège.

— Dieu ! Parlons-en, de celui-là ! Rayé, balayé de ma vie.

Un silence gêné s’ensuivit.

Sous l’insistance du regard de sa mère, Pierre s’assit à la place de sa femme.

Le père Messac aspira une longue bouffée odorante.

— Je ne pensais pas dire ça un jour mais le travail n’est pas tout, mon grand ! Qu’est-ce que tu cherches ?

— Rien de glorieux. Aller au bout de ce que j’ai entrepris. Que pourrait espérer le fils d’un petit paysan ? On me l’a assez répété au collège. Nul. Même pas bon à planter des choux ! Je ne sais pas pourquoi, mais ils ne m’aimaient pas. Je n’étais pourtant pas différent des autres. Peut-être plus timide, plus introverti. J’en ai pris plein la gueule. Sans parler du bizutage avec les « grands ». Une bande de tarés. Cruels, sadiques. Vous n’en connaissez pas le quart. J’avais tellement peur de certains que je me réfugiais à l’extérieur du collège sous l’escalier d’accès. Je ne dormais pas la nuit. Cette peur, je l’ai gardée. Ancrée dans ma tête, mes tripes. Je rêve parfois de les massacrer. L’un d’entre eux s’est tué en voiture, il y a quelques mois. Ça m’a fait plaisir. Vous ne pouvez pas savoir à quel point ça m’a fait plaisir.

Paul Messac retira la pipe de sa bouche.

— Faut pas dire de pareilles choses, mon grand.

Pierre s’énerva.

— Tu veux que je te raconte ce qu’ils m’ont fait ? Tu veux ?

— Pourquoi tu ne nous as rien dit ?

— Pour en prendre un peu plus dans la tronche ? À cette époque, vous en aviez assez. Toi cloué au lit avec la tuberculose. Maman enceinte, seule pour faire tout le travail de la ferme…

Devant Catherine, les bras chargés de cadeaux, il taquina Julien.

— C’est quoi tout ça ?

— Ben ! C’est mon niversaire !

— A… Anniversaire, reprit Catherine en déposant les paquets sur la table du salon.

— Celui-ci est pour toi et celui-là pour François. Excité, le petit garçon s’attaqua au papier d’emballage sous les regards amusés des parents et des grands-parents. De haute lutte, le tracteur rouge et sa grande remorque chargée de round-ballers furent extraits du carton.

— Ouais ! Le même que toi, Papy…

Plus pondéré, François s’installa à l’écart avec sa BD.

Catherine quitta de nouveau la pièce, revint avec le tableau contre sa poitrine.

Un ange passa lorsqu’elle le retourna.

La grand-mère se retint pour ne pas se signer. François demeura bouche bée. La pipe entre les dents, le grand-père s’approcha.

D’une main tremblante, Pierre effleura la toile. Son regard croisa celui du portrait. Y perçut une lueur vivante, chaude. Humaine.

— Tu l’as fait peindre ?

— Pas du tout, je l’ai achetée à la foire Saint-Michel, ce matin.

Le trouble causé par son acquisition gêna Catherine au point qu’elle s’en expliqua.

— Je quittais la foire et j’ai senti comme une sensation étrange dans mon dos. Un regard très fort posé sur moi. Je n’ai pas pu lui résister. Quel hasard, n’est-ce pas ?

Les grands-parents se regardèrent.

Julien, qui observait le portrait depuis un moment, lui fit un pied de nez.

— On dirait moi !

— Deux Julien ! Avec un seul, nous avions déjà du souci !

La plaisanterie de la grand-mère détendit l’atmosphère.

Catherine proposa de passer à table. Elle avait oublié l’incident du retour, les paroles du camelot… Pour rien au monde, Yann ne voulait effrayer sa maman. Ni même l’inquiéter. Il devait rester ce qu’il était. Un portrait.

En fin de soirée, Julien souffla ses cinq bougies, sous les applaudissements de toute la famille. Une photo immortalisa l’instant.

15

Au cœur de la nuit, dans la maison endormie, le portrait se souvenait. L’empreinte de son âme vibrait encore dans l’enceinte des vieux murs. Un souffle nostalgique, de plus en plus intense, concentra dans son regard ses forces depuis longtemps dispersées. Ses yeux s’animèrent d’une lueur bleutée fluorescente, irréelle. Un frémissement indicible se diffusa dans la maison, glissa au-dehors.

Les oreilles pointées, Voltaire se dressa. L’onde le caressa. Il y reconnut les petites mains de son ami. Son frère de lait. L’animal regagna sa niche avec un petit gémissement de tristesse.

Julien se réveilla avec l’étrange désir de partager son lit avec son autre Lui. Il ne ressentit nullement le besoin d’allumer pour affronter les ombres belliqueuses de la tourelle et descendit dans la salle à manger sans la moindre frayeur. Le tableau à bras-le-corps, surpris par son poids, il peina à remonter les marches. Il le déposa sur le lit à ses côtés, le cala avec l’un de ses oreillers. Ils s’observèrent dans l’obscurité. Le petit garçon ne s’étonna ni de l’insondable regard bleu ni du halo qui éclairait la chambre. Il tendit la main vers ce visage qui était le sien.

Un sommeil, bien au-delà de l’ordinaire, l’emporta.

Un voyage de lumière, aux confins de la vie.

Dès le lendemain matin, suivant l’avis général de la famille, Pierre suspendit le tableau au manteau de l’immense cheminée du salon.

Une place ouverte sur la vie de la maison.

16

Julien passa ses vacances impromptues devant la télévision. Il adorait les journées pyjama. Un après-midi, les yeux rivés sur le petit écran, Julien se balançait dans son rocking-chair quand un frottement le fit se retourner. Suspendu à son clou, le portrait l’imitait gauchement en un mouvement de pendule.

— Pourquoi tu fais comme moi ?

Une voix intérieure lui répondit :

— Parce que j’aime bien.

— Comment tu t’appelles ?

— Avant, c’était Yann.

— Pourquoi, avant ?

— Quand j’avais deux ans, je m’appelais Yann. Après, je suis parti dans les étoiles.

Cette petite voix était sympathique.

— Les étoiles dans le ciel ! Papa dit qu’il y a un grand ours et un petit ours. Tu les connais ? Ils sont gentils ? T’aimes bien les dessins animés ?

— Chut ! Ta maman revient.

Les bras chargés de linge fraîchement repassé, Catherine s’arrêta sur le palier de la tourelle. Son regard mélancolique se posa sur la tête blonde de son fils.

— Encore Tom Sawyer ! Tu pourrais regarder autre chose.

Elle ne reçut aucune réponse. Les yeux levés vers le manteau de la cheminée, elle descendit dans le salon, se hissa sur la dalle foyère, redressa le tableau complètement de travers. Voire dans une position qui défiait les lois de la gravité. Dans un élan de tendresse, elle déposa, du bout de l’index, un baiser sur le nez du portrait. L’émotion de Yann fut si intense, que Julien, tout au fond de son cœur, la ressentit.

17

Charles Henry, costume gris à carreaux, attaché-case à la main, se pressait vers les bureaux de Pierre. Après un coup d’œil à sa montre, il accéléra le pas.

À quarante-cinq ans, son mètre quatre-vingt-cinq, son allure sportive et la grosse BMW qu’il venait de garer sur le parking lui conféraient un statut de tribun moderne. Il salua la secrétaire de l’accueil, grimpa rapidement l’escalier métallique et gagna le bureau de son ami.

Pierre l’attendait.

Après une cordiale poignée de main, les deux hommes s’installèrent.

— Alors, quelles bonnes nouvelles ? demanda Charles

— Un gros projet. Le permis de construire est à la signature. Quant au dossier d’appel d’offres, il sera prêt dans une semaine.

— À quoi ressemble le bébé ?

Pierre s’adossa confortablement avant de répondre :

— Structure d’accueil et de loisirs. Restaurant, hôtel, dancing, bowling. Estimation tous corps d’état : vingt-huit millions. Disons, neuf millions de gros-œuvre.

— Intéressant ! Début des travaux ?

— Janvier. Durée, trente-six mois.

— Inespéré, je vais éviter des licenciements.

— L’ouverture des plis est fixée au 25 novembre. Seules les grosses entreprises structurées pourront prétendre à un tel dossier. Ce sera facile d’opérer.

— À combien la surestimation des quantitatifs ?

— 7 %. Bien qu’on puisse s’attendre à tout, ce doit être suffisant pour faire la différence.

Charles acquiesça d’un signe de la main. Pierre proposa un café.

— Tes dernières situations ont été visées, je te les fais envoyer.

Il appuya sur une touche de l’interphone.

— Patricia, deux cafés et les situations de monsieur Henry, s’il te plaît.

Les yeux ronds, l’air lubrique, Charles sculpta d’un mouvement des mains des courbes imaginaires. La secrétaire de direction entra. Une robe de laine bleu ciel moulait sa démarche souple, légèrement balancée. Elle salua l’entrepreneur d’un geste de la tête, déposa les documents sur le bureau, puis s’esquiva.

Divine apparition !

Les yeux au plafond, Charles s’extasia.

— Seigneur ! Mon âme au diable pour une seule nuit ! Une seule…

Pierre se contenta de sourire.

— Cachottier ! Alors, raconte !

— Je suis comme toi, je n’ai le droit que de regarder.

— C’est ça, oui ! Pas un regard, distante. Trop. Beaucoup trop. Bon, j’y vais.

Pierre reconduisit son ami sur le palier, fit ses amitiés à Claire, son épouse.

Patricia jubilait. Dès la fermeture des bureaux, elle courut à l’appartement, n’y trouva personne. Déçue, elle ôta ses chaussures au milieu du salon, s’affala dans le canapé. Richard ! Éternel absent. Toujours à traîner d’un bar à l’autre. Qu’espérait-elle d’un homme comme lui ? Inconstant. Influençable. Sans ambition. Exaspérée, elle jeta l’enregistrement sur le meuble le plus proche.

Richard et Pierre. Pierre et Richard.

Ce qui devait être clair s’obscurcissait de jour en jour. Lasse, le blues à fleur de peau, elle se réfugia près de la fenêtre. S’assit sur le rebord. Ferma les yeux et s’abandonna à la rumeur de la ville.

Richard rentra vers 20 heures. Les yeux brillants, la démarche incertaine.

— Désolé, chérie. Je suis tombé dans une embuscade, tu sais ce que c’est, une tournée puis une autre, et finalement…

L’accueil de la jeune femme fut glacial.

— T’en as rien à foutre de ce qui se passe ici, d’autant que tu n’as rien à y faire, puisque c’est moi qui t’entretiens.

— Oh là ! C’est quoi cette morale à deux balles ! Surtout venant de toi !

— De moi ! C’est la meilleure. Je vais prendre l’air.

Penaud, Richard tituba vers la jeune femme.

— Pat chérie.

— Dégage ! Tu pues la vinasse.

Derrière lui, la porte claqua. Il demeura au milieu de la pièce, les bras ballants. Elle allait faire la gueule. Ça sentait l’hôtel du cul tourné. Pyjama en mode armure. Elle devenait de plus en plus chiante. Coup d’œil dans le frigo. Une bière, un reste de poulet, de la moutarde. Une seconde bière. Il se mit à table en grognant.

— Et puis merde ! Si elle s’imagine que je vais me cloîtrer comme une bonne sœur !

Il repoussa le poulet, prit les bières, passa dans le salon. Il aurait mieux fait de rester avec les copains. S’éclipser en pleine partie de 7/14/21 sous les rires et les plaisanteries grasses de ses potes. La honte ! Putain de soirée ! Garces de bonnes femmes ! Les programmes télé devaient être nuls. De toute façon, il préférait la musique. Il inséra la cassette posée sur le meuble hi-fi, s’étala dans le canapé.

Égaré dans les brumes éthyliques, il ressassait sa mauvaise humeur, sa colère contre le monde qui l’entourait, lorsque son attention fut captée par une conversation masculine qui n’avait rien à voir avec le Dire Straits qu’il était censé écouter. Intrigué, il se leva, augmenta le volume. Son visage s’éclaira d’une joie sauvage. Excité par ce qu’il venait d’entendre, il retourna au meuble-bar.

Une pareille nouvelle se fêtait au whisky. Au goulot.

18

La violente envie de présenter son nouvel et extraordinaire ami à toute la maisonnée ternissait quelque peu le bonheur de Julien. Rongé par le désir de partager son secret, il quittait ce qu’il était en train de faire avec la ferme résolution de tout raconter, s’immobilisait, cherchait la raison de ce brusque départ et reprenait ses jeux là où il les avait abandonnés.

Pour Yann, la complicité de Julien suffisait. Les adultes chercheraient à comprendre ou, pire, prendraient peur. Julien ne se posait aucune question, l’acceptait d’égal à égal, comme un frère. Durant les rares moments où ils se retrouvaient seuls, les jumeaux en profitaient pour s’amuser. Pirouettes, galipettes, grimaces. L’inventivité de Yann valait pour Julien tous les dessins animés du monde. S’oubliant régulièrement dans des postures pour le moins singulières, Yann obligeait Catherine à le repositionner. Parfois plusieurs fois par jour. Jusqu’à l’agacement.

En rentrant du travail, Pierre se posa quelques minutes devant la cheminée. D’un geste, il remit d’aplomb le portrait avant de passer à table.

— Il faut que j’attache le tableau différemment.

Catherine hocha la tête.

— Aujourd’hui, je l’ai redressé au moins dix fois. N’est-ce pas, Julien !

Le ton était soupçonneux, presque agressif.

— Pourquoi tu le déplaces sans cesse ?

Panique !

Le visage de l’enfant s’empourpra. Cette fois, il allait devoir tout expliquer.

— Il est beaucoup trop haut !

La réponse avait fusé avec un brin d’hypocrisie.

Catherine se tourna vers l’aîné.

— Moi, je m’en fiche de ce truc. Je l’aime pas. J’ai l’impression qu’il me regarde, qu’il me suit partout.

— Il ne bouge quand même pas tout seul !

Tous les regards glissèrent à nouveau sur le petit garçon.

— Ben, peut-être ! J’ai déjà vu ça dans un dessin animé. Hein, François !

L’intéressé haussa les épaules.

— N’importe quoi !

Julien s’entêta. Les larmes affluèrent. Il ne mentait pas. Il allait leur dire.

La lumière s’éteignit.

Pierre s’énerva.

— Ras le bol de ces coupures. Ils vont encore nous dire que nous sommes en bout de ligne. Pas de vent, pas de neige. Franchement !

Dans le salon, les bougies du chandelier s’allumèrent.

Julien se momifia sur sa chaise. Il percevait le frottement de son ami sur le granit de la cheminée. Les balancements, d’abord lents, s’accélérèrent.

Un bruit de chute les figea autour de la table dans un silence absolu.

La lumière revint. Les bougies s’éteignirent.

— C’était quoi ? chuchota Catherine.

— Rien. Un truc qui est tombé.

Derrière le ton rassurant de Pierre, une légère angoisse venait de poindre. Son pouls s’était accéléré. Ses yeux ne quittaient pas la fenêtre du salon. Il n’avait pas rêvé. Il avait nettement vu les lueurs dansantes, les reflets dans les vitres. Il se leva pour en avoir le cœur net. Il passa son avant-bras par la porte entrebâillée, ses doigts se tendirent dans l’obscurité de la tourelle, cherchèrent l’interrupteur.

Les murs gardent en eux l’empreinte des âmes qui y ont vécu.

Un frisson le parcourut.

Il appuya sur le va-et-vient. Vit aussitôt les corolles de fumée évanescentes au-dessus des bougies. Il détestait l’inexplicable. Mal à l’aise, il s’avança, dispersa les fumerolles d’un geste de la main. Les volets baissés, la porte close. Le tableau ! Tombé sur le carrelage devant la cheminée. Troublé, Pierre descendit dans le salon, se pencha pour saisir la toile. Un léger courant d’air dans le cou, la sensation désagréable d’être observé… Il se retourna brusquement. Son regard bloqua sur le châssis grand ouvert, les yeux jaunes immobiles plantés dans la nuit. La peur lui hérissa la chair.

Un chat ! Un putain de chat noir allongé sur le rebord du vasistas.

Les propos de Catherine lui parvinrent comme lointains.

— C’est toi qui as ouvert la petite fenêtre ? Pierre, c’est toi qui…

— Non.

— C’est toi, François ?

— Ben non ! On ne l’ouvre jamais. C’est peut-être le chat. On dit que les chats noirs ont des pouvoirs magiques. C’est celui d’hier soir ! On devrait lui donner à manger.

— Sûrement pas. Ce con m’a fichu la trouille.

La toile entre les mains, Pierre vérifia la ficelle, le crochet. Testa sa fixation. Incompréhensible. Étrange.

Tout comme le chandelier.

Quant au châssis, François avait raison. Ils ne l’ouvraient jamais. Un seul carreau. De quoi amener un peu de lumière sur l’endroit le plus sombre du salon. Debout sur la chaise que venait de lui passer Catherine, il le referma, força sur la poignée pour enclencher le pêne. Comment avait-il pu s’ouvrir ? Certainement pas le vent ni le chat… ni Catherine.

Ni personne.

Penser au fantôme du vieux Joseph lui arracha un frisson. Peut-être revenait-il de temps en temps s’asseoir au coin de la cheminée. Un autre frisson lui parcourut l’échine, le dos.

Cela remontait à vingt-cinq ans.

L’année de merde de ses dix ans. La veille de sa rentrée au pensionnat.

L’histoire avait secoué tout le quartier.

Un samedi matin. Le soleil était déjà haut. Comme d’habitude, le facteur déposa le Ouest-France dans le bidon troué qui servait de boîte à lettres. Les hurlements à la mort du berger allemand apparemment enfermé dans la maison, le meuglement des bêtes dans l’étable, l’arrêtèrent un instant. Son regard se fixa sur la porte d’entrée de la maison. Depuis qu’il faisait la tournée, jamais il ne l’avait vue fermée. Été comme hiver. Un mauvais pressentiment le gagna. Il poursuivit jusqu’à la cour, laissa tourner le moteur, descendit de la 4L. À l’intérieur, le chien cessa d’aboyer, se mit à gémir. Le facteur grimpa les deux marches, frappa deux coups secs, leva la clenche, poussa sur la porte, força pour la dégager de l’huisserie. Il la vit aussitôt. Une plaque brune dont les contours apparaissaient sous le jet d’eau de la porte. Son pouls grimpa en flèche. Pas besoin d’avoir fait la guerre pour reconnaître du sang coagulé. Il fit le tour par le cellier. Dans la cuisine, des taches brunes constellaient le sol, la grande table en bois. Il suivit les traînées sanglantes. Une main rouge imprimait plusieurs fois le chambranle de la porte. La vision d’épouvante le cloua à l’entrée du couloir. Le sang couvrait les murs, le sol. Des giclées constellaient les poutres du plafond. Couché sur le dos, les épaules et la tête appuyées contre la porte, Joseph n’avait plus de visage. Lacéré, percé, les yeux crevés. Un masque sanglant méconnaissable. Du sang partout. Ses vêtements en étaient couverts. Du col de sa chemise à ses chaussons de bottes. On aurait dit qu’une pluie écarlate s’était abattue sur lui, l’avait englué, rivé aux dalles de schiste. Une odeur métallique imprégnait l’endroit. Des couteaux, la lame brisée au ras du manche en bois, étaient éparpillés autour du massacre. Des traces de pas ensanglantées souillaient l’escalier en bois. Jean, le fils, se trouvait dans le grenier, pendu à la charpente. Il avait cassé douze couteaux de cuisine dans le corps de son père. Comme ça, un petit matin de septembre. Les terres avaient été reprises par le paysan voisin. Les bâtiments abandonnés. Personne n’en voulait. Même pour rien.

Le malheur hantait les murs de la vieille bâtisse.

Les murs gardent toujours un peu de l’âme de ceux qui y ont vécu.

L’homme de l’art qu’il était avait ignoré ces sornettes. Des croyances d’un autre temps. Les pierres n’avaient pas de mémoire, pas de rancœur. Des cailloux. Rien de plus. Situé à un kilomètre du village de son enfance, le corps de ferme lui plaisait. Il le connaissait bien, savait ce qu’il pouvait en faire. Un petit manoir.

Un début de revanche sur ceux qui l’avaient humilié, pris pour une sous-merde.

Dix-huit mois de travaux.

Huit années qu’ils y habitaient sans le moindre…

Yann ! Jamais il n’avait associé la mort de son enfant avec une quelconque emprise de la maison sur ceux qui y vivaient. Jamais. Il s’agissait d’un accident. Un putain d’accident !

Tout lui revint d’un bloc. Les mises en garde de sa mère. Les mots de l’Henriette, une espèce de folle à moitié sorcière qui habitait une masure au bord de la rivière.

Le sang appelle toujours le sang…

Ébranlé, Pierre descendit de la chaise. Comment n’y avait-il jamais pensé ? Parce que cela n’avait aucun sens. Absolument aucun sens. Aucun fondement.