La nuit des ombres - Jean-Paul Le Denmat - E-Book

La nuit des ombres E-Book

Jean-Paul Le Denmat

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  • Herausgeber: Palémon
  • Kategorie: Krimi
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2020
Beschreibung

Alors que Victor et Caroline passent des vacances idylliques dans le Gard, Caro se blesse et est admise à la Clinique Saint-Geniès. Son séjour au sein de l’établissement semble faire remonter des souvenirs, ses nuits étant hantées depuis son enfance par d’effroyables rêves.
Victor est lui rappelé d’urgence à Pontivy, où de terribles inondations ont ravagé la ville, mettant à jour les agissements d’un pervers retrouvé pendu dans d’étranges circonstances.
Quels secrets cachent la mystérieuse clinique et sa voisine, l’ancienne citadelle, autour desquelles les morts violentes s’accumulent ? Les « masques » qui habitent les cauchemars de Caro sont-ils le fruit de son imagination ou des créatures bien réelles et sans pitié ? Qui est Le Maoût, ce flic qui s’intéresse de très près à la jeune femme ?
Des questions auxquelles les enquêteurs devront répondre au péril de leur vie, leurs investigations croisant systématiquement la route de l’insaisissable Voltigeur…

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né en 1953 dans le centre-Bretagne, Jean-Paul Le Denmat habite Guerlédan où il consacre aujourd’hui son temps à l’écriture.
Sa passion pour la littérature débute à l’âge de dix ans. Le film Le lit à colonnes le bouleverse et suscite une envie d’écrire qui ne l’a jamais quitté.
Bien que ses choix de lecteur aillent vers les auteurs classiques – Steinbeck, Barjavel, Soljenitsyne, Clavel, Troyat, Kipling – il s’oriente dès ses premiers écrits vers le thriller. Un mélange de genres qui correspond parfaitement à son univers policier/fantastique/noir.

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Seitenzahl: 512

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Couverture

Page de titre

Retrouvez ces ouvrages sur www.palemon.fr.

CE LIVRE EST UN ROMAN.

Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres, des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant ou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

À Yvette et Paul, mes parents

L’auteur tient à préciser que, si les lieux sont réels, les personnages sont imaginaires. Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé serait une pure coïncidence.

Le plus grand bien est peu de chose car toute la vie n’est qu’un songe et les songes rien que des songes.Calderón

Caroline se sentait mieux.

Caroline avait besoin de lumière.

C’est elle qui avait choisi le Gard. Elle ignorait pourquoi.

Peut-être pour échapper à cette noirceur qui l’envahissait parfois.

1

Pontivy, Morbihan, mercredi 11 août 2004

Un éclair zébra les ténèbres.

Il pleuvait des cordes. Cela n’avait cessé depuis trois jours. Le puissant roulement du canal en témoignait. Au plein de son lit, le cours d’eau suintait entre les aménagements sur berge, flirtait avec le bitume de la chaussée.

La climatisation de la limousine avait fait oublier à Gildas l’oppressante lourdeur de l’atmosphère enfiévrée. La main droite posée sur la cuisse de la gamine, il conduisait prudemment. Pas d’accrochage, pas d’arrêt, pas de rencontre inopportune. Il patienta quelques secondes au feu rouge du quai Presbourg, démarra lentement, tourna dans la rue Saint-Ivy sur une trentaine de mètres. Sous l’impulsion de la télécommande, le portail manœuvra. La troisième fois que Gildas squattait le garage pendant l’absence des propriétaires. Les phares de la Mercedes se fixèrent sur un mur blanchi à la chaux. La porte automatique se referma. Les phares s’éteignirent. Dans cette nuit d’encre fouettée par la pluie, le crépitement du déluge sur les tôles de la toiture emplissait le garage, parvenait assourdi aux occupants de la berline.

Figée sur son siège, les mains posées à plat sur ses genoux, la gosse gardait dans son regard une minuscule tache bleue capturée sur la paroi. Une trouée d’azur dans un ciel d’encre. Elle sentit les mains de l’homme glisser aux creux de ses cuisses, les doigts écarter les bords de la culotte, effleurer son duvet à peine éclos. Le basculement du siège ne l’effraya pas. Gildas, elle le connaissait. Pas méchant. Juste un peu vieux. Il lui offrait des petits cadeaux. Elle adorait les gommes ou les bonbons acidulés, élastiques et mous, vendus au poids. Lors de leur premier rendez-vous, il s’était déboutonné, avait guidé sa main. À l’institut, elle avait vu une fille, une grande, faire la même chose avec un éducateur. Un trouble inconnu avait gagné tout son être lorsqu’elle avait touché le sexe gonflé.

Les yeux fixés sur le translucide positionné au-dessus de la voiture, elle se laissa envahir par le martèlement de la grêle et les grondements sourds du tonnerre. Elle entendit le bruit de la fermeture éclair, le froissement du pantalon, n’opposa aucune résistance lorsqu’il retroussa sa mini-jupe. Le slip roulé autour des chevilles, elle s’efforça d’ignorer les doigts fébriles qui exploraient son corps. Le gros Philippe l’avait déjà coincée dans les vestiaires du gymnase pour la peloter. Elle n’avait pas peur. Elle détestait seulement cette haleine chargée de tabac, cette respiration forte et saccadée, ces déglutitions incessantes. Une odeur douce lui aiguisa les sens.

Il vint sur elle, l’écrasa un court instant pendant qu’il se positionnait par petites ondulations. Au bord de la jouissance, Gildas l’obligea à se retourner. Il la désirait autrement.

2

La cloche de la basilique Notre-Dame-de-la-Joie sonna un coup. Dans le halo scintillant des réverbères, la ville luisait sous les trombes d’eau. Quelques carapaces rutilantes traçaient leur sillage sur la rue Nationale, les égouts vomissaient leur trop-plein, les gouttières glougloutaient, crachaient. Sur la crête, dominant la haute ville, l’usine abandonnée depuis des années dégueulait de toutes parts. Le dernier exutoire bouché par un corbeau mort, le toit de la partie centrale s’engorgeait. Inexorablement.

Une gigantesque piscine à ciel ouvert. Il suffisait de presque rien. Comme une supplication pour le coup de grâce, l’immense carcasse à demi effondrée tendait ses bras de métal vers le ciel en colère. Acceptée. Un éclair cisailla l’obscurité. À peine un frémissement. Une poutre céda. Sous les tonnes d’eau, la couverture s’éventra, s’effondra dans un épouvantable vacarme. Deux énormes caissons d’extraction basculèrent dans le vide. Les flots dévalèrent le coteau, fondirent sur le cimetière. Le début de la vague boueuse se brisa contre le mur d’enceinte dans un jaillissement d’écume couleur terre.

3

La tête rejetée en arrière, Gildas haletait au rythme de ses assauts. Prisonnier de son plaisir, il ignora les crispations de la gamine, s’arc-bouta pour jouir au plus profond de ce corps frêle, déchiré. Ce n’est rien. Cela fait de moins en moins mal. Le front appuyé contre le cuir du fauteuil, la fillette avait trouvé refuge derrière ses paupières closes remplies de larmes. Au bord de la falaise, assise dans l’herbe rase. Immobile. Les cheveux emmêlés par les bourrasques, le regard perdu entre ciel et mer, là où le partage n’existe plus. Juste une immensité glauque zébrée par la foudre se fracassant contre les roches ciselées. Ce n’est rien. Cela fait de moins en moins mal. Elle ouvrit soudain les yeux. Parmi les roulements de l’orage qui emplissaient son esprit, elle perçut un autre grondement. Plus violent. Mêlé de fracas.

4

Vingt-trois heures trente-deux. Portés par la coulée, à la vitesse d’un cheval au galop, les lourds extracteurs éventrèrent le mur d’enceinte du cimetière. La brèche ouverte, l’eau s’engouffra, ravina, emporta tout ce qui se trouvait dans sa trajectoire. Les monuments, les cercueils. Ultime barricade avant la rue Leperdit, le portail métallique gicla de ses gonds. Les pilastres séculaires se disloquèrent. La vague s’élança dans la pente abrupte. Contenue dans un couloir de façades, elle enfla, se dressa à hauteur d’homme. Monstrueuse. Elle balaya tout, déboula rue Lorois dans un fracas de vitres éclatées et de tôles martyrisées. La rue Nationale à soixante mètres. Quatre secondes. Le temps au feu de passer au vert, le temps au chauffeur d’une BMW blanche de coller l’accélérateur au plancher. La lame fouetta l’arrière du bolide à l’instant où il s’échappait à l’angle de la rue du Fil. Débouchant sur la place du Martray, le torrent se disloqua en une déferlante meurtrière.

Dans le Napo, les derniers joueurs de belote eurent le temps de lever les yeux. Pas le temps d’y penser. Ils la pressentirent peut-être. La mort les happa. Comme une salve de mitraille, les vitrines pulvérisées fauchèrent, entaillèrent, cisaillèrent. La lame étripa, éparpilla. Pendant que les carcasses démantibulées des voitures se fracassaient contre la façade éventrée, le flot nullement apaisé poursuivait sa course dans la rue du Pont.

5

L’onde de choc traversa l’immeuble, se répercuta aux garages. Sous le souffle du torrent, la toiture entière frissonna. Les tôles tressautèrent sous les premiers embruns comme les touches d’un piano sous les doigts du virtuose. On courait sur les tôles. Quelqu’un venait. La fillette se crispa. Gildas se figea. La peur d’être surpris lui serra les entrailles. Il se retira brusquement, roula sur le siège conducteur. Il relevait son pantalon à l’instant où le ciel s’ouvrit avec fracas. L’onde faucha la Mercedes. La grosse berline vibra, se souleva. La pointe acérée d’une poutrelle métallique explosa le pare-brise, cloua la gamine à son siège. Telle une bête hideuse, la vague gicla quai Presbourg et, dans un gigantesque remous, se déversa dans le canal. La Mercedes flotta quelques secondes, heurta les parois extérieures de l’écluse et s’enfonça lentement.

Bien qu’à moitié groggy, Gildas ne paniqua pas. Il enleva sa main droite coincée entre la console centrale et son siège, tâta autour de lui, sentit le corps, le pieu… Putain ! Oubliant l’étau qui lui serrait la gorge, la poitrine, il tenta de l’arracher au siège jusqu’à ce que la douleur aux tempes, l’envie d’ouvrir la bouche pour respirer deviennent intolérables. Impossible de rester plus longtemps, sans mourir avec elle. Le pantalon entre les jambes, au bord de l’asphyxie, il se faufila par la lunette avant, remonta le long d’une paroi verticale. Ça n’en finissait jamais… Il hurla intérieurement pour tenir une misérable seconde. Quand il ouvrit la bouche dans un cri, il était hors de l’eau. Collé à une rambarde métallique. Le courant était fort. Gildas s’agrippa à l’un des barreaux pour ne pas être emporté par le glissement sombre. Un rideau de pluie barrait l’horizon, tronquait la vue. Toute la basse ville se trouvait dans la pénombre. Plus de berges ! De l’eau ; de l’eau partout. La crue noyait les quais, les berges… Jamais les inondations n’avaient atteint un tel niveau. À la place des garages, un amas de gravats et de carcasses luisantes encombrait la placette en bas des rues du Pont et de Saint-Ivy. De culbutes en glissades, de crissements en claquements, des dizaines de tôles tordues s’abandonnaient à la furie des bourrasques. L’eau flirtait avec les bacs de géranium accrochés à la rambarde du pont de l’hôpital.

Lui… Lui se trouvait dans une merde noire. De l’autre côté de l’écluse, la voiture aurait été emportée à des kilomètres. On ne l’aurait trouvée que bien plus tard à la décrue. Il s’en sortait bien. Personne ne l’avait vu.

Il lui restait à tromper l’Autre.

6

Après plusieurs têtes à queues, la BMW blanche s’immobilisa au milieu de la rue Nationale. Ses phares éclairaient ce qui restait de la place du Martray. Un lampadaire plié en Z. Au fond, contre les façades dévastées, des arbres éclatés, des bancs, des kiosques, des dizaines de carcasses boueuses, disloquées s’amoncelaient sur deux étages. Une fille sortit la première. De l’eau jusqu’aux chevilles, elle s’avança lentement vers le carrefour. Son regard se détacha de la vision apocalyptique des épaves torturées, suivit la large et profonde saignée qui coupait la rue Nationale. La rue Lorois n’était plus qu’un bouleversement de bitume arraché, de canalisations éclatées parmi lequel une multitude de bouillonnements malodorants cherchaient leur chemin.

7

Agrippé au garde-corps, Gildas paniquait, regrettait presque d’être vivant. S’il était resté contre Marlène, la poutre les aurait soudés l’un à l’autre à jamais. De l’amour à la mort. Le hurlement de la sirène lui confirma l’extrême gravité de la catastrophe. Jamais de sirène la nuit, sauf le tocsin. Les flics et les pompiers allaient rappliquer. Il releva son pantalon, traversa le pont et se laissa emporter par le flot. Il était né au bord du canal. L’eau, il connaissait. Il avait appris à nager en même temps qu’à marcher. Tout en dérivant, il regardait la ville à travers les stries grises de l’averse. Dans les rues désertes, seule une mobylette bravait les éléments. Le minuscule point bleu faisait corps avec la pétrolette rouge, rasait les murs de la gendarmerie pour se préserver de la tourmente. Casque Bleu ! Le visage de Rémi Tossec s’imprima dans le cerveau de Gildas. Cet abruti pouvait lui sauver la mise. Il lutta dans le courant pour se rapprocher d’une berge, se retrouva dans un taillis bordant la rue Faraday. Il reconnaissait à peine. Tout avait disparu sous l’eau. Il pataugea le long des entrepôts de la Stef, bifurqua sur le pont Kennedy. L’eau touchait les voussoirs, clapotait contre les garde-corps métalliques. Gildas ne s’occupait ni de la pluie qui lui giflait le visage, ni de l’inondation catastrophique. Sous le déluge de fin du monde, tête basse, il courait vers son salut. Il composa le code, entendit le déclic de la serrure du portillon, fonça vers les bureaux. Se sentant pris au piège, il ne réfléchissait plus. Il frissonna en pensant à Jacques-Édouard Étienne. L’Autre. L’Autre allait disjoncter lorsqu’il apprendrait pour la Mercedes et le cadavre de la fille.

La sirène hurla à nouveau. Gildas profita de l’appel lancinant pour briser une vitre. Les bottins se trouvaient sur les étagères derrière le bureau d’Éliane. Une connasse celle-là ! Pas de portable, pas de carte pour téléphoner d’une cabine publique, Gildas prit le risque d’appeler de la société. On décrocha aussitôt.

— Tossec ?

— Ouais.

— La basse ville se noie. On cherche des volontaires. Les pompiers sont déjà sur place. On a pensé à toi.

La réponse fusa.

— J’arrive !

— À l’écluse, face à l’hôpital.

— Dans cinq minutes.

Gildas reposa le combiné.

— C’est ça, arrive. Quel abruti ! Bien que trempé jusqu’aux os, il n’avait pas froid. Il enjamba l’allège, quitta le parking grillagé sans fermer le portillon et reprit sa course. Il coupa par la rue Nationale, traversa la Plaine. Il y avait de la lumière au commissariat. Les cloches de la basilique lui parvinrent assourdies par les pluies diluviennes. Minuit. La poitrine en feu, les cuisses brûlantes, il s’arracha pour arriver sur place avant Tossec. Il avait bien fait. Une mobylette pétaradait déjà dans son dos. Con et pressé de mourir !

Un coup d’œil alentour. Personne. Le motocycliste s’arrêta dans une glissade incontrôlée !

— À donf hein ! s’exclama Tossec en pointant ses deux pouces.

Il n’esquissa aucun autre geste. Touché au plexus, il se plia en deux. Sa tête ballotta, son casque vola sous la violence du coup de savate. L’instant d’après, Gildas l’entraînait sur le pont, sautait avec lui dans les eaux boueuses à l’aplomb de la voiture. Casque Bleu convulsa quand l’eau engorgea ses poumons. Le pantalon baissé jusqu’aux chevilles, il mourut sans comprendre ce qui lui arrivait.

Gildas jeta un coup d’œil prudent avant de sortir du canal. Les feux croisés des gyrophares concentrés vers la place du Martray le rassurèrent. L’orage n’en finissait pas ; le ciel se déversait sans faiblir. Il récupéra la mobylette, mit le casque, s’essuya le visage à pleines mains et démarra. Il remonta la rue Friedland, roula prudemment jusqu’au Carpaccio où était garée sa voiture. Les clés ! Son pouls s’accéléra. Il les sentit dans la poche de son pantalon. La chance était avec lui. Le pire restait à venir.

L’Autre. Les flics.

Le chauffage à fond, il fit le tour par le quartier Saint-Michel, remonta vers Sainte-Tréphine. Il se signa en doublant la chapelle – ça ne coûtait rien et il lui faudrait beaucoup d’aide pour sortir d’une telle chierie –, bifurqua aussitôt dans une arrière-cour sombre et exiguë. Il sortit discrètement, s’abstint de toute lumière avant d’être à l’intérieur de la maison. Il se déshabilla dans la buanderie, s’empressa vers le salon, se versa un grand whisky. L’avala d’un trait. Sa montre ! Et merde ! Il se remémora le choc dans la voiture, la culbute… Sa main droite coincée sous l’accoudoir en cuir. Le début des emmerdes. Si elle était restée dans la bagnole, il était mort. Mort ! Il invoqua le ciel pour qu’il lui vienne en aide. Il le faisait souvent. Plusieurs fois par jour. Se confessait sans intermédiaire. LUI expliquait à haute voix. Putain de soirée ! Il s’habilla en marchant, s’enfila un autre verre. Il avait les nerfs. Si son sort le préoccupait, la mort de Marlène le peinait. Au souvenir de la mini robe moulante qu’on avait dû coudre sur elle, le désir l’enflamma.

Penser à l’Autre le calma aussi sec. L’Autre ne devait jamais savoir. Jamais. Il poussa sa voiture jusqu’à la route, la laissa en roue libre dans la descente. Il serait à Vannes avant la fermeture du Galion Noir.

L’alibi parfait. Presque.

8

Uzès, Gard, jeudi 12 août 2004

Depuis deux ans, après la mort de son mari et de sa fille aînée, Solange Aubin s’était repliée sur elle et Mélanie. Sa seconde fille.

Pas de sortie, pas d’ami, pas de désir.

Pourtant, depuis une semaine, une excitation qu’elle croyait disparue faisait battre un peu plus vite son cœur. Les préparatifs du mariage de son amie Laurence l’entraînaient dans le tourbillon de la vie. Pas de cette vie que l’on subit chaque jour, mais de celle que l’on saisit à bras-le-corps. Les rares instants d’amertume qui surgissaient parfois se voyaient répudiés au profit d’un optimisme débridé.

Émoustillée comme une gamine, Solange avait peu dormi. Par crainte que trop d’empressement ou qu’une joie trop grande ne lui attira la foudre des cieux, elle sortit les vêtements de leurs emballages au dernier moment. Côte à côte, satisfaites de leur reflet dans le miroir de la chambre à coucher, Solange et Mélanie n’avaient plus qu’une hâte, rejoindre la Promenade des Marronniers.

Les rues étroites et ombragées, les remparts du duché, le boulevard Charles Gide… La ville resplendissait d’une beauté nouvelle. Solange salua quelques personnes, grimpa dans le car stationné sous la frondaison des grands arbres. Elle se plaça devant, près d’une vitre qu’elle ouvrit aussitôt. Elle détestait l’odeur confinée, mélange de sucs, de pieds, de sueur, de carburant qui régnait à bord. Le car s’ébranla dans des hourras de bonne humeur, présages d’une journée magnifique.

9

Étendus sur des transats aux rayures rouges et blanches, le dos couleur écrevisse, Vic et Caroline cuisaient sous un soleil à faire bouillir la salive dans une dent creuse. Sans un geste, sans un mot, ils somnolaient, bercés par le bruissement des feuilles d’oliviers.

Dix jours plus tôt, un chemin rocailleux, tracé sur les flancs escarpés d’un enchevêtrement de collines assoiffées, les avait conduits dans ce paradis silencieux. Après vingt minutes de montée, La Grande Bastide s’était dévoilée. Avec ses hauts murs ocre jaune ruisselant de lumière, son chapeau de tuiles rouges et ses fenêtres étroites orientées sur le vallon desséché, la demeure ne trahissait pas son appellation. À quelques pas de la façade, un massif d’oliviers et de chênes verts ombrageait un salon de jardin en fer forgé bleu turquoise. Plus loin, le plateau avançait un menton en galoche sur une vaste étendue caillouteuse où s’épanouissaient cades, chardons, genêts épineux. Un jardin de géant aux senteurs de romarin, de basilic et de sarriette où les stridulations des cigales faisaient trépider l’air brûlant de ce milieu de journée.

Grand, large d’épaules, Victor Catros n’avait rien d’un Adonis, mais ses traits ne manquaient pas de séduction. Ses yeux gris clair et son allure martiale, presque aristocratique, achevaient de révéler en lui une personnalité particulièrement intelligente, capable de s’intégrer aisément à toutes les situations. Pour ces vacances en amoureux, il avait souhaité une tranquillité monacale sans journaux, radio, ni télévision. Juste un portable, dont le numéro n’avait été communiqué qu’à la mère de Caroline. En cas d’extrême urgence.

Vic déposa un baiser sur la peau cuivrée de sa compagne et se leva. Le lent frottement de ses espadrilles sur le dallage de la terrasse traduisait sa sérénité. Il goûta le cocktail, y rajouta des glaçons. Les verres à la main, les lunettes de soleil relevées sur son crâne presque rasé, il demeura un instant à l’ombre du vestibule pour regarder la jeune femme. Son regard glissa avec tendresse sur la courbure des reins, la rondeur des fesses. Un sourire malicieux aux lèvres, il s’approcha sans bruit. Couchée sur le ventre, Caroline lézardait avec un inégalable plaisir. Au contact des verres glacés sur ses reins dénudés, elle se crispa avec un cri d’effroi. Vic posa les verres sur la table du salon pendant que la jeune femme se redressait vivement. Le regard lumineux, elle s’élança vers lui avec le rire franc d’une enfant. Il s’esquiva, joua avec une légèreté de cœur qui ne lui était pas naturelle. Sans bouger, il lui tint la main du bout des doigts, la fit pirouetter puis la ramena vers lui. Elle riait aux éclats lorsqu’il la souleva d’un seul geste. Abandonnée, les bras en croix, la tête renversée, les cheveux en cascade, les yeux ouverts sur le bleu incandescent du ciel, elle se laissa emporter. Tourbillonna jusqu’au vertige, entre ciel et terre, comme autrefois dans les bras de son père. Au bord du déséquilibre, Vic la déposa sur le transat le plus proche avant de s’écrouler sur l’autre avec un soupir de bien-être. Le regard perdu dans l’épaisse ramure des oliviers, les paroles émergèrent dans le flou de son esprit.

— J’avais oublié qu’un tel bien-être existait.

Un bruissement léger et la frondaison se nuança de reflets vert foncé.

— Pas de cauchemar ?

Caroline secoua la tête. L’évoquer signifiait LE faire revenir.

Un oiseau cria. L’écho de son appel ricocha sur les abrupts de la ravine.

Le déchirement de sa voix avant le choc sur les marches de marbre blanc.

La jeune femme frissonna.

Vic tendit son verre.

— À nos vacances, chérie.

Caroline ne répondit pas. Derrière ses paupières closes, elle empruntait déjà les méandres de sa mémoire disloquée.

Dans le couloir sombre, le claquement de ses chaussures sur le carrelage se mêle à celui de sa respiration haletante. Sa poitrine lui paraît trop étroite pour contenir les battements de son cœur. Sa gorge se serre, ses jambes mollissent. Seuls ses yeux exorbités par la terreur lui insufflent la force pour atteindre les portes noires, là-bas, tout au bout. Dix pas, cinq. Ses bras tendus heurtent les ouvrants. Elle s’arrête, tourne sur elle-même. Un vaste palier circulaire, un large colimaçon de marbre blanc. Son visage se lève vers la lumière zénithale. Les yeux clos, les mains tendues, elle s’abandonne à la félicité. Ni les pas lourds des démons ni la porte qui claque derrière elle ne la préoccupent. Elle n’a plus peur. Sa robe blanche flotte dans le vide. Le regard rivé sur le dôme ruisselant de l’immaculée blancheur, elle sourit lorsqu’elle se disloque sur les marches de l’escalier du paradis.

Le bruit de moteur que Vic avait entendu par intermittence dans les ravines se fit plus fort lorsqu’il se pointa derrière la bastide. Des claquements de portières. Le crissement des graviers de la cour. Vic se retourna. L’uniforme des visiteurs lui serra l’estomac. Il se leva à l’approche des gendarmes.

— Bonjour, messieurs.

Perdue dans son trip, Caroline sursauta. Confuse, elle attrapa le tee-shirt posé à l’extrémité du transat.

— Monsieur le député-maire Catros ?

Vic approuva d’un signe de tête.

— Capitaine Saudemont, brigade d’Uzès. Excusez-nous de vous surprendre ainsi.

Victor salua les nouveaux venus. Si son visage ne trahissait aucune émotion, l’angoisse lui serrait la poitrine.

— Capitaine. Qu’y a-t-il pour votre service ?

— Nous avons un pli à vous remettre.

Depuis le début, Vic ne voyait qu’elle. Une enveloppe en papier kraft. Des ennuis. Sans nul doute.

L’élu prit aussitôt connaissance du document, redressa la tête. Ses yeux avaient perdu de leur éclat. Des rides barraient son front.

— Vous avez des précisions ?

— Nous pouvons vous mettre en rapport avec Pontivy.

— S’il vous plaît.

À la pâleur de son ami, Caroline sut qu’un événement grave était survenu en Bretagne. Discrète, elle le suivit du regard jusqu’au véhicule de gendarmerie.

Le contact avec la brigade de Pontivy fut immédiat.

— Frangin ? Victor Catros. Alors ?

— Un spectacle de guerre. Le mur d’enceinte du cimetière Saint-Mélard a, en apparence, servi de retenue pendant l’orage. Lorsqu’il a cédé, des milliers de mètres cubes d’eau se sont engouffrés dans les rues Lorois-Leperdit. Une vague de la hauteur d’un étage a déferlé jusqu’à la place du Martray. Pour l’instant nous avons recensé sept morts, deux disparus et une dizaine de blessés.

Les entrailles de l’élu se nouèrent.

— C’est arrivé quand ?

— La nuit passée. Vingt-trois heures trente-deux.

— Pourquoi avoir attendu pour m’avertir ?

Silence. Vic ressentit la gêne de son interlocuteur. Il n’insista pas. De toute façon, c’était à la mairie de le faire.

— Qui a pris les choses en mains ?

— Riault. Je vous le passe.

— Serge ? Non, absolument rien. Tu prépares une réunion pour dix-sept heures.

Le parlementaire se tourna vers les gendarmes.

— L’aéroport le plus proche ?

— Un hélicoptère vous attend au stade de rugby d’Uzès.

— Parfait. Le temps de prendre quelques effets.

Ni affligée, ni furieuse, Caroline se détourna vers la ravine. Le paysage accablé de soleil se brouilla un court instant.

— Vas-y, je ramènerai la voiture.

— Désolé, chérie.

Une vague de boue de la hauteur d’un étage ! Sept morts !

Blême, réfléchissant aux dispositions immédiates à prendre, Vic traversa la cour à grandes enjambées.

Le temps d’une douche rapide, Caroline lui prépara ses vêtements.

— T’as demandé si la maison avait subi des dégâts ?

— Je n’y ai pas pensé.

Vic l’enlaça.

— Je dois y aller.

— Je comprends. Je serai chez nous demain, en début d’après-midi. Je dormirai à Bordeaux chez Véro.

— Je t’aime. Je t’appellerai dans la soirée.

Caroline l’accompagna vers l’escalier.

La chambre se trouvait à l’étage. Ils l’avaient choisie à leur arrivée pour la vue imprenable que ses fenêtres offraient sur la garrigue. La jeune femme sentit l’amertume l’envahir lorsqu’elle poussa les volets pour assister au départ de Vic. À peine le temps d’un discret signe de la main… La tristesse lui serra le cœur, lui noua la gorge. Elle aurait dû l’accompagner. À jouer les petites filles modèles, elle se retrouvait seule comme une idiote ! Son regard erra dans la chambre vide, se fixa sur le portable. Elle se précipita, le happa sur le chevet, s’élança vers l’escalier – en courant jusqu’à la ravine, Vic pouvait la voir – elle glissa sur la première marche, boula jusqu’au rez-de-chaussée. Portée par les nerfs, elle se releva. Un élancement violent traversa son genou droit, lui vrilla le crâne. Rassemblant ses forces, elle dépassa la douleur, boitilla jusqu’au milieu de la cour. S’arrêta. La garrigue absorbait déjà le ronflement du moteur et le mistral dispersait la poussière au-dessus des genévriers.

— Et merde !

Elle demeura immobile, en échassier. Des larmes au bord des cils.

Sous ce ciel bleu, la journée s’annonçait moche.

Le visage inondé de sueur, elle grimaça pour regagner la bastide, s’assit sur la maie de l’entrée. Elle palpa l’articulation enflée, tenta de prendre appui sur sa jambe blessée. La fulgurance lui monta au cœur. La jeune femme céda d’un bloc. Ses épaules s’affaissèrent. La Grande Bastide écouta ses pleurs. Un frisson la poussa dehors. Sous le soleil, c’était toujours mieux. Mieux au point d’imaginer conduire jusqu’en ville. Le temps de le penser… Elle composa le 18.

Adossée à la façade, elle appela ensuite sa mère. La voix de son frère l’apaisa comme une caresse.

— Jérôme ? C’est Caro. Ça va ?

— On fait aller. T’as su pour l’orage ?

— Par les gendarmes. Ils partent à l’instant avec Vic.

— Il va être obligé de se mouiller ton vieux.

— Marrant ! C’est comment ?

— Un séisme ! Le Napo, pile dans la trajectoire. Tout le monde y est resté. Marie-Jo et Charlie n’ont toujours pas été retrouvés. Pour Zombie et Cul sec, ils sont morts comme ils ont vécu. Imbibés au pied du comptoir.

Caroline ne put s’empêcher de sourire.

— T’as été réquisitionné ?

— Et comment ! J’ai la délicate charge de rapatrier les cercueils. Ce n’est pas qu’ils courent vite, mais ils flottent bien. Heureusement, j’ai les écluses pour moi.

— Et maman ?

— Partie à Mûr chez Mémé. Tu rentres quand ?

— Je n’en sais rien. J’attends les pompiers.

— T’as mis le feu parce que ton vieux s’est tiré ?

— T’es con ! Je suis tombée dans l’escalier. J’ai un genou comme une pastèque. Je ne peux pas bouger. Je vais essayer de me faire…

Le signal sonore émis par son mobile crispa la jeune femme.

— Merde ! Plus de batterie. Ça va couper. Je te rapp…

Les quelques mots avec son frère l’avaient réconfortée.

Jérôme. Vingt-cinq ans. Un grand brun aux yeux bleus, sec, nerveux, la démarche dégingandée. Il avait toujours souhaité devenir pompier. Sa vue médiocre l’avait obligé à endosser un autre uniforme. Police municipale. Il prenait des cours de droit avec l’espoir d’intégrer la Nationale.

Caroline clopina vers le salon pour mettre son portable à charger. Un crissement de gravier au bout de la bastide la ramena à la porte d’entrée. Elle pensa à Vic. Peut-être que…

Petit, trapu, presque rond, cheveux et barbe grisonnants, le docteur Simon plut aussitôt à la jeune femme. Il expliqua qu’il se trouvait dans les collines au moment de l’appel.

Il n’eut pas besoin d’une palpation attentive pour diagnostiquer une luxation.

— Vous devez être hospitalisée.

Caroline pâlit.

— Maintenant ?

— Si possible. C’est sérieux.

La jeune femme ferma les yeux de dépit. Le vieux médecin la rassura aussitôt.

— Quarante-huit heures tout au plus. Vous êtes seule ?

— Oui. Mon compagnon a dû partir. Je m’apprêtais à rassembler nos affaires pour le rejoindre.

— Ah ! Vous rapatrier entraînerait des souffrances inutiles. La Bretagne n’est pas si proche.

Le docteur Simon eut un petit sourire.

— La plaque de votre voiture. J’ai passé de nombreuses vacances sur la presqu’île de Quiberon. Alors 56, je connais. Si vous le désirez, je vous dépose à l’hôpital. Un taxi vous ramènera.

— Ils sont bons à l’hôpital ?

— Ni meilleurs ni pires qu’ailleurs.

— Ce sont des spécialistes du genou ?

L’hésitation du médecin ne rassura pas Caroline.

— Je… enfin, vous comprenez. Je n’ai pas envie de boiter le restant de ma vie. Cela déplairait fortement à mon ami si les soins ne…

— Un spécialiste ?

— Non, non, non. C’est idiot ce que je viens de dire. Excusez-moi, je suis un peu perturbée. Victor est dans la politique. Député-maire.

Le toubib secoua dubitativement la tête. Un député-maire !

— La clinique Saint-Geniès. Des spécialistes, rien que des spécialistes. C’est plus cher, mais monsieur le député-maire sera pleinement satisfait.

Le docteur adora l’expression « Je n’y suis pour rien moi, s’il est député maire ! » qu’il lut sur le visage de sa patiente.

Caroline haussa les épaules.

— Où se trouve cette clinique de… spécialistes ?

L’ironie qu’elle mit sur le dernier mot les fit sourire tous les deux.

— Saint-Geniès. Près d’Uzès. La meilleure clinique orthopédique de la région, pour ne pas dire de France et de Navarre.

— Génial !

— Je les préviens.

— Mes vêtements sont à l’étage. Je crois que…

— Je m’en charge.

Deux minutes plus tard, les pas du docteur Simon résonnaient dans l’escalier.

— Méfiez-vous en descendant !

— Vieux, mais encore bon pied bon œil !

En le voyant réapparaître, Caroline eut un léger sourire. Il transpirait de bonté en tapotant la valise.

— J’ai eu deux filles à la maison alors je crois avoir pensé au nécessaire.

— J’en suis certaine. Merci beaucoup.

Ils roulèrent sans hâte, évoquèrent la Bretagne, les orages, le réchauffement de la planète, la pollution. Caroline en oublia presque la raison de cette balade. Ils contournèrent Uzès. Ils longeaient, depuis plusieurs minutes, le mur d’enceinte de ce qui devait être une immense propriété lorsque le docteur Simon mit son clignotant. De lourdes grilles en fer forgé, une plaque fixée à l’un des pilastres de pierre blanche. Clinique Saint-Geniès. Lettres gothiques dorées gravées dans un marbre noir rutilant. Ils y étaient. Le blues aussi.

La jeune femme fronça les sourcils. L’endroit ne lui était pas inconnu.

À l’ombre d’une haie de géants, une allée bitumée se déroulait devant eux. Une légère courbe, un dénivelé de terrain. Le vieux toubib roulait au pas. La beauté suspend le pas de l’homme pressé… Ponctuée de hautes et larges ouvertures avec balcon de pierre à fins balustres, ceinte d’une épaisse corniche en saillie et couronnée de tuiles rouges, la façade blanche de trois étages s’élevait sur une grande terrasse à colonnettes blanches séparée en deux par un escalier droit. Un joyau de calcaire dressé au milieu d’un magnifique ordonnancement de massifs odorants, de vasques aux fleurs profuses, de bassins à jets d’eau, cascatelles et fontaines de marbre blanc.

Ébahie, Caroline bredouilla.

— C’est…

— Saisissant ! La première fois, c’est toujours l’effet que ça fait.

— Superbe, absolument superbe !

Large, l’allée principale se divisa devant eux. Le docteur Simon prit la direction des urgences et chaperonna Caroline dans la salle d’attente jusqu’à l’arrivée du médecin. D’un simple regard, ce dernier adhéra au diagnostic du généraliste. L’opération fut programmée en fin de journée. Avec le départ du toubib-chamallow, le blues revint. Plus fort, proche de l’angoisse. Même l’idée d’être entre les mains des chirurgiens les plus brillants ne réconfortait plus la jeune femme.

Sa prise en charge fut immédiate. Les portes de la salle d’examens s’ouvrirent devant un fauteuil à la coque vernissée noire. Sans roues, l’engin ne semblait obéir qu’à la seule volonté mentale de son pilote debout à l’arrière de l’appareil. L’infirmier lui tendit un sac transparent contenant un vêtement rose, l’aida à prendre place sur l’étrange véhicule.

Caroline se contracta légèrement à l’idée de s’appuyer contre le dossier à l’apparence glacée. Aucune sensation de froid ni de dureté. Bien au contraire, le siège épousa sa silhouette, l’appui-tête se colla en douceur contre sa nuque et une agréable chaleur dissipa ses dernières appréhensions. Des portes coulissèrent devant eux. L’ascenseur, un cylindre en inox brossé, les déposa au niveau moins deux dans un grand hall circulaire sous verrière, pavé de briques vernies posées sur chant. Les reflets de la lumière sur le sol teintaient les parois blanches d’une chaude lueur cuivrée. La chambre préopératoire était équipée d’un lit médicalisé et d’une tablette amovible en bois rouge.

Intégré dans le mur, un écran géant s’alluma à leur arrivée.

Bienvenue à Saint-Geniès. Vous allez bientôt passer en salle d’opération. Après la douche, vous revêtirez la combinaison rose que l’on vous a remise. Vous retrouverez vos vêtements dans la chambre double 213 qui vous a été affectée. Des séquences audiovisuelles ou de la musique vous permettront, si vous le désirez, d’agrémenter cette attente.

Caroline zappa. Elle n’avait goût à rien.

Toujours aussi droit sur sa monture, l’ange muet revint vers seize heures. Une femme en apparence. Rien de très sûr. Froide, robotisée. Le docteur Simon ne l’avait pas trompée. Pas d’imprévu ni d’aléatoire. Tout semblait obéir à une intelligence artificielle infaillible.

Douchée, vêtue de sa liquette rose, Caroline était prête. Elle voyagea à l’intérieur d’un boyau transparent, accompagnée par une lumière bleuâtre qui s’allumait au fur et à mesure de la progression du fauteuil. Derrière l’enveloppe en polycarbonate, Caroline devinait les contours grisâtres d’anciens murs de calcaire. Elle aurait souhaité interroger son guide sur cette surprenante superposition des époques, mais elle ne put structurer la moindre phrase ! Comme si cette glissade en apesanteur dans une fraîche atmosphère camphrée inhibait sa pensée. Ils se retrouvèrent sous un dôme à la voûte sombre et profonde comme un ciel de nuit. La circulation se densifia. Ils croisèrent plusieurs équipages. L’engin se cala sur une des lignes bleues incrustées dans le sol noir qui le guida jusqu’à son amarrage en douceur dans l’une des connexions d’une colonne noir anthracite qui s’élevait vers un dôme constellé. L’un après l’autre, les équipages venaient, repartaient dans un synchronisme parfait.

Depuis son arrivée, Caroline voguait de surprise en stupéfaction. Elle se serait crue dans un parc d’attractions futuristes. Une douce chaleur l’enveloppa pendant que le fauteuil se positionnait à l’horizontale. La coque noire mua progressivement en un bloc luminescent. Des anneaux bleus l’encerclèrent. Aucune appréhension ne crispa la jeune femme. Le regard perdu dans le firmament étoilé, une sérénité absolue la portait. Ses yeux se fermèrent. Elle s’endormit.

10

Les bicyclettes avaient été abandonnées au pied des escarpements derrière un bosquet de genévriers.

Trempés de sueur, la volonté aiguisée par leur singulier projet, les garçons grimpaient lentement sur l’étroit sentier, ahanaient sous la chaleur plombante de la pleine après-midi.

Fred le Rouquin marchait en tête du brancard sans trop se préoccuper des trébuchements de son copain d’aventure.

Plus jeune, petit, rond, la casquette à large visière soudée sur son crâne, Sancho souffrait en silence. La sueur lui coulait sur le front, passait les sourcils, lui brûlait les yeux.

Après vingt minutes d’efforts, ils foulèrent enfin les plaques rocailleuses de la crête située à quelques arches du pont Saint-Nicolas. Debout sur l’éperon rocheux surplombant les gorges, ils s’approprièrent fièrement le paysage de leur expérience interdite.

En dessous, presque à l’aplomb, tracée à même le roc, la départementale 979 enlaçait étroitement la falaise creusée par le Gard. Un tronçon dangereux, sans garde-fou ni rail de sécurité.

11

Vers dix-huit heures, rougeauds, grisés, affublés de cotillons, les vêtements saupoudrés de confettis, les convives du mariage quittèrent le restaurant pour une promenade digestive sur les berges du Gard. Intermède indispensable avant d’attaquer une soirée qui s’annonçait sulfureuse. Les pommettes roses, les yeux brillants d’une lueur coquine, Solange retrouva sa place dans le car derrière le chauffeur. La journée se déroulait comme elle l’avait rêvée. Elle se sentait prête pour une autre vie. Ailleurs. Demain. Le visage du lieutenant Le Maoût s’associa à ces pensées optimistes. Un bel homme grand, brun, les yeux noisette. Un peu jeune. Sympathique. Trop. Malin sûrement. Elle ne répondrait pas au message qu’il avait laissé la veille sur le répondeur. Elle en avait assez du passé. Marre, plus que marre ! Ses doigts se crispèrent sur la tresse de marguerites offerte à chaque invité, se retourna pour regarder l’accordéoniste.

Planté au milieu de l’allée centrale, les jambes écartées, l’homme se battait avec son instrument afin de suivre le rythme endiablé des invités qui s’époumonaient sans répit. Dans cette cacophonie qui sentait l’ivresse, le visage caressé par le courant d’air de la vitre ouverte, Solange ne prêta aucune attention au 4x4 noir qui les doubla à pleine vitesse.

12

Après quelques allées et venues de reconnaissance du terrain, Fred s’accroupit près du pneu orné en son centre d’une tête de mort peinte sur une toile blanche. Nanti de l’emblème des corsaires, le projectile devait franchir les obstacles, bondir par-dessus la départementale et finir dans les eaux du Gard.

Le visage éclairé d’un sourire malicieux, le garçon se redressa !

— Une bagnole !

À peine remis de ses efforts, Sancho se redressa mollement.

— Super ! Quand je baisserai le bras, tu lances.

Trop content de pimenter l’aventure, Fred hocha la tête. Avant qu’il réagisse, le véhicule se déroba à l’aplomb de sa position. Un couinement de pneus résonna dans la ravine et le 4x4 noir réapparut sur le pont Saint-Nicolas, fila sur les arches plusieurs fois séculaires dans le vrombissement nerveux de ses six cylindres.

— T’as vu la vitesse ? s’extasia le rouquin.

— BMW X5 ! Mon oncle a le même, déclara fièrement Sancho.

— Tu l’as à peine vu !

— N’empêche ! BMW X5.

Dès la sortie du pont médiéval en arc, le 4x4 braqua sèchement, cahota sur l’accotement, s’arrêta dans un raclement de pierraille et un nuage de poussière. Une silhouette noire gicla du véhicule, courut vers les rochers, disparut.

Malgré la distance, les enfants ne perdaient rien de la scène.

— Ça a l’air vachement pressé ! gloussa Sancho.

Fred fouilla dans son sac à dos.

— Ce serait marrant de voir le type avec la quéquette à l’air ou le pantalon baissé.

Le rouquin orienta la longue-vue vers l’éclat lumineux qu’il venait d’apercevoir. Ses pupilles s’écarquillèrent. Une moue de surprise se dessina sur ses lèvres. Il s’apprêtait à partager son étonnement avec Sancho, lorsque ce dernier lui tapota l’épaule, lui fit signe d’écouter. Ricochant contre les parois de la gorge, le ouin-ouin d’un accordéon leur parvenait fragmenté telle une partition discontinue.

— Un car ! hurla Sancho. Quand la tête de mort va lui passer sous le nez, le chauffeur va faire dans sa culotte.

L’esprit en mode pause, Fred ne répondit pas. Toute exaltation avait disparu de ses yeux. Ce devait être un photographe avec un téléobjectif. Pourtant… La peur venait de le saisir, l’envie de partir aussi.

Excité, Sancho le rappela à l’ordre.

— Il arrive ! Attention…

Son bras s’abaissa comme un couperet.

Fred ramena le pneu en arrière et de toutes ses forces le balança dans la pente.

De l’autre côté du pont, calé entre deux rochers, l’index sur la détente, le tireur avait bloqué sa respiration.

Il tenait la roue avant droite du car dans la visée de son arme. Mortel.

13

Debout sur le promontoire, Fred et Sancho se rembrunirent en même temps. La tête de mort fonçait droit sur le car. Le petit brun ferma les yeux pour conjurer le sort. Le rouquin grimaça, se plia, se déhancha, leva les bras pour manœuvrer un fil invisible qui modifierait l’horrible trajectoire. L’emblème corsaire frôla le pare-brise à l’instant où le tireur appuyait sur la détente.

Le pneu avant du car s’affaissa, s’effilocha dans une odeur de caoutchouc brûlé. Le lourd véhicule fit une brusque embardée vers le ravin. Le chauffeur contre-braqua, écrasa la pédale de frein. Le car louvoya, se mit en crabe. Son avant gauche s’empala contre les rochers en saillie, s’éparpilla dans un crissement de tôle froissée et de verre explosé. Le pare-brise s’étoila, s’enroula autour de l’accordéoniste. Transformé en homme obus, les bras soudés sur son instrument, le musicien se fracassa le crâne contre la falaise, s’échoua comme un pantin désarticulé au pied de la paroi.

Prisonnier de sa propre peur amplifiée par les hurlements de terreur des passagers, le conducteur ne maîtrisait plus rien. Cramponné au volant, il sentit le lourd véhicule pivoter. Le train arrière glissa sur les herbes sèches, buta contre un rocher affleurant. Dans un frémissement, la caisse décolla – trois secondes de silence – et s’abattit de toute sa masse sur le côté dans un fracas de verre brisé, de tôle froissée auquel se mêlaient les cris et les gémissements des noceurs projetés dans l’habitacle. Ceux de la banquette du fond s’empilèrent. Sans retenue. Sur Bastien. Ça tombait souvent sur lui… Emporté dans son élan, le mastodonte ripa sur la chaussée dans un jaillissement d’étincelles jusqu’à ce qu’un rocher enchâssé dans l’accotement le stoppe net en travers de la départementale.

Silence.

Des pleurs, des plaintes s’élevèrent. Quelqu’un parla…

Écrasé par ses trois voisins contre la porte automatique, Bastien sentait un liquide chaud couler sur son front, le long de son nez. Du sang. Sûrement le sien. Pas grave. Le car s’était immobilisé. On bougea au-dessus de lui. Il dégagea un bras, tourna la tête, ouvrit les yeux. Haaa ! L’horreur. Le vide. Nom de Dieu ! La terreur le tétanisa. Le chuintement de l’ouverture de la porte acheva de le pétrifier. Il aurait voulu hurler. Ses muscles se soudèrent dans l’attente du grand saut. Il bascula, se retrouva suspendu dans le vide à la merci d’un avant-bras coincé entre les deux soufflets de la porte. Un corps heurta ses épaules, des mains agrippèrent sa chemise, son cou… Il sentit les muscles de son bras s’étirer. Des cris d’effroi ricochèrent sur les parois de la gorge, entre les voûtes du pont. Le regard rivé sur les tâches l’une bleue, l’autre rouge étendues côte à côte sur le lit desséché de pierres et de graviers blancs, Bastien déclina avec ferveur les bribes de prières apprises quand, enfant de chœur, il se délectait du vin blanc liquoreux du curé. En cas de fermeture des portes, ça risquait d’être insuffisant. Quarante mètres ! C’était beaucoup ! Il releva la tête à la recherche d’une prise.

Seigneur, il allait devoir apprendre à voler !

Bloqué à l’horizontale par sa ceinture de sécurité, le chauffeur avait actionné les portes automatiques. Une priorité en cas d’évacuation urgente. Pas un instant, il n’avait imaginé que ce réflexe venait d’expédier ad patres deux de ses passagers et qu’un troisième récitait le Notre Père en boucle. Lorsqu’il se libéra de sa ceinture, la peur empoisonnait encore ses veines. D’une voix chevrotante, le micro en main, il débita la procédure. Il ne pensait qu’à cela. La procédure.

— Restez calmes. Tout va bien. Les portières automatiques sont ouvertes. Vous allez pouvoir sortir.

Avec ou sans parachute ? Bastien hallucinait.

Le car s’était à peine stabilisé que déjà plusieurs voitures s’étaient arrêtées de part et d’autre de l’accident. Des gens accouraient, téléphonaient… Dans la cohue générale, accroupi au bord du ravin, un bambin torse nu et en short regardait le « monsieur » en chemise blanche, suspendu entre ciel et terre.

— Maman ! Y fait quoi le monsieur ?

La maman s’adressa aussitôt au fils de Dieu. Ils furent bientôt plusieurs à imiter le Poucet pour voir à quoi ressemblait le purgatoire.

Ils sursautèrent lorsque Bastien les appela.

— Hé ! Personne n’a une corde ?

Ils se regardèrent. Pas de corde. Pas de héros, non plus.

Pendant ce temps, le chauffeur organisait l’évacuation. Il évacuait bien. Surtout l’avant, puisque l’arrière, c’était déjà fait. Ce furent les badauds penchés au bord du ravin qui lui firent prendre conscience du drame. La tache orange qu’il vit au pied de la falaise s’imprima dans son cerveau comme une brûlure au fer rouge. Nom de Dieu ! (Lui aussi s’y mettait)

Depuis la route, un grand blond aux tennis grises l’interpella.

— J’ai ce qu’il faut dans la fourgonnette. Je grimpe sur le toit et je me charge du suspendu.

Un suspendu ! Le chauffeur vacilla.

Solange avait été violemment projetée lorsque le car s’était couché. Un filet de sang lui barrait le visage. Une douleur lancinante lui arracha un gémissement lorsqu’elle voulut se redresser. Sa jambe ! Juste au-dessus du genou. Elle ne se souvenait pas du choc. Anesthésiée par la peur. Des flots de peur.

— Mélanie ?

Debout, sur les fauteuils du dessous, la fillette semblait indemne.

— Tu n’as rien, chérie ?

— J’ai un peu peur.

— Ça va aller, mon cœur. Tu vas sortir par le pare-brise. Tu suis la dame.

14

Concentré sur sa cible, le tireur ne vit le pneu corsaire qu’à l’instant où il pressait la détente. Il cala rapidement la lunette de son fusil sniper, un Remington M24A2, sur les silhouettes qui s’agitaient sur la crête opposée. Des gosses ! Un potiron brun et… une asperge rousse avec une longue-vue. Il revint sur le car. Les secours s’organisaient, évacuaient les gens par le pare-brise. Il allait devoir s’éclipser. La file de véhicules s’allongeait déjà sur le pont. Certains allaient bientôt se garer près du 4x4. La sortie de Solange Aubin le soulagea. Des larmes coulaient sur les joues de la jeune femme. Un homme s’approcha d’elle, releva sa jupe jusqu’à mi-cuisse…

À voix haute, le tireur décrivit ce qu’il voyait.

Hématome. Genou droit très enflé. Je rentre.

L’homme replia le trépied, ramassa l’arme dans sa mallette. Son regard s’attarda quelques secondes sur la crête en face de lui. La bouille rousse de Fred flotta devant lui… Le Grand Maître n’allait pas aimer.

15

Sancho jeta sa bicyclette contre un rocher, se mêla à la foule pressée autour du car. Le mot « mort » l’angoissa. Des larmes brouillèrent son regard.

Où qu’ils étaient d’abord, les morts ?

Il en vit un, ratatiné contre la falaise, l’accordéon à la place du bide. Un peu pâle, comme fatigué par des heures de ouin-ouin. Un second rassemblement l’amena au bord du gouffre. Il vit les deux taches étalées sur la pierraille près de la rivière. Le garçon chercha d’autres attroupements. Le plus gros se trouvait à l’arrière du car. Autant de badauds signifiaient des dizaines de… La panique au ventre, il s’approcha. Un suspendu ! Il respira d’aise. Trois morts et un suspendu… C’était pas tant que ça. À la télé, y en avait souvent beaucoup plus.

Assis, les genoux ramenés contre sa poitrine, les sourcils froncés, l’air buté, Fred n’avait pas bougé de son rocher. Un lent mouvement de rocking-chair, imprimé à tout son corps, canalisait ses angoisses.

Il ne comprenait pas. Le pneu avait simplement effleuré le car. Un nul, le chauffeur ! Son attention se porta sur la rive opposée. Il régla sa longue-vue. Le chauffeur quittait les rochers, marchait vers le 4X4. Il portait une longue mallette de musicien. Lunettes et combinaison noires. Avec ses longs cheveux blancs, il ressemblait au personnage des livres que son grand frère lisait. Le Sorceleur !

L’homme s’arrêta près du 4x4, leva la tête.

Fred fut certain qu’il le fixait, que sa colère pouvait le détruire, même à cette distance. Le garçon se leva d’un bond, courut sur le sentier. Il récupéra son vélo, louvoya entre les véhicules et les curieux jusqu’au car et fit brusquement demi-tour. Il verrait Sancho demain quand ils iraient se baigner dans les oules. Il avait hâte de rentrer chez son grand-père. Le brancard ! Trop tard.

16

Assise à l’ombre de la falaise, Solange pleurait. Fracture du fémur. Elle n’avait aucune raison de remettre en cause le diagnostic du médecin qui l’avait examinée. Le bonheur ne serait pas pour elle. Jamais ! Inscrit jusque dans les lignes de sa main. Elle espérait tant de cette journée ! Elle positiva malgré tout. Ils auraient pu être tous morts dans le car disloqué au fond du ravin. Un miracle !

L’écho des sirènes des véhicules de secours dans la ravine raviva sa détresse. Pourquoi fallait-il que cela soit toujours pour elle ? Du regard, elle chercha Mélanie, la vit en train de jouer avec Ken et Barbie. Rien ne semblait l’atteindre. Depuis la mort de son père et de sa sœur, elle passait des heures, des journées à jouer avec le couple de poupées. Solange fut l’une des premières à être évacuée. Allongée sur le brancard, elle appela sa fille.

— Tu vas rester avec Laurence. Tu viendras me voir demain. D’accord ?

— Faut pas pleurer. Moi, je garde Ken et toi, tu prends Barbie. Comme ça, on sera ensemble et tu n’auras pas peur.

Incapable de parler sans s’effondrer en sanglots, Solange hocha la tête, serra la fillette dans ses bras. La civière glissa dans l’ambulance. Les portes se refermèrent…

Pendant que ses collègues réglaient la circulation, le capitaine Saudemont, le chef de la brigade de gendarmerie d’Uzès, interrogeait le chauffeur. Pâle, défait, l’homme répétait la même chose.

— Un objet noir a effleuré mon pare-brise et le car s’est affaissé comme si le pneu avant droit avait éclaté. Des pneus neufs… On les a changés la semaine dernière. Je roulais lentement. Je ne comprends pas. J’ai fait cette route des dizaines de fois !

— Le car s’est affaissé avant ou après le passage de… l’objet… noir.

— En même temps. Il est passé devant le pare-brise et paf… le car s’est…

— Vous n’avez rien vu sur la chaussée ?

— Rien !

— On va vous accompagner à la brigade pour faire un test d’alcoolémie.

Le chauffeur ne répondit pas. Un objet noir passait inlassablement devant ses yeux… Il roulait lentement. Il ne comprenait pas.

Saudemont l’abandonna, se mit à la recherche des mariés.

Agrippée à la chemise déchirée de son mari, Laurence pleurait. Son regard bleu se perdait dans un grossier mélange de fard à paupières, d’eye-liner et de mascara. Tels des sillons de misère, des larmes de rimmel coulaient sur ses joues pâles et des taches de sang souillaient sa robe blanche. Une mariée d’Halloween.

— Excusez-moi. Capitaine Saudemont. Brigade d’Uzès. Vous avez vu quelque chose de particulier ?

Ils n’avaient rien vu.

— Il est descendu de la colline, murmura une petite voix.

Tous se tournèrent vers Mélanie. L’officier se pencha vers la fillette.

— Mélanie, la fille de Solange. Une amie. Elle a été blessée dans l’accident, expliqua la mariée.

— Bonjour Mélanie. Qu’est-ce qui est descendu de la colline ?

— Une roue avec du blanc et du noir au milieu.

— Une roue ?

La fillette acquiesça, se détourna aussitôt pour suivre du regard l’ambulance qui emportait sa maman. Saudemont n’insista pas. Le conducteur avait également parlé d’un objet noir.

Sur la crête, l’officier trouva le brancard, des papiers de bonbon. Des gosses. D’un regard, il balaya le point de vue sur la vallée et redescendit immédiatement. Plusieurs personnes lui assurèrent avoir vu un gosse à bicyclette. Un rouquin en tee-shirt vert portant un étui en bandoulière.

Sûrement un gamin du coin.

Un poil de carotte, ça devait facilement se retrouver.

17

Entre les coups de fil, les constats, les mises en sécurité des bâtiments, des rues, les évacuations… La journée fila comme un éclair. Dans la soirée, Jérôme passa voir où en était le dragage du canal.

Bien que la crue se soit stabilisée, le cours d’eau conservait sa couleur terre et son amplitude des mauvais jours. Depuis le début de la matinée, les plongeurs arrimaient et déblayaient sans relâche les gravats amoncelés contre l’écluse du pont de l’hôpital. Des arbres, des poubelles, des tôles, des carcasses de voitures, de vélos, des meubles qu’ils déchargeaient par catégorie sur le quai des Recollets encore immergé.

Aux gestes des plongeurs, il comprit que la dernière carcasse réservait une surprise. La grue pivota lentement, ramena le véhicule au-dessus de la rue. Un rayon de soleil fixa l’épave ruisselante. Un soubresaut de la mécanique déverrouilla la portière côté chauffeur et un paquet d’eau se déversa en cataracte sur la chaussée.

Jérôme ignora les éclaboussures. Ses yeux ne quittaient plus la main inerte qui pendait hors de l’habitacle. Il appela Vincent en poste au commissariat central. Aussitôt, le klaxon d’une voiture de police se fit entendre du côté de la Plaine. Une minute plus tard, un Scénic Renault blanc aux couleurs de la police fonçait vers eux dans un jaillissement d’eau boueuse.

Les deux policiers s’approchèrent de la berline noire déposée au sec. Ils ne virent tout d’abord qu’un corps, tête en bas sous le volant, les fesses en appui sur le dossier du siège.

— Tu le reconnais ? demanda Jérôme.

Vincent accompagna sa réponse d’une moue évasive.

— Pas vraiment.

— Casque Bleu ! Il s’appelle Rémi Tossec. Il bosse à la base Intermarché à Saint-Gérand. Casque Bleu avec la bite à l’air ! Je n’en reviens pas. Et la fille ?

— Désolé, mais à part ses fesses… J’appelle Frangin. Il est en réunion avec le maire et le préfet.

Vincent insista longuement avant d’obtenir son chef.

— Excusez-moi, commandant. On a trouvé deux corps dans une voiture repêchée dans le canal. L’homme est connu. Rémi Tossec dit Casque Bleu. La fille est allongée sur le ventre, le visage contre l’appui-tête, embrochée au siège par un bout de ferraille.

Pendant que son ami téléphonait, Jérôme ouvrit la boîte à gants, sortit un porte-documents plastifié.

— La voiture appartient au voyagiste Étienne.

— Je retourne au commissariat chercher du matos. Appelle les pompiers pour désincarcérer la fille. Je m’occupe du médecin.

Jérôme s’exécuta aussitôt.

À l’intérieur de la voiture, une mince pellicule de boue recouvrait tout. Rémi Tossec avait le buste coincé sous le volant, les cheveux collés dans la boue du plancher, le visage tourné vers l’extérieur. Un pauvre type qui se déchirait à la bière le week-end. Il ne l’imaginait pas en voleur, et encore moins en pervers. Il aurait plutôt parié son salaire sur le pucelage du gaillard un peu simplet. Le policier se pencha par la portière ouverte. Boîte de vitesses au point mort. Frein à main serré. Son regard accrocha un reflet doré dans le gris de la boue. Il releva l’accoudoir. Une montre d’homme. Une montre en or. Le fermoir était ouvert. Jérôme hésita à la prendre avant que Vincent ne revienne. L’arrivée d’un fourgon de pompier le décida. Il prit le bijou, le ramassa dans l’une des poches de son pantalon Gardian et s’avança à la rencontre des sapeurs.

Ils opérèrent derrière une bâche à l’abri des regards. Découpèrent le siège, sortirent la gamine en attendant l’arrivée du médecin. La thèse de l’accident ne pouvant être mise en cause, le toubib rédigea les certificats de décès sans OML1. Funeste destin que de se trouver là au mauvais endroit et au mauvais moment.

Si personne n’évoqua une autopsie, des questions restaient posées.

Comment ces deux-là avaient eu accès à la berline ?

Qui était la gamine ?

1. Obstacle Médico Légal.

18

La salle de surveillance post-interventionnelle1 pouvait accueillir huit patients, tous scopés et en visuel complet depuis le poste de soins. L’éclairage nouvelle génération en phase avec le rythme circadien permettait à l’horloge interne de chaque patient de se réorienter dans le temps et dans l’espace. Lumière naturelle grâce à l’ouverture à intervalles réguliers de puits de lumière. Programmation des éclairages reproduisant les variations de couleurs de la journée. D’un jaune clair en matinée vers un blanc « midi », puis vers un jaune orangé en début de soirée.

La salle de réveil baignait dans cette douce lueur de fin de journée lorsque Caroline y entra. Elle gémissait. Ses murmures inaudibles montaient parfois crescendo. Ses mains se tendaient vers un ange invisible qui hantait son esprit depuis sa sortie du bloc.

— Lalie !

Un murmure plus qu’un appel.

Immobile et muette, affaissée dans un fauteuil roulant, des larmes cristallines figées sur ses joues blêmes, la bouche colorée d’un filet pourpre sorti d’une de ses narines, la fillette lui apparaissait au rythme du clignotement bleu, rouge ou jaune d’une guirlande de Noël.

Caroline secoua la tête. Ses doigts agrippèrent la literie. Son pouls s’emballa sur le monitoring de la salle de surveillance. Surgi du fond de sa mémoire, le cri d’épouvante traversa la salle comme un hurlement d’orfraie.

— Laliiie !

Après quelques instants d’apaisement, le visage de la jeune femme se crispa de nouveau, ses paupières mi-closes papillonnèrent, ses bras se tendirent comme des flèches. Une infirmière accourut, reposa ses bras le long de son corps, vérifia la pose de la perfusion.

Une voix douce, des caresses sur le visage… Caroline se calma. La plainte s’atténua, se perdit avec Lalie dans les brumes de l’anesthésie. La respiration de la jeune femme se fit régulière. Elle s’endormit.

1. SSPI.

19

Lucie Cayrel, la secrétaire chargée de l’accueil de la clinique, préparait le bilan de la journée pour le grand patron, en congrès à l’extérieur, lorsqu’une rafale de fiches atterrit sur son bureau.

— Six entrées. L’accident du Pont Saint-Nicolas.

Lucie cligna des paupières, signe d’une légère perturbation, prit le combiné téléphonique du bout de ses longs doigts manucurés. Chacun de ses gestes était mesuré, lent et souple à la fois. Sensuel.

— Le docteur Boscher, s’il vous plaît.

Le combiné collé à l’oreille, elle attendit. Son regard de biche glissa vers sa montre Cartier.

— Bonsoir docteur. Onze entrées en urgence, dont six à l’instant. Un accident de car. Non, rien de particulier. Paul ? Au bloc tout l’après-midi. Je ne l’ai pas vu. Dois-je lui transmettre un… Très bien. Bonsoir, docteur.

Lucie appartenait à la caste de celles qui font les couvertures glacées des magazines.

Chevelure flamboyante, visage à l’ovale pur, regard émeraude. D’un léger balancement de tête, elle ramena une mèche déplacée par le combiné.

Dix-huit heures cinquante. Elle avait le temps de préparer les dossiers des dernières entrées. Pour chaque inscription, elle remplissait une fiche de renseignements sur le patient qui dépassaient le caractère identitaire ou signalétique habituel. La famille, les sensibilités, les passions y étaient abordées. Quelques détails privés, judicieusement choisis, permettaient si nécessaire, un contact plus aisé, une mise en confiance du malade ; un service optimisé, à la demande.

Lucie rangea son bureau avec soin, arrosa l’énorme ficus benjamina qui envahissait un angle du bureau et sortit après une ultime vérification de la fermeture des châssis coulissants.

20

Anne-Laure Étienne décrocha le téléphone d’un geste sec. Elle détestait être dérangée lorsqu’elle recevait.

L’identité de son interlocuteur apaisa à peine son mouvement d’humeur.

— Commandant Frangin. Commissariat de Pontivy.

— C’est à quel sujet ?

— L’une de vos voitures a été sortie du canal et…

— Nous avons des assurances.

Frangin n’aima ni le ton, ni la voix.

— Même pour les cadavres ?

— Les quoi ?

L’intonation changea. L’officier y perçut de l’angoisse.

— Madame Étienne, je suppose ?

— Puis-je vous passer mon frère, Jacques-Édouard ?

— Si vous le souhaitez. Bonne soirée, madame.

La voix haut perchée du frère ne lui fut guère plus sympathique.

— Jacques-Édouard Étienne, à qui ai-je l’honneur ?

Frangin ignora la question. Il n’aimait pas se répéter.

— Une voiture de votre société a été retrouvée dans le canal, derrière l’écluse face à l’hôpital.

— Comme des tas d’autres !

— Dans les autres, il n’y avait pas de cadavre. Nous aimerions avoir quelques renseignements…

— Si cela peut attendre, nous avons des invités et…

— Demain, huit heures. Bonne soirée, monsieur.

Le voyagiste raccrocha lentement. Même s’il ne se sentait pas directement concerné, il aurait dû poser des questions… Quelle voiture ? L’identité des morts ? Lorsqu’il traversa la terrasse en bois où était dressée la table près de la piscine, son humeur oscillait entre colère et anxiété.

Une chose était certaine, sa soirée était foutue.

21

Jérôme ramena sa voiture de fonction à la mairie. Il passa à son bureau, jeta un coup d’œil à ses mails, ne vit rien de spécial. La montre trouvée dans la Mercedes ! Merde ! Complètement oublié d’en parler à Vincent ! Il la tapota sur sa paume pour enlever la pellicule de boue séchée, la nettoya avec du Sopalin. Une Citizen plaquée or qu’il n’imaginait pas au poignet de Tossec.

L’une des montres de Jacques-Édouard Étienne ?

Celle d’une troisième personne dans la voiture ?

Dans ce cas, la gamine aurait plutôt été retrouvée sur la banquette arrière. Il n’en savait rien. Chacun ses pratiques.

Tossec n’était peut-être qu’un voyeur. Une attraction de plus. Le branleur de service. Quel que soit son rôle, il ne collait pas au tableau.

S’il y avait une autre personne, comment avait-elle pu sortir de ce… ?

Son portable sonna. Sa mère. Il prit l’appel.

Elle l’attendait pour aller dîner chez sa grand-mère.

22