Les larmes de Belle-Île - Jean-Paul Le Denmat - E-Book

Les larmes de Belle-Île E-Book

Jean-Paul Le Denmat

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Beschreibung

1933. Lucien, treize ans, vit à Vannes avec sa mère qui, accusée de vol par la famille bourgeoise qui l’emploie, est bientôt jetée en prison. Le jeune garçon est alors conduit à la colonie pénitentiaire de Belle-Île-en-Mer où il va connaître l’enfer. Brimades, mauvais traitements, punitions, travail de forçat, froid, faim… Rien n’est épargné à cet « enfant du malheur ».

2013. Un vieux prêtre est retrouvé assassiné dans une église de Nantes. La mise en scène macabre oriente Le Maoût et Sans Sucre vers le quartier Saint-Patern de Vannes, ville dans laquelle un magistrat résidant en presqu’île de Rhuys vient de disparaître… Quand la vengeance ruminée depuis des décennies affronte le mal absolu qui germe depuis l’enfance, la tempête emporte tout sur son passage, les innocents comme les coupables…


À PROPOS DE L'AUTEUR

Né en 1953 dans le centre-Bretagne, Jean-Paul Le Denmat habite Guerlédan où il consacre aujourd’hui son temps à l’écriture. Sa passion pour la littérature débute à l’âge de dix ans. Le film Le lit à colonnes le bouleverse et suscite une envie d’écrire qui ne l’a jamais quitté. Bien qu’amateur d’auteurs classiques – Steinbeck, Barjavel, Soljenitsyne, Clavel, Troyat, Kipling – il s’oriente dès ses premiers écrits vers le thriller. Un mélange de genres qui correspond parfaitement à son univers policier/fantastique/noir.

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Couverture

Page de titre

CE LIVRE EST UN ROMAN.

Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres, des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant ou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

REMERCIEMENTS

Aux éditions du Palémon pour leur confiance renouvelée et leur aide précieuse.

En particulier Delphine Hamon pour ses corrections, ses conseils pertinents afin d’obtenir le meilleur de ce manuscrit.

Au reste de l’équipe, Myriam Morizur, Nathalie Simon et Annie Le Chevanche ainsi que les commerciales Fanny, Karine, Myriam.

À Christine, pour son soutien.

À Martine et Nathalie, pour leur lecture et suggestions avisées.

À ceux qui me soutiennent depuis la parution de La Nef des damnés : les lecteurs (rices), chroniqueurs (euses), blogueurs (euses), les salons, les libraires, les médiathèques.

À l’association La Colonie, à Belle-Île-en-Mer, pour son accueil et la visite du site de l’ancienne colonie pénitentiaire de Haute-Boulogne.

C’était une maison morte vivante où l’existence était tout autre qu’ailleurs et dont les habitants ressemblaient si peu aux autres humains. La Maison des Morts.

Les habitants de la Maison des Morts y étaient arrivés par tous les chemins de la vie. Ils disaient : « Nous n’avons pas pu survivre en liberté… Le Diable a usé trois sandales avant de nous réunir ici… »

Mais je viens de trouver, réunis dans des garderies spéciales, des enfants qui ne seront jamais des hommes. Après les avoir retranchés du monde, on les prépare à n’y jamais venir : ce sera leur carrière d’être mort.

F. M. Dostoïevski

Certains vides ne se comblent jamais.

Trop profonds. Trop immenses. Trop intenses.

La colère ne le quittait pas. Ne le quitterait plus.

Sa famille devait faire partie des maudits de ce monde, valait mieux en finir avec la lignée. Il ne restait que lui. Il n’avait pas peur de mourir.

Trop tard pour revenir en arrière. Trop tard pour un avenir. Trop tard pour tout.

Il ne regrettait pas d’avoir franchi la frontière d’un voyage sans retour.

Il irait jusqu’au bout…

1

2013, samedi 9 mars

Saint-Gildas-de-Rhuys, 7 h 45

Anaïs Favre regarda l’heure, se leva aussitôt. Pas de grasse matinée comme à chaque fois qu’elle revenait à la maison. Elle ne se fixait aucune règle et rentrait quand le besoin se faisait sentir. En moyenne, une fois par mois. Jamais moins. Paris, c’était bien, mais son coin de paradis lui manquait trop. Son père aussi.

Sans prendre le temps de passer autre chose sur sa nuisette en satin, elle descendit directement dans la cuisine. Coup d’œil dans la salle. Pas de lumière sur la terrasse. Un bruit l’amena en haut de l’escalier du sous-sol. Elle poussa la porte entrouverte.

— Papa ?

La voix de Mémaine lui parvint.

— Je ne l’ai pas vu, ma chérie. Je finis de préparer les légumes et je remonte.

La jeune femme trouva Mémaine en train d’éplucher des pommes de terre au-dessus de l’évier de la buanderie. « Pour ne pas faire de cochonneries dans la cuisine ».

Germaine. Une mamy de cœur. Petite, ronde, un visage plein de tendresse, des yeux vert bleu qui s’assombrissaient parfois comme un ciel d’orage, les cheveux gris ramassés en chignon, elle venait chaque jour. Sauf le dimanche. Elle arrivait à sept heures trente tapantes, revêtait l’une des blouses à carreaux gris qu’elle portait comme une armure et repartait à dix-neuf heures. Depuis presque dix-huit ans. Quelques semaines après le départ de Nathalie, la mère d’Anaïs.

Germaine s’était présentée pour l’annonce « Recherche une baby-sitter de 16 heures à 19 heures ». Elle avait besoin d’un complément de salaire depuis qu’une saleté de crabe avait rongé son Marcel jusqu’aux os. Mort d’avoir trop fumé. Trop bu aussi. Pour rester debout, peut-être lui avait-il manqué les rires d’un enfant. Peut-être. Sans nul doute, ce manque avait plombé un grand nombre d’heures de leur vie.

Devant la presque soixantenaire, Pierre-Olivier Favre avait eu du mal à cacher sa surprise. Pas une poulette de l’année. Ils en riaient encore aujourd’hui. Si Germaine était certaine qu’il n’y avait pas de hasard mais uniquement des rencontres, celle avec Anaïs lui avait paru lumineuse dès la première minute. Tellement que la crainte de ne pas obtenir le travail et de ne plus la revoir l’avait tenue éveillée une bonne partie de la nuit. Le matin, Pierre-Olivier Favre l’avait rappelée. Il lui avait passé Anaïs.

— Bonjour, madame. Est-ce que tu pourras venir me chercher ce soir à l’école ?

— Si ton papa est d’accord…

— Oui, oui, il veut bien.

Émue aux larmes, Germaine avait remercié son destin.

Quelque chose de merveilleusement doux avait remplacé la tristesse qui les habitait toutes les deux. Germaine avait tant d’affection et d’amour à donner et la fillette en avait beaucoup à recevoir. Au bout de quelques jours, elles ne pouvaient plus se passer l’une de l’autre. Rapidement, elle était devenue mamy Germaine. Mémaine pour la petite. Elle les avait suivis à Quimper puis à Saint-Gildas-de-Rhuys, son pays d’origine. Lorsque le juge avait acheté la maison à la pointe du Grand Mont, il avait insisté pour qu’elle vienne vivre avec eux. La villa était grande. Mémaine préférait avoir la sienne. Au cas où ! répondait-elle invariablement. Sans permis de conduire, elle venait à pied depuis le chemin du Puits David. Mille huit cents pas sous n’importe quel temps. Son sport de la journée.

Anaïs la serra contre elle, l’embrassa. L’inquiétude se lisait sur son visage.

— T’as pas vu papa ?

— Ben non. Je suis pourtant partie plus tard hier soir en espérant le voir, et ce matin, sa voiture n’est pas là. Il doit avoir une urgence au travail…

— Bizarre. Je vais voir dans sa chambre.

— J’arrive préparer le café. Ça va, toi ?

Petit haussement d’épaules.

La jeune femme trouva la chambre vide. Le lit fait au carré. Lorsqu’elle fut de retour dans la cuisine, l’inquiétude troublait son regard, transparaissait dans sa voix.

— Il n’a pas dormi là. Ça lui est déjà arrivé ? Tu saurais, toi, s’il avait une liaison…

Mémaine la regarda d’un air attendri.

— J’sais pas, chérie. Ton papa est quelqu’un de secret. Tu as appelé le tribunal ?

— On est samedi.

— Appelle son assistante. Elle s’appelle Ingrid Leclerc. Tu trouveras son numéro dans le calepin rouge sur son bureau.

— Il y a quelque chose entre eux ?

— Enfin, ma puce !

— Ce sont des choses qui arrivent. C’est quand même souvent pour ça qu’on découche. Elle va penser quoi ? J’ai pas envie de déclencher une rumeur sur une vie nocturne que papa n’a pas. Je vais jusqu’au tribunal.

Mémaine prit la jeune femme dans ses bras.

— Fais attention sur la route.

*

Vannes. Coup d’œil depuis la grille du parking. Pas de voiture sous le préau couvert. Une bouffée d’angoisse lui noua l’estomac. Lui picota l’intérieur de la bouche.

Elle appela Mémaine.

— Il n’est pas au tribunal. Hier soir, il m’a appelée à 19 h 15 de son portable de boulot mais comme je roulais, je n’ai pas répondu. Tu connais papa, il n’a pas insisté. Je l’ai rappelé plus tard, plusieurs fois. Rien. Ça ne lui ressemble pas du tout.

— T’inquiète pas, ma chérie. Il y a certainement une raison.

— Non, non, il m’aurait prévenue. Je te laisse. Bisous.

Sans attendre, elle fit une recherche sur le Net, contacta les hôpitaux, les cliniques. Jusqu’à Pontivy, Ploërmel… Aucun Pierre-Olivier Favre n’avait été admis. Son père avait disparu.

2

Nantes, 9 h 20

Le Maoût se gara à l’arrache sur le trottoir, éteignit le gyrophare magnétique posé sur le toit et gicla de la Mégane 3 pour gravir, au pas de course, la dizaine de marches du parvis. En guise de salut, il présenta sa carte au policier en faction et entra dans l’église Saint-Similien. Son regard glissa entre les piliers de granit sur les bancs et les chaises disposés dans la nef et les bas-côtés, fila vers le chœur. S’il ne voyait personne, un murmure dont il ne déterminait pas la provenance lui parvint. Il s’avança dans l’allée centrale. Le claquement de ses talons sur le dallage à cabochons résonnait jusqu’aux arcs et voûtes en pierre de l’édifice néo-gothique. Au bout de l’allée centrale, un policier en uniforme l’accompagna jusqu’à la chapelle dédiée à Notre-Dame-de-Miséricorde. Ses yeux se rivèrent aussitôt sur le corps nu, assis, les jambes tendues, les épaules appuyées contre le bas-relief de l’autel. Un homme. Maigre. La peau blanche, flasque. Des jambes et des bras secs ; des membres d’insectes. Le sommet du crâne poli, la nuque garnie de quelques cheveux courts et blancs. La tête légèrement baissée, le menton en appui sur les mains jointes serrées sur une croix en bois.

Le lieutenant s’adressa au policier :

— Qui a découvert le corps ?

— Une vieille. Elle vient chaque matin à l’église. Elle s’est sentie mal. On l’a transmise au CHU Hôtel-Dieu.

Le Maoût mit des surchaussures, enfila des gants. Aucune trace de sang sur le corps ni dans le périmètre hormis peut-être sur le polyane. Et sur le ventre. Pas de blessure au visage. Son regard s’attarda sur la croix latine en position inversée, les lèvres et les paupières cousues…

Il appela le procureur.

Tribunal judiciaire. La secrétaire lui passa le magistrat. Ce dernier attendit à peine la fin du rapport du policier pour déclarer qu’il arrivait. Parfait.

Sonnerie de portable. Sans Sucre.

— Ouais, Arnaud. À l’église Saint-Similien. Tu verras.

Le lieutenant interrompit la communication, contacta le commissariat, demanda l’identité du témoin qui avait signalé le corps. Un homme. Anonyme. Il demanda à écouter l’enregistrement.

Un corps devant l’autel Notre-Dame-de-Miséricorde à l’église Saint-Similien.

Froid. Un message de tueur.

Le policier raccrocha, pivota sur lui-même. Sa main droite glissa sous sa veste vers son arme de service. Il détailla un peu plus les lieux. La nef, les transepts, l’abside. Le bruit caractéristique d’une clenche crissant contre un mentonnet l’amena vers la porte latérale du transept nord.

3

Le grincement des gonds. Un ronronnement de moteur, des voix lointaines… Le bruit de la ville. Ceux de la rue Sarrazin. Pourquoi le policier s’éloignait-il au lieu de l’aider ?

L’abbé entendait tout. Sans pouvoir bouger. Ni parler. Enfermé dans son corps avec ses appels à l’aide qui résonnaient dans son crâne. Les muscles paralysés, le diaphragme bloqué, un misérable filet d’air le maintenait en vie. Pour quelques minutes, quelques secondes… Avec de plus en plus de mal à garder en éveil l’unique sens dont il disposait encore.

Pourquoi Follet ne l’avait-il pas tué ?

Il se souvenait de tout. Depuis le premier coup de fil le lundi vers seize heures. Une voix posée, chaude. Rassurante.

— Bonsoir, mon père. Excusez-moi de vous déranger. Je prépare un ouvrage sur Nantes par le prisme des édifices religieux. J’ai pensé à vous pour évoquer la période de construction de l’église Saint-Similien.

— Les archives sont complètes depuis la chapelle votive édifiée au IVe siècle sur le tombeau de l’évêque éponyme jusqu’à l’église néo-gothique actuelle.

— Tout à fait mais j’aimerais émailler le document de témoignages. Le vôtre apporterait beaucoup.

— Voyons-nous une première fois et nous aviserons pour la suite.

— Demain ?

— Quinze heures. Ici, à la Maison du Bon Pasteur. Rappelez-moi votre nom.

— Follet.

La cinquantaine. Les épaules larges. Le visage carré, hâlé. Les yeux marron foncé sans éclat particulier. Les cheveux en brosse poivre et sel. Simple, réservé, l’homme lui fut sympathique. Ils s’étaient revus les lendemains. Le vendredi, Follet l’avait embarqué pour un pèlerinage mystérieux. Une surprise. Ils avaient quitté Nantes. Bavardé de tout et de rien. Enfin… Pas vraiment en y pensant. Plutôt des questions de moralité. Le Bien. Le Mal.

Le véhicule quitta la N165, entra dans Vannes par les avenues Georges Pompidou, Jean Monnet. Sur le rond-point du Palais des Arts, il avait pensé à la cathédrale Saint-Pierre. Excellente idée. Des années qu’il n’y était pas venu.

Un trouble le saisit pourtant lorsque le fourgon dépassa l’avenue Victor Hugo. S’engagea rue des Fontaines. La ruelle du Recteur. La place Sainte-Catherine avec ses maisons à colombages couleur sang de bœuf. L’église Saint-Patern ! Un mélange de plaisir et d’amertume l’avait envahi. À peine garé derrière l’édifice, Follet était sorti sans un mot. Lui avait suivi. À petits pas, vers le parvis. Il s’était rassuré en se disant que le monument inscrit au titre des Monuments historiques à Vannes valait largement une visite. Que cela n’avait rien à voir avec ce qui l’étreignait depuis quelques instants.

Il avait rejoint Follet alors que ce dernier poussait la lourde porte en bois.

— Excellent choix. L’édifice dédié à saint Patern, premier évêque du diocèse de Vannes au Ve siècle et l’un des sept saints fondateurs de Bretagne, fut détruit comme la cathédrale Saint-Pierre au Xe siècle lors des invasions normandes. Reconstruite le siècle suivant, elle devient durant le Moyen Âge une importante étape de pèlerinage. Les reliques de saint Patern conservées à Vannes attirent la foule des pèlerins du Tro Breizh. Le clergé de Saint-Patern et les chanoines de la cathédrale se disputent le droit de les présenter et par conséquent de recevoir les vénérations et les offrandes ce qui déclenche des bagarres phénoménales dans la ville.

— Rien à foutre, Cauchet ! Vous ne sentez rien ? Le mensonge. La peur. La mort. Votre église prône la morale, l’amour, la paix mais ses murs sont faits d’un mortier chargé de sueur, de larmes, de chair et de sang.

— Qui êtes-vous ?

— Votre conscience. Vous êtes si préoccupé à soulager celle des autres. Désemparé, un brin apeuré, il s’était figé au milieu de l’allée centrale. La lumière du soleil bas de ce début de printemps traversait les vitraux. Ponctuait les piliers et les arcades de myriades de couleurs. En temps normal, il se serait émerveillé. Cette fois, quelque chose de sombre noircissait son esprit.

Follet s’était approché de lui.

— Vous semblez troublé, l’abbé. Peut-être qu’une prière… ou une confession. Il n’est jamais trop tard.

— Vous voulez quoi ?

La réponse au creux de l’oreille l’avait tassé sur lui-même. Il s’était appuyé contre un banc. Aucune envie de fuir. Ni même de crier. C’était très bien ainsi. Follet avait raison, il n’était jamais trop tard pour soulager sa conscience avant de rejoindre le seigneur. Follet ! Même au plus loin de sa mémoire, ce nom ne lui disait absolument rien.

Un claquement de talons interrompit le fil de ses souvenirs. Malgré toute sa volonté, impossible de bouger la moindre fibre de son corps statufié pour attirer l’attention. L’inconnu s’approchait à pas vifs. S’arrêta près de lui. Une main frôla son menton, toucha sa gorge.

— Nom de Dieu !

Un froissement de tissu.

Une voix inconnue.

— Lieutenant Arnaud Longuet, police judiciaire. Pouvez-vous envoyer une ambulance à l’église Saint-Similien ? Nantes… Sans connaissance.

Une main se posa de nouveau sur son visage. Une respiration contre son oreille.

— Vous m’entendez ?

— …

— Les secours arrivent.

Les secours !

Pas pour lui. Pour les autres. Ceux de la liste de Follet.

4

Le Maoût sortit rue de Sarrazin, composa le 06 enregistré au standard du commissariat. Pas de sonnerie. Pas de boîte vocale. Il recommença plusieurs fois sans résultat. Le policier passa sur le trottoir d’en face. S’arrêta devant l’épicerie-bazar en face du rond-point arboré. Son attention se fixa sur une silhouette masculine immobile, debout à l’entrée du parking souterrain. Grande, vêtue d’une parka noire, la capuche ramenée sur la tête. Les mains dans les poches, l’homme l’observait. Le Maoût sentait l’acuité de ses yeux. Il fit quelque pas vers le giratoire, s’avança droit sur lui, accéléra le pas. À l’instant où leurs regards se croisèrent, l’inconnu se mit en mouvement. Disparut derrière le voile béton du parking.

Le Maoût fonça vers le passage piéton, descendit la venelle en espalier. Se retrouva à l’angle des rues Le Nôtre et du Bourgneuf. Coup d’œil alentour. Le type s’était volatilisé. Avec cent mètres d’avance, il avait eu le temps de regagner le cours des Cinquante Otages. Bien qu’essoufflé, le policier bloqua sa respiration, se connecta à l’environnement. Aucun bruit de course ne lui parvint ; le déclic discret de la fermeture d’une porte métallique le fit se retourner. Parking Talensac. Niveau inférieur. Un ronronnement de moteur – moto – le poussa sur les zébras de la voie d’accès. Il avait parcouru quelques mètres lorsque des pneus crissèrent et un vrombissement furieux résonna entre les parois de béton. Il fit demi-tour, fonça vers le rond-point. Derrière les murs qu’il contournait, le ronflement de la machine lui parvenait comme un écho à sa respiration saccadée. Une moto noire boueuse sortit du parking. Tout en regardant la bécane disparaître dans la rue Jeanne d’Arc, il prit son portable, appela son équipier. Arnaud Longuet. Un nom pas vraiment prédestiné pour un petit trapu. À la DIPJ, tous l’appelaient Sans Sucre. Sauf lui ; enfin, rarement.

— Arnaud, il…

— Il n’est pas mort ! Le type dans l’église n’est pas mort !

La nouvelle le tétanisa, le mit en apnée. Lui fit oublier la moto. Il sprinta sur le rond-point, déboula dans la nef qu’il traversa au pas de course. Debout près du moribond, Sans Sucre redressait la tête de celui-ci pour dégager sa trachée. Deux doigts sur la carotide de la victime, il ne put que constater le battement du pouls. Pas vrai, putain !

Il se releva devant les nouveaux arrivants dont les pas résonnaient dans la nef.

— Monsieur le procureur.

— Lieutenant. Alors, nous avons quoi ?

— En fait, l’homme n’est pas mort. Je n’ai pas…

— On attend l’arrivée d’une ambulance, compléta Sans Sucre.

Même si son visage trahissait l’agacement, le procureur demeura courtois.

— À votre décharge, Le Maoût, j’admets que la scène laisse peu de doute quant au décès. On connaît son identité ?

— Non.

— Vous avez l’air fatigué, lieutenant. Vous avez repris trop vite.

Un spasme secoua le corps du moribond. La toile posée sur ses attributs masculins glissa sur le parquet de l’estrade. La convulsion le crispa tout entier.

Sans Sucre lui palpa la gorge.

— … C’est fini.

Le magistrat regarda tour à tour les policiers.

— Messieurs. Procédure habituelle. J’appelle le légiste. Tenez-moi informé.

Deux minutes plus tard, il sortait de l’église.

Le Maoût se pencha en avant, souffla de dépit.

— Comment j’ai pu louper un truc pareil !

Sans Sucre haussa les épaules.

— Comme l’a dit le proc, t’as peut-être repris trop vite.

— Tu vas pas t’y mettre toi aussi…

Le Maoût raconta. Le type. La course. La bécane tout-terrain. Noire. Sans aucun signe distinctif.

— C’était lui, j’en suis sûr ! Tu appelles l’IJ, je contacte le curé de la paroisse et je file voir la dame qui a découvert le corps.

Les deux policiers se connaissaient depuis trois ans. Le blond et le brun. La douloureuse enquête sur le centre expérimental Géranima Center, développant des techniques de manipulation mentale1, en avait fait des amis. Sans Sucre était l’équipier parfait. Sympa, serviable, toujours de bonne humeur. Droit dans ses bottes. Prêt à se damner pour avoir un fils après ses quatre filles.

Dans sa voiture, Le Maoût composa le numéro de téléphone affiché sur la page web de l’église Saint-Similien.

— Lieutenant de police Ludovic Le Maoût.

— Père Christian. Bonjour. Que puis-je pour vous ?

— Un corps a été découvert dans votre église.

Silence.

— Comment ça, un corps ? J’arrive. Le presbytère se trouve de l’autre côté de la rue.

À la vue de la dépouille, le prêtre détourna son regard, se signa vivement.

— Seigneur Dieu ! Comment peut-on…

— Vous le connaissez ?

— Le père Cauchet. Il a exercé son ministère dans cette paroisse pendant près de trente ans. Qui a pu commettre une telle abomination ?

— Il vivait où ? reprit le policier.

Sans quitter le corps des yeux, le prêtre répondit comme pour lui-même.

— À la maison de retraite du Bon Pasteur.

— Que représente l’autel où est appuyée la victime ?

— Le bas-relief évoque la Vierge Marie trônant et accueillant auprès d’elle des foules d’hommes, de femmes et d’enfants de toutes conditions, les uns réjouis et les autres suppliants pour obtenir miséricorde. On remercie Marie, mère de Miséricorde, pour qu’elle soit le secours, le soutien de tous les affligés, la consolation de ceux qui pleurent, le remède des malades, la guérison des moribonds.

— La position de la victime a-t-elle une signification pour l’homme de Dieu que vous êtes ?

— Comment dire… L’expression de la ferveur.

La réponse énerva le policier.

— La ferveur. J’y vois la pénitence. Ou l’expiation. La tête basse traduit souvent la défaite, la honte ou la culpabilité. Avec les mains jointes et les doigts croisés…

— Le père Cauchet était un saint homme. Tout le monde l’adorait.

— Visiblement pas. Et le dessin rouge sang sur la poitrine et le ventre ?

Le père Christian regarda le policier dans les yeux.

— Vous voulez démontrer quoi, lieutenant ? Vous détestez les gens d’Église ?

— Je ne les considère ni meilleurs ni pires que les autres. Je cherche à comprendre pour cerner le profil psychologique du tueur.

— Il s’agit d’un pentagramme inversé. Dans la composition classique, la cinquième branche du sommet représente l’esprit, l’âme ou une forme quelconque de spiritualité. L’homme positif. La pointer vers le bas indique le diable, le mal. L’homme négatif. Il est souvent utilisé par les satanistes comme le symbole de la tête de Baphomet.

— La victime a donc été jugée par son assassin comme étant le diable ou en tout cas peu miséricordieux…

— L’œuvre d’un fou. Il y a tant de haine, de violence dans ce monde. Je connaissais le père depuis des années. Comment peut-on tuer un vieillard de près de quatre-vingt-dix ans ? Un prêtre qui plus est !

— Le meurtre est rarement le fait du hasard ou du simple plaisir de tuer ; l’endroit, la posture, la croix sous le menton, les lèvres et les paupières cousues… Chaque élément de cette mise en scène a une signification pour le tueur. L’expression probable du lien qui existe ou qui a existé entre lui et sa victime.

— L’abbé était incapable de faire le moindre mal. N’allez pas imaginer l’une de ces histoires sordides. Ici, chacun pouvait pousser sa porte pour trouver de l’aide.

Pas convaincu par la tirade, Le Maoût soupira, haussa les sourcils.

— J’aimerais obtenir la liste des paroisses où il a exercé.

— Voyez avec les diocèses de Vannes et de Nantes.

— Qui s’occupe d’ouvrir et de fermer l’église ?

— Moi ou madame Robert ; seule la porte principale, celle du parvis, est ouverte.

Le Maoût désigna la porte rouge cardinal qui donnait sur la rue Sarrazin.

— Et celle-là ?

— Toujours fermée sauf pendant les cérémonies religieuses. Nous l’avons condamnée durant les travaux.

— Elle était ouverte. Je suis sorti par là tout à l’heure.

Le père Christian s’en approcha. La position du gros verrou lui amena un froncement de sourcils.

— Je suis pourtant certain de l’avoir vérifié hier soir après le départ des ouvriers. Qu’est-ce qui va se passer maintenant ?

— Fermeture de l’église, le temps pour l’identité judiciaire d’effectuer son travail, précisa Sans Sucre.

— Je m’occupe d’informer Monseigneur l’évêque. Je reste à votre disposition.

Les policiers le regardèrent s’éloigner. Les épaules basses, les pieds lourds.

Le Maoût abandonna lui aussi son équipier. Une vieille dame l’attendait au CHU Hôtel-Dieu.

1  Voir La stratégie des ombres, même auteur, même collection.

5

Follet s’arrêta devant le portail en fer forgé, coupa le contact, béquilla l’engin. Le casque à la main, il traversa le cimetière, s’arrêta devant une stèle de marbre noir.

Lucien Riguier 1920-1975.

Quatre plaques commémoratives identiques avec des noms, des dates se répartissaient sur la dalle autour d’un disque de granit gris clair creusé de cinq alvéoles reliées entre elles par un pentagramme inversé. Il se pencha et déposa dans l’une des cavités un osselet de métal minutieusement peint en rouge. Il correspondait au premier nom de sa courte liste. Émile Cauchet. Le premier aussi qu’il allait pouvoir barrer. Pas de regret ni de remords. Aucun plaisir non plus. La guérison ne se trouvait pas dans la vengeance.

Les paroles de l’abbé… Après leur pèlerinage à l’église Saint-Patern, la volonté qui le faisait tenir droit, le regard vif avaient disparu. Il avait vieilli de dix ans. Visage livide, les joues creuses et grises, les yeux morts. Il s’était hissé péniblement dans le fourgon et s’était laissé conduire. Sans un mot.

À cette saison, la presqu’île de Rhuys vivait des heures tranquilles. Direction Penvins au giratoire du Clos Salomon. Deux kilomètres après celui de La Vache Enragée sur la D199, Follet avait bifurqué à gauche dans un chemin dont on devinait à peine l’existence. La piste s’enfonçait dans la Lande du Matz recouverte par un enchevêtrement de branches laissées sur place après l’abattage des arbres. Nids-de-poule, crissements de ronces sur la carrosserie. Deux cents mètres jusqu’à une clairière embroussaillée guère plus engageante. Une cour envahie d’herbes hautes coincée entre une sinistre bâtisse en pierre de schiste et un hangar tout en hauteur, bardé de larges planches. Fixée au pignon, une échelle grimpait à un édicule en bois d’où pendait une grosse chaîne rouillée munie d’un crochet jaune ficaire. Une tache jaune dans un univers gris, vert. Vert-de-gris.

Follet quitta le véhicule, ouvrit la porte grise écaillée de la maisonnette. Une unique pièce sombre, froide, dénuée de tout confort. Il s’en fichait. Sa raison d’être se trouvait ailleurs. Il traversa la maison, rajouta du bois sur les braises de la cheminée tout en étant attentif à ce qui se passait derrière lui. L’enclenchement du pêne dans la gâche. Un frottement de pas. Un raclement de chaise sur le sol en béton. L’exhalaison d’un profond soupir.

— Lucien Riguier. Quatre-vingts ans après ! J’ai pris conscience de la gravité de mon mensonge bien des années plus tard. Cela m’a hanté presque toute ma vie.

— Et fait de la mienne un enfer.

— Je ne peux malheureusement rien défaire. J’imagine que vous ne m’avez pas conduit ici pour absoudre ma faute, ni prévu de me ramener.

Follet ne répondit pas. Le comportement du prêtre le déstabilisait. Aucun dédain ni mépris pour attiser la colère qui le tenait debout depuis des mois. Quand il se retourna, l’abbé était assis à la table en formica marron.

Le vieil homme le regarda tristement.

— J’avais neuf ans. Presque dix. Les gendarmes sont arrivés un dimanche après la messe. L’abbé m’a fait venir. Je leur ai répété ce que mon père m’avait demandé de dire. J’avais vu Lucien Riguier voler dans le tronc de l’église.

— C’était vrai ?

— Non. Je n’avais aucune idée de qui était ce garçon et je m’en fichais ; seul faire plaisir à mon père et à l’abbé comptait. Avant l’office, un homme est venu dans la sacristie. Il m’a dit que j’étais un bon garçon, pas comme ce vaurien de Riguier, et il m’a donné quatre pièces de vingt francs… Pourquoi maintenant, après tant d’années ?

Le visage de Follet se ferma ; son regard devint dur. Il saisit une pique, fourragea le feu. Une vague lueur éclaira les abords de l’âtre.

— C’est pas une question de vengeance mais de justice !

— Seul le pardon vous délivrera de la haine. Finir votre vie en prison, c’est ça que vous voulez ?

— Quelle vie ? Je suis mort !

Follet cria le dernier mot, se planta sur l’autre chaise en face de Cauchet. Le prêtre avança son visage.

— Le pardon, Follet. Rien que le pardon.

Poussée violemment, la table le heurta, le culbuta. Sa tête frappa le dallage.

— Ta gueule, curé ! Ta gueule ! Aucun pardon. J’en ai fait le serment ! Et t’es le premier sur ma liste. Dans l’au-delà, tu vas bientôt goûter aux joies que tu promets à tes ouailles. L’homme dans la sacristie, c’était Arsène Danfert ?

Prenant appui sur l’assise de la chaise, l’abbé se redressa.

— Non.

— Bien sûr que si ! Qui d’autre ?

D’un mouvement de tête, l’abbé désigna le mannequin assis au bout de la table.

— C’est qui, lui ?

— Personne pour l’instant.

Une sonnerie de réveil coupa la discussion. Follet appuya sur une touche du portable. Il lui restait quarante-cinq minutes avant son prochain rendez-vous.

— Voulez-vous un café ? J’en ai du chaud près du feu.

D’une pâleur extrême, l’abbé s’accouda à la table.

— Celui du condamné ?

— Patience, curé. Toute histoire a un début.

6

LUCIEN

1933, vendredi 15 septembre

Rue du Roulage2, le magnifique hôtel particulier de trois étages aux façades richement travaillées témoignait de la fortune amassée grâce à un métier qui n’attirait pas beaucoup de considération. Chiffonnier. Les Danfert l’étaient de père en fils depuis des générations. Utilisés en très grande quantité dans l’industrie du papier très prospère au XIXe siècle, les vieux chiffons se vendaient pour de fortes sommes ; tout comme les os employés pour la fabrication de boutons, dans la préparation du suif, de colles, de gélatine, du phosphore des allumettes, du noir animal3, ou les peaux de lapins pour les industries de fourrures. Après la Grande Guerre, sans délaisser le chiffonnage, Arsène Danfert avait construit une tannerie moderne puis un garage automobile rue d’Auray4. Pour le commerçant, le temps manquait bien plus que l’argent.

Lucien pavoisait. La seconde fois en deux semaines qu’il accompagnait sa mère chez monsieur Arsène. Dix francs et le repas du midi partagé avec les employés ne se refusaient pas. Depuis la mort de son père écrasé par une machine haut-le-pied5, les six cents francs de salaire de sa mère suffisaient à peine à les nourrir et à les loger.

À douze ans presque treize, le garçon était grand. Solide. D’épais cheveux bruns avec une mèche rebelle sur le front, de grands yeux d’azur, des traits fins mais sévères.

Depuis le matin, Lucien ramassait les pommes tombées, triait les véreuses et les meurtries, puis transportait les cageots dans une brouette jusqu’au cellier situé au bout des dépendances. Interdiction d’approcher la magnifique Delage D6-11 berline beige et noire de Monsieur garée dans le garage-préau voisin. La voiture du dimanche, des sorties avec Madame. Tout en travaillant, il regardait sans cesse vers la grande maison bourgeoise. Depuis qu’il l’avait vue, la semaine précédente, dans sa robe de rayonne bleu pâle froncée à la taille, la ceinture nouée sur le côté, Claire Danfert, de quelques mois sa cadette, occupait ses pensées. À l’heure du déjeuner, pas la moindre apparition divine. Dépité mais aussi soulagé d’éteindre un béguin ridicule né d’un simple sourire de la jeune fille, il avait repris sa tâche avec pour seule et unique attente les gages de la journée. Un bruit de moteur mêlé à un crissement de graviers attira son attention sur une somptueuse voiture noire et bordeaux qui se garait dans la cour. Un modèle qu’il n’avait encore jamais vu. Cinq minutes plus tard, un rire frais fit battre plus vite son cœur. Machinalement, il essuya son visage ruisselant de sueur, glissa rapidement le bas de chemise dans son pantalon. Il rajustait la vieille ceinture de son père lorsqu’il les entendit arriver. La terre durcie par les grosses chaleurs des dernières semaines résonnait sous leurs pas. Petit coup d’œil en coin. Elle n’était pas seule. Un gaillard un peu lourd serré dans son costume de golf en Prince de Galles courait près d’elle. Lucien commença à empiler les caisses, ne se retourna que lorsqu’ils furent juste derrière lui. Son regard se fixa sur Claire, se détourna devant le sien. Bleu clair.

Elle portait une robe sans manches en cretonne imprimée à fleurs blanches sur fond vert qui lui arrivait aux genoux. Ses cheveux blonds ondulés séparés par une raie sur le côté étaient coiffés en un carré court. Elle leva la tête, pointa une belle reine des reinettes qui faisait ployer l’extrémité d’une branche du pommier.

— Celle-là est magnifique.

Le golfeur en herbe se mit sur la pointe des pieds, tendit les bras. Après quelques sauts ridicules, il abandonna avec une petite moue de la bouche qu’il compléta d’un « trop haut » plein de certitude.

Sans réfléchir, Lucien s’accroupit, passa ses bras derrière les genoux de la jeune fille et d’un geste se redressa. La souleva au-dessus de lui. L’adolescente émit un petit cri de frayeur mêlé de plaisir. Ils restèrent ainsi quelques secondes, collés l’un à l’autre. Lucien aurait voulu que ce moment s’éternise. Une joue contre la robe parfumée. Les paupières closes. La sensation d’être observé lui fit tourner légèrement la tête. Ses yeux se rivèrent sur ceux du garçon. Venimeux. Noirs de haine. Il en fut mal à l’aise. Peut-être allait-il s’attirer des ennuis.

Claire se cambra et, l’instant suivant, la pomme dans une main, elle glissa au sol, déposa un tendre baiser sur la joue de son chevalier servant et mordit dans le fruit à pleines dents. Soudain gêné par ce qu’il venait de faire, Lucien s’écarta. Se remit au travail.

La jeune fille fit quelque pas, se retourna.

— Merci. Tu t’appelles comment ?

— Lucien, Mademoiselle.

— Tu es le fils de Léonie ?

Hochement de tête.

— Tu as vu où il est parti ?

— Je l’ai vu courir vers la maison.

Claire se figea. L’inquiétude voila son visage.

Il la regarda s’éloigner. Se mettre à courir. Un sombre pressentiment lui serra le ventre jusqu’à la fin de la journée.

Dix-neuf heures. Il rangeait les clayettes dans le cellier lorsqu’une ombre se profila près de lui. Il se retourna, se tétanisa devant l’uniforme.

— Approche !

Sans la moindre explication, le gendarme le fouilla, le poussa devant lui. En arrivant devant la maison, des pleurs rompaient le silence de cette fin de journée écrasée de chaleur. Sous le porche traversant de la demeure, il découvrit sa mère en compagnie d’un autre gendarme. Effondrée, le visage inondé de larmes, elle demeura immobile. Tête basse. Il courut vers elle. Un gendarme s’interposa.

— Rentre chez toi, gamin. Ta mère vient avec nous.

— Pourquoi ?

— C’est une voleuse !

— Ma mère n’a jamais rien volé ! Jamais !

Le gendarme le toisa.

— Regarde-moi ce p’tit coq !

— Et mes dix francs !

— Quel morveux ! Les chiennes ne font pas des chats…

Lucien s’emporta :

— C’est eux les voleurs ! Et, et… et vous, vous êtes des salauds !

Une claque derrière la nuque bouscula l’adolescent vers le portail ouvert, une seconde plus appuyée l’expédia jusqu’au milieu de la rue.

— Fous le camp avant qu’on t’embarque aussi.

Lucien courut vers l’église Saint-Patern, se cacha dans l’ombre d’une porte cochère. La vue de sa mère menottes aux poignets le consuma de l’intérieur. Il ne comprenait rien à ce qui se passait mais chez eux, il n’y avait pas de voleur. Plein de colère et de honte mêlées, il rentra chez lui rue de Calmont-Haut6. Une maison étroite avec un potager tout en profondeur. Cette nuit-là, il ne dormit pas.

*

Samedi 16 septembre 1933

Au petit matin, il se chauffa un café, grignota un reste de pain. Pas faim. Triste. Le cœur lourd. Bien que rongé par l’envie d’en savoir plus sur l’arrestation de sa mère, il s’abstint d’aller à la gendarmerie. Trop peur d’être gardé lui aussi.

Il se rendit rue du Roulage. Devant le portail fermé, il revint sur ses pas, emprunta le chemin au bout de la préfecture. Les cloches de la cathédrale Saint-Pierre sonnaient onze heures lorsqu’il pénétra dans le verger où il travaillait la veille. Il s’approcha sans encombre de la maison, se réfugia derrière la haie de buis taillée au millimètre avec l’espoir de voir Claire. Pas de voiture dans la cour. L’absence d’Arsène Danfert lui donna du courage.

Le cœur battant la chamade, il marcha droit vers la porte d’entrée. À l’étage, des rideaux bougèrent. Le visage de Claire apparut derrière une vitre de la fenêtre. Puis un second… Rond avec des petits yeux de cochon. Le garçon de la veille. Sûrement son frère. Celui-là le détestait. Pire, même. Si ça tournait au vinaigre, il fuirait par… La porte s’ouvrit devant lui. Louise Danfert. Elle paraissait étonnamment jeune. La ressemblance avec Claire était frappante. Si lui ne l’avait jamais vue, elle semblait le connaître.

— Lucien ! Que fais-tu là ? Par où es-tu entré ?

Impressionné, il retira sa casquette.

— Ma mère n’est pas une voleuse. Elle a passé la nuit en prison.

— Elle en sortira bientôt. Maintenant, va-t’en. Ferdinand !

Un homme s’approcha. Souvenir du Chemin des Dames, il claudiquait sur sa jambe de bois.

— Ferdinand, raccompagnez le jeune homme.

— Ma mère n’est pas une voleuse ! Je vous jure, madame.

— Nous l’avons surprise alors qu’elle retirait les bijoux de ses sabots.

Déstabilisé par la réponse, les larmes aux yeux, Lucien s’énerva.

— Vous mentez ! C’est pas une voleuse.

— On l’a vue, Lucien ! C’est Mademoiselle Claire et monsieur…

— Vous mentez ! Vous mentez tous !

— Elle tenait les boucles d’oreilles dans sa main !

Lucien resta silencieux, la bouche légèrement ouverte. Les yeux ruisselant de larmes, il suivit l’employé jusqu’à la grille.

— Monsieur et madame, ce sont des gens bien.

Ferdinand leva les yeux vers l’étage, cracha par terre.

— Pas le cas de tout le monde. Un serpent, çui-là. Toujours fourré avec… J’suis sûr que ta maman n’a rien volé. Ils vont la relâcher.

Réconforté par les paroles du boiteux, Lucien renifla, s’essuya les joues d’un revers de manche et s’éloigna sous le soleil presque au zénith.

Sa maman allait revenir. Il devait rester tranquille et l’attendre.

2  Aujourd’hui rue du Maréchal Leclerc.

3  Os calciné utilisé dans le processus de raffinage du sucre.

4  Rue Hoche aujourd’hui.

5  Motrice non attelée à un train qui circule isolément sur une voie.

6  Rue Monseigneur Tréhiou aujourd’hui.

7

Dimanche 17 septembre 1933, 10 h 30

Tirée à quatre épingles pour assister à l’office de onze heures à l’église Saint-Patern, la famille attendait sur le perron de leur maison. L’arrivée du père au volant de la Peugeot 301 noire et beige qu’il utilisait la semaine pour le travail ne présagea rien de bon.

Arsène Danfert s’arrêta, descendit, appela Ferdinand.

— Quand as-tu nettoyé la Delage ?

— Hier en début après-midi. Comme tous les samedis. Elle est magnifique monsieur.

— Elle l’était avant qu’on la raye sur un côté ! Sûrement le jeune Riguier pour se venger du renvoi de sa mère. Je n’en reviens toujours pas pour Léonie. Propre, travailleuse, exigeante… De la famille, ou presque. Comme toi, Ferdinand.

L’employé l’interrompit.

— Monsieur, je ne crois pas que… Enfin, je…

— Quoi ? Allez ! On est déjà en retard.

— Vers dix-sept heures, j’ai vu l’ami de Mademoiselle Claire près du garage avec la brouette.

Le regard d’Arsène Danfert se posa sur son épouse.

— Hier ! Comment ça ?

Empourprée, la jeune femme baissa les yeux pour répondre.

— C’est la reprise de l’école et…

— On en parlera plus tard.

Arsène Danfert se remit au volant. Une abominable idée venait de l’envahir. Il roula lentement. La crainte d’être en retard à la messe ne le préoccupait plus du tout. Il se gara place Sainte-Catherine, sortit aussitôt. Héla un homme svelte à l’allure raffinée qui s’éloignait.

— Eugène !

L’interpellé se retourna. Visage fermé. Un sourire gêné crispa ses traits. Après une très brève hésitation, il s’avança vers son ami sans un regard pour Louise ni Claire qui descendaient de la voiture.

— Bonjour, Arsène.

— Tu ne restes pas à la messe ?

— Béatrice est souffrante.

— Et Jules ?

— Tu connais leur relation fusionnelle…

— Tu es passé, hier ?

— J’ai déposé Jules. Il adore la compagnie de Claire.

— Et toi, celle de Louise…

— C’est vrai. On discute de livres, de théâtre… Ce que je ne fais pas avec Béatrice. Elle… Elle a son monde qu’elle partage avec son fils.

— Je sais. J’ai beaucoup de chance avec Louise et Claire. J’aimerais te parler.

Le visage d’Eugène se ferma de nouveau.

— Bien sûr. Passe rue Saint-Vincent. Avec mon nouveau contrat de fournisseur exclusif de manuels scolaires pour l’enseignement catholique, j’ai investi dans une toute nouvelle machine d’impression. Matériel allemand. Tu verras. Tu n’es pas venu avec la Delage ?

— Euh… Pas aujourd’hui.

Danfert salua l’imprimeur, rejoignit sa femme et sa fille. Les cloches de l’église annonçaient le début de l’office lorsqu’ils entrèrent dans l’église. De chaque côté de l’allée centrale, des mouvements de tête déférents les accompagnèrent jusqu’à leurs places réservées. Assis, l’industriel posa les yeux sur l’un des anges d’albâtre agenouillés sur le bord de l’autel et pria de toutes ses forces, de toute son âme. L’accablement lui broyait le cœur, lui serrait la poitrine, l’asphyxiait.

Il l’aimait tant.

Entre eux, ils ne parlaient ni de littérature ni de théâtre. Ni d’autres choses. Ils échangeaient peu.

Peut-être riait-elle avec LUI. Peut-être même… Sa vue se brouilla un instant. Pour la première fois de son existence, il se sentit fragile.

8

Louise Danfert lui avait menti. Sa mère n’était pas rentrée.

Impossible de rester à la maison. Attendre lui rongeait les sangs, lui amenait des larmes. Lucien passa une journée d’angoisse à faire des allers-retours entre chez lui et la Maison d’arrêt avec l’espoir de croiser sa mère en chemin. En bas de la rue de Calmont-Haut, il suivait les anciennes douves sur une centaine de mètres et entrait dans l’ancienne ville close par la Porte Poterne sans même entendre les jacasseries des lavandières de la Garenne. Des cendres plein la tête, il traversait la place des Lices puis remontait les rues des Halles et Saint-Salomon à l’ombre des maisons à colombages. Son regard n’avait de cesse de chercher la silhouette de sa mère.

Arrivé près de la mairie, il en faisait le tour en courant de crainte qu’elle soit passée par un côté et lui de l’autre. Déçu, il poursuivait jusqu’à la place Nazareth. Il y restait quelques instants à l’ombre d’un arbre, les yeux braqués sur le grand portail gris dominé d’un fronton en granit orné d’une corniche épurée. Une quinzaine de va-et-vient. Plus peut-être. Jusqu’au soir.

Il s’apprêtait à manger une soupe de légumes lorsque des coups avaient ébranlé la porte d’entrée. À peine le temps de se lever de table que deux gendarmes moustachus7 lui intimèrent l’ordre de les suivre.

— Je vais voir ma maman ? demanda Lucien.

— Tu vas d’abord passer la nuit au poste en attendant de voir le juge.

— Je vais pas voir maman !

— T’es idiot ou quoi ! Elle est à la prison de Rennes. Tu vas finir comme elle, p’tit morveux. On t’a vu voler dans le tronc de l’église Saint-Patern.

— Je vais jamais à l’église.

— Sauf pour voler, comme ta mère.

— J’ai rien volé ! Ma mère non plus !

Une claque l’envoya rouler sur la terre battue. Lucien se releva. La moustache en guidon, le plus ancien des gendarmes l’agrippa par le col de sa chemise, lui passa les menottes.

— Demain, tu expliqueras ça au juge.

— J’ai rien fait !

— Tu prends d’autres vêtements ou t’embarques comme ça ?

Lucien fit un rapide baluchon et sortit. La maison verrouillée, il poussa sèchement la clé sous la porte.

— Tu penses pas revenir ?

Le garçon baissa la tête, ramena les manches de sa trop grande chemise sur ses poignets.

7  Une décision ministérielle du 20 mars 1832 rend le port de la moustache obligatoire pour tous les militaires et ce jusqu’en 1933.

9

Lundi 18 septembre 1933, 14 heures

Le lendemain, Lucien fut tiré sans ménagement de sa cellule et accompagné place de la République pour être présenté en audience au tribunal de première instance de Vannes. Il se retrouva devant un magistrat du parquet, deux assesseurs et un greffier. Apeuré. Perdu. L’impression d’être un agneau dans une cage aux lions. Son sort fut réglé en cinq minutes. Le temps pour le juge de lire le maigre rapport posé sur son pupitre.

— Lucien Prosper Riguier, né le 30 août 1920, de Joseph Marie Riguier et de Léonie Marie Bara Le Foll, vous êtes accusé de vol.

— J’ai pas volé et ma mère non plus.

— Vous avez été vu en train de piller l’un des troncs de l’église Saint-Patern.

— C’est pas vrai ! Ma mère et moi, on n’a rien fait. Ce sont des mensonges !

— Il s’agit de votre jugement, pas de celui de votre mère. Vous avez été formellement reconnu par un témoin dont la parole ne peut être mise en doute.

— Tous des menteurs !

— Jeune homme, compte tenu de votre âge, ce tribunal vous acquitte comme ayant agi sans discernement et vous place dans une maison de correction jusqu’à votre majorité. La Colonie maritime et agricole de Belle-Île-en-Mer vous accueillera dès demain. Vous y recevrez une éducation que vous n’avez visiblement pas acquise au sein de votre famille.

— Je veux voir ma mère !

— Votre mère est à sa place et pour des années.

— Elle n’a rien fait ! Salauds ! Salauds !

— En ce qui vous concerne, l’heure n’est pas aux projets d’éducation mais au châtiment et à l’enfermement. Ce séjour vous redressera moralement et le travail vous rapprochera de Dieu.

10

Mardi 19 septembre 1933, 8 heures

Flanqué de deux gendarmes, Lucien franchit la grille de la gare, s’avança vers le hall voyageurs. La façade néo-classique en briques rouges et pierres calcaires s’apparentait à celle des autres gares de la ligne Savenay-Landerneau. Alignées le long du bâtiment telles des reines de beauté, des Citroën Rosalie, Peugeot 211, Citroën C4, Renault KZ se côtoyaient à distance respectable. À l’opposé, sur la place, témoins d’une époque presque révolue, des calèches à deux roues attelées sur des chevaux de trait attendaient les unes derrière les autres.

Bien que d’une nature curieuse, le garçon ne les voyait pas. Son regard traversait les choses et les gens. Si un mélange de rage impuissante et de désespoir l’habitait encore, ses poignets ferrés lui avaient ôté l’envie de crier son innocence. Plus la force. Une abominable honte l’écrasait. Il traversa le hall d’attente, se retrouva dehors. Sous le soleil déjà généreux, les écharpes de brume se dissipaient. Enveloppée d’un nuage de fumée et de vapeur, la locomotive apparut au loin. Le roulement sourd des roues sur les rails, le halètement des soupapes, le sifflet strident de la machine emplirent soudain la gare. Lucien sentit son cœur se serrer et plus encore lorsqu’il se retrouva à côté de « moustaches à chevrons » sur l’une des banquettes en bois du wagon. Il se tassa contre le flanc de la voiture. Cinq minutes plus tard, le convoi s’ébranla dans un grincement métallique, des chuintements de vapeur… Lucien ferma les yeux. Pas question de montrer son angoisse, sa peur. De laisser couler ses larmes. Quand il les rouvrit, la campagne défilait derrière la vitre. Un bocage pommelé nuancé de vert, tacheté d’éclats jaunes et rouges. Des champs de chaumes encore dorés. Des maisons isolées. Des villages parfois lointains. La flèche d’un clocher. Il regardait sans voir vraiment. Depuis quarante-huit heures, sa vie virait au cauchemar. L’impression d’être happé par une machine infernale. Repenser à la jubilation du juge lorsqu’il l’avait crucifié en une seule phrase assassine – « votre mère est à sa place et pour des années » – lui amena une flambée de haine. Ridicule dans son déguisement de corbeau pie et cette toque à galons d’or. Il détestait ces hommes accoutrés de robes noires, de chapeaux risibles. Tous ces sermonneurs, donneurs de leçons. Son honneur le juge Favre ! Jamais il n’oublierait le nom de cette face de rat !

Sa mère ne résisterait pas longtemps. Il connaissait sa fragilité mentale.

Le sifflet de la locomotive le ramena à la réalité. Gare d’Auray. Ses yeux glissèrent un court instant sur les voyageurs avant de revenir sur ses poignets menottés. Il ferma à nouveau les yeux. Et ce jusqu’à Quiberon.

Sans perdre un instant, les gendarmes sortirent du train, quittèrent la gare et s’engagèrent dans une rue poussiéreuse bordée de murets en granit et de maisons blanches. L’ombre de l’imposante église de Notre-Dame-de-Locmaria les coiffa un instant. Aucune hésitation n’entravait leur pas. Visiblement, ils n’étaient pas à leur premier voyage. Dans la rue de Port-Maria, toutes de noir vêtues, la coiffe blanche sur la tête et un large panier d’osier tressé sous le bras, des femmes bavardaient à voix basse. Les cognes s’empressèrent vers la jetée. Tout au bout, une épaisse fumée grise s’échappait de la cheminée du ferry à vapeur L’Émile Solacroup