La stratégie des ombres - Jean-Paul Le Denmat - E-Book

La stratégie des ombres E-Book

Jean-Paul Le Denmat

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  • Herausgeber: Palémon
  • Kategorie: Krimi
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2021
Beschreibung

De nouvelles enquêtes, de nouveaux crimes. Ludovic et Max vont devoir redoubler d'effort afin de résoudre ces deux affaires...


Un visage ensanglanté happé par la nuit dans la forêt de Clohars-Carnoët ; un cadavre suspendu au clocher de l’hôpital psy de Dinan : deux affaires que vont s’attacher à résoudre Ludovic Le Maoût, policier à l’étrange personnalité déjà croisé dans  La Nuit des Ombres et La Nef des Damnés, et Max Carel, un jeune médecin remplaçant.
Deux énigmes apparemment sans lien. Une plongée âpre et violente qui entraînera Max bien au-delà de ses peurs phobiques, et Ludovic à la rencontre de son passé tourmenté.
Un chemin de souffrances où l’amour et la mort s’enchaînent, où chacun fonce à cent à l’heure vers son propre destin.


Jean-Paul Le Denmat nous offre encore un grand moment de suspense !


À PROPOS DE L'AUTEUR


Né en 1953 dans le centre-Bretagne, Jean-Paul Le Denmat habite Guerlédan où il consacre aujourd’hui son temps à l’écriture.
Sa passion pour la littérature débute à l’âge de dix ans. Le film Le lit à colonnes le bouleverse et suscite une envie d’écrire qui ne l’a jamais quitté.
Bien qu’amateur d’auteurs classiques – Steinbeck, Barjavel, Soljenitsyne, Clavel, Troyat, Kipling – il s’oriente dès ses premiers écrits vers le thriller.
Un mélange de genres qui correspond parfaitement à son univers policier/fantastique/noir.



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Couverture

Page de titre

Retrouvez ces ouvrages sur www.palemon.fr.

CE LIVRE EST UN ROMAN. Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres, des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant ou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

Remerciements

La stratégie des ombres est la suite de La nuit des ombres. Suite pas du tout prévue initialement. Il m’a semblé nécessaire de mettre un éclairage particulier sur le personnage du Voltigeur afin d’expliquer les évènements dramatiques qui l’avaient forgé de la sorte. Écorché. Sombre. Je n’avais aucune idée de la manière dont j’allais m’y prendre. Pas la moindre structure d’intrigue. Rien. Absolument rien. Juste la scène d’une jeune fille affolée qui court dans la pierraille… Au fil des semaines et des mois (dix-huit, à peu près), les personnages sont venus à moi et ensemble nous avons tricoté cette histoire. Thriller qui traite de la manipulation mentale et du contrôle global d’une espèce humaine décérébrée et asservie.

Pour obtenir l’ouvrage final qui j’espère ne vous aura pas laissés indifférents, je tiens à remercier en premier lieu mon éditeur Jean Failler et tout particulièrement la directrice Delphine Hamon, qui m’a poussé dans mes retranchements afin de sortir le meilleur de ce manuscrit et le rendre plus digeste pour le plus grand nombre. Je n’oublie pas le reste de la très sympathique équipe des éditions du Palémon basée à Quimper, ni les commerciales qui sillonnent le grand Ouest et plus encore pour nous obtenir un lectorat plus large.

Merci également à Enitram, ma bêta lectrice de la première heure, pour ses conseils avisés, aux chroniqueurs, blogueurs, lecteurs qui me suivent et me soutiennent depuis la parution de La Nef des Damnés.

Et bien sûr, un grand merci à mon entourage qui supporte mes angoisses et mes silences abyssaux.

À mes petits-enfants,

La logique de la marchandise étouffe la liberté irréductible,

Imprévisible, à jamais énigmatique de l’individu.

L’être humain est réduit à sa pure fonctionnalité marchande.

Extrait du livre Les Nouveaux Maîtres du monde, de Jean Ziegler.

Le Voltigeur se sentait mal.

Il ignorait pourquoi son âme grise s’obscurcissait davantage et une haine hémorragique coulait en lui lorsque des flashs de lucidité exploraient sa mémoire.

1

Nantes, dimanche 23 septembre 2012

L’entrejambe du jean au-dessus des genoux, le tee-shirt NO FUTURE, la casquette de base-ball vissée sur le crâne, un sac de sport noir passé en bandoulière, l’adolescent quitta le pont Tbilissi, descendit quai Ferdinand Favre. Pas un regard pour les grands panneaux installés en périphérie de la Cité des Congrès.

Colloque international, 21-22-23 septembre 2012

Maîtrise et gestion de la pensée

Totem pourpre, Le Félicité, droit devant. À quelques pas du restaurant, l’adolescent ramena la visière de la casquette sur sa nuque, glissa sa main droite dans son dos, sous son tee-shirt. Il ignora les clients installés sur la terrasse en bois, s’arrêta à l’entrée de la salle.

Circonstancié, un serveur, bloc-notes à la main, s’avança vers lui. Une balle en plein front figea l’expression de surprise qui se formait sur son visage, le coucha aux pieds d’une poupée blonde. Cri. Sursaut. Perte de contrôle sur la portion de gâteau qu’elle s’apprêtait à avaler. Elle tourna la tête. Le projectile la cloua contre le dossier capitonné de sa chaise, une fleur pourpre au milieu de son chemisier blanc. Sa voisine aux cheveux crépus se redressa, tressauta sous l’impact. Derrière elle, le crâne explosé par la balle 11,43, un homme s’effondra dans son assiette. La mort venait de le surprendre un dimanche, jour du Seigneur. Il n’y avait aucune règle pour lui rendre visite. La mort fondit aussi sur son collègue d’en face. La gorge obstruée par le flot de sang, il toussa, s’agrippa à la table, s’écroula dans l’allée.

Cinq secondes. Le temps de comprendre. Panique.

Chaises culbutées. Couverts fracassés sur le carrelage. Cris. Hurlements de terreur.

Le sac de sport en travers de l’abdomen, l’ado poursuivit l’abattage. Hommes, femmes, jeunes, vieux. Le chargeur vidé, il rangea le Colt 45 dans le sac, sortit un fusil à pompe. Le Taurus aboya aussitôt. Concentré sur le gibier qui fuyait vers les issues de secours, le garçon bougea. Chaque pas correspondait au réarmement de la pompe, à l’éjection d’une cartouche. Avec une cadence de métronome, la mort frappait là où son regard se posait. Acculé contre la machine à café, le barman se pissait dessus lorsque le calibre 20 pulvérisa son visage dans les expressos servis sur le comptoir. Fin du carnage. Enjambant les cadavres, l’ado sortit sans hâte, traversa la rue, s’arrêta au bord du quai. Debout, le regard perdu, les traits détendus par une indéfinissable sérénité, il ajusta la large visière de sa casquette sur ses yeux, glissa ses mains dans le sac. L’explosion des grenades offensives couplées l’éparpilla. Sous le souffle, les parasols se couchèrent. Au contact des milliers d’éclats, les eaux du canal Saint-Félix s’irisèrent avec des chuintements de vapeur.

À l’instant où le corps du garçon se dispersait, deux hommes enjambaient une fenêtre de l’établissement et s’empressaient vers une Velsatis grise en stand-by rue Lefèvre Utile.

2

Le Centre, 25 décembre 2012

Allongée sur son lit, les bras le long du corps, la XII fixait les nervures laissées par le bois de coffrage dans le béton du plafond. Elles auraient pu être des chemins d’errance pour son imaginaire, mais ces lignes ne lui inspiraient rien. Le mutisme du personnel et la solitude, ajoutés à un horrible sentiment d’impuissance, l’avaient conduite à un état d’accablement qui durait depuis… La XII ne le savait plus.

Un léger grésillement éveilla son regard. Voyant vert allumé. La jeune fille se leva avec lenteur. La cicatrice qu’elle suivait du bout des doigts au niveau de son rein gauche la faisait encore souffrir. La respiration bloquée, elle poussa la porte, attrapa le plateau et recula vivement pour échapper au nuage de formol qui noyait le sas de décontamination. Froncement de sourcils à la vue du post-it jaune. Les mots écrits maladroitement au feutre noir la stupéfièrent.

« Fuis, tu n’as rien. »

La XII posa son repas sur l’unique table de la pièce, s’assit sur le lit.

Fuis, tu n’as rien !

Ce ne pouvait être qu’un test. Un piège. Elle était malade ! Cet amaigrissement, son crâne rasé, ces cicatrices nouvelles, ces hallucinations auditives et visuelles ! Ces nausées qui lui soulevaient le cœur. Bien malade même. Sans parler des émissions de télé à propos de la contamination et de l’enfermement des « pestiférés ». Même le président de la République était intervenu pour expliquer la situation. Qui serait assez fou pour libérer une porteuse capable de répandre la mort ? Ses yeux ne quittaient pas le plateau. Toujours le même. Elle le manipulait sans la moindre attention, le ramenait dans le sas. La XII était persuadée de se trouver entre les mains d’une équipe de soins pourvue d’un équipement comme celui qu’elle avait vu à la télé. Combinaison étanche, gants, masque à oxygène.

La jeune fille se crispa. On venait d’ouvrir sa cellule. Quelque chose allait se passer. Elle se sentit mal. La pièce se déforma, des taches difformes aux couleurs flamboyantes s’emparèrent des murs laiteux. La XII attendit que l’hallucination s’estompe. Se leva.

Ras-le-bol ! Que risquait-elle de plus que la mort ?

En apnée pour échapper au formol, elle traversa le sas, poussa la porte métallique dont elle entendait la manœuvre trois fois par jour. Un long couloir… Murs en béton vitalisé d’un blanc mat. Linoléum gris souris.

Son pouls s’accéléra devant les Adidas rouges, et plus encore en découvrant une montre à l’intérieur de l’une d’elles. Elle la glissa dans l’échancrure de son corsage, chaussa les tennis, serra les scratches et s’avança sur la pointe des pieds. L’endroit était mortellement silencieux.

Après un coup d’œil sur ses arrières, elle passa la tête dans l’entrebâillement du panneau pivotant. Quatre ou cinq mètres de dégagement créé par une séparation mi-hauteur. Plus loin, les premières marches d’un escalier en béton…

Courbée, les lèvres sèches, le sang cognant à ses tempes, la XII progressa lentement. Elle s’apprêtait à franchir l’unique espace où elle serait à découvert lorsqu’une conversation de l’autre côté de la cloison la figea.

— Tu me caches quoi, Pédrino ?

— Je… Je…

— Quoi, Pédrino ?

— Pardonne, je t’en supplie.

La terreur faisait trembler la voix juvénile.

— Pardonne quoi ? Personne ne trahit le Chacal, personne !

— Je ne veux plus rester. S’il te plaît…

— Tu n’as pas eu de contact avec…

Silence.

— Pédrino !

Le prénom avait claqué.

— Pardonne-moi.

— Qui, Pédrino ? Qui ? La XII ? C’est ça, la XII ?

— Pardonne, c’est Noël et…

Une chaise racla le sol.

— Tu voulais faire quoi ? Fuir ?

Une ombre bougea au bout des Adidas rouges.

— Cette nuit, je suis venu pour toi. Tu me déçois beaucoup, Pédrino. Beaucoup.

Une imposante silhouette absorba l’autre plus frêle. La cloison vibra sous une pression soudaine et le trait fugace d’un bras assassin fendit l’espace.

Terrifiée, la XII se recroquevilla. Elle comprenait de moins en moins ce qui se passait dans ce centre de décontamination, mais ce dont elle était certaine, c’était qu’un danger mortel attendait ceux qui voulaient se faire la belle. Le visage efféminé d’un adolescent s’échoua à ses pieds. Elle se mordit les lèvres pour ne pas hurler. Une écharpe écarlate s’étala lentement autour de la gorge du garçon. Un hoquet du moribond et le sang flua jusqu’aux tennis.

On ne plaisantait pas avec la pandémie, le Président l’avait dit : « Le strict respect des règles de confinement des malades permettra d’endiguer ce que l’on peut aujourd’hui appeler un fléau mondial. L’armée a reçu des ordres formels, les contaminés réfractaires seront mis hors d’état de nuire. »

La XII recula. Trois pas en arrière, trois empreintes sanguinolentes. Pire que des aveux, la preuve irréfutable qu’elle avait tout vu.

— Fallait pas, Pédrino. Fallait pas.

Cette voix éraillée sortie d’un laminoir arracha la jeune fille à l’abominable réalité. D’un bond, elle fut sur les marches. L’effet de surprise lui permit d’amorcer la montée avant que des pas lourds ne retentissent derrière elle. Une porte sur le palier. L’idée qu’elle puisse être verrouillée lui tordit l’abdomen. D’une poussée, elle fut de l’autre côté. Le fol espoir d’être dehors se mua en panique. Le rai de lumière qui filait par l’entrebâillement de la porte lui dévoila un plafond de béton en guise de ciel, la carrosserie dégueulasse d’un pick-up. Un garage ! Derrière elle, la porte se refermait. L’obscurité se faisait de plus en plus dense. La XII ne put réprimer ni le tremblement qui l’agitait, ni les gémissements d’animal terrorisé qui lui emplissaient la bouche. Les bras tendus, elle avança à tâtons. La lumière crue des néons la pétrifia. Elle se tourna d’un bloc.

Une longue blouse blanche surmontée d’une tête mince taillée à l’herminette se découpait dans l’embrasure de la porte. Une silhouette de Docteur La Mort.

— Pourquoi ? cria la XII.

Chacal ne répondit pas. Ses yeux verts légèrement pailletés de jaune la fixaient avec une intensité reptilienne.

— Pourquoi !?

— Vous devriez retourner dans votre cellule. Votre état ne vous autorise pas à sortir.

La voix rocailleuse exprimait plus un conseil qu’un ordre.

— Quel état ? hurla la XII.

— Vous êtes contagieuse et…

— Vous n’avez pourtant pas l’air gêné de m’approcher. Mensonge ! Tout n’est que men…

Un sanglot bloqua les mots.

Tout en parlant, Chacal s’avançait. De longs cheveux blancs coulaient sur ses épaules. La crinière ne masquait rien de l’horrible brûlure. Elle avait racorni les chairs du menton jusqu’à la tempe droite, rongé l’oreille, grillé les cils et les sourcils. Chiffonné le visage.

— Une dernière fois, je vous demande de rentrer.

— Pour subir le même sort que l’autre !

— La punition des traîtres.

La jeune fille paniqua à la vue des portails fermés, repéra deux châssis vitrés dans le mur arrière du bâtiment. L’extincteur accroché à portée de main sur l’un des poteaux… Si elle ne voulait pas goûter à la lame courbe de ce cinglé à la gueule caramélisée, elle n’aurait qu’un seul essai pour franchir l’obstacle.

L’extincteur à bout de bras, le regard fixé sur le passage étroit positionné à un mètre du sol, la XII s’élança. Le vitrage explosa sous l’impact. La jeune fille boula dehors, se redressa, pivota à la recherche d’une issue dans le brouillard épais qui l’entourait. Des mains giclèrent par la fenêtre. La fugitive se jeta en arrière. Ses bras battirent l’espace, ses pieds cherchèrent un appui. Un hurlement vibrant comme un fer-de-lance glaça la nuit lorsqu’elle bascula dans le vide. Instantanément, son corps se contracta, l’adrénaline engorgea ses veines. Après plusieurs mètres de chute ralentie par les branches, l’une d’entre elles la stoppa net. Sous la violence du choc, sa cage thoracique s’enfonça, plusieurs côtes se brisèrent et, dans son dos, les chairs fraîchement soudées se déchirèrent. La souffrance l’embrasa, perla de tous ses pores. Un bref instant d’équilibre avant de se retrouver au sol, allongée dans les herbes hautes. Groggy, le souffle coupé, la XII n’était plus qu’une douleur pulsant dans ses veines. Au-dessus d’elle, le faisceau d’un projecteur irisa la purée de pois. Des cris gutturaux, un bruit de moteur… Le faisceau de lumière s’éteignit. Chacal ne tarderait plus. Elle se redressa nerveusement. Une fulgurance la cloua à terre. Les dents serrées, le corps crispé, elle recommença sur un coude, sur les genoux. L’effort la fit tousser. Elle essuya le sang qui coulait sur son menton, se releva. Le bras droit collé le long de son corps, le gauche en bouclier, la respiration courte pour éviter tout travail à sa cage thoracique, la XII s’enfonça dans les ténèbres brumeuses. Après quelques minutes, l’obscurité lui parut moins dense. Sans les quintes de toux qui l’arrêtaient sans cesse, elle se serait aisément faufilée entre les arbres et les bosquets.

Elle marchait depuis vingt minutes lorsqu’elle pensa à la montre. Une simple pression sur la touche latérale et le cadran s’éclaira.

02 : 30 – 25-12-12

La nuit de Noël ! Elle comprenait mieux le geste du garçon. À l’heure où le monde croulait sous les vœux de paix, l’adolescent avait craqué. Pédrino. Bizarre comme prénom. Peut-être un amoureux. Un de ces « contaminés » juvéniles qu’Anubis avait pris pour demoiselle. Aucun des deux ne portait de protection individuelle et une odeur confinée de tabac régnait dans les couloirs. Rien à voir avec les salles rutilantes où des chercheurs en combinaison étanche travaillaient pour éviter la pandémie du siècle. Rien ne collait avec ce qu’elle avait vu à la télé. Rien. Peut-être les avait-on parqués comme les lépreux d’antan, et Chacal était le maton de la ladrerie. Peut-être… Et si tout n’était qu’une mise en scène afin qu’elle accepte sans rébellion l’isolement, le statut de cobaye et tout le reste ? Tout puait le mensonge.

La jeune fille s’efforça d’initialiser sa mémoire, mais seuls les moments passés dans la cellule lui vinrent à l’esprit. Ceux d’une semaine, d’une année ? L’impression qu’elle avait séjourné plusieurs mois dans cette pièce relevait plus de la sensation que d’une certitude. Des périodes plus ou moins longues d’inconscience et son enfermement dans la cellule aveugle et parfaitement insonorisée lui avaient fait perdre toute notion de temps, de jour, de nuit. Quant à ses geôliers ? Jamais vus, à peine entendus. Tous les échanges se faisaient à l’abri du sas auquel elle n’accédait qu’au signal lumineux vert.

La XII frissonna. Des écharpes de brume avaient remplacé le brouillard opaque et un vent glacial filait entre les arbres. Elle marchait dans une zone caillouteuse, loin du sous-bois dont la masse obscure se découpait dans la clarté lunaire comme les contours escarpés d’une forteresse. Elle tourna sur elle-même. Pas la moindre lueur, pas le moindre signe de vie. Perdue, épuisée, le désarroi l’étreignit. Elle devait continuer, ne serait-ce que pour se réchauffer. En jupe et en chemisier à manches courtes, elle grelottait. Corsage blanc et jupe plissée bleue, un uniforme qu’elle portait tout le temps. Le même, à l’odeur et au raccommodage près. Régulièrement, elle le trouvait lavé, soigneusement repassé et mis en situation sur un mannequin qui… Qui lui ressemblait. Cela se passait toujours après une longue période de sommeil duquel elle s’éveillait nue, avec l’étrange sensation d’être différente. Une perruque rousse et un béret bleu complétaient la panoplie. Elle les mettait de moins en moins. Sans miroir à disposition, son image lui importait peu. Pour qui ? Elle ne voyait jamais personne. Un ronflement lointain capta son attention, s’estompa. La déception l’accabla. Peut-être tournait-elle en rond ? Peut-être allait-elle se retrouver nez à nez avec Anubis ?

Elle se figea. Son pouls s’accéléra. Sur sa gauche, des phares balayèrent la crête sombre du coteau. Galvanisée, l’adolescente courut quelques mètres, s’arrêta, cracha un jet de salive ensanglantée. La bouche ouverte, le souffle court, elle redressa la tête vers le sommet du talus. Un vaporeux halo de lumière filtrait au-dessus d’elle. Le visage barbouillé de sang, elle progressa dans les pierres. Une quinte de toux la plia en deux. Un vertige la bloqua sur l’éboulis. Ce bruit de moteur, là, tout proche ! Au bord de l’évanouissement, la XII rampa. Au bord de l’évanouissement, la XII rampa, se hissa jusqu’à l’accotement. Une lueur soyeuse lui caressa le visage. Elle ne distinguait que le toit de la voiture arrêtée de l’autre côté de la route. Moteur au ralenti, les phares braqués sur un tronc énorme. Au prix d’un suprême effort, elle attrapa la traverse basse du parapet, releva le torse pour mieux voir.

La portière du conducteur était ouverte. La lumière du plafonnier éclairait une silhouette debout près du véhicule. Malgré toute sa volonté, son appel ne fut qu’un râle perdu dans le frissonnement des branches. Pourtant, l’homme avait dressé la tête, scrutait les alentours. Il l’avait entendue ! Elle cracha pour se dégager la voix. Un roulement de caillasse… Elle tourna la tête.

Une ombre. Un masque sans visage.

Elle se jeta entre les lisses du parapet, la brûlure de la lame lui arracha un cri de souffrance. La jeune fille s’agrippa, gagna quelques centimètres, se cambra sous le second coup. Les avant-bras repliés sur la lisse de béton, elle regarda la voiture faire marche arrière. En guise de hurlement, seules quelques bulles rosâtres se formèrent entre ses lèvres. La bouche grande ouverte à la recherche d’un filet d’air, elle lutta contre l’asphyxie, contre le voile qui obscurcissait sa vue. Une poigne la ramena violemment en arrière, sa mâchoire se brisa contre l’arête en béton. Les yeux rivés sur les deux points rouges qui s’estompaient dans le brouillard, elle… La lame de Dog s’enfonça dans sa nuque. Dans une fulgurance, la XII se souvint. Elle se prénommait Amélie.

Elle aurait voulu se rappeler sa vie, mais déjà, sa tête tressautait sur la pierraille.

3

Forêt de Clohars-Carnoët, 25 décembre 2012

Avec un horizon qui s’évanouissait au-delà de dix mètres, le regard rivé sur la ligne blanche, le buste collé au volant, Max Carel roulait lentement. Il détestait l’inconnu, les routes sombres qui se faufilaient dans les sous-bois, l’hiver et son cortège de noirceur. La voiture cahota soudain. Quelque chose fouetta le pare-brise. La pédale de frein collée au plancher, la 307 glissa. Une ombre se dressa dans la purée de pois. Décharge d’adrénaline. Max se cramponna au volant, sa bouche se dessécha en une fraction de seconde… Les yeux écarquillés sur l’énorme tronc dressé au ras du capot, flageolant, le cœur affolé, il s’appuya contre le siège. La peur l’avait mis K.-O. Le jeune médecin passa sa main sur le siège passager à la recherche du carnet où il avait noté le numéro du patient. Il le récupéra sous le tableau de bord. Alluma son portable. Absence de réseau. Il éteignit le plafonnier. Respira à grandes goulées.

— Zen, Max. Zen.

Qu’est-ce qu’il fichait là, au milieu d’une nuit d’épouvante, paumé au milieu d’un bois où chaque branche prenait des allures de spectres ? Il haïssait la nuit. Le brouillard. Tout ce qui englue, absorbe, fait disparaître. En panique, il verrouilla les portières et, de mauvaise grâce, ralluma la loupiote du plafond. Avec cette lumière, il devenait une cible aisée pour ceux qui l’épiaient. Car on l’épiait. Forcément.

« Max, la nuit c’est comme le jour, sauf qu’il fait nuit. Une des théories de son père totalement imperméable à la peur. »

Lorsque, fin septembre, le docteur Saliou lui avait demandé de le remplacer pour les fêtes de fin d’année, Max avait le moral si bas qu’il avait accepté avec plaisir. Il voyait dans cette expatriation une double opportunité. Renflouer son compte en banque et tourner la page Florence. Exactement ce qu’il lui fallait. Clohars-Carnoët, il ne connaissait pas vraiment. Le Pouldu un peu plus. Il y était venu un été avec des potes, au camping du Vieux Four, pour draguer les minettes sur la plage du Kerou. Impossible de mettre une date précise. En revanche, il lui en restait un souvenir cuisant et des grains de beauté qui l’obligeaient à passer tous les six mois chez le dermato. Le cabinet : un antidote à la solitude. Trois ou quatre clients à l’heure jusqu’à dix-neuf heures.

Noël ! La trêve des petits maux. Télé, pizza, rosé italien. Seul comme un con. Le bourdon en prime. À deux heures du matin, le téléphone avait sonné. Une urgence. Vomissements et diarrhée. Devant les vociférations de l’interlocutrice, Max avait escamoté les questions habituelles. Les symptômes étant ceux d’un type bourré jusqu’aux narines, il avait simplement demandé l’adresse du lieu de perdition et pris des renseignements pour ne pas tourner en rond jusqu’au petit matin. Kergueneguy. Direction Quimperlé par la route de la forêt, prendre à gauche vers Kergueguen Le Bois, poursuivre à gauche. Cul-de-sac. Cela lui avait semblé loin, perdu, genre le trou du cul du monde. Il avait malgré tout conclu par un « J’arrive ! » désabusé. Tu parles qu’il y était ! Paumé. La trouille au ventre. Nul ! Il ferma les yeux, soupira. Jamais il ne trouverait ce putain de village.

Max ! Même un vieux du coin se perdrait dans cette mélasse !

Le frottement d’une branche sur la carrosserie le crispa. Sensation d’oppression. Picotements dans la bouche. Pas le moment de faire une crise de spasmophilie. Nouvel essai de portable. Chierie ! L’angoisse le noua. Tant pis pour le patient… Après un inutile coup d’œil dans les rétroviseurs, il passa la marche arrière, recula à l’aveuglette. Crissement de tôle. Coup de chaud ! Penser qu’un bout de carrosserie touchait le pneu ne lui laissa aucun choix. Il ouvrit sèchement la portière avec la volonté de… Il s’arrêta, pointa le faisceau de la lampe sur un monde brumeux, fantomatique.

« Max, la nuit c’est comme le jour sauf que… »

Connerie ! Lui n’y arrivait pas. Il n’avait pas eu ça en héritage. Plutôt le contraire. Un phobique. Un jour, une thérapie deviendrait nécessaire. D’un geste, il s’arracha de son siège. Trois pas pour constater les dégâts. Une égratignure sur le retour du pare-chocs. Un rocher en saillie planté dans le remblai. Il s’en sortait bien. Il allait avancer, braquer sur la droite… Sa respiration s’arrêta. Sa chair se hérissa. Il pointa nerveusement la torche de l’autre côté de la route. Dans la blancheur mouvante, le faisceau de lumière dévoila un tronçon de parapet.

« Max, l’imaginaire entretient la peur. »

Figé, aux aguets, il prit soudain conscience du silence total. Le chuintement du vent dans les grands arbres s’était tu. Des images de The Fog se mêlèrent aux conseils paternels. Ne pas céder à la panique. « La nuit, c’est comme… » Une plainte sortie des ténèbres brumeuses le frigorifia. Terrorisé, la lampe pointée sur l’invisible danger, Max décrocha vers la portière entrouverte. Lui, le médecin, se devait de venir en aide… Max ! Max, nom de Dieu ! Dieu ou pas, il se jeta dans la voiture, verrouilla les portières. Une saute de vent bouscula les branches basses du sapin, effilocha le banc de brouillard. Le regard du jeune homme s’enfonça dans la déchirure. Froncement de sourcils. Un véhicule sombre… Une silhouette blanche, filiforme. Max crut défaillir. Il passa la marche arrière, recula à l’arrache jusqu’à la chaussée. Un regard furtif vers le bois. Plus de voiture, plus de fantôme, le brouillard avait de nouveau tout noyé. Coup de volant pour repartir. Les phares balayèrent le virage. La vision entre les lisses du parapet le glaça. Des mains rouges. Un masque aux peintures effrayantes. Un frisson le traversa, lui hérissa les chairs. Il passa la première, écrasa l’accélérateur. Pas de spectre dans le rétroviseur. Seul l’épaisse purée de pois qui se refermait derrière lui.

4

Malgré les lunettes infrarouges, Milan n’avait pu fixer les traits du crétin qui venait de rater son virage. Lunettes, plutôt jeune. Sûrement un fêtard paumé. Il mémorisa ce qu’il avait vu de la plaque minéralogique, suivit la voiture des yeux jusqu’à sa totale disparition et effectua une rotation complète pour vérifier la zone.

— Tout est propre, déclara-t-il dans son casque.

En réponse, un moteur démarra, des phares éclairèrent les arbres en contrebas de la route. L’alerte était close. Milan ramassa son équipement de vision nocturne sans se préoccuper de l’ombre qui se tenait près de lui avec le cadavre de la XII sur les épaules. Il aurait parié que Dog était capable de courir longtemps avec cette charge sans transpirer une seule goutte de sueur.

Dog appartenait au Centre depuis un an. Un spécimen d’humain modifié. Hormis Chacal, nul ne l’avait vu sans son masque de Plexiglas teinté. Une fraction de seconde avait suffi à l’hybride pour capter l’odeur de la XII. Malgré son excitation intense, il avait attendu l’ordre télépathique de son maître pour se mettre en chasse. Lentement durant les premiers mètres, il avait foncé dans le garage, plongé tête la première par le châssis brisé et s’était jeté dans le vide sur la trace de la fugitive.

5

Après avoir lâché Dog, trop certain que la XII s’était rompu le cou, Chacal attendit pour sortir du garage. Jamais un tel incident n’aurait dû se produire ! Sa confiance, son… attirance pour Pédrino avaient affaibli sa vigilance. Il aurait dû pressentir l’attrait du gamin pour la XII ! Évident ! À tel point qu’il en était vexé, blessé dans ses facultés. Son intelligence. Lui qui s’était juré de bannir l’affectif, la sensiblerie, toutes ces conneries qui n’engendrent que faiblesse, s’était fait piéger par ses émotions. Près de lui, une carte électronique sur les genoux, Milan suivait la course de Dog. Indubitablement, la XII avait survécu. L’hybride s’éloignait du Centre, empruntait un tracé hasardeux vers la Fourche aux Cerfs. Sa progression laissait peu de chance à la fugitive d’atteindre la départementale, mais Chacal démarra. Il valait mieux assurer. Il roulait sur le chemin cahoteux quand une lueur mouvante entre les arbres l’angoissa. Véhicule en approche. Feux de croisement pour la discrétion, il accéléra, laissa Milan au carrefour et planqua le Ford Ranger dans le sentier forestier. À peine le temps de couper le contact qu’un faisceau de phares éclaira la purée de pois au-dessus de lui. S’immobilisa à quelques centimètres d’un tronc de pin. Chierie ! Les tribulations du chauffard lui affûtèrent les nerfs, le culpabilisèrent un peu plus. Le départ de la voiture ne le calma pas. Il fit marche arrière, s’arrêta à peine devant ses hommes. Dog bascula son fardeau dans la caisse du pick-up, le rejoignit d’un bond pendant que Milan se jetait sur le siège passager.

Après deux kilomètres, le véhicule quitta la départementale, emprunta une voie privée et fila vers une enseigne lumineuse visible depuis la N165.

Vitae Corporation – GenAnima Center

Centre de recherche en génétique porcine

L’ancienne plate-forme de stockage de céréales implantée à deux pas de la voie rapide avait décidé Vitae Corporation à reprendre le site abandonné qui comportait tout ce dont le Centre avait besoin. Silos, bâtiments, laboratoires et locaux administratifs. L’ensemble pour l’euro symbolique et la promesse d’une dizaine d’emplois. Une aubaine.

L’approche du véhicule équipé d’une cellule émettrice déclencha l’ouverture d’un large panneau en treillis métallique barré d’une signalétique rouge – Protection sanitaire – Élevage expérimental – Entrée interdite. De chaque côté, une clôture grillagée se perdait dans la brume, s’arrêtait à la limite nord faite d’un à-pic de vingt mètres.

Après la traversée au pas dans le pédiluve, Chacal fila sur une voie large comme un tarmac jusqu’à une longue bâtisse construite à l’aplomb de la falaise. Quatre portails, une porte piétonne et un escalier métallique tramaient la façade blanche.

Milan descendit sans claquer la portière. Tout devait tendre vers la discrétion. Surtout la nuit, même avec une brume épaisse comme de la barbe à papa. Attentif aux ordres, Dog se redressa, sauta par-dessus les ridelles, courut vers les garages. Pas de lumière. L’hybride n’en avait pas besoin. Quelques secondes plus tard, il réapparut avec la dépouille de Pédrino sur les épaules. Il se retint de s’en débarrasser sans égard, le posa avec déférence contre la XII. Côte à côte, les yeux ouverts, les adolescents semblaient, par-delà le brouillard, chercher l’éclat rassurant d’une étoile où la folie collective, la barbarie n’existait pas.

Chacal redémarra.

Les yeux rivés sur les feux arrière du Ford, Dog dodelina de la tête en regardant son maître s’éloigner. Milan haussa les épaules. Putain de soirée de merde ! L’adjoint de Chacal était en colère. Ce petit con de Pédrino l’avait privé de son rendez-vous avec Aline. Son Aline. Belle. Rousse. Sculptée comme une déesse.

6

Nantes, commissariat central

Réveillon. L’idée n’enfiévrait pas le lieutenant de police Le Maoût. À dire vrai, il n’aimait pas Noël. Noël, le sourire de Dieu sur terre, le début d’une aventure humaine, d’un devenir, d’un espoir. La trêve. Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. Des conneries. Quant à l’espoir, il doutait un peu. Bref, être de garde pour le réveillon de Noël ne le gênait absolument pas. Ni même cumuler celui du Nouvel An. D’ailleurs, il avait accepté les deux. Pas par intérêt ou pour rendre service aux collègues, mais parce que l’idée même de la fête lui collait le bourdon. Fêter quoi et avec qui ?

Comme pour beaucoup de choses qui concernaient sa vie, le policier ne se souvenait pas des motivations qui l’avaient poussé à entrer dans la police. Un jour ou peut-être une nuit… Un choix dicté par une sorte de voix intérieure.

À sa sortie de l’École nationale des OPJ, il avait été nommé à Lille avant d’être muté à Nantes au commissariat central. Cette proximité avec la clinique du Littoral, où il était suivi depuis son « accident », était extrêmement confortable. Le hasard sûrement, car il n’avait jamais fait de demande de transfert. Peu d’amis, pas de copine. Il détestait les troupeaux et le mimétisme. Un solitaire.

L’accident.

25 août 2001. Accouché au petit matin d’une BMW tombée dans un ravin à quelques kilomètres de Nantes. L’équipe des Urgences l’avait trouvé à l’écart du véhicule, inconscient, le pied droit écrasé. Amputation du pied. Traumatisme grave. Troubles de la vue et de l’audition. Plaies au visage. Cassé. Mutilé. HANDICAPÉ !

Il s’était réveillé avec un pied en moins et de l’amertume plein la bouche, jusqu’à en vomir parfois. De la haine aussi. De la colère plutôt. Intense, froide, violente. Celle qui pourrit tout, qui bloque jusqu’à l’interdit les relations même ordinaires. Un état de surchauffe quasi permanent sabré par des moments de grande lucidité qui le glaçaient de l’intérieur. Deux années de soins en clinique. Retour à la normale ou presque, en excluant la prothèse du pied, des plaques de ferraille un peu partout. Sa peur phobique de l’eau au point d’éviter une baignoire. Une amnésie totale. Le top. Le super top. Le rêve ! L’avantage avec l’amnésie c’est que vous avez le droit à un nouvel état civil.

Une renaissance.

Ludovic Le Maoût. Ludovic parce que retrouvé le jour de la Saint-Louis, et Le Maoût parce que têtu. Bélier, en breton. Âge ? Autour de vingt-cinq ans d’après Vauclair, l’un des neurochirurgiens qui le suivaient.

Sa première vie ? Le vide.

Personne en ce monde ne l’avait apparemment rencontré, côtoyé ou même croisé. Aucun avis de recherche… Parfois, le sentiment d’avoir été effacé le troublait. Pourtant, depuis peu, une image récurrente peuplait ses nuits, excitait sa mémoire comme un signal nouveau.

La main droite du policier quitta la souris de l’ordinateur, caressa la coccinelle en bois. La bête à bon Dieu trônait sur son bureau comme une icône. Un coup de foudre. Une révélation. L’arrivée de ce jouet dans l’environnement dépouillé de tout objet perso et rangé au millimètre de Le Maoût avait surpris, au point qu’une présentation officielle à l’ensemble du service lui aurait évité un défilé de curieux rigolards. Sans savoir pourquoi, il avait rajouté un point noir entre les deux élytres rouges. Un de plus que la Coccinella septempunctata.

Le Maoût posa l’objet sur ses genoux, ferma les yeux avec l’espoir de retrouver la fillette brune de ses rêves.

7

Le Centre

Après le départ de Chacal, Milan et Dog descendirent au poste de surveillance. L’hybride s’arrêta, flaira l’odeur du sang, retrouva celle de Pédrino, stockée, comme des milliers d’autres, dans sa mémoire olfactive artificielle. Milan l’attendit, déclencha l’accès aux cellules. Un panneau en béton de la largeur d’une porte coulissa dans l’épaisseur de la paroi. La lumière vacillante de tubes fluorescents dévoila un long couloir. Quarante mètres. Treize portes numérotées en chiffres romains. Il accompagna l’hybride jusqu’à la IV. La cellule de Dog ressemblait à une cabine de sous-marin. Lumière rouge. Équipement spartiate avec une couchette et une douche à air spécialement conçue pour lui. Empressé, il connecta sa combinaison. Le bain à l’air stérile débarrassait sa peau des impuretés, le protégeait d’une éventuelle contamination. Le massage tonique l’amenait toujours dans un état de volupté, de jouissance qu’il exprimait par des petits cris d’extase.

Avec la disparition de la XII, la moitié des cellules étaient vides. Le III, parti le matin du 23 septembre dernier, n’était jamais revenu et, depuis quelques mois, le Silencieux n’occupait que très rarement la cellule V. Milan n’avait jamais vu les numéros I et II. Formés ailleurs d’après Chacal. Le n°I serait infiltré dans la société. Une taupe. Même Chacal ignorait la véritable identité de celui qu’on appelait le Voltigeur.

De mauvaise humeur, Milan se contenta de laver le sol et le mur. Il connaissait les propriétés du luminol, sa réaction à la lumière noire avec la belle lueur bleue fantomatique émise par les enzymes du sang… Pas envie dans l’instant de changer le linoléum ni de repeindre la cloison. Trop énervé pour faire le tour par l’extérieur, un sac-poubelle dans les mains, il regagna son logement en empruntant le couloir secret. En dehors du léger sifflement du vent dans les grilles de ventilation, le silence était total. Pas un seul souffle de vie ne traversait les lourdes portes en acier, gardiennes autrefois des denrées rares en provenance d’Afrique ou d’Asie. Il s’arrêta devant celle de Dog avec la certitude que le traqueur l’avait senti, que ses capteurs avaient déterminé par une fine analyse de ses sécrétions ce qu’il ressentait dans l’instant. Peur, angoisse, colère. Même s’il s’en méfiait, comme on peut se défier d’un être sans âme, les performances de l’hybride le bluffaient. Sans lui, la XII aurait réussi à s’échapper. Il poursuivit jusqu’au bout de la galerie, s’arrêta devant le panneau en acier riveté, leva la tête. Identification biométrique faciale. Léger déclic. La lumière s’éteignit derrière lui. Le panneau pivota sur une vaste cathédrale en béton, borgne, haute, poussiéreuse, où se trouvait le système de manutention : silos, trémies peseuses, bandes roulantes. Un process qui assurait le mélange complexe de la nutrition porcine du futur. La façade officielle de GenAnima Center.

Au lieu de poursuivre vers la sortie principale, Milan grimpa un escalier étroit fixé à l’un des voiles de façade et déboucha dehors, au pied d’une tour de deux niveaux. Au premier, son bureau de responsable de la sécurité dont il assumait la fonction, et au second son minuscule logement. Les marches en caillebotis faisaient écho à ses pas lourds de fatigue et de déception quand son bip lui signala un appel sur sa ligne interne. Chacal. Ce ne pouvait être que lui.

— Nettoyage à la Fourche aux Cerfs. Le pick-up est au pied du silo 3. Maintenant.

Milan raccrocha sans répondre. Coup d’œil vers le silo central. Une imposante carapace en forme de V renversé. La tanière de Chacal. Indécelable. Même lui en ignorait l’accès. Il redescendit lentement. Plus rien ne le pressait. Pas même le désir. Pas même Aline. Sans qu’il sache pourquoi, le blues venait de l’étreindre. La nuit de Noël. Pédrino ? La XII ? Sûrement. Mais pas seulement. Le mal du pays doublé d’une angoisse inhabituelle. Se fondre dans la nuit froide et brumeuse, marcher jusqu’à l’unité de conditionnement des lisiers l’apaisa. Une odeur aigre lui piqua les narines dès qu’il entra dans le hangar. Il souleva à deux mains l’une des lourdes trappes situées à même le sol et balança le sac dans le broyeur. La machine émiettait la matière première composée de blocs d’excréments déshydratés et une vis sans fin la transportait jusqu’au silo de dessiccation et de transformation. Il en résultait un combustible sous forme de granulés qui suffisait aux besoins de chauffage et de production d’eau chaude du Centre. En revenant, il s’arrêta à son bureau, nota l’immatriculation incomplète de la Peugeot. Il ne se sentait pas bien.

Jamais l’angoisse ne l’avait saisi de manière si violente.

Il n’y avait jamais de hasard.

Cet homme perdu dans le brouillard résonnait en lui comme le messager de sa mort annoncée.

8

Clohars. Rond-point de Langlazic. Deux kilomètres encore avant Porsac’h. Max frémissait toujours de peur. Rien à foutre de ne pas avoir trouvé ce putain de village fantôme. Il se gara devant la porte du logement aménagé pour les remplaçants. Un gros projecteur à iodure s’alluma, éclaira l’arrière-cour comme en plein jour. Même cette lumière ne le rassurait pas. Jamais il ne tiendrait une semaine. Pourquoi les nuits existaient-elles ? Travailler dans un hôpital ou une clinique serait parfait. Des couloirs éclairés, une présence permanente.

« Tu déraisonnes. Si tu n’as pas d’ennemis le jour, pourquoi en aurais-tu la nuit ? »

Pauvre père !

Max prit la torche, sortit. Un coup d’œil sur l’avant droit de la 307. Et merde ! Phare fendu. L’aile légèrement enfoncée. Le tout auréolé d’une tache rougeâtre. Peu de temps après avoir repris la route, il s’était pris un truc. Pas vu grand-chose. Une bête. Grande, rousse… Encore sous le choc de l’horrible vision du masque de sacrifice, il avait poursuivi. Accéléré même. Il claqua la portière pour exorciser sa peur, marcha vers le logement, inséra la clé dans la serrure, pivota comme un ressort. Une ombre dans la brume, près du portail. Une forme blanche, grande, filiforme. La peur le glaça, lui hérissa la chair. Quel crétin ! Il se liquéfiait lorsqu’une voix le rassura.

— J’espère que l’on ne vous a pas effrayé ?

P’tit Louis, le voisin ! Le con !

— J’ai simplement failli mouiller mon pantalon ! souffla Max sous le coup de l’émotion.

— Désolé. On revenait de chez des amis. On vous a vu rentrer alors on a pensé vous faire un petit coucou.

— Super ! J’ai adoré. Je passe devant vous.

— Vous avez été appelé ?

— Euh, oui…

— On est désolés de débarquer comme ça, les femmes voulaient rentrer et pas nous.

— Vous avez très bien fait.

— On a apporté ce qu’il faut, reprit P’tit Louis en déposant deux bouteilles de champagne sur la table de la cuisine.

Max les invita à s’installer.

— Désolé, c’est un peu exigu…

— Pensez-vous ! Vous restez longtemps ?

— Jusqu’au samedi 29 dans la soirée.

— Vous faites souvent des remplacements ?

— Une première expérience.

— Vous n’avez pas un sabre ? Un couteau suisse ?

Après quelques coupes, Max se sentit mieux. Au bout d’une heure, il se traita de trouillard attardé. Il leva haut son verre à la mémoire de son père, chantonna avec les autres… Les raccompagna avec un « Noyeux Joël » qui les fit rire. Poussa la porte, louvoya vers la chambre et s’écroula sur le lit. Heureux.

9

Le Centre

La Digital Angel. Une puce de la taille d’un grain de riz implantée sous la peau. Elle permettrait la localisation, l’identification et même la transmission d’informations d’ordre biologique sur son porteur. La solution pour éviter l’incident de cette nuit. Il en parlerait à Parski.

L’esprit parasité par la fuite de la XII, Chacal attendit l’ouverture sécurisée d’un immense portail métallique et pénétra dans la gueule sombre d’un tunnel rythmé par des zébras à bandes jaunes. Après une cinquantaine de mètres, il immobilisa le Ford Ranger au-dessus d’une trémie destinée à la réception des céréales. Les feux de détresse du pick-up déclenchèrent la descente de la plate-forme. Nouvelle stabilisation un niveau plus bas. Contact. Le véhicule s’avança à l’intérieur d’une alvéole en béton brut, s’immobilisa face à une porte en acier brossé. Derrière, l’élévateur se repositionnait en silence.

Chacal sauta du véhicule. À la lecture de la carte magnétique, l’ouverture coulissa avec un léger chuintement pneumatique. Un rai de lumière blanche se découpa sur le sol, éclaira le petit parking troglodyte. Après une heure d’ischémie, prélever sur Pédrino lui parut trop risqué. Il transporta la XII, la posa sur la table en inox et actionna la fermeture du laboratoire. Une demi-sphère en béton. Sept mètres de diamètre. Quatre de hauteur. Générateur insonorisé pour une totale autonomie énergétique. Sans perdre un instant, il s’installa à son ordinateur, tapa le message codé. 03.331.122512 (Numéro du Centre – Heure. Mois, jour, année)

FPR1 (Foie – Pancréas – Reins 1)

Il joignit le dossier médical complet de la XII – groupe sanguin, caractéristiques immunitaires et morphologiques – précisa l’heure du décès. Tout ce qui s’était passé en aval du prélèvement ne le concernait pas. Il n’aimait d’ailleurs pas l’exercice fortement recommandé par Parski. Ne rien laisser perdre. Tirer profit de la marchandise. Un extra.

Il déshabilla la XII, badigeonna le torse et l’abdomen de Bétadine Scrub. Dans l’urgence, cela suffisait. Il actionna le scialytique. Tout ce dont il avait besoin se trouvait à sa portée. Instruments, stérilisateur autoclave Poupinel, matériel d’hygiène hyperaseptique. Chacal connaissait les techniques chirurgicales sur la pointe de son bistouri électrique. Une fois les organes lavés et placés dans une solution extra-cellulaire, il les déposa dans un conteneur isotherme qu’il verrouilla aussitôt. Il aurait dû être épuisé, mais il ne ressentait aucune fatigue. Les nerfs le portaient.

Il consulta sa messagerie. Une réponse lui était parvenue : Oiseau noir – quatre heures trente. Il avait le temps. Le corps découpé avec une dextérité de désosseur, il commanda la descente de la plate-forme, jeta les sacs plastiques dans le pick-up, verrouilla la porte du labo et se mit au volant. Clé de contact. Il descendit légèrement la vitre pour entendre le verrouillage en position basse du monte-charge. Ce frottement de mécanique lui rappelait à chaque fois celui du godet de la pelleteuse, ce jour maudit où sa vie devint un enfer.

Une main frêle qui se dresse devant lui.

Kristina. Ses cris de terreur, sa bouche ouverte… La terre qui coule, qui emplit, qui étouffe… Le silence. L’horreur.

Marche arrière nerveuse, les roues du 4x4 cahotèrent sur la structure métallique de la plate-forme. Les doigts crispés sur le volant, Chacal hurla tel un damné, se regarda dans le rétroviseur. Le même ! Pareil qu’eux ! Un fou sanguinaire ! Un violent coup du plat de ses mains fit vibrer le volant.

La folie. Le Bien. Le Mal.

Seuls Dieu et le Malin pouvaient en juger !

Lui n’était qu’une conscience douée de clairvoyance, qu’un gardien caparaçonné d’une certitude. L’espèce humaine courait à sa perte. Le monde partait en vrille. De plus en plus vite. De plus en plus fort. Devait-il accepter l’anéantissement de millions d’années d’évolution ? Non ! Il fallait contrôler l’espèce, canaliser ses rêves, la soustraire à la liberté de penser. Seule la souveraineté supranationale d’une élite de sages et d’intellectuels ou le contrôle global par un être supérieur pourrait harmoniser le monde, assurer la survie de l’humanité. La protection de la Terre. Dans un monde sous contrôle, Kristina, sa fille chérie, serait toujours en vie.

Feux de détresse. Remontée de la plate-forme. Chacal roula vitre ouverte jusqu’aux garages. Un lointain bourdonnement. Une vibration dans l’air… 4 h 25. Pile à l’heure. Il enclencha le balisage de l’héliport. Une lueur d’un bleu électrique nappa le toit du bâtiment. Le bruit saccadé des pales du rotor vrombit soudain. Au-dessus de lui, un cône de lumière troua l’obscurité. Chacal empoigna le caisson isotherme, s’époumona vers le toit. Positionnés en arc de cercle, les faisceaux des projecteurs giclaient de la dalle de béton. Après quelques mètres, il ne subsistait de ce jaillissement pur qu’un halo noyé dans le brouillard. Beaucoup de grands rêves finissaient ainsi. Dilués. Le sien franchirait les obstacles, garderait le cap.

À peine stabilisé, l’oiseau noir disparut dans la nuit. Chacal dévala l’escalier, éteignit les projecteurs. Hâte d’en finir. Dans le hangar, il regarda les lames de la machine découper, broyer la XII et Pédrino. Misérable petit chose. La carotide tranchée, le gamin n’avait pas souffert. Pas eu le temps. Pas comme sous la torture. Celle qui vous fait espérer la fin, qui vous laisse estropié ou qui demeure si incandescente que seule la mort peut vous apaiser.

Lorsqu’il sortit du bâtiment, le silence et les ténèbres l’oppressèrent.

— Post mortem, murmura Chacal. Post mortem.

Le monde de Kristina. Ce jour où le diable ricanait… La douleur l’étreignit. Il sanglota comme il l’avait fait à genoux sur le bord d’une fosse qui deviendrait pour l’histoire le charnier de Vukovar. Les bras brisés, la moitié du visage rongé par les flammes, le canon d’un fusil pointé sur sa nuque, il avait rugi sa haine au visage des hommes, haï Dieu et tous ses ministres. Les yeux rivés là où Kristina avait disparu, enterrée vivante, il les avait suppliés de l’abattre. Ils avaient ri, l’avaient déshabillé, traîné nu au bout d’une corde. Abandonné sanguinolent aux chiens affamés de Vukovar.

Une bourrasque le gifla. Lui releva la tête. Perdue entre ciel et terre, ténue comme une lampe-tempête, la lueur du hublot extérieur éclairant l’entrée du logement de Milan fixa son regard.

Milan Lapac. Seul rescapé d’une famille croate exécutée par les milices serbes. En août 1999, Chacal l’avait fait venir pour prendre le poste qu’il occupait aujourd’hui. Depuis trois générations, les Lapac travaillaient pour les Tominc, une lignée de médecins, de chirurgiens d’où venait Frano Tominc, alias Chacal, un neurochirurgien de renommée internationale. Soupir mélancolique. Tout cela était si loin. Il valait mieux se concentrer sur sa préoccupation du moment.

La disparition de la XII. Il allait mentir afin de ne pas discréditer le Centre et cacher sa faute. Pédrino ! Il lui en voulait à peine d’avoir voulu aider la jeune fille. De la compassion, de la générosité, rien de plus. De la tendresse, peut-être. Le parfait exemple de l’homme et de son éternelle dualité. Le Bien et le Mal.

Il appellerait Parski.

10

Nantes, 25 décembre 2012, 7 h 30

L’envie d’un café et surtout d’un pain aux raisins poussa Le Maoût hors du commissariat central. Le jour n’était pas encore levé. Le silence, l’éclairage pisseux des réverbères, les rares voitures garées sur le parking Waldeck-Rousseau, déclenchèrent chez le policier une fugitive impression d’abandon. De l’univers en ébullition, il ne restait rien. Que lui. Un unijambiste. La sensation le troubla à peine. Il n’avait personne à regretter, pas même un animal. Peut-être le rouge-gorge, un morfal silencieux qui picorait les miettes de pain sur l’appui de fenêtre de sa cuisine.

Un vrombissement lointain, des phares au bout du pont du Général de La Motte Rouge ramenèrent le policier à la réalité. Ça caillait. Il ferma le col de son anorak, descendit les quelques marches et s’engagea sur le parking désert. Une fine épaisseur de glace avait figé les escarres du bitume ; le frimas avait saupoudré les bras décharnés des arbres et des étoiles de givre scintillaient sur la tôle vernissée des voitures. Dans la froidure de ce petit matin de Noël, Nantes peinait à s’extirper de sa léthargie. Un court instant, le policier se demanda si le Waldeck était ouvert. L’enseigne lumineuse du bar le rassura.

Le Maoût poussa la porte vitrée, l’abandonna au groom mécanique.

— Salut, lâcha-t-il en rabaissant son col.

— Salut, répondit le patron.

Pas de geste amical, ni la moindre allusion au réveillon. Sa table, située dans un angle d’où il voyait toute la salle, était libre. La journée commençait bien. Il déposa sa parka sur la banquette, s’assit et commanda un café noir Sans Sucre, un peu de lait et un pain aux raisins. Toujours la même commande. Lui seul décidait du moment. Lui et lui seul. La première bouchée de la viennoiserie lui apporta un plaisir intense. Presque jouissif. Il adorait. Rien ne pouvait perturber cet instant privilégié, pas même cette sensation de lourdeur, cette étreinte qui lui enserrait le crâne depuis quelques semaines. Son regard fila vers l’entrée. La porte du bar venait de s’ouvrir. Blonde. Échevelée. Ronde, à peine. Les fesses moulées dans un foulard de laine grise et le corps dans un Perfecto tendu comme une peau de boudin noir.

Le Maoût la voyait traîner dans le quartier. Une paumée avinée du soir au matin. Elle habitait rue des Écachoirs. Se retrouvait régulièrement au poste pour racolage. Une jeune Portugaise ou une Italienne, peut-être une Française du Sud, du sud de Paris. Le Maoût s’en fichait. Il ne faisait pas les putes. Même professionnellement. Tout le monde la connaissait dans le quartier. Les hommes surtout. Selon la rumeur, le sobriquet « Rita, on est bien dedans » flattait l’ego de la dénommée.

La jeune femme fonça d’une traite jusqu’au bar, s’y accouda avec force. D’autorité, le patron lui servit un grand café.

— Avec du rhum, Norbert, s’te plaît. P’tain, ça fend dehors !

— Chargée comme t’es, tu devrais avoir chaud !

— Norbert, juste un fond pour me réchauffer les arpions.

— Y a pas non plus idée de se promener le cul à l’air avec ce froid de canard.

— Fais pas chier, Norbert, juste une goutte !

Le pain aux raisins du policier venait de perdre toute saveur. Impossible d’ignorer la nouvelle venue. Son regard se portait tour à tour sur les cuisses blanches comme le ventre d’un cétacé ou sur l’immonde pâté vermillon qui débordait du contour des lèvres. Il mourait d’envie de changer de place, de lui tourner le dos, mais la bienséance ne le permettait pas.

Lorsque sa jambe d’appui flancha, Rita se rattrapa. Grand écart, blocage sur le talon, récupération sur l’avant-bras posé sur le bar. Des gestes réflexes qui témoignaient d’une grande habitude.

— P’tain, y a pas foule, Norbert ! grommela-t-elle.

— Ils font la grasse mat. Heureusement, il reste quelques solides. Les meilleurs, quoi…

— Ouais, les meilleurs, répéta Rita. On est les meilleurs, hein, Norbert ? La grasse pleine de grâce, tu parles de conneries !

— Un bout de brioche ?

— T’ferais mieux de me remettre un doigt de rhum. T’as des gros doigts, Norbert… J’parie que t’sais pas de quelle couleur est ma culotte ?

— T’en as même pas, taquina Norbert en lançant un clin d’œil vers Le Maoût.

L’absence de complicité du policier l’embarrassa. Trop tard, Rita se tortillait déjà, relevait sa jupe jusqu’aux hanches.

— T’as vu ? Noire comme ma touffe.

— T’es une fausse blonde alors ?

— Ouais. Tu veux voir ma touffe, Norbert ?

— Rita, y a du monde !

— L’est quand même pas puceau le p’tit brun ! Si ? Il est puceau ?

Le silence glacé du p’tit brun augmenta la gêne du cafetier.

— Rita ! Tu embêtes. Tu devrais rentrer.

— Rentrer ! T’es un marrant, Norbert. Je viens juste de sortir. Toute seule c’te nuit. Ouais… P’tain d’vie. Allez, Norbert, une p’tite goutte de rhum. Alleeez.

Avec un haussement d’épaules à l’adresse du policier, Norbert versa une bonne rasade.

Pour échapper à la confusion qui tendait son pantalon, Le Maoût plongea ses yeux dans sa tasse de café. Comment pouvait-il être troublé par cette pouffe ? Il déglutit, se racla la gorge, porta la tasse à ses lèvres, son regard glissa sur la culotte de satin noir, son imagination s’affola. Caché derrière sa tasse, il releva les yeux, croisa ceux de la jeune femme, baissa les siens aussitôt.

— L’est quand même pas puceau ! Hein, t’es pas puceau ?

— Rita !

— L’est p’t’être bien puceau, le mignon.

Puceau ! La chaleur qui embrasait le policier se dissipa d’un coup. Pour qui se prenait-elle, cette traînée ? Il serra la table pour masquer le tremblement de ses mains. Puceau ! Peut-être qu’elle aimerait bien avoir le canon de son automatique dans le cul ! Toutes des salopes ! Le Maoût s’enfiévrait tout seul. Une arme coincée sous son aisselle et une prothèse en guise de pied. L’une compensait l’autre. C’était peut-être à cause de son infirmité qu’il était devenu flic. Peut-être. Et l’autre pouffiasse qui le traitait de puceau ! Une douleur vive à la tête le fit grimacer, amena son index à sa tempe droite. Cela lui arrivait de plus en plus souvent. Impossible de quitter le bar sans affronter le regard du patron et surtout celui de, de… Pouffiasse. Il se leva trop brusquement, régla l’addition au bout du zinc, traversa la salle d’une démarche raide et embarrassée. Puceau ! Putain de garce !

Le Maoût ne vit ni rien ni personne. Dans sa bulle, il ignora son collègue à l’accueil, marcha droit vers son bureau. Son fauteuil de cuir noir les reçut d’un bloc – lui, son mal-être, sa colère – entre ses accoudoirs crevassés.

Irascible, susceptible, sans identité et puceau ! Le regard perdu sur le mur d’en face, le policier eut du mal à se maîtriser. Il posa la règle en bois qu’il malmenait depuis dix minutes et lança une recherche sur Rita. Par curiosité.

« T’veux voir ma culotte. Noire comme ma touffe. »

Une chevelure brune et des épaules cuivrées se superposèrent aux images obsédantes de la scène du Waldeck. Instinctivement, les yeux du policier se fixèrent sur la coccinelle. Tête basse, regard éteint, il se releva. Besoin d’un café crème. Celui du bar lui était resté sur l’estomac.