Il neigeait des cendres sur Brest - Jean-Paul Le Denmat - E-Book

Il neigeait des cendres sur Brest E-Book

Jean-Paul Le Denmat

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Beschreibung

Juin 1940. Brest. L’arrivée des Allemands est imminente et les tonnes d’or de la Banque de France, stockées dans le fort du Portzic, doivent être évacuées par bateau. Jean, jeune chauffeur talentueux, et Jules, son ami mécanicien, tous deux amoureux de la belle Louise, couturière à l’arsenal, vont participer à l’opération, alors qu’une pluie de bombes s’abat déjà sur le port. Deux hommes, une femme, une montagne d’or… Une nuit de feu et de cendres, de rêves et de peurs, de tentations où la mort côtoie l’amour…

2013. Nantes. Enzo, un garçon de onze ans, est enlevé sur le trajet de son école. Son ravisseur, certain de remonter la piste d’un trésor découvert par le gamin, va être traqué par le capitaine Le Maoût et son équipier Sans Sucre. Et va comprendre que la fièvre de l’or a souvent un goût de sang…

Dans ce thriller à couper le souffle, extrêmement bien documenté et basé sur une anecdote authentique, Jean- Paul Le Denmat nous plonge sous les bombes du Brest de 1940, décrivant avec beaucoup de talent l’atmosphère régnant alors dans la ville. Un passionnant récit mêlant Histoire, action et suspense.À PROPOS DE L'AUTEUR

Né en 1953 dans le centre-Bretagne, Jean-Paul Le Denmat habite Guerlédan où il consacre aujourd’hui son temps à l’écriture. Sa passion pour la littérature débute à l’âge de dix ans. Le film Le lit à colonnes le bouleverse et suscite une envie d’écrire qui ne l’a jamais quitté. Bien qu’amateur d’auteurs classiques – Steinbeck, Barjavel, Soljenitsyne, Clavel, Troyat, Kipling – il s’oriente dès ses premiers écrits vers le thriller. Un mélange de genres qui correspond parfaitement à son univers policier/fantastique/noir.

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Couverture

Page de titre

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CE LIVRE EST UN ROMAN.Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres, des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant ou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

1

1940. Mardi 18 juin. Coat Ty Ogant. 23 h 30.

Une nuit de pleine lune.

Une atmosphère tiède chargée d’une odeur âcre de carburant brûlé.

Un léger vent d’ouest.

Entre terreur et fascination, le visage collé à la vitre du châssis de toit, le petit garçon ne bougeait pas d’un cil. Impossible de dormir après les bombardements qui avaient ébranlé la ville, laissant derrière eux des lueurs intenses rouge orangé. Soudain, l’air vibra. L’explosion assourdissante crispa l’enfant. Une gigantesque boule de feu embrasa la nuit puis des flammes s’élancèrent dans le ciel, se perdirent dans le moutonnement opaque d’une épaisse fumée noire. L’horizon entier semblait brûler. Sa mère avait bien fait de l’envoyer chez les grands-parents dès les premières alertes aériennes. Les yeux écarquillés devant le spectacle d’apocalypse, il craignit pour elle. Des larmes brouillèrent sa vue. Il renifla, s’essuya les joues d’un revers de main. Il s’apprêtait à se coucher lorsqu’une lumière apparut au bout du chemin, s’approcha en cahotant, s’éteignit. Le garçon se dressa sur la pointe des pieds.

Penché en avant, les mains sur les poignées, quelqu’un poussait une moto dans la venelle. Une silhouette épaisse, étrange. Un bossu. Sa maman disait que frotter leur bosse portait chance. Lui en avait peur.

Une lampe éclaira l’entrée de la grange du voisin, troua l’obscurité du bâtiment, dévoila sporadiquement un mur en pierre, le pressoir. Se fixa sur une nuque rasée, un vêtement à carreaux bleus et blancs, un gros sac. L’enfant fut rassuré. Rien à voir avec un bossu. Juste un sac en toile de jute comme ceux qu’utilisait le pépé pour transporter les patates. Des cordes nouées à chaque coin servaient de bretelles. L’éclat de la lampe de poche ballotta de nouveau dans les ténèbres, s’évanouit comme avalé par la bâtisse et réapparut entre les arbres derrière la grange. Des châtaigniers plantés en rive des énormes blocs du chaos de granit. Une muraille épaisse construite certainement par quelque géant venu du fond des âges. Il s’y était aventuré une fois ; enfin, juste dans un creux. Pépé Job l’avait sermonné. « Faut pas aller là-dedans. Quand y’a de l’orage, l’eau inonde tout. Compris ? » Orage ou pas, plus question d’y remettre les pieds.

De toute façon, sa tata Joëlle venait le chercher le lendemain. Elle habitait loin. Là où il n’y avait pas la guerre. Sa maman le rejoindrait plus tard. Il ignorait quand. Quant à son père, il ne l’avait pas vu depuis les dernières grandes vacances. Parti « jouer à la guerre », pensait-il jusqu’à ce qu’il voie l’enfer sous les bombes. Des maisons détruites. Même que des gens étaient morts ! Des morts, il n’en avait jamais vu. Il les imaginait en train de dormir. En fait, il ne les imaginait pas trop. La mort, ça ne lui parlait pas, pourtant il craignait que sa maman ou son papa meure. Qu’on les mette dans une caisse et qu’on les promène dans une sorte de carrosse noir avec des rideaux jusqu’au cimetière Saint-Martin. Sa maman disait que les morts partaient dans le ciel, que chacun avait son étoile. Si sa maman le disait, c’était certainement vrai.

Au loin, le violent rougeoiement du brasier découpait la tour Tanguy, l’église Notre-Dame de Recouvrance, détourait les toitures et les cheminées des maisons. La guerre, c’était sûrement ça. Du feu et des morts.

Perdu dans ses pensées, le garçon tangua sur la malle où il s’était hissé, se raccrocha à la poignée de manœuvre de la tabatière au moment où un second faisceau de phare apparut ; celui-là zigzaguait sèchement d’un côté à l’autre. Apparemment pressé, le cycliste sauta de vélo, appuya son engin près du puits, prit un paquet fixé sur son porte-bagages et se dirigea vers la grange.

Dans le bâtiment, le faible halo de lumière d’une lampe de poche permettait tout juste à l’enfant de distinguer les silhouettes face à face. Elles gesticulaient. Il se demanda si les deux hommes s’amusaient ou s’ils se faisaient aussi la guerre.

La nuit claire s’assombrit brusquement. Le ciel disparut. La lune apparaissait comme derrière un morceau de tulle gris. Une poussière noire recouvrit la vitre de la tabatière, bloqua toute vue.

Lorsque le garçon réussit à relever le châssis de toit, l’un des inconnus, le vélo pendu à une épaule, s’éloignait en poussant la moto.

Une étrange neige gris-noir tombait du ciel, une odeur de fumée flottait dans l’air.

Les yeux piquants de sommeil, l’esprit embrouillé, le gamin quitta le grenier, descendit l’échelle de meunier et regagna la chambre de l’oncle Eugène parti lui aussi faire le soldat. Le cœur lourd, il s’empressa d’éteindre la lampe à pétrole et s’enfonça vivement sous les draps rugueux pour ne plus entendre les explosions lointaines qui résonnaient dans la nuit. Rassuré par le bruit des sabots de pépé Job sur la terre battue de la cuisine, il fut emporté par le marchand de sable. Demain, il serait loin.

2

2013. Mercredi 25 septembre. Nantes.

Diklan dormait mal depuis quelques jours. Depuis que ce crétin de Basile lui avait filé la pièce en or pour renflouer une partie de sa dette en se vantant qu’il pouvait en avoir beaucoup d’autres. À la promesse d’une dose gratos, une bouffée d’adrénaline avait coloré le visage d’albâtre et décharné du junky, ravivé son regard halluciné. Les yeux écarquillés, il s’était tordu de plaisir. Le dealer avait cru un moment que le gaillard allait se désarticuler, se disloquer à ses pieds. Il avait seulement approché sa gueule de zombie et soufflé : « Je l’ai volée à Lola. Un cadeau de son copain Enzo… » Deux minutes de confession ; depuis, Diklan cogitait. Il s’était rencardé sur Internet. Le Napoléon 20 francs or se négociait autour de deux cents euros. Il en imagina une montagne.

Tassé dans sa bagnole, casquette sur le crâne, lunettes de soleil, Diklan faisait semblant de pianoter sur son portable. En réalité, il guettait la sortie de l’école élémentaire George-Sand. Le quartier, il le connaissait mal. Lui avait grandi aux Dervallières. Il y vivait encore, rue Charles-Perron ; un deux-pièces au dernier étage qu’il louait une blinde à Kobé. Celui-là avait le sens des affaires.

Les premiers élèves sortirent. Un seul l’intéressait. Enzo, dix ans. L’amoureux de Lola, une petite blonde mignonne, la frangine de Basile. Diklan savait déjà où le gamin habitait, le trajet qu’il faisait matin et soir. Mettre à exécution ce qu’il fomentait n’avait rien à voir avec son quotidien de charbonneur1 s’il respectait toutes les consignes. Là, c’était du lourd. Le genre à prendre vingt ans ferme ! Qui risque rien n’a rien, se répéta-t-il pour se donner du courage. Il tourna la clé de contact de sa voiture. Une Peugeot 208 grise, vitres teintées, propre sans être rutilante. Il l’aurait préférée rouge, mais Kobé lui avait dit : « Gris, c’est passe-partout. Facile pour se fondre dans la masse. » La sienne de bagnole était grise aussi. Un gris métallisé qui ne faisait pourtant pas passer inaperçue la Mercedes 350E BlueTEC.

Le dealer démarra, s’engagea sur le rond-point, fila rue du Capitaine-Yves-Hervouet puis tourna à droite. Des feuilles de platanes s’accumulaient déjà contre les bordures des trottoirs de la rue de Jussieu. Il roula lentement. Quelques voitures garées de part et d’autre, de petits pavillons couverts de tuiles, les façades tournées sur la rue. Des fenêtres, des dizaines, avec potentiellement autant de paires d’yeux braqués sur lui. Seule une portion avec une haie occultante sur la droite et une maison aux persiennes fermées sur la gauche, une sorte d’angle mort de trente mètres sur les cinq cents du trajet vers l’école, le mettait à l’abri des regards. L’endroit idéal.

1. Dealer.

3

Jeudi 26 septembre. 8 h 10.

Diklan stationna à l’extrémité de la rue Félix-Marquet avec celle de Jussieu en enfilade. Le teint pâle, de gros cernes, des yeux fibrillés de rouge après une nuit blanche, il alluma une cigarette pour calmer le stress qui le chahutait, dézippa son blouson, en remonta les manches, rajusta ses gants. Ceux en cuir marron de son père, un peu grands pour lui. Chopé une fois avec six « cocottes1 » d’héroïne, il avait eu le droit à la séance photo, des questions à n’en plus finir et de figurer dans le FAED2.

Ses doigts pianotaient sur le volant ; ses pieds battaient le tapis de sol. Dans dix minutes max, le plus dur serait fait.

Il n’attendit pas longtemps. Ponctuel, Enzo sortit de chez lui, traversa la rue et se mit sur le trottoir d’en face. Diklan jeta sa cigarette sans se préoccuper de foutre le feu aux feuilles, démarra discrètement et se gara sur le trajet du gamin. Son cœur cognait dans sa poitrine, palpitait à ses tempes. Fixés sur le rétroviseur extérieur, ses yeux ne lâchaient pas le garçon qui s’approchait, la tête basse, les chaussures raclant le bitume. Vingt mètres, le moment ou jamais. Lunettes à verres fumés sur le nez, il quitta la voiture, ouvrit la portière arrière, se pencha comme s’il cherchait quelque chose. Enzo passa près de lui sans même le regarder. Diklan pivota, le ceintura par la taille, lui colla une main sur la bouche, l’entraîna avec lui dans la bagnole. La portière claqua derrière eux. Trois secondes. Un tour de passe-passe. Le dealer n’avait rien d’une armoire à glace, mais au-delà de son apparente finesse, il était tout en muscles et en nerfs. Vif comme un animal sauvage. Aux gesticulations du garçon, il lui chuchota méchamment à l’oreille :

— Si tu veux revoir tes parents, tu ne cries pas, tu ne bouges pas.

Pour bien se faire comprendre, il lui écrasa la bouche, lui pinça les narines entre son pouce et son index. Trente secondes.

— La prochaine fois, je ne desserre pas les doigts. OK ?

Enzo se mit à pleurer, à gémir. Des sanglots étouffés le secouaient tout entier. Diklan l’étreignit plus fort, l’empêcha de respirer. Une minute. L’enfant paniqua, se débattit pour échapper à l’asphyxie. D’un geste, le dealer le plaqua sur le dos. Assis sur son ventre, un genou sur chaque épaule, il attrapa la bande de tissu qu’il avait préparée, la lui enfonça dans la bouche, scotcha le tout avec du ruban adhésif toilé et lui entrava les poignets et les chevilles. À dix ans, ça avait déjà du jus. Le morveux lui avait mis les nerfs. Il rabattit la couverture qu’il avait prévue sur le garçon, se glissa entre les sièges et s’installa au volant. Deux minutes plus tard, les portières verrouillées, il passait devant l’école, poursuivait sur la rue des Renards et prenait la direction de La Chapelle-sur-Erdre à la recherche d’un endroit tranquille.

Derrière, Enzo gémissait. Pénible. Encore un bébé à sa maman. La sienne lui collait des baffes à chaque fois que le père ne rentrait pas le soir après le boulot. Elle aurait dû être contente d’échapper aux torgnoles, mais non, elle se ruinait la gueule au mousseux et se vengeait de sa vie de merde sur lui. Après deux ou trois gifles, elle le traînait jusqu’au placard à balais, l’y enfermait. Au début, il braillait comme un veau pendant qu’elle s’éloignait en gueulant « Chiale, tu pisseras moins ». Un rituel ou presque. Insensible à ses pleurs et à ses lamentations, elle claquait la porte de la cuisine, s’affalait dans le canapé, descendait au goulot une bouteille de Muscador histoire de bien se miner la tronche et l’oubliait jusqu’au matin. Contrite, la tête encore dans le caniveau, elle le prenait sur ses genoux, le serrait contre elle en répétant : « Tu s’ras pas comme eux, hein, tu s’ras pas comme eux ? » Blotti, la tête contre son cou, il lui répondait à l’oreille par un « Non » aspiré sans saisir de qui elle parlait. Il mit des années à remplacer le « eux » par « ces salauds qui cognent leurs femmes ».

Lui n’avait pas de femme ni de mec. Pas puceau non plus. Pas envie de grand-chose ; besoin de bouffées délirantes qui retombaient généralement comme un soufflé sans la moindre conséquence.

Il jeta un coup d’œil sur le siège arrière ; cette fois, il n’en serait pas de même. Impossible de remettre le compteur à zéro, même s’il faisait demi-tour et déposait le gosse devant l’école avec des pains au chocolat pour toute la classe. Une poussée d’angoisse remplaça l’adrénaline qui l’avait aiguillonné durant des jours. Le panneau « Chemin de l’angle Chaillou » l’inspira.

Il coupa le moteur, rejoignit Enzo à l’arrière. Le gamin chialait toujours, hoquetait. Diklan le redressa, ôta la couverture qui lui donnait l’air d’un petit fantôme bleu et retira le bâillon sans brusquerie.

— Tu as offert une pièce jaune à Lola. Tu me conduis où tu l’as trouvée et je te ramène chez toi. C’était où ?

La tête toujours baissée, Enzo se frotta la bouche, renifla, ravala ses larmes.

— Près du camp de vacances de cet été.

Vacances. Été. Les mots résonnèrent chez le dealer comme loin ou très loin, donc long ou très long. Pas un instant il n’avait envisagé ça. Pour lui, ça ne pouvait être qu’à côté. Une cave. Un terrain vague. Il imagina Marseille, l’Espagne. Wouah ! Il était mal.

— Où exactement ?

— À côté de Brest.

Léger soulagement. Il n’y serait quand même pas avant midi ; la journée était foutue. Gus allait lui prendre la tête.

— Tu pourrais y retourner ?

Enzo acquiesça d’un signe de tête, renifla son chagrin.

Diklan prit le sachet en papier blanc posé sur le siège passager.

— T’aimes les pains au chocolat ? Ils sont encore chauds.

Une lueur d’intérêt dans ses yeux larmoyants, Enzo releva la tête, haussa les épaules d’un air entendu.

— Je te libère les mains mais pas les chevilles. J’ai pas envie de cavaler après toi. Tu cours vite ?

— Je fais de la course de haies en benjamin.

Diklan lui tendit le sachet.

— Tiens, il y en a deux pour toi et un pour moi. Et j’ai aussi une boîte de bonbons Haribo.

— Elle va dire quoi, ma maîtresse ?

— Elle pensera que t’es malade.

— L’école va appeler à la maison.

— T’es sûr ?

— Ouais.

Le véhément hochement de tête du garçon excluait le moindre doute. De son temps, les instits n’appelaient pas les parents. Le plus dur n’était peut-être pas passé.

Diklan tendit la boîte de bonbons.

— T’oblige pas à tout bouffer jusqu’à te rendre malade.

1. 1 gramme.

2. Fichier automatisé des empreintes digitales.

4

Dans la maison silencieuse, la sonnerie du téléphone fut suivie par un roulement de fauteuil. Laetitia Carlier décrocha le combiné avec son allant habituel.

— Elle-même. Bonjour. Malade ! Non, il est parti ce matin comme d’habitude. Comment ça, « pas à l’école » ?

La jeune femme jeta un coup d’œil à sa montre : 9 h 45.

— Et vous appelez maintenant ! Oui, je comprends. Je préviens mon mari à son travail et la police.

5

Quand son chef entra dans le bureau, Le Maoût trouva qu’il ressemblait au colonel Miles Rick Quaritch, l’ennemi juré des Na’vis dans Avatar. Sauf les yeux qu’il avait marron alors que Miles Rick…

— Ludo, tu vas au 20 rue de Jussieu chez les Carlier. Leur fils Enzo, dix ans, a quitté la maison à huit heures vingt et n’est jamais arrivé à son école.

— Fugueur ? demanda le policier.

— Non. Tu m’enverras une photo du gosse pour le FPR1.

Le Maoût sauvegarda le PV d’audition qu’il préparait, prit son arme de service dans un tiroir de son bureau et se leva.

— Arnaud, t’as entendu ?

La réponse ne se fit pas attendre. Lieutenant Arnaud Longuet dit Sans Sucre.

— J’suis pas sourd.

Les policiers dévalèrent les escaliers, s’empressèrent vers le parking. Le gyrophare collé sur le toit de la Megane 3, Sans Sucre força le passage pour traverser le boulevard Waldeck-Rousseau et fila vers les quartiers nord.

— Rue de Jussieu. Un gamin disparu, c’est ça ?

Le Maoût hocha la tête, compléta avec un « hon » inexpressif. La routine depuis le cas Riguier. L’enfoiré de fantôme ne l’avait pas raté2. Fracture de l’humérus sans déplacement. Une chance. Il s’était quand même payé une attelle dans la position « coude au corps » pendant six semaines. La galère. En arrêt jusqu’à fin avril, puis rééducation. S’il continuait comme ça, il allait finir avec un bouquet de chrysanthèmes sur le bide. Le regard dans le vide, la main droite agrippée à la poignée au-dessus de la portière, il ne chercha pas à dissuader son équipier de rouler moins vite. Chaque minute était précieuse dans un cas de disparition inquiétante. Là, ils n’en savaient rien, mais fallait prévoir le pire.

Sans Sucre vira sur les chapeaux de roues rue de la Bourgeonnière, suivit la ligne 2 du tramway et bifurqua sur la droite. Rue de Jussieu.

Le Maoût quitta l’application Street View, éteignit son portable, désigna une maison d’un coup de menton.

— La grande, couleur pêche.

La Megane 3 tressauta sur le trottoir, s’immobilisa devant un mur de clôture de la même teinte que le pavillon. Un rideau bougea à l’une des fenêtres du rez-de-chaussée. Un visage apparut. Le voilage retomba. On les attendait.

Sans Sucre grommela :

— Sûrement une fugue ; les mômes, j’te jure !

Avec quatre gamines à la maison, tout ce qui touchait aux gosses mettait le lieutenant à cran.

Il poussa le portillon métallique, laissa Le Maoût passer devant lui et suivit en se demandant ce qu’il ferait si l’une de ses princesses disparaissait. Il deviendrait dingue, se mettrait en mode loup et partirait à la chasse jusqu’à la retrouver ; vivante ou morte, il la ramènerait à la maison. La sonnerie d’un carillon deux tons le reconnecta à la réalité. Une silhouette blanche se profila derrière le vitrage ornemental. Un bruit de serrure électromagnétique et la porte s’ouvrit. Les cheveux bruns mi-longs, le visage pâle, une femme d’une trentaine d’années les accueillit dans un fauteuil roulant. Une inquiétude infinie se lisait dans ses yeux clairs.

Le Maoût la salua d’un mouvement de tête, présenta sa carte tricolore.

— Lieutenants Le Maoût et Longuet, police judiciaire de Nantes. Madame Carlier ?

— Oui. Entrez. Merci d’être venus si vite.

Elle manœuvra son fauteuil avec dextérité dans le couloir, roula jusqu’au salon, pivota vers les policiers. Elle ne leur laissa pas le temps de poser la moindre question tant elle avait besoin de parler.

— Enzo a pris son petit-déjeuner, après on a fait son sac à dos. Chaque matin, je vérifie avec lui qu’il a ce qu’il faut pour la journée. Quand il sera au collège, il…

La voix chevrotante se brisa. Ses épaules s’affaissèrent. Ce qui restait de force en elle s’effrita. Tête baissée, les mains serrées sur les accoudoirs, elle ne put retenir les larmes qu’elle gardait en elle. Quelques secondes seulement. Le temps que le carcan de douleur qui l’étreignait se desserre. Le regard vague, elle reprit après un léger raclement de gorge :

— Il a quitté la maison à huit heures vingt. Avant, je l’accompagnais jusqu’au portail et je le suivais des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse à l’angle de la rue Yves-Hervouet. Aujourd’hui, je ne le fais plus. J’essaie pourtant de… de ne rien lâcher. Je m’apprêtais à faire le chemin de l’école pour voir si…

— On s’en occupe, madame. Avez-vous une photo récente ?

— Oui, avec la tenue qu’il portait aujourd’hui.

— Parfait. Vous avez contrôlé sa chambre ?

La jeune femme se tourna vers le policier.

— Elle se trouve à l’étage, je ne peux y accéder que si on me porte. Mon mari va arriver. On cherche une maison de plain-pied, mais elles sont rares et les prix exorbitants. Enzo n’est pas un fugueur. Nous nous aimons très fort tous les trois. Ma situation n’a rien changé, en quoi que ce soit. Enfin, je crois.

Tout en écoutant, Le Maoût laissait son regard errer dans la pièce soumise à la lumière rasante de cette lumineuse matinée d’automne. Rien ne traînait ni ne détonnait. Pas une poussière. À l’image de la maîtresse de maison. Élégante dans son pantalon en lin 7/8e couleur bois de rose et son chemisier blanc vaporeux. Soigneusement maquillée, les ongles faits sans être manucurés. Pas riche mais propre. En effet, madame Carlier ne semblait rien lâcher malgré son handicap.

Le policier interrompit sa réflexion en concluant que l’intérieur d’une maison renseignait infailliblement sur ses propriétaires.

— Vous avez de la famille, des amis chez lesquels Enzo aurait pu se rendre ?

— Ma famille habite le Centre Bretagne et celle de mon mari dans la région parisienne ; quant aux amis, nous côtoyons régulièrement deux couples.

— Vous les avez appelés ?

— Non.

— Il faut le faire. On ne sait jamais ce qui se passe dans la tête d’un enfant, pas plus d’ailleurs que dans celle d’un conjoint ou d’une conjointe. Si vous voulez bien confier la photo d’Enzo au lieutenant Longuet, moi je vais jeter un coup d’œil dans la chambre de votre fils. Si vous permettez.

— Oui, bien sûr. Celle de droite sur le palier.

Le policier grimpa l’escalier en bois. Accrochés au mur, une dizaine de portraits de famille aux cadres et aux dimensions identiques en décorait la montée. Le premier montrait Laetitia, debout, un bébé dans les bras, un homme derrière elle, la tête contre la sienne, les mains sur ses épaules. La dernière photo devait être récente ; Laetitia dans un fauteuil, le mari accroupi d’un côté et Enzo debout de l’autre. Tous souriaient. Des sourires tristes si l’on y prêtait attention.

Le Maoût poussa la porte indiquée. La chambre était grande. Une couette bleu ciel avec des motifs jaunes recouvrait le lit deux places en pin massif genre scandinave ; des posters de musiciens, des guitaristes pour la plupart, tapissaient entièrement le mur d’en face. Derrière la porte, un placard fermé par deux coulissants en mélaminé gris foncé et un rayonnage occupaient tout le panneau. Beaucoup de livres, une chaîne stéréo, des CD, des vieux vinyles et une guitare Fender Stratocaster. Pas de fringues ni de choses à traîner. Un gamin mature pour son âge. Trop peut-être. Sûrement en lien avec la maman, le fauteuil. Le deuxième homme de la maison…

Le policier écarta les vantaux. Pas de cintres inoccupés, d’étagères vidées. Deux tiroirs. Il ouvrit le premier. Des chaussettes, des gants, des écharpes. Le second était fermé à clé. Certainement le tiroir à secrets. Le policier profita de l’absence de Sans Sucre – à cheval sur la procédure – pour sortir son kit magique. Juste besoin d’un crochet de déverrouillage. Dans le tiroir, il trouva ce qu’il imaginait. Des photos, des cartes postales, des bibelots, une tétine bien mâchée, un doudou lapin usé de chez usé, une boîte en fer avec encore des photos dans les bras de sa maman quand il était bébé, une enveloppe avec de l’argent, le portrait d’une gosse blonde mignonne sur laquelle était collé un petit cœur rouge et un Napoléon 20 francs or de 1867. Il prit le cliché de la gamine, reverrouilla le tiroir. Quand il regagna le salon, Sans Sucre achevait d’expliquer ce qui allait se passer dans les heures à venir. Le Maoût poursuivit par une question :

— Enzo a un portable ?

— Non, il ne cherche pas à en avoir. Il est trop jeune de toute façon.

— Passionné de musique ?

— Il joue de la guitare, comme son grand-père paternel.

Le policier accompagna son mouvement de tête d’une moue de félicitation.

— Vous avez d’autres enfants ?

— Non.

— Est-ce qu’il a un sac à dos en dehors de celui de l’école ?

— Non. Vous avez vu quelque chose dans sa chambre qui…

— Elle est simplement mieux rangée que la mienne.

— On ne le force pas. Il a toujours été comme ça. Soigneux. Ordonné.

— Je n’ai rien vu qui puisse étayer une version plus qu’une autre. On va vous laisser. Pensez à contacter vos amis. Ce serait idiot de lancer une procédure de recherche s’il se trouvait chez l’un d’eux.

— Ils ne sont pas chez eux, ils travaillent. Et puis, je me sens incapable dans l’instant d’évoquer sa… disparition.

— Nous avons besoin d’écarter rapidement certaines pistes pour éviter de nous disperser. Celle-là en fait partie. Donnez-nous leurs coordonnées et nous allons nous en charger.

Le ton du policier n’était plus à la courtoisie. La jeune femme hocha la tête.

Sans Sucre releva les numéros sur son éternel carnet noir avec stylo intégré. Le Maoût n’écrivait rien. Il comptait, parfois à tort, sur sa mémoire. Ça dépendait des jours, de la lumière qui arrivait à pénétrer dans la grisaille de son esprit.

Les deux hommes saluèrent la maîtresse de maison. Des larmes emplissaient ses yeux, ruisselaient déjà sur ses joues. Elle ne les raccompagna pas. Trop de douleur à contenir.

Le Maoût attendit d’être dans la voiture pour donner son sentiment.

— Je ne crois pas à une fugue. Là-haut, dans une boîte, j’ai trouvé une enveloppe avec des billets, environ cinq cents euros, et la photo d’une jolie gamine avec un petit cœur rouge collé dessus. Y’avait également un Napoléon or.

— Un truc de famille qui passe de génération en génération. Une de mes tantes en avait monté un en bague. J’aimais pas, ça faisait m’as-tu-vu. J’sais pas ce que ma mère a fait du sien.

Le Maoût ne répondit pas. Il pensait au gamin. Dix ans. Un lointain souvenir d’une plage de sable fin, de cerfs-volants multicolores dans le ciel gris, d’un tatouage de coccinelle sur une épaule parasita son fil de pensées. Il soupira profondément, bloqua la déferlante d’images qui le ferait plonger dans ses anfractuosités les plus sombres et balança avec un rien de certitude :

— Et puis, peu de gamins fuguent à cet âge. Encore moins un garçon. Ce sont encore des bébés, pas des rebelles !

— Quand les filles me racontent ce qui se passe à l’école, on ne peut être sûr de rien. Et au collège, j’te raconte pas.

L’ondulation du rideau de la fenêtre de cuisine mit Le Maoût mal à l’aise ; l’impression d’être un voyeur.

— Gare-toi un peu plus loin. On se fait chacun un trottoir, ensuite l’école et l’enquête de voisinage.

1. Fichier des personnes recherchées.

2. Voir Les Larmes de Belle-Île, même auteur, même collection.

6

Diklan roulait depuis deux heures sur la N165. D’après le GPS de son portable, il ne serait pas sur site avant onze heures quarante. La 307 n’était pas une première main, mais facile à chourer. Un cintre détordu inséré dans le cadre de la portière pour déclencher l’ouverture, un tournevis plat et un marteau pour péter le Neiman. Réglé en trois minutes. La teinture brune sur les cheveux et la barbe lui donnait un air plus sévère, mais lui plaisait bien. Pour une première, il s’était plutôt bien démerdé.

À l’arrière, Enzo se goinfrait de fraises Tagada. Ils avaient discuté un peu. Un arbre était tombé sur la voiture de sa maman, alors qu’elle roulait sur un quai à Paris. Elle disait qu’elle avait eu de la chance. Lui aurait hurlé à la mort, insulté Dieu pour lui avoir filé ce putain de karma. Le môme avait une amoureuse, Lola. Elle était dans la même classe que lui. Souvent, elle avait l’air triste. Il savait pas pourquoi. Ils s’étaient déjà embrassés sur la bouche. Plus tard, ils se marieraient. Pas un programme pour Diklan, mais quand il voyait des p’tits vieux se balader main dans la main dans la rue, il trouvait ça cool.

Son téléphone sonna. Une grimace plissa son visage en découvrant le numéro du « Tintin »1 avec lequel ce taré de Gus le contactait.

— Ouaaais.

Son ton larmoyant ne sembla pas attendrir son interlocuteur dont la voix lui fit l’effet d’un électro-choc. Kobé. Le patron !

— Qu’est-ce tu branles ? T’es où ?

— Chez moi. J’ai dû bouffer une saloperie, je passe mon temps sur les chiottes. J’y vais dès que je me sens mieux.

— J’savais pas que t’avais des chiottes dans ta caisse. Si t’essaies de me baiser, tu connais le tarif. Ramène ton cul là où il devrait être. Faudra qu’on parle !

La communication fut coupée. Diklan enrageait. Complètement oublié de laisser le smartphone à l’appart. Gus lui avait pourtant dit en le lui remettant : « Tu ne t’en sépares jamais. On veut savoir où tu es à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Tu peux l’utiliser en perso, si tu veux. Si tu déconnes, on te le fera savoir. » Il lui en avait donné un second : « Celui-ci avec une carte prépayée, j’ai le même. Les contacts se feront uniquement sur ceux-là. Et c’est moi qui appelle, sauf extrême urgence. » Diklan n’avait jamais déconné, il avait déjà un portable qu’il n’utilisait quasiment jamais. Pour appeler qui ? Plus de famille. Pas d’amis. Cinq ans sans déroger aux règles. Trop peur de Gus.

Les mains dans la boîte de Haribo, Enzo s’avança entre les sièges.

— J’aimerais appeler maman. Si elle sait que j’suis pas à l’école, elle va s’inquiéter.

— On verra, si on trouve une cabine téléphonique.

— Et votre portable ?

— Ouais, ben dors ; le temps passera plus vite.

— J’suis pas fatigué, je pense à maman.

Les yeux dans le rétroviseur intérieur, le dealer regarda le garçon. Un chouette môme. Pas d’autre choix que de l’enlever. Si sa chasse au trésor ne donnait rien, il le déposerait près de son école, et lui serait quitte avec une soufflante et une journée en moins sur sa paie. Cent cinquante euros. Pas la mort. Si, par chance, une montagne d’or lui souriait… Fallait pas qu’il s’excite. Il n’avait jamais gagné au Loto ni à quoi que ce soit ; en revanche, les embrouilles… Même si depuis qu’il dealait pour Kobé, il ne se plaignait pas trop. Bien sûr, il aurait préféré être à la place du boss ! Blindé de thunes, grosse bagnole. Un prince de la coke et son chien de garde. Gus. Grand, mince, des cicatrices sur le visage. Quatorze marques violacées qui ressortaient sur ses joues d’albâtre. Personne ne connaissait son histoire. Certainement un psychopathe qui inscrivait dans sa chair, comme d’autres sur la crosse de leur arme, le nombre de ses victimes. Rien que d’y penser, Diklan frissonna.

1. Portable à carte prépayée acheté à Barbès sous un nom bidon.

7

Jeudi 26 septembre. 10 h 40.

L’inspection visuelle du trajet entre la maison et l’école n’ayant rien donné, Le Maoût et Sans Sucre se répartirent les tâches afin de collecter un maximum d’informations et définir au plus vite s’il s’agissait d’un enlèvement ou d’une fugue. Leur ennemi : le temps. Perte d’indices, d’ADN. Mémoires défaillantes.

Pendant que Sans Sucre démarrait l’enquête de voisinage rue de Jussieu, Le Maoût s’engagea dans l’allée desservant les écoles maternelle Camille-Claudel et élémentaire George-Sand. Des cris, des rires fusaient dans les cours du groupe scolaire. Le tintement de la sonnerie électrique ne lui rappela aucun souvenir. Des zones d’ombre subsistaient encore dans sa mémoire. Des périodes plus ou moins longues, des petits moments de son enfance qu’il aurait aimé revivre. Il regarda les mômes se mettre en rang dans la cour, s’avança vers les enseignants de l’école élémentaire rassemblés sous le préau.

— Bonjour, lieutenant Le Maoût, police judiciaire de Nantes. J’aimerais voir le directeur.

La cinquantaine, les cheveux courts poivre et sel, le regard clair, la chemise blanche légèrement ouverte sur le torse, un homme s’écarta du groupe.

— Bonjour. Yann Barazer. Vous avez rencontré madame Carlier ?

— Oui. Serait-il possible de garder les enfants quelques instants dans la cour ? J’ai une ou deux questions à leur poser.

— Je m’en occupe.

Après plusieurs claquements de mains du directeur, le calme s’installa.

— J’aimerais que vous écoutiez le lieutenant de police.

Un murmure, mélange de surprise et de crainte, traversa les rangs.

— S’il vous plaît.

Silence. Total. Le Maoût ne s’embarrassa pas de préambule.

— Bonjour. Qui d’entre vous a vu Enzo Carlier ce matin ? Quand je dis vu, cela peut être à l’intérieur ou à l’extérieur de l’école.

Une main se leva. Le Maoût fit signe au garçon de s’approcher, sortit son portable, montra la photo d’une fillette au directeur.

— Vous la connaissez ?

— Lola Chenu, une camarade de classe d’Enzo.

L’officier de police s’adressa de nouveau aux enfants.

— Je voudrais également parler à Lola Chenu.

Tête baissée, visage triste, une fillette plus grande que la moyenne se fraya un passage entre ses camarades.

Sur la proposition du directeur tous se rendirent à son bureau.

Le Maoût salua les deux enfants, commença par le garçon.

— Tu t’appelles comment ?

— Justin. Je l’ai vu, il venait vers l’école. J’habite rue du Capitaine-Yves-Hervouet. Il portait son sweat bleu et un short beige.

— Il se trouvait où ?

— Sur le trottoir. Y’avait aussi un monsieur ; il est sorti d’une voiture blanche, a ouvert la portière arrière, s’est penché… après j’ai plus vu.

— Comment était cette personne ?

— Jeune. Grand.

— Blond, brun, le crâne rasé ?

— Des cheveux noirs, la barbe aussi.

— Très bien. Tu attends dans le couloir. J’aurai encore besoin de toi.

Le policier se tourna vers Lola.

— Tu connais bien Enzo ?

La fillette opina de la tête sans lever les yeux. Elle portait une jupe délavée, un tee-shirt défraîchi, de vieilles sandales.

— C’est ton ami ?

Prostrée, Lola se triturait les doigts.

— Faut pas avoir peur. Tu l’as vu quand la dernière fois ?

— Hier, à l’école, dans la classe.

— Quelqu’un m’a dit que c’était ton amoureux.

Yeux baissés, bouche pincée, elle haussa les épaules.

Le Maoût s’accroupit, pointa du doigt un léger hématome à la commissure gauche des lèvres.

— Tu t’es blessée ?

L’absence de réponse ne fit qu’alourdir le pressentiment du policier. Après neuf ans à la PJ, il connaissait ce comportement, cette gestuelle spécifique. L’expression physique d’un mal-être ou d’une grande détresse. Tristes, le regard vide ; désarticulés de l’intérieur, parfois brisés à l’extérieur. Fracassés sans pouvoir exprimer leur souffrance avec des mots. Mutiques parce que terrorisés. Il préféra ne pas insister de crainte de bloquer la fillette.

— Merci, Lola. Tu peux aller en classe. Tu as des frères ou des sœurs ?

Le regard fixé sur le carrelage, elle répondit par un hochement de tête à peine perceptible et s’éloigna. Une allure de vieux. La vie lui pesait déjà. Le Maoût suivit son pas jusque dans la cage d’escalier, jeta un coup d’œil vers le directeur.

— Vous connaissez la famille Chenu ?

— Le père, un peu. Il a l’air très proche de sa fille.

Le Maoût eut un froncement de sourcils, garda sa réflexion sur ladite proximité et rejoignit Justin assis sur l’une des chaises disposées dans le couloir face au bureau du directeur. Le gamin précisa aussitôt :

— L’homme portait des lunettes et un blouson, mais pas comme le vôtre.

Le Maoût n’exprima aucun signe d’étonnement flatteur, mais la mémoire visuelle du garçon l’épatait.

— Tu peux me montrer l’endroit où se trouvait Enzo au moment où tu l’as vu ?

Le Maoût se leva, demanda au directeur de les accompagner. Pas envie que l’on vienne plus tard l’accuser d’avoir exercé une quelconque pression sur le gosse et ainsi ruiner des semaines d’enquête. Il appela son équipier.

— On se retrouve à la voiture.

8

Sans Sucre commença son enquête de proximité par les voisins les plus proches des Carlier. Personne n’avait vu Enzo. À la réception du coup de fil de Ludo, il remonta la rue vers la Megane 3.

Le Maoût, le directeur et Justin le rejoignirent quelques minutes plus tard. Tout excité de participer à l’enquête, le gamin s’arrêta sans la moindre hésitation sur le trottoir au niveau d’une Citroën blanche.

— La 307 était ici, quelques mètres derrière la C3.

Étonné, Le Maoût s’approcha du garçon.

— Une 307, tu es sûr ?

— Certain. On en a une chez nous.

Sans Sucre positionna la Megane 3 suivant les indications de Justin, ouvrit la portière arrière, se pencha à l’intérieur de la voiture. Justin fit Enzo et Le Maoût se mit en situation de voyeur à plusieurs endroits différents.

Il conclut que, sauf la venue malencontreuse d’un passant, il n’y avait pas meilleur emplacement pour opérer.

9

Guilers. 11 heures.

Au giratoire de Guerven, Enzo se colla entre les sièges avant.

— Faut faire le tour du rond-point et après…

La gorge nouée par la peur et le chagrin, il fut incapable de poursuivre. Des larmes plein les joues, il hoqueta, éclata en sanglots.

Diklan prit une mine compatissante, joua le grand frère.

— Tu vas pas pleurer ! On y est presque. Tu me montres où t’as trouvé les pièces et je te ramène chez toi.

— Faut appeler maman. J’suis sûr qu’elle s’inquiète.

— En revenant, promis, mais d’une cabine téléphonique.

Enzo renifla, indiqua la direction à prendre d’un geste de la main.

— C’est par là, je reconnais.

Diklan prit à droite avant d’entrer dans la bourgade, longea des serres, tourna à gauche, fila entre de grands hangars bardés de tôles vertes… Un trou paumé. Ça sentait la vache ou le cochon ; il commença à se demander si le pleurnichard savait où il allait.

— Et maintenant ?

— Le minibus s’est garé là, près du transformateur.

Le dealer fit pareil.

— C’est encore loin ?

— Après l’autre village. On va à pied.

— Comment ça se fait qu’il n’y ait que toi à avoir vu les pièces ?

— Je suis allé au p’tit coin derrière les rochers et c’est quand j’ai fait un trou dans le sable avec un morceau de bois pour cacher que je les ai trouvées.

Diklan ne fit pas de commentaire. Le hasard empruntait parfois d’étranges voies merdiques. L’idée qu’une pelle aurait été utile l’énerva. Il sortit de la voiture, détacha les chevilles d’Enzo, lui prit la main.

Le garçon la retira.

— C’est quand qu’on appelle maman ?

Le dealer peina à garder son calme. Il connaissait ses limites et il avait épuisé sa réserve de patience.

— C’est quand, c’est quand ! Plus vite tu m’auras montré l’endroit et… Allez, passe devant moi.

— C’est quoi, le tatouage sur votre cou ?

— Un signe de fraternité.

À la sortie du village de Coat Ty Ogant, un étroit chemin goudronné les conduisit jusqu’à deux anciens corps de ferme en U construits l’un devant l’autre. S’ils furent identiques à une époque lointaine, le premier et bien nommé « Kastell Bihan »1 s’enorgueillissait de ses murs rejointoyés, de ses couvertures refaites.

Coincé entre une haie de berbéris rouge taillée au cordeau et la façade arrière de l’autre habitation restée dans son jus, un sentier en terre parfaitement entretenu séparait les propriétés. Une sorte de droit d’échelle qu’Enzo emprunta sans hésiter. Le « Kastell Bihan » était magnifique. En fond d’espace, la demeure orientée plein sud, et de part et d’autre, les dépendances. Les granges largement ouvertes servaient de garage. Un superbe puits avec margelle en pierre, une potence en vieux bois et une imposante auge en granit constituaient les bases des aménagements paysagers de la cour fermée. Après les bâtiments, la sente descendait à l’abrupt vers un bois de châtaigniers chargés de bogues jaunes, gonflées, prêtes à tomber aux premières rafales de vent. Derrière, la ligne claire d’énormes rochers affleurant le sol s’étirait sous la lumière du matin.

Diklan ramassa un bout de planche, vestige d’une cabane dont il ne restait qu’un squelette de branches tordues, et rejoignit le garçon dans la descente du chaos de granit.

Arrivé tout en bas, Enzo pointa du doigt un trou d’ombre entre deux gros blocs.

— C’est là.

Sans attendre, armé de son outil de fortune, le dealer sauta dans l’enclave, se mit à genoux, se servit de la planche comme d’une houe. La terre était souple, sablonneuse, facile à creuser. La découverte de la première pièce l’enfiévra ; il étala la terre derrière lui, mit trois autres Napoléon au jour. Il jubilait. Il lui aurait fallu une pioche, une pelle. Il creusa encore, en déterra une vingtaine ; incroyable ! Il comptabilisait au fur et à mesure – quatre mille euros… cinq… huit mille quatre cents – puis les mettait dans les poches de son blouson. Magique. Un conte de fées. Il creusa, s’acharna sous les roches, s’énerva sur la fissure de quelques centimètres – cinq ou six max – qui semblait être la source de l’incroyable trésor. Il y glissa la main, força jusqu’à son avant-bras. Y’avait que la dynamite pour faire bouger cette saloperie de rochers. Tout en gratouillant du bout des doigts avec l’espoir d’en trouver d’autres, l’idée d’un racloir à cendre lui vint à l’esprit.

— Quarante-deux pièces !

Immobile, les mains croisées sur son ventre, le visage triste, le regard dans le vague, Enzo mit quelques secondes à réagir. Il n’avait qu’une hâte : appeler sa mère.

— Ça fait beaucoup d’argent ?

— Un peu.

— Une maison sans escalier serait bien pour maman.

Maman. Maman.

Sans même relever le nez, Diklan maugréa :

— On a tous besoin de quelque chose. En ce moment, j’aimerais avoir un outil pour creuser la terre. T’aurais pu le dire au lieu de pleurnicher comme un bébé.

Enzo se leva. Une poigne nerveuse l’attrapa par la cheville.

— T’voulais t’sauver ?

— Non ! On peut appeler maman maintenant ?

— Tu fais chier avec ta mère !

Les joues larmoyantes du gamin l’énervèrent un peu plus. Il réfréna sa colère, son envie de le secouer.

Il y en avait d’autres, beaucoup d’autres, il en était sûr.

S’il ramenait le gosse, il allait tout raconter à ses parents, aux flics. Il reboucha le trou creusé dans la terre, effaça ses traces avec une branche de châtaignier qu’il abandonna sur place. Il avait trois heures de route pour décider du sort du morveux. Sa mère, sa mère ! Rien à foutre de sa mère ! Pas question qu’il appelle de Guilers, de Brest ou de n’importe où.

— Tu l’appelleras tout à l’heure. Tu connais le numéro au moins ?

— Ben oui ! Même que c’est facile de s’en rappeler 02 55 54…

— Ben moi, je m’en souviendrais pas.

Sur le chemin du retour, debout sur le seuil de « Kastell Bihan », une femme les suivit du regard. Diklan sentait ses yeux posés sur lui. Qu’est-ce qu’elle avait cette connasse à les observer comme s’ils venaient de lui chourrer un truc ? Quand il reviendrait, il ne passerait pas par là.

En arrivant à la voiture, il proposa une canette de Coca au chiard.

— Je bois de l’eau !

— Ça m’étonne pas. J’ai une petite bouteille pour toi.

Enzo but au goulot. La chaleur, l’émotion lui avaient donné soif. Du coin de l’œil, Diklan le regarda se rassasier à grandes gorgées. Avec la dose de Rivotril qu’il avait injectée à la seringue dans la « fillette », le morveux allait lui foutre la paix pendant le retour.

— À Quimper, tu téléphoneras à ta mère.

— Dans combien de temps ?

Malgré l’envie de l’envoyer balader, il resta cool.

— Une heure. Tu vas lui dire quoi ?

— De ne pas s’inquiéter, que je vais rentrer à la maison.

1. Petit château.

10

Nantes. 11 h 30.

Certains de la fiabilité du témoignage de Justin, Le Maoût et Sans Sucre abandonnèrent l’enquête de voisinage et filèrent au PC de Circulation de Nantes Métropole, rue de Saverne.

En plus des quatre-vingts caméras disposées sur les différents points stratégiques du réseau routier urbain, le PC recevait les images de la DIRO1 pour le périphérique et celles du TAN2. Les policiers saluèrent les agents de l’équipe de garde, s’adressèrent au responsable.

— On aimerait vérifier une information concernant un véhicule Peugeot 307 blanc. Il aurait quitté la rue de Jussieu entre huit heures vingt et huit heures trente ce matin. À bord, il y aurait un homme brun, barbu, avec des lunettes de soleil.

Le chef de salle acquiesça.

— Dans le quartier, il y a deux caméras. Au rond-point de la Bourgeonnière et au Chêne des Anglais. Si votre gars a rejoint la rocade par le boulevard Albert-Einstein, c’est foutu.

Le Maoût mordilla l’intérieur de sa lèvre inférieure.

— On peut visualiser les enregistrements de celle du Chêne des Anglais ?

— Bien sûr. Voilà. On s’est calé à huit heures vingt-trois. C’est parti à vitesse normale.

Debout derrière l’opérateur, les trois hommes réagirent en même temps. Véhicule 307 blanc en visuel. D’un clic sur la commande, l’agent stoppa le défilement. Revint en arrière, redémarra en vitesse lente. Cliqua de nouveau.

Les policiers tendirent le cou pour mieux capter chaque détail de l’image mise sur pause. Le Maoût félicita intérieurement la qualité d’observation de Justin.

— Conducteur barbu brun, lunettes foncées. C’est lui, affirma-t-il.

Sans Sucre avait déjà relevé la plaque, téléphonait pour avoir l’identité du propriétaire. Le portable collé à l’oreille, il patienta jusqu’à l’obtention d’une réponse.

— À quelle heure ? OK. À plus.

Le policier grimaça, ramassa son portable.

— Une déclaration de vol a été faite par la propriétaire à neuf heures trente ce matin.

Mouvement de tête et moue de Le Maoût. Il s’attendait à peine à autre chose.

— Vous pouvez extraire cette photo ? Pas terrible avec le pare-soleil à moitié baissé et les lunettes, mais on verra ce qu’on peut en tirer.

— Je vous la transfère au commissariat et je fais une sortie papier.

Les policiers attendirent d’être dehors pour débriefer. Le Maoût n’était pas très optimiste. Sans Sucre beaucoup plus.

— L’occasion de tester le TAJ3. Avec un peu de chance, notre barbu est dans le fichier.

1. Direction interdépartementale des routes de l’ouest.

2. Transports en commun de l’agglomération nantaise.

3. Traitement des antécédents judiciaires : fusion des fichiers STIC de la police et JUDEX de la gendarmerie. Son algorithme confronte la photo de face d’un suspect avec toutes celles de ce fichier d’environ dix millions d’individus mis en cause. Il analyse une quarantaine de points de mesure discriminants (lèvres, nez, menton) et livre une liste de visages assortis d’un score de pertinence.

11

12 h 15.

De retour à son bureau, Le Maoût contacta le secrétariat du procureur Jeannès et demanda à parler au magistrat.

— Bonjour, monsieur le procureur.

— Bonjour, lieutenant. Bien remis ?

— Très bien, merci.

— Qu’est-ce qui vous amène ?

Le policier raconta la disparition d’Enzo Carlier, le témoignage précis de son camarade Justin, la 307 blanche repérée avec le suspect au volant sur une vidéo du PC de Circulation de Nantes Métropole.

— Tout plaide pour écarter la thèse de la fugue. Nous avons rappelé les parents, ils n’ont dans leur entourage aucun individu brun, barbu. Déclencher le dispositif Alerte-Enlèvement me semble justifié.

— Tout repose sur les dires d’un enfant de dix ans, Le Maoût. Vous connaissez la lourdeur en termes de personnel et de coût d’un tel dispositif ? Pas envie d’être pointé du doigt par les services de madame Taubira.

— Le témoignage a été vérifié quelques minutes plus tard par une autre caméra.

— OK. Faites-moi parvenir le message de diffusion et tenez-moi informé de l’évolution de votre enquête. Bonne journée, lieutenant.

Le Maoût remercia, se retourna vers Sans Sucre.