La plus triste chanson du monde… - F. L. Florentin - E-Book

La plus triste chanson du monde… E-Book

F. L. Florentin

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"La plus triste chanson du monde"… ouvre les portes d’une semaine décisive dans la vie de Ben, en plein cœur de New York, à l’approche de Noël. Frappé par une tragédie dévastatrice, Ben se retrouve à la dérive, cherchant désespérément des raisons de continuer. Entre la mélodie des souvenirs, la chaleur de l’amitié, les éclats fugaces de l’amour et les instants de passion, il tente de se raccrocher à tout ce qui peut l’empêcher de sombrer. Mais ses actions, loin d’être sans conséquences, tissent une toile complexe où chaque personnage, touché par les choix de Ben, viendra révéler sa propre version de cette histoire bouleversante.

À PROPOS DE L'AUTEUR 

F. L. Florentin écrit pour apaiser ses angoisses et dompter ses démons. Ce récit particulier a vu le jour durant une hospitalisation de trois mois, inspiré par un cauchemar marquant : un cadavre dévoré par un silure. De cette vision, il a tissé une histoire sombre et fascinante.

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F. L. Florentin

La plus triste

chanson du monde…

Roman

© Lys Bleu Éditions – F. L. Florentin

ISBN : 979-10-422-4576-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Chapitre 1

Samedi 17 décembre

Je sens l’eau sale du fleuve emplir mes poumons. Je me laisse couler tranquillement. Je suis dans les eaux new-yorkaises de l’East River, je suis à tes côtés. Tu gis sur le sol vaseux parmi les herbes hautes et les cailloux. Un silure s’approche et commence à déchiqueter tes vêtements et la chair de ton visage.

Je me réveille en sursaut, à bout de souffle, un goût de vase dans la bouche. C’est mon premier cauchemar en apnée. Cauchemarder est ma routine depuis que je suis marmot, mais j’ai appris, dès l’âge de six ans, à gérer mes chimères en silence. Je me calme, mais refuse de me rendormir. Je regarde mon radio-réveil, fidèle compagnon de mes angoisses nocturnes, il est 4 h 32, trop tôt pour se lever, sans éveiller les soupçons parentaux d’une dépression évidente.

Je mets mon casque sur les oreilles et réécoute cette compil que tu m’avais faite l’été dernier, une compil que tu avais toi-même qualifiée « d’anti-summer », constituée de chansons dépressives et amères. Alors que la canicule frappait New York, tu découvrais les reprises de Johnny Cash et les partageais avec moi, me faisant par ailleurs découvrir beaucoup d’autres interprètes moribonds.

Quand j’écoute ces mélodies, je m’imagine les jouer à la guitare dans la rue. Il ne s’agit pas de mendier, mais de partager. Apprécier de la musique au casque ou chanter, ce sont les deux seules occasions où je me sens vraiment détaché du monde qui m’entoure. Trop souvent, j’ai le sentiment que c’est la réalité qui s’agrippe à moi, que je me débats en vain, mais n’arrive pas à m’extirper de ses serres. Je connais mes obligations, mais, en bon procrastinateur égoïste, je refuse de les assouvir jusqu’au dernier moment. Alors que, couché dans mon lit, je suis censé simplement écouter de la musique, je m’introspecte, je me donne de mauvais points, je nourris mon avide intranquillité.

Puis soudain, une chanson m’ordonne de l’écouter. Il s’agit d’un duo entre Anthony & the Johnsons et Boy George « You’re my sister ». Le fait que ce soit toi, ma sœur qui l’a sélectionné pour figurer sur ta compil m’apparaît comme un signe d’outre-tombe. Je n’ai pas d’autre choix que de la chanter… de la chanter pour toi. Je veux croire que tu l’entendras.

C’est le premier jour des vacances de Noël et j’ai une mission à accomplir, t’interpréter cette chanson. De m’être trouvé un but pour aujourd’hui, cela m’apaise. Je me laisse presque gagner par le sommeil, je somnole en attendant que quelqu’un se lève.

J’entends le pas paternel faire grincer le parquet du couloir vers 7 h 30. J’attends qu’il prépare le café, il le fait bien. J’aime entrer dans la cuisine quand celle-ci embaume le café frais. J’ai le droit à un bonjour de Daddy, mais pas beaucoup plus, il aime le silence le matin. Il me jette un regard ambigu, le regard de quelqu’un pas spécialement heureux que je sois déjà levé, mais quand même soulagé que je sois encore vivant. Nous mastiquons notre pain grillé, nous sirotons notre café, lui tourne les pages du New York Times du jour, ce sont les seuls bruits qui emplissent la pièce.

De nous deux, c’est finalement lui le moins mutique.

« Tu viendras avec quelqu’un à la cérémonie ?

— Non, papa. »

Une réponse de deux mots, mon père devra se contenter de cela, mais mon cerveau se charge d’étayer, d’argumenter intérieurement : non, papa, je serai seul, car je ne suis pas assez proche de quelqu’un pour partager un tel degré d’intimité, je ne veux pas que l’on sache que ma sœur aînée s’est suicidée en se jetant du haut du Brooklyn Bridge. Je ne ressens aucune honte, je comprends ton geste, même si son aspect spectaculaire me surprend. Je t’imaginais plutôt en finir dans le confort douillet de notre appartement, mais le résultat reste identique : tu n’es plus là, il ne reste plus qu’un vide immense.

« La fille du consul de France à New York, Julie Duchaussoy, s’est suicidée hier, lundi 12 décembre, en sautant du Brooklyn Bridge. Son cadavre a été retrouvé vers 14 heures, après quelques heures de dragage dans l’East River ». C’est la brève à laquelle tu as eu le droit dans le New York Times. Brève ? Rien n’est bref, la tristesse qui me prend aux tripes semble devoir durer inlassablement. Plein de chansons que j’écoute m’affirment que « the time is a healer », que le temps atténue tout, mais faut-il les croire ? Je me souviens tellement bien de ta première tentative de suicide (T. S pour les intimes du « suicide ») que je ne crois pas que le temps puisse tout guérir. J’avais 12 ans et toi 15, tu avais fait un cocktail médicamenteux à partir de ce que tu avais trouvé dans la pharmacie familiale. Je venais te parler de Leonard Cohen découvert dans un film et je t’ai trouvé inerte sur ton tapis. J’ai téléphoné aux secours et t’ai donné de grandes baffes pour te réveiller en vain, mais les infirmiers y sont parvenus à l’hôpital. La seconde fois, tu en avais 17 et Éric venait de te quitter. Tu as choisi de marquer le coup en te tranchant les veines dans la baignoire. Le fait que tu aies laissé la porte entrouverte me laisse penser que tu avais envie que je te trouve. Je me souviens de l’eau rouge, de t’avoir bandé les poignets, de ton corps nu et inanimé. Quand les secours sont arrivés, j’étais adossé à la baignoire sanglotant et persuadé que c’est fini. Je t’ai sauvé deux fois la vie et tu ne m’en as jamais voulu.

Voilà à quoi mon cerveau pense quand mon père me pose une question. Cette cacophonie intime et silencieuse ne mène nulle part. Elle témoigne juste que je suis ce petit gars traumatisé, qui a préféré donner l’illusion que tout allait bien plutôt que d’en parler à un psy.

Mon père ne m’a rien dit, mais il doit certainement partir tôt pour faire quelque chose. Désormais, il n’a même plus besoin d’alibi pour justifier son absence. Il n’est pas là, c’est tout. Il part se préparer à pas feutrés pour ne pas réveiller maman. Je vais rester seul avec elle, qui comate dans sa chambre, affalée devant son écran plasma allumé, le même qu’elle conspuait il y a trois ans quand nous sommes arrivés ici.

J’attends 9 heures pour lui préparer son petit-déj’ et, alors que mon père quitte l’appart’, je m’enferme dans ma chambre et m’entraîne à jouer et chanter You’re my sister. Les couplets sont durs à reprendre, tant Antony virevolte dans les aigus. Il faut que j’arrête de reprendre des chanteurs meilleurs que moi. Très clairement, je dois trouver une solution et je descends d’un octave et fais le choix de murmurer le couplet à la Joshua Radin, un de mes interprètes chouchous. Au bout d’une heure, je suis à peine satisfait du résultat, mais persuadé que les solutions trouvées sont les bonnes.

Je beurre avec application les tartines de ma mère. Elle aime le beurre fondu sur du pain grillé. Je soigne la présentation du plateau, en me persuadant que ça ne pourra que l’inciter à manger. J’ajoute une théière de thé vert, un mug et j’apporte le tout dans la chambre parentale. J’aime à penser qu’elle est heureuse que je la chouchoute pendant le week-end, mais pour autant je sais qu’elle va beaucoup râler. Premier grognement quand j’ouvre la porte de la chambre, encombré de mon plateau, second grognement quand je tire le rideau et qu’un timide soleil hivernal éclaire la pièce, troisième grognement quand je lui dis bonjour.

« Moi aussi, je suis content de te voir. »

Je débarrasse le plateau du dîner d’hier à peine entamé pour le remplacer par celui du petit-déjeuner.

« Alors Maman, tu as bien dormi ? » Elle hausse les épaules, elle a donc pris un somnifère et s’est imposé un long sommeil sans rêves.

« Tu comptes sortir aujourd’hui ? » Ma mère me lance un regard « pourquoi pas ? » avant de se renfrogner, elle vient juste de se rappeler que sa fille est morte. Lassé de ce monologue, je me lève du lit pour sortir de la chambre et elle m’agrippe par la jambe de mon jogging.

« Tu veux que je reste ? Mais pourquoi ? Tu ne me parles pas. » Elle se redresse contre la tête de lit et pose ses deux mains sur mes épaules. Je comprends qu’elle veut un câlin et je me blottis contre elle comme quand j’étais gamin. Mais ce n’est pas une odeur de jasmin qui émane d’elle comme avant, il serait temps de prendre une bonne douche. Alors que je la sens s’alanguir, je desserre mon étreinte et parviens finalement à sortir de cette chambre.

Je suis contrarié, car je me sens impuissant et je décide de noyer ma déconvenue dans un bain. J’essaie de me prélasser, de ne penser à rien, mais c’est difficile pour moi d’être vacant. En tant que sportif, je préfère la douche de vestiaire, dynamique et rapide. Je tente de me branler, mais mon pénis reste mou et peu enclin à m’apaiser. Je me dis que ma vie d’homo sapiens risque d’être compliquée si, dès mes 16 ans, je dois gérer les caprices de ma bite. J’y pense et puis j’oublie, j’ai dû somnoler dans mon bain, j’ai la peau des doigts tout fripés.

Je suis réveillé par mon père qui rentre. Je me lave, m’habille et le rejoint dans la cuisine. Il est allé au marché et range ses courses.

« J’ai acheté chez le traiteur chinois pour ce midi. Tu restes manger là ?

— Ouais, ouais. »

Mon père aurait pu avoir une domestique comme ses collègues ambassadeurs, mais lui veut garder le contrôle de ce qu’il mange, il aime cuisiner à l’occasion. Il ne tolère qu’une femme de ménage 2 heures deux fois par semaine.

— Tu fais réchauffer ?

Je m’exécute et prépare un plateau pour maman sans qu’il me le demande. Quand j’entre dans la chambre parentale, je suis déçu, elle a de nouveau fermé les rideaux et n’a pas touché à son petit-déj’, à part sa théière bue en intégralité. Ma mère dort ou fait semblant de dormir, cela lui permet d’éviter d’affronter ma contrariété. Je suis bruyant volontairement pour troubler son soi-disant sommeil, mais elle ne bouge pas.

Je reviens dans la cuisine avec le plateau du matin que je pose assez violemment à côté de l’évier. Mon père nous a installé des assiettes sur le bar, garnies d’un assortiment de nems et d’hakaos. Je crois qu’il se contenterait d’un sourire de ma part, mais je préfère faire ostensiblement la gueule.

— Ben…

Je lui lance un regard courroucé.

— Ben, viens manger…

Je m’assois à côté de lui, au bar de la cuisine.

— Ne sois pas en colère contre ta mère, ça ne sert à rien… elle ne réagit pas au malheur comme toi, laisse-lui le temps.

Pour appuyer son propos, il me caresse la nuque et je maugrée juste un « hmm ».

— Je suis très fier de la force dont tu fais preuve, on pourrait croire que tu es indifférent, mais je sais que tu as mal à l’intérieur.

Mon père me comprend, car nous sommes construits sur le même modèle : impassible le jour, torturé la nuit. Je lui avoue donc que je dors mal la nuit, ce à quoi il me répond, sans que je sois surpris :

— Ah, toi aussi.

— Oui, je l’imagine au fond de l’East River en train de se faire dévorer par un silure et cela me réveille en sursaut à chaque fois.

— Moi, je l’imagine au moment où elle grimpe sur le rebord du pont avant qu’elle ne saute. Je cours vers elle, ma main frôle sa doudoune, mais à chaque fois j’échoue à la retenir.

Cette thérapie improvisée me fait du bien, je découvre que je ne suis pas le seul angoissé à feinter le flegme. Mais je ressens brusquement une grande lassitude à jouer ce jeu de dupes. Comme souvent quand je suis désemparé, mes yeux se gonflent de larmes. Je me sens obligé de justifier cette effusion lacrymale.

— Elle me manque tellement.

Mon père, cet être qui paraît si froid d’apparence, fait ce que j’attends de lui et me prend dans ses bras. Tout en m’étreignant, il me chuchote à l’oreille :

— Moi aussi, elle me manque. Je ne sais pas si un jour je pourrais surmonter son absence. Je crois que c’est encore pire – il fait une pause, il ménage ses effets – je ne veux pas m’habituer à son absence.

Nous restons un moment enlacés, surpris par nos confessions réciproques. Une petite voix en moi me somme d’interrompre ces conciliabules :

— Papa, je vais sortir cet après-midi.

— D’accord. Courses de Noël ?

— Non, non.

Pris dans cet élan de sincérité qui nous saisit tous les deux, je lui avoue :

— Je vais chanter en l’honneur de Julie.

— Où vas-tu faire cela ?

— Au pied du pont de Brooklyn.

— C’est une idée qui me semble bizarre, mais je ne crois pas être en position, malgré mon extrême sagesse – sourire ironique – de te donner une leçon sur comment gérer ton deuil. Si tu te sens mieux après l’avoir fait, c’est toujours ça de pris.

— Merci, papa, tu restes là pour t’occuper de Maman ?

— Oui, cesse de t’inquiéter, je reste là. Chante bien, tu as une météo parfaite, il fait extrêmement doux pour une fin décembre.

Effectivement quand je sors avec mon étui de guitare sur le dos, je suis surpris par la brise chaleureuse et le soleil vigoureux.

Chapitre 2

Samedi 17 décembre, l’après-midi

Noël est dans une semaine et il fait beau, cela peut expliquer la foule trépidante dans les rues de Manhattan. Tassé dans mon wagon de métro, je mets ma guitare contre mon torse pour la protéger. Quand j’arrive dans le parc au pied du pont de Brooklyn, je suis surpris, les gens ont disparu, tous accaparés par leur impératif shopping des fêtes. Ce n’est pas grave, je ne chante pas pour eux, je chante pour toi. Je trouve facilement un banc qui me permet de fixer l’immense édifice dans son intégralité. J’essaie d’imaginer d’où tu as sauté et comprends à quel point tu étais déterminée à en finir avec cette vie, quand je mesure l’épreuve physique que cela a dû être de faire ça dans le froid d’une nuit de décembre.

Je m’assois et dégaine ma guitare. Je n’entends qu’un groupe de jeunes qui s’esclaffent en descendant du pont. J’ignore ce bruit, je me concentre comme on me l’a appris au conservatoire « faire le vide pour le remplir de beauté ». Je n’ai aucun mal à me détacher du monde des mortels, à partir du moment du moment où je commence à entonner le refrain chanté par Boy George dans la version originale. C’est la partie facile du morceau, mais je suis déjà emporté ailleurs dans une transe musicale. Déconnecté du monde alentour, j’attaque le couplet, la psalmodie d’Anthony, sans accroc majeur et sans me tromper dans les paroles. Lorsque je finis la chanson, je suis surpris d’être satisfait de moi-même, alors que je me suis attaqué à cette mélodie que ce matin. Pour confirmer mon autosatisfaction, j’entends des applaudissements dans mon dos. Je me retourne et je vois deux garçons et une fille, certainement les mêmes que j’entendais rire il y a cinq minutes. L’hilarité n’est plus, la fille et l’un des deux gars ont les larmes aux yeux. Je refuse de croire que je suis responsable de cette émotion, même quand la demoiselle me fixe de ses yeux embués et m’affirme :

« It’s really beautiful.

— Thanks. »

Elle s’essuie les yeux d’un revers de la manche et je suis à la fois flatté et décontenancé, car cette chanson n’est pas pour eux. Ils me réclament une autre chanson et je cède face à leur enthousiasme, je leur interprète Closer de Joshua Radin.

La belle demoiselle essuie de nouveau ses yeux et je suis désolé. Elle rigole de mon désarroi. Elle me propose de venir boire un thé chez elle. Je n’ai pas l’habitude de faire pleurer les gens et encore moins d’être leur invité l’instant d’après, mais j’acquiesce. Guitare sur le dos, je les suis jusqu’au métro. Nous nous arrêtons au niveau de la 5e avenue, là où se trouve le duplex de son père, producteur de musique. Il se trouve que j’habite la même avenue, mais je préfère me taire, conscient que ça n’intéresse personne. Nous devons faire deux voyages tellement l’ascenseur est étroit. Je monte en premier avec la jeune fille, ma guitare calée entre nous deux et je découvre que les portes de l’ascenseur donnent directement dans l’appartement. Tout ici respire l’opulence, à l’image des fauteuils en cuir, j’en choisis un, je m’y assois. Le temps que ses deux compagnons arrivent, elle prépare le thé.

Une fois le thé terminé, elle m’invite à rejouer une autre chanson. Profitant pour une fois d’avoir un auditoire captif, je joue une valeur sûre, « I’m like a bird » de Nelly Furtado, une mélodie que ma mère aimait bien écouter et chantonner, avant. C’est une chanson pop piégée, donc mon hôtesse ne pleure pas. Je m’explique : la rythmique et la mélodie de la chanson sont enjouées, mais les paroles sont particulièrement déprimantes. En la jouant seul à la guitare, je crois lui rendre justice.

« C’est très beau, ce que tu fais.

— Franchement, je ne sais pas, je ne joue que dans ma chambre. Dans ma famille, je n’ai le droit que de jouer en public que de la musique classique au piano, mais pas de ça – je pointe la guitare posée sur mes genoux – instrument de beatnik.

— Et ta voix ? Ta famille n’aime pas ta voix ?

— Je crois qu’ils ne l’ont pas vraiment écouté depuis le moment où ce n’était qu’une nuisance sonore. Ma sœur, elle, aime bien m’entendre chanter. »

C’est l’imparfait que je devrais employer « tu aimais », mais, désolé, je ne suis pas encore prêt à te conjuguer au passé. Ils se présentent : la demoiselle s’appelle Julia et ses deux compagnons sont William et Zyad. Ils sont tous les trois étudiants à la Juilliard School, quand je ne suis que Ben le lycéen. J’essaie d’étoffer mon CV pour ne pas qu’il paraisse minable : je suis français, j’ai 16 ans, mon père est ambassadeur, j’ai appris l’anglais en Inde, je joue du piano depuis l’âge de 7 ans, mais je suis rapidement à court d’idées. Pour éviter tout blanc gênant, je leur propose le défi suivant, décliner mon identité sans buter sur aucune syllabe, à savoir Benjamin Alphonse Duchaussoy. Ils ont tous du mal, ils butent sur le Duchaussoy.

— Chante-nous quelque chose en français, me supplie Julia.

Toujours flatté, je me plie à leurs demandes. Je joins l’utile à l’agréable, en m’entraînant à interpréter la chanson que j’aimerais jouer demain à ton enterrement, la bien nommée « Brooklyn Bridge » d’Alex Beaupain. C’est une chanson que nous avions découverte ensemble en regardant le film les Chansons d’amour de Christophe Honoré et nous l’avions adorée tous les deux, dès la première écoute. L’original est au piano, j’ai modifié quelques paroles, mais je souhaite qu’il n’en comprenne aucune. C’est loupé, la mère de William est québécoise.

— C’est très triste, me dit-il en français.

— J’adore les chansons tristes…

Julia enchaîne :

— Tu connais beaucoup de chansons ?

— Je sais pas, une trentaine, mais je ne sais pas ce que ça vaut, je les joue que dans ma chambre. Celle-là est un peu particulière, je la chante en public demain.

Retentit en moi une alarme interne : je suis en train de me mettre à découvert.

— À quelle occasion…

Julia me pose la question innocemment, sans se douter que je me sens comme un animal traqué pris au piège. Mais je me dois d’assumer mes choix, j’en ai déjà trop dit, il n’est donc plus temps de faire des manières.

— Je vais la chanter pour les obsèques de ma sœur, elle s’est suicidée en se jetant du Brooklyn Bridge, c’est pour cela que j’ai choisi ce titre.

Voilà, c’est dit, comme un pansement qu’on arrache. Les trois sont un peu consternés par ma petite tragédie. Je continue à parler pour éviter le silence pesant qui suit ce genre d’annonce.

— Je chantais pour elle quand vous m’avez croisé. Oui, je sais, ça peut paraître débile de chanter pour une disparue, mais j’essaie juste de trouver un moyen pour atténuer la douleur et chanter me fait du bien.

— Je comprends mieux le titre « You’re my sister ». Julia reconstitue les pièces du puzzle à voix haute, les garçons semblent trop choqués pour pouvoir articuler un mot.

Julia enchaîne :

— Mon père est producteur de musique, il y a à l’étage au-dessus un studio d’enregistrement et nous aimerions bien – elle regarde ses deux camarades qui opinent du chef – enregistrer quelques titres avec toi, faire un E. P. Je le ferai écouter à mon père quand il rentrera de son road-trip en Australie.

Je ne sais pas comment lui dire en anglais que je ne me sens pas du tout légitime, je suis juste un lycéen qui reprend des chansons à la guitare dans sa chambre.

— Cela nous permettra aussi de répondre à un sujet qu’on nous a donné à l’école : il faut fabriquer un objet culturel et savoir le vendre. Tu es d’accord pour nous aider ?

J’oublie mes réticences. Je saisis l’occasion qui m’est donnée de ne pas me morfondre en pensant à toi, j’y vois un alibi pour échapper au remords existentiel du survivant. J’y vois une solution pour éviter de finir cloîtré dans mon lit comme ma mère.

— Oui, ça me ferait très plaisir.

— Génial, reviens lundi à 14 heures avec ta guitare.

Je prends congé, je sens qu’ils veulent discuter entre grands, que je ne suis qu’une attraction dont ils pourraient se lasser très vite.

Chapitre 3

Dimanche 18 décembre

Je sais nouer une cravate seul. J’en suis fier, j’ai appris sous la férule de ma mère et j’ai pu m’exercer ensuite de nombreuses fois lorsque j’avais des concerts avec la chorale du conservatoire ou des récitals de piano. J’ajuste ensuite mon costume en tirant sur les manches, il est peut-être un peu trop court. Je veux donner l’illusion que je suis un adulte. Je vais dans la salle de bains, me regarde dans la glace et me reconnais plus avec mes cheveux plaqués sur le crâne. C’est bon, je ressemble davantage à un serveur d’un grand palace qu’à moi-même.

Ma mère a fait l’effort de sortir de son lit, a bu son thé, mais n’a rien mangé. Elle flotte dans sa robe noire, elle a trop maigri, mais elle est là, debout, et cela donne une importance majeure à cette journée. Mon père, lui, comme d’habitude, refuse d’être celui qui pose problème, il est parfait dans son costume ajusté. Nous savons, lui et moi, que ce costume est en fait une carapace, sous laquelle palpite un cœur blessé.

La crémation est à 11 heures. Ma mère aurait voulu que tu sois enterrée dans le caveau familial paternel, mais tu as laissé des instructions assez précises sur ton bureau avant de partir, parmi lesquelles le refus de l’inhumation et les chansons que tu voulais.

À 10 heures, nous sommes prêts, je prends ma guitare, ma mère m’agrippe le bras et me murmure « Tu es sûr ? » Je ne suis jamais sûr de rien, mais j’opte pour le oui. Je veux aussi contraindre ma mère à m’écouter jouer autre chose que du Chopin ou du Satie au piano.

« Chéri, fais-moi au moins plaisir, ne porte pas ta guitare dans le dos, tu vas froisser ton costume. »

Elle a accepté ma décision, je m’incline et lui obéis, même si je sais qu’elle a trop peur que je ressemble à un saltimbanque avec mon étui sur le dos. Je me retrouve donc à porter ma guitare comme un sac à main, mais je ne dis rien. Ma mère est sortie de son lit.

Sur la banquette arrière de la voiture, je m’assois à côté de ma guitare allongée. J’essaie de gérer mon appréhension. Je ne crains pas de jouer en solo, je l’ai déjà fait au conservatoire, observé et jugé. Chanter, cela ne m’effraie pas non plus, mais je le fais dans le cocon douillet d’une chorale, quand je suis en public. La seule fois où j’ai chanté seul, c’était devant le pont de Brooklyn, juste pour toi. Là, si j’ai le trac, c’est que je vais chanter devant mes parents une chanson qui m’est chère. Je déplie le papier coincé dans ma poche et en relis les paroles que j’ai un peu modifiées pour la cérémonie :

Paris paraît déjà si loin

Paris paraît petit

Nous serons mieux, nous serons loin

Noyés dans la City

Qu’importe

Qu’il pleuve sur Kennedy Airport.

J’ai peur pendant l’atterrissage

Mais tu me tiens la main

Alors comme un garçon bien sage

Je pleurerai dans mon coin

Qu’importe

Le ridicule si tu m’escortes.

Sur le pont de Brooklyn

Ma sœur est malheureuse

Défiait les buildings

Comme une enfant teigneuse.

J’adore tes mimiques

Quand je me confesse

Enjouée, sympathique

Loin de cette darkness

Qu’importe

Ma sœur que tu sois morte.

Sur le pont de Brooklyn

Ma sœur est malheureuse

Elle défiait les buildings

Comme une enfant teigneuse.

Nous sommes les premiers arrivés, mais il n’y aura pas une grosse audience, une quinzaine de personnes tout au plus : tes amis pas partis en vacances, comme des connaissances de mes parents. Face aux rangées de chaises se trouve une estrade. Je m’y dirige et sors ma guitare de sa housse pour l’accorder.

Les quinze personnes attendues arrivent au compte-gouttes, j’essaie de calmer ma fébrilité, je salue d’un signe de la main tes amis Joanna, Linda et John et retourne m’asseoir au premier rang près de mon père. Son attention est tout entière focalisée sur ma mère et j’ai le sentiment de ne pas vraiment exister.

Le « maître de cérémonie » est ponctuel : à 11 heures, il rassemble ceux qui étaient partis fumer dehors et ferme les portes. Il y a beaucoup de sièges vides, cette vision m’attriste. Germe en moi l’idée que tu ne manqueras à personne et heureusement Joanna monte sur scène pour me prouver le contraire. Elle lit un discours, où elle te révèle rieuse et chaleureuse, ce que je sais vrai. Après Joanna, personne d’autre ne veut prendre la parole, donc je souffle et monte sur l’estrade saisir ma guitare.

— Je vais vous chanter une chanson française, que nous avons découverte, ma sœur et moi, dans un film intitulé les Chansons d’Amour. Cette chanson était parfaite pour participer à notre concours de la chanson la plus triste du monde. Elle s’appelle Brooklyn Bridge.

Il est temps que je chante, mon regard commence à se brouiller. Je ferme les yeux et m’absente de moi-même. Je répète le dernier couplet, car je veux finir sur « Qu’importe, ma sœur, que tu sois morte ». Quand je rouvre les yeux, je vois ma mère essuyer une larme et j’en tire une satisfaction un peu sadique, genre « tu vois, le beatnik, ce qu’il arrive à faire avec une guitare ! »

Aussitôt après ma chanson, nous en entendons une autre, diffusée par les deux haut-parleurs de la salle, à ta demande, il s’agit de « In my heart » de Sinead O’Connor. Elle accompagne ta crémation. Les gens commencent à quitter la salle.

Moi, je reste avachi sur ma chaise au premier rang, épuisé comme après un match. Je n’arrive pas à admettre que des flammes sont en train de te brûler, que des flammes sont en train de te réduire en cendres. Joanna s’accroupit devant moi.

« Ta chanson était très belle, même si j’ai pas tout compris. Ta sœur m’avait caché que tu chantais aussi bien. »

Je n’ai que le courage de la remercier, ses compliments ne m’atteignent pas, je devrais la féliciter pour son discours émouvant, mais les mots ne sortent pas de ma bouche. Je suis hors de portée de toute interaction humaine. J’explique à mon père que j’ai besoin d’aller marcher un peu. Ma mère, quant à elle, veut retourner se coucher. Lui, le consul, va se retrouver seul à piloter la réception post-crémation, mais il a l’habitude.

Loin de toute sociabilité, je pars errer dans les rues, les écouteurs dans les oreilles. Je les avais planqués au fond de la poche de mon costume, car je veux que la musique anesthésie ma douleur. Je mets le volume à fond, je m’isole du bruit alentour en créant ma propre petite cage sonore. Mais je suis un geôlier bien incapable, car bientôt la mélodie est parasitée par une nuisance bien supérieure, mes pensées.

Je me souviens et c’est ça qui pose problème. Je me souviens du lundi de ma dernière semaine du cours. À 16 heures, pendant la récré, je me souviens du SMS laconique de maman « Vais au commissariat de Manhattan. Reconnaître le corps de ta sœur. » Je lui téléphone, je lui dis que je veux la rejoindre, elle me répond non reste au lycée, mais elle me donne quand même l’adresse du commissariat. Je lui lâche un « j’arrive » et vingt minutes plus tard, je suis devant le bâtiment de la police. Maman a le visage déjà endeuillé. Elle sait, elle a lu tes « instructions » posées sur ton bureau : ce sont les mots d’une personne qui n’hésitera pas à mourir, qui est déterminée à en finir. Elle sait et elle est allée voir la police pour qu’elle drague l’East River, avec tes « instructions » comme preuves. Elle sait et elle veut que je reste ignorant. Mais pas totalement. Si elle avait voulu gérer cela seule, elle ne m’aurait pas téléphoné ni donné l’adresse du commissariat, je crois. Oui, je crois que c’était un appel à l’aide, c’est comme cela que je l’ai compris. Alors, peut-être que je suis trop fragile, peut-être que je ne vais jamais m’en remettre… mais marre du doute !

Je t’ai vue et le sol s’est dérobé sous mes pieds. Je pourrais dire que je me suis évanoui, mais je me suis plutôt senti m’avachir. J’ai été réveillé par une odeur forte, venue agresser mes narines. Un court moment je crois que j’ai rêvé, mais non, je tourne mon regard, reconnais la salle de la morgue. Je ferme les yeux et revois ton cadavre, je vomis dans un seau que me tend le gardien de la salle. Je ne sais pas comment il est arrivé là, mais il m’a adossé contre lui et me tient la nuque. Encore debout, ma mère me fixe, le message qu’elle m’offre est indéchiffrable : compassion ? déception ? dégoût ?

Avec ma mère, nous avons échoué à nous nourrir après le commissariat. Nous sommes revenus à l’appartement, atones et épuisés. Ma mère est partie se coucher pour une nuit sans fin. Elle savait, mais avait encore l’espoir de se tromper avant que l’on dévoile ton cadavre. Je ne sais pas si elle se remettra un jour de cette cruelle désillusion. Elle croit pour l’instant que son oreiller est le seul qui peut la consoler, avec quelques calmants. Les mêmes que ceux que tu as pris pour essayer d’en finir avec la vie.

Le plus dur reste à faire, prévenir mon père, parti à Washington, pour une série de conférences sur trois jours. Ma mère a tenté de l’appeler pendant la journée, mais en vain. Il avait laissé son portable éteint et ignoré, comme à son habitude, les messages qu’elle lui avait laissés. Ma mère avait tellement besoin de ne pas être seule qu’elle m’a appelée. Elle avait besoin d’être épaulée et je crois que je n’ai pas bien fait le job. Il est 21 heures, le portable de mon père est rallumé et sa femme anéantie. Je me charge de le prévenir, j’ai besoin de rattraper mon instant de fragilité de cet après-midi :

— Papa ?

— Oui, Ben… ça pouvait pas attendre que je revienne ?

J’ai la voix blanche, je vais flancher.

— Papa, elle l’a fait, elle s’est suicidée…

Ce dernier mot est noyé dans mes sanglots. Le silence paternel attend des explications. J’essaie de reprendre mon souffle et de parler distinctement, mais j’échoue. La phrase que j’aurais voulu énoncer sans larmoyer était celle-ci :

— Nous sommes allés à la morgue cet après-midi avec Maman reconnaître le corps.

— […]

— Papa ?

Je m’accroche à ces deux syllabes, comme à une bouée, mais Papa est un humain, il accuse le coup.

— Je serai là demain matin.

Effectivement, le lendemain, il était là. Impuissant face à ma détermination d’aller au lycée, il m’a laissé faire comme si rien n’avait changé, comme si ma routine quotidienne pouvait effacer la peine. Cela a marché en partie, j’ai enchaîné les heures de cours, comme un automate bien appliqué et je me suis défoulé durant l’entraînement de water-polo, j’ai laissé ma peine se diluer dans le chlore.

Voilà ce dont je me souviens en détail, voilà ce qui brouille mes pensées et me rend inapte à toute interaction sociale. Je peux chanter pour toi, mais je ne peux pas simuler un vague intérêt à des conversations creuses à ton sujet. J’essaie de fuir, mais rien n’y fait, tu te cramponnes à moi et me plaques au sol. Les oreilles saturées de chansons tristes, j’essaie de me protéger en vain. Le cafard est invasif, aucune parcelle de mon âme ne semble hermétique, je me laisse inonder, mais l’eau n’est pas un problème, je suis habitué à la nager. Je flotte, mais juste pour l’instant. J’attends, moi aussi la noyade, elle va peut-être s’imposer à moi, comme une tradition familiale à prolonger. Il y a un chanteur qui s’égosille dans mon oreille, mais je suis déjà trop absorbé pour l’entendre.

Chapitre 4

Lundi 19 décembre

Cette année, nous n’allons pas servir de repas aux sans-abri comme les Noëls précédents à cause du deuil qui touche notre famille. Mon père nous avait imposé cette tradition pour plusieurs raisons : il se rappelle opportunément au moment des fêtes qu’il avait été élevé comme un chrétien, il aime se faire bien voir de ses « administrés » et il veut nous faire ressentir notre situation privilégiée de gros bourgeois.

Qu’est-ce qui prouve que je suis un gros bourgeois ? Je me fais une check-list mentale :

– Je suis le fils du consul général de France à New York ;
– À ce titre, je suis logé au quatrième étage du 934 de la 5e avenue, dans un des seuls hôtels particuliers qui ont échappé aux travaux de modernisation de l’avenue ;
– Je vis au milieu des boiseries, de hauts plafonds décorés et de murs peints dans un style Renaissance ;
– Je suis élève au lycée français de New York, pas très loin de chez moi, à Manhattan. Eh oui, quand je reviens à pied chez moi, je suis toisé par le Chrysler et l’Empire State Building ;
– L’argent n’est jamais un problème dans mon monde.

En tant que gosse de riches, je fais donc des trucs de gosses de riches, qui ne se fréquentent qu’entre eux. J’ai rendez-vous à 14 heures à côté de chez moi, au 232 de la 5e Avenue, chez Julia. C’est elle qui me répond quand je sonne à l’interphone et je me bats pour rentrer avec ma guitare dans l’ascenseur qui me dépose dans son hall d’entrée. Là, elle m’accueille en m’embrassant sur les deux joues et me dit : « Viens, Zyad et William nous attendent à l’étage ». Cet étage est constitué d’une seule pièce, un studio d’enregistrement avec des tables de séquençage, un ordinateur, des micros et de nombreux instruments disséminés çà et là. Dans un coin de la pièce, il y a même un coin détente avec des poufs, des plaids et un canapé, installés devant une baie vitrée. Effectivement, William et Zyad nous attendent, le premier avec un violon et le second avec un violoncelle. Ils me saluent et me demandent s’ils pourront m’accompagner à l’occasion. Je réponds qu’il n’y a aucun problème. Je suis tellement étonné d’être ici, comme si le destin avait décidé d’une échappatoire au spleen qui me plombe en ce moment.

C’est Julia qui prend les commandes, installée à la console d’enregistrement. Elle m’explique comment va se dérouler la séance.

— Ben, je te propose de jouer une fois le morceau à la guitare et après, on voit comment on peut l’arranger et on l’enregistre, OK ?

— OK.

Je choisis comme première chanson, I’m like a bird de Nelly Furtado, chanson née avant moi, mais que j’ai toujours adorée. Pendant que je l’interprète, j’observe leurs conciliabules, ils cherchent et me soumettent le fruit de leur réflexion dès que j’ai fini.

— Je sais que les paroles de cette chanson sont déprimantes, mais la mélodie m’évoque la joie, le soleil. C’est une mélodie lumineuse qui, à mon avis, a besoin d’un traitement moins mélancolique.

William avance des arguments qui sont loin d’être stupides et j’attends qu’il me propose une solution :

— OK, je suis assez d’accord avec toi, je trouve ma version un peu plombée. Que me proposes-tu ?

Julia s’en mêle :

— Ukulélé ?

Nous approuvons tous les trois, mais William soulève un nouveau problème :

— Tu sais jouer du ukulélé ?

— Ouais, ouais, j’en ai reçu un pour mes 13 ans… J’ai pris la tête à toute ma famille avec durant l’été 2019.

Julia part fouiller dans un des coins du studio et me tend, après cinq minutes de recherches, un ukulélé qui semble avoir peu servi.

— Zyad, ça serait bien que tu l’accompagnes au violoncelle à partir du second couplet.

Nous accordons tous les deux nos instruments et nos intentions pendant cinq minutes, pendant que les autres nous attendent.