La pucelle de Beauvais - Jean Duruy - E-Book

La pucelle de Beauvais E-Book

Jean Duruy

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Beschreibung

Il est parfois des destins singuliers qui magnifient l’Histoire. Ainsi en est-il de ces heures sombres qui verront à jamais l’avenir d’une jeune bourgeoise de Beauvais et du royaume de l’universelle arachne se confondre pour le meilleur ou le pire. À la recherche de rédemption ou de reconnaissance, Jeanne et Colin, un vagabond venu du pays de Liège, devront affronter les embûches, tant domestiques que politiques, qui se dressent sur leur périple. Sauront-ils en triompher ?


À PROPOS DE L'AUTEUR


Passionné d’histoire et de littérature, Jean Duruy entend vulgariser la connaissance encyclopédique en optant pour un style d’écriture où l’exactitude des faits l’emporte sur la fiction. Après s’être attaqué à Jeanne d’Arc et à Vlad Tepes, l’auteur dépoussière, en lui donnant chair, os et sentiments, la geste héroïque de Jeanne Laisné dite Hachette.

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Jean Duruy

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La pucelle de Beauvais

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Jean Duruy

ISBN :979-10-377-8467-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Prologue

 

 

 

Mouchy le châtel, novembre 1478

 

Cette fois encore, une poudreuse précoce recouvrait les sentes et chemins de la marche septentrionale du royaume de notre grand souverain, Louis le onzième. C’était le grand retour de la saison pendant laquelle il était préférable de demeurer calfeutré, les pieds aux tisons, perclus de rhumatismes et chaque muscle se rappelant à notre conscience. Un feu ardent dévorait avec avidité une bûche de taille magistrale au fond de notre foyer en pierre du pays. En face de moi, dans son fauteuil tapissé de brocart pourpre, Margareth brodait. Malgré les traces que, sans merci, le temps avait essaimées sur son passage, malgré les séquelles de ses multiples grossesses et relevailles, et bien que ses ardeurs se soient tempérées sous le poids de la lassitude des années, je l’aimais toujours comme au premier jour. J’avais la candeur de croire qu’il en était de même pour elle. Elle ne me donnait d’ailleurs aucune raison de douter qu’il en fût autrement. La froide saison était propice aux remembrances. Combien même je m’étais juré de désormais m’en bien garder, j’avais repris la plume d’oie, le papier vélin et l’encre de brou de noix aux fins de laisser à ma postérité l’écume de mes pensées.

Toutefois, je ne souhaitais point pour autant retomber dans le péché d’orgueil. Cette vanité, sans oser dire vacuité, qui m’avait poussée, quelques années plus tôt, à relater ma carrière militaire au service de feu le roi Charles et de mon souverain présent, alors Dauphin de France, vingt-quatre années durant. Non, cette fois le sujet de ma logorrhée scripturale ne serait point le cours de mon existence ou les méandres des mésaventures du royaume tout entier. J’allais explorer, au contraire, les exploits de simples bourgeois et le courage de deux cités, sœurs dans l’adversité, mais aux destins pourtant contraires. Je souhaitais pour l’occasion célébrer par ma prose les mérites de ma ville d’adoption, Beauvais, et de ses valeureux habitants, sans omettre toutefois d’y associer la sombre issue qui attendait les héroïques citoyens de l’ardente cité du bord de Meuse.

C’était ma chère Margareth qui m’y avait encouragée. Elle n’hésitait guère pour ce faire à me houspiller nuit et jour. Tout était motif pour me convaincre de reprendre le fardeau de mes nuits de remembrances, de mes longues heures de tergiversations devant les feuillets immaculés, de mes alternances de doutes lors du choix des mots ou d’exaltations lorsqu’enfin ceux-ci daignaient se discipliner et s’aligner avec ordonnance pour refléter, sinon la vérité, du moins, le fil de mon récit.

Mon infiniment précieuse Margareth, son empressement m’était d’autant plus exquis et sa volonté irrésistible, qu’elle entendait honorer ainsi le seul membre de ma descendance qui ne soit point issu du fruit de ses entrailles. Je rends encore ce jourd’hui grâce à son dévouement et j’y vois, incontestablement, le signe de son inestimable attachement à ma personne et aux miens. Ses entreprises furent d’autant plus aisément couronnées de succès que je ne pouvais guère ignorer la décrépitude qui, lunaison après lunaison, me gagnait. La grisaille salée avait depuis belle lurette supplanté les tons safranés de ma chevelure d’antan. Les rides sillonnaient mon visage oblong jadis avenant. Mes dents s’ébréchaient tels des remparts vétustes. Je n’avais plus guère la force de manier ma puissante épée qui si souvent m’avait aidée à triompher des obstacles. Même la plume me paraissait pesante à présent. Sans nul doute, le temps impitoyable me pressait de céder sans tarder plus outre à ses admonestations.

Ce fut finalement avec un mélange d’humilité et de fierté familiale que je m’attelais à relever le gant de ce défi que constituait la narration des péripéties de ma petite fille adoptive, Jeanne, confrontée à son tour aux vicissitudes de son temps.

Voici donc ce qu’un vieil homme, ayant atteint l’hiver de sa longue vie, a pu retracer de ces quelques années remarquables. Une période pendant laquelle une simple jeune bourgeoise, destinée normalement à demeurer à jamais ignorée des chroniqueurs, donna un cours inattendu à l’Histoire du royaume des héritiers de Clovis.

Pourtant, la recherche de la véracité des faits et le souci de respecter Clio1 dans tous ses atours, m’oblige à ne point me limiter aux seuls évènements qui secouèrent ma bonne ville de Beauvais. Car, sans nul doute, il me faut également rendre justice aux cœurs vaillants qui défièrent le Téméraire sur les marches septentrionales de notre doux royaume de France. C’est vers une principauté ecclésiastique sise aux frontières du Saint Empire Romain Germanique que nos regards vont de prime abord se tourner. Non loin des profondes forêts des Ardennes, au cœur desquelles sévissent les soudards du sanglier2, se dresse, depuis des temps immémoriaux, la farouche et indomptée cité ardente de Liège. Ce sera donc, à l’abri de ses séculaires remparts, érigés fièrement contre tous ceux qui voudraient attenter à ses privilèges, que notre histoire va débuter. Afin de respecter une longue et sage tradition, il ne me reste plus qu’à écrire ces quelques mots : il était une fois…

 

 

 

 

 

Chapitre un

En leurs vertes années

 

 

 

Liège, printemps de l’an de grâce 1468

 

Une grande foule s’activait sur le parvis de la cathédrale Saint-Lambert, en ce jour de foire. Cet évènement jouissait de la bienveillante complicité de la clémence des cieux. Les échoppes bigarrées des négociants venus des quatre coins de l’Empire et du royaume voisin se pressaient avec une telle densité que l’on aurait pu croire qu’une cité nomade s’était implantée au cœur même de l’urbanité. Les Lombards, sur leurs bancs munis de leur trébuchet, échangeaient les monnaies frappées dans toutes les chancelleries d’Europe contre des jetons aux armes de Liège. Des jetons qui, seuls, avaient cours dans les tavernes du centre de la cité pendant toute la durée de la foire. Malgré cette précaution, quelques faussaires hardis se risquaient à confectionner de faux jetons afin de se procurer un substantiel bénéfice sur la laine des tenanciers les plus naïfs. Attirés par la foule, comme des ours sur le miel, des batteurs d’estrade en tout genre étaient venus pour esbaudir les marauds. Ces baladins étaient de tous poils et de toutes origines. Il y avait là des dresseurs d’animaux sauvages et exotiques, issus des plaines de Bohème, autour desquels s’agglutinait la marmaille extasiée. Il y avait également des jongleurs et des cracheurs de feu, remontés depuis leur Apulie natale aux rives ensoleillées. Il y avait, enfin, moult bonimenteurs faisant rêver les badauds en leur promettant monts et merveilles. Et puis, surtout, il y avait dans leur ombre, complices discrets, mais talentueux de ces hommes de spectacle, les tire-laines, habiles à soulager les visiteurs enthousiastes du poids de leurs deniers d’argent.

Parmi ces derniers, Colin Pilon brillait tout autant par son art que par sa précocité. Dès son plus jeune âge, il avait démontré une dextérité sans égale, capable de jongler avec une demi-douzaine d’œufs sans en briser un seul. Son rêve d’enfant avait toujours été de se tenir séant au-devant de la foule en émoi pour la faire frémir par ses vertigineux exploits. Il s’entraînait sans relâche afin d’impressionner les quidams, ou pour esbaudir les donzelles et, qui sait, s’attirer les bonnes grâces de quelques seigneurs voulant jouer les mécènes. Il ne ménageait guère ses efforts depuis dix années déjà, désespérant d’obtenir le blanc-seing de la troupe. Car, même chez les laisser-pour-comptes du tiers état, il y a un ordre établi que l’on ne pouvait guère transgresser. C’est ainsi que le devant de la scène était monopolisé par son rival Mario, aussi peu Lombard que Colin malgré son pseudonyme. Ce fieffé coquin n’entendait céder son rôle prestigieux pour rien au monde. Son orgueil démesuré, agissant comme un miroir déformant, maximisait ses ordinaires performances et tendait à rendre négligeable la maestria de Colin. Pour le cas où ce dernier aurait vu quelque inconvénient à demeurer à sa place, Mario savait faire jouer les poings et possédait une miséricorde effilée dont il avait moult fois fait usage par le passé pour défendre sa proéminence. Après quelques plaies et bosses convaincantes, Colin s’était résigné, la mort dans l’âme, à laisser les feux de la rampe au prétendu fils de la péninsule italique. Désormais, il se faisait simple ombre anonyme au cœur de la grande presse des badauds avide de soulager les bourgeois de leurs pesantes pécunes.

Né pour être jongleur, il se trouvait déchu à se compter parmi les rangs infâmes des coupe-bourses. Né pour être le parangon des arts du spectacle, il en était réduit à nourrir la troupe des saltimbanques du fruit de ses larcins, sans en retirer ni renommée ni gloire.

Le secret de la réussite de sa malhonnête entreprise résidait tout autant dans l’observation préalable que dans l’habileté de ses doigts crochus. Il identifiait aisément les gourmands, aux ventres rebondis signe de leur bonne fortune, faire leur choix parmi les oublies, les rissoles et autres friands des négociants aux échoppes odorantes. Il repérait, l’air de ne point y toucher, les bourses délacées ou bâillantes des chalands empressés, curieux d’enchaîner les étals colorés et affriolants. Mieux que quiconque, il distinguait les aumônières brodées, bien pourvues en mailles3 et sous blancs4, pendant aux ceintures fines des boutiquières. De son œil expérimenté, il devinait avec certitude l’instant fatidique où sa future victime serait trop absorbée par les, tout relatifs, exploits de Mario pour s’apercevoir du larcin. Ensuite, son forfait accompli, il savait, comme nul autre, disparaître dans la foule, l’air innocent de celui à qui l’on accorderait le Seigneur sans confession. Faute de pouvoir exceller dans les arts de la lumière, il était devenu, bon gré mal gré, le maestro des talents obscurs de l’ombre et de l’anonymat. Tant d’adresse, pour ne récolter en fin de compte, le plus souvent, que de misérables jetons que les changeurs, méfiants et irritables comme un bourgeois un jour de carême, pouvaient renâcler à convertir en bonne monnaie sonnante et trébuchante.

Mais, l’œuvre délicate et discrète de Colin s’arrêtait là. Lorsqu’il rejoindrait la foule des badauds anonymes, il glisserait le fruit de ses rapines dans la manne de sa complice Estelle. Cette dernière, une jeune beauté latine aux traits hellénique, avait, pour cette tâche, emprunté le rôle de bourgeoise apprêtée. Au crépuscule, tel un papillon sortant de sa chrysalide, elle se métamorphoserait et, sous le nom de scène d’Esméralda, prédirait mille et une bonnes fortunes aux naïfs enivrés déambulant dans les ruelles du vieux carré de l’ardente cité. Lorsque dans quelques jours l’exaltation et la liesse des festivités seraient retombées, Estelle troquerait sa laborieuse récolte contre du bel argent. Si, par extraordinaire, les changeurs se montraient indifférents à ses sulfureux charmes, comme convenu par avance, leur monnaie de singe serait échangée contre viandes, étoffes et soieries auprès des derniers commerçants. Ceux-ci seraient trop heureux de solder leurs ultimes marchandises afin de faire de la place pour leurs récentes acquisitions. Ils pourraient ainsi s’en aller délestés vers d’autres foires sur d’autres lieux dans les plaines fertiles de Champagne ou la verte vallée du Rhin.

Outre sa dextérité hors du commun, Colin pouvait compter sur sa belle mise. De petite taille et de constitution fragile, on lui prêtait d’ordinaire quelques années de moins que celles qui avaient laissé leur empreinte sur ses remembrances. Qui aurait pensé parmi les bourgeois de cette opulente cité que c’était là les séquelles de longues périodes de malnutrition ; le résultat d’une enfance marquée par les tiraillements d’un estomac affamé et d’un corps livré aux conséquences de multiples carences.

Par contraste avec cette frêle complexion, son doux visage avait les traits fins que les sculpteurs attribuent aux séraphins. D’ailleurs, ces traits angéliques se trouvaient renforcés par l’éclat de ses yeux aux couleurs d’une mer paisible et par les boucles adorables de sa chevelure aux reflets d’or et à l’odeur de miel. Des yeux néanmoins troublés, quelquefois, par les souvenirs des horreurs nombreuses qui avaient croisé son bref périple en ce bas monde. Des cheveux pourtant simplement rincés à l’eau des rivières sans l’apport d’un savon trop dispendieux pour ses modestes moyens.

Une première fois déjà, Colin s’était subrepticement glissé en direction de la verte robe brodée de fleurs d’or qui donnait à sa comparse la mise d’une respectable boutiquière du cru. Une première fournée d’oboles métalliques frappées du perron avait disparu sous le linge recouvrant le panier de l’audacieuse donzelle.

Délesté ainsi des preuves de ses criminelles activités, Colin avait à présent rejoint la foule qui s’agglutinait derechef pour admirer la seconde prestation du jongleur prétendument Lombard. Sans perdre davantage de temps, le gamin se mit à la recherche d’une nouvelle proie, si possible une femme. Le beau sexe était moins susceptible d’arpenter les tripots et d’avoir, par conséquent, troqué son bel et bon argent contre ces misérables droits d’accès symboliques aux lieux de débauche. Il repéra une dame gironde aux atours élégants et dont la bourse respirait l’aisance. Outre son aumônière abondamment pourvue, la qualité de ses étoffes, la couleur bleue aussi coûteuse que rare de sa robe et ses bijoux étincelants confirmaient qu’elle était une enfant chérie de dame fortune. Sans tergiverser plus outre, Colin jeta son dévolu sur cette dernière qui devint ainsi le cœur de toutes ses attentions.

Il s’immisça dans la presse, répliquant Lilith muée en serpent dans les jardins d’Eden. Imperceptiblement, il réduisit à quelques pouces la distance séparant ses doigts d’aigrefins des cordons de la bourse. Il ne lui restait plus qu’à guetter l’instant propice. Il hésitait néanmoins, la proie alléchante était si appesantie de monnaies que son délestage inopiné risquait de ne point passer inaperçu de sa légitime propriétaire. La tentation l’emporta sur la prudence la plus élémentaire, il se résolut à l’action qui ne saurait guère tarder plus outre. Il jugea que le moment opportun serait celui des applaudissements. Le bruit et l’activité de la foule rendraient plus imperceptibles encore ses discrets mouvements. Il força son souffle oppressé à recouvrer un rythme plus lent, plus serein, dans l’espérance de mieux dissimuler son extrême nervosité qui ne pouvait que créer de la suspicion chez les plus observateurs de ses voisins. Les perles de son chapelet s’égrenèrent sous ses doigts fébriles. S’aidant d’un Pater Noster il décomptait le passage du temps, connaissant parfaitement le spectacle immuablement semblable de son comparse.

Mario entamait à présent son grand final. Un exploit, compte tenu de ses talents médiocres, songea Colin avec une aigreur démultipliée par les frustrations et la jalousie. Délaissant les œufs, le lombard de pacotille cracha alors des flammes sous les exclamations enthousiastes d’un public subjugué. Les badauds se mirent à frapper dans les mains pour souligner leur appréciation de la performance ardente.

C’était enfin l’instant fatidique. La fine et courte lame, une miséricorde, dissimulée au creux de la dextre de Colin émergea pour couper les cordons de cuir reliant l’aumônière à la ceinture richement brodée. Il était tellement concentré sur sa tâche, que le fait que la dame s’estimait trop importante pour s’abaisser à applaudir un saltimbanque lui avait totalement échappé.

— Je te tiens maudit aigrefin ! clama une voix féminine aussi haut perchée que pleine de fureur et d’orgueil. Mais la femme s’était un peu avancée dans sa présomption. Vif comme l’éclair, Colin avait dérobé sa main avant qu’elle ne soit broyée par la poigne étonnement puissante pour quelqu’un du beau sexe. La bourgeoise poussa un cri de douleur. Elle s’était entaillée elle-même la paume sur la lame de Colin en voulant faire œuvre de justice.

Sa plainte fut suivie d’une bordée d’injures ponctuée de la célèbre mise en garde : au voleur !

Sans demander son reste, Colin avait déjà détalé, tel un goupil pourchassé par la meute seigneuriale. Foin de sa cupidité, la garce s’était montrée plus futée que lui. Son seul salut était dans une fuite éperdue avant de se noyer dans la grande presse de la foule bigarrée et hétéroclite. Encore un effort, contournant un nouvel étal plein de friands et d’oublis, de darioles et autres pastés, bientôt il serait hors de la portée de ses quelques poursuivants. Il se retourna derechef, semblant narguer les honnêtes grenouilles de bénitier qui se rachetaient une virginité à bon compte à grands coups de moult confessions purificatrices. Mal lui en pris, cette journée n’était décidément pas à marquer d’une pierre blanche, il trébucha et s’étala de tout son long. Il jura sur sa maladresse, persuadé d’avoir été victime de la trahison d’un caillou. Mais, les gantelets et les bras recouverts de mailles qui l’aidèrent à se relever apportèrent un sévère et immédiat démenti à son hypothèse. Il avait été l’objet d’un habile croc-en-jambe de la hampe d’un fauchard manipulé par un communier5 liégeois. Si le gens d’armes le redressait, c’était pour mieux le traîner ensuite vers les geôles dans l’attente de son jugement. Celui-ci ne tarderait guère, les plantureuses cités n’aimaient guère que leurs foires, garantes de leur prospérité et donc de l’abondance de taxes, soient perturbées par quelques marauds aux activités peu recommandables.

Beauvais, printemps 1468

 

— Jeanne… Mais où diantre te terres-tu céans ?

Jacques se doutait bien que Jeanne n’était point suffisamment sotte pour dévoiler sa cachette en lui répondant. Mais qui ne tente rien ? Il n’entendait point pour autant perdre derechef. Il ne serait point dit qu’une garce6 lui tiendrait la dragée haute. Il avait bien une idée pour qu’elle sorte de sa tanière, mais il hésitait à agir, car non seulement la méthode n’était guère glorieuse, mais, en outre, elle jetterait Jeanne dans une telle fureur qu’il risquerait de se faire rosser. Cette pensée lui fit remonter à la surface le souvenir, encore cuisant, de ses dernières altercations violentes avec la pétillante brunette qui l’avait à chaque fois humilié en le terrassant, lui, le garçon, vaincu par une simple fille. Il était partagé entre la crainte d’une nouvelle défaite, en représailles des blessures qu’il infligerait en cédant à la tentation de passer à l’acte, et la satisfaction de tourmenter Jeanne à la hauteur de ses propres déconvenues. Il tergiversait encore et toujours, remuant sa langue dans la bouche avec un goût empli d’amertume. Finalement, sa colère l’emportant sur sa couardise, il décocha :

— Fille de traître, ville engeance de félon où te caches-tu donc ?

Il n’eut guère l’opportunité de proférer la moindre syllabe supplémentaire. Il se retrouva soudainement jeté à terre et roué de coups par une furie qui s’était laissée tomber du chêne au pied duquel il se trouvait. La petite teigneuse aux cheveux de jais et aux yeux ténébreux, luisants comme deux braises encore chaudes dans les tréfonds de la forge, lui martelait le visage avec une force décuplée par la hargne. Essoufflé et ensanglanté, il parvint à grand-peine à supplier :

— Au nom de Jésus, Jeanne, ai grand merci7 de moi.

Mais Jeanne ne semblait guère vouloir entendre raison. Elle persistait à le frapper. Le malheureux en fut bientôt réduit à se protéger, comme il le pouvait, en croisant ses bras par-dessus son visage tuméfié.

Tout aussi brusquement que l’enfer s’était déchaîné, le supplice prit fin, tandis que son corps se retrouva soulagé du poids qui l’oppressait encore un instant plus tôt.

Isolée du monde par un voile rouge qui la rendait aveugle, Jeanne se sentit tirée vers l’arrière par une poigne puissante et ferme qui l’avait saisie par le col. Au même instant, une voix familière retentissait au travers des brumes écarlates. Une voix qui s’exprimait avec un ton autoritaire ne souffrant aucune contestation. Une voix qui tonnait telle celle de Zeus trônant au sommet du mont Olympe :

— Jeanne Laisné ! Quand donc te conduiras-tu ainsi qu’il convient à une pucelle digne de ce nom ?

Oups ! Ce n’était jamais de bons augures lorsque Mathieu Laisné, le père adoptif de Jeanne, lui rappelait le patronyme qui était désormais le sien.

— Est-ce ainsi que tu nous sais gré, à Perette et à moi, de t’avoir recueillie au sein de notre famille prospère et amie de notre maître, le bon Roi Louis.

Jeanne était, en effet, née Fourquet presque quatorze printemps plus tôt8. Elle n’avait pourtant guère connu son père biologique, Jean Fourquet. Celui-ci, officier dans la garde du Roi Louis, onzième du nom, était tenu, du fait de sa charge, de résider là où se trouvait le souverain. Jeanne n’avait donc rencontré son père qu’à l’occasion de ses rares permissions de quitter son poste lorsqu’il visitait les siens à Beauvais. Pour cette raison, avant même d’avoir été officiellement adoptée par Mathieu Laisné et son épouse Perette, elle avait été éduquée par ces derniers. Bien en cour, de par la grâce de ses liens familiaux, Perette occupait le prestigieux office d’intendante de la maison des gouverneurs de la cité de Beauvais. Responsable de la tenue du palais du représentant du Roi en les murs, elle avait à cœur également de prendre soin des enfants des serviteurs de son souverain en leur absence.

Jeanne n’avait de fait jamais eu d’autre famille, puisqu’outre son père, rarement visible, sa mère était décédée en lui donnant la vie. Des circonstances, hélas, fort courantes à cette époque. Ne disait-on pas alors que l’enfantement tuait plus de femmes que la guerre n’emportait d’hommes. Les choses auraient pu demeurer ainsi, inchangées jusqu’à ce que Jeanne soit en âge de prendre mari et de fonder sa propre maison. Mais son père, Jean, prit ombrage d’une décision royale de lui retirer son grade. Il aurait pu, comme tant d’autres, se résigner, ou encore, se démener afin de regagner la faveur du souverain, mais il était aussi impatient, qu’ambitieux et velléitaire.

Depuis le règne de Charles le victorieux, septième du nom, les grands féodaux et les princes supportaient de plus en plus mal le renforcement constant de l’autorité centrale. Les « Pragueries »9 s’enchaînaient régulièrement et, la plupart du temps, échouaient. La récente succession royale fut donc considérée comme l’opportunité de renouveler les tentatives de desserrer le carcan de la suprématie du suzerain sur les privilèges féodaux. Non sans une certaine rouerie dans le choix des termes, les adversaires du Roi fondèrent la ligue du bien public. Mais le public dont il était question s’avérait être avant tout celui de puissants voulant l’être davantage encore et préserver ainsi leurs intérêts particuliers. Les guerres qui s’en suivirent, opposant le Roi aux nobles rebelles, semèrent le trouble sur les terres de France plusieurs années durant. Cela créa également l’occasion pour les mécontents et les factieux de tous poils de tirer l’épée contre leur maître, en espérant ainsi obtenir satisfaction ou, pour le moins, pécunes et avantages.

Jean Fourquet avait scellé son destin en prenant les armes contre son royal souverain. Mal lui en prit, puisque le seize de juillet de l’an mil quatre cent soixante-cinq, Louis livrait une bataille aussi indécise que féroce contre les rebelles à Montlhéry. Jean figura parmi le nombre élevé de ceux qui ne virent pas le soleil se coucher à l’horizon au soir du combat.

Déjà orpheline de sa mère, Jeanne se trouvait désormais privée de ses deux parents. C’est à cette époque que Perette, qui avait perdu en bas âge son premier enfant et qui, par suite d’une mauvaise fièvre puerpérale, ne pouvait plus avoir de descendance, demanda à son mari, Mathieu, d’adopter pleinement cette pauvre fillette vivant parmi eux depuis les premières heures de son existence terrestre. Combien même, Mathieu n’aurait-il point été l’époux aimant qui ne pouvait rien refuser à sa chère et tendre moitié, qu’il y aurait agrée ! Il s’était lui-même, en effet, pris d’affection pour cette enfant qui apportait un surcroît de vie et de joie à sa maisonnée.

C’est ainsi que, par la grâce de l’amour de ce couple et par le média de l’encre sur un parchemin chez un notaire, Jeanne Fourquet devint, d’un simple trait de plume d’oie, Jeanne Laisné.

Perette, née de la Rivière, descendait d’une famille attachée à la cause des Valois. Elle avait été biberonnée toute jeune au récit glorieux et épique des combats de la Pucelle d’Orléans, ainsi qu’aux narrations des victoires des compagnies d’ordonnances du grand roi Charles. La résistance opiniâtre de sa ville natale aux Angloys n’avait point de secrets pour elle. Elle était fière du courage de ses concitoyens qui avait chassé d’entre leurs murs cet évêque maudit entre tous, l’évêque Cauchon, mortel ennemi de la Pucelle Jeanne. Devenue mère, par procuration, à son tour, elle avait perpétué cette tradition et ne se lassait point de faire jaillir dans l’esprit juvénile de sa petite protégée les images idéalisées du fracas des armes pour l’honneur du Roi et de la France. Qui plus est, la maison du gouverneur, qu’elle régentait quotidiennement, était le lieu de passage usuel de nombreux gens de guerre de tout acabit. Jeanne grandit donc dans un environnement qui s’apparentait, par certain côté, à un centre de commandement militaire. Rien d’étonnant dès lors, à l’immense désespoir de Mathieu, que la jeune fille en prenant de l’âge montra plus d’appétences pour les plaies et les bosses ou les jeux de damoiseau que pour la quenouille ou pour le fuseau. Lorsque Jacques lui en faisait reproche, Jeanne se lamentait de ne point être née garçon.

L’attachement de ses parents adoptifs à la cause royale et leur position au sein des officiels de la cité aurait dû suffire à estomper les mauvais choix de ce père lointain et méconnu. Mais la jeunesse est cruelle et plus d’un freluquet avait compris que la simple évocation de la félonie de son géniteur faisait sortir Jeanne de ses gonds. Il semblait quelquefois à la jeune fille qu’elle porterait pour l’éternité une tache indélébile, une marque d’ignominie, comme si on lui avait appliqué une fleur de lys au fer rouge à même la peau.

Solidement tenue par le coude, Jeanne fut ramenée sans broncher jusqu’au domicile familial par son père de substitution. Elle se laissait faire ainsi, docilement, tant par gratitude que dans l’espoir d’atténuer l’ire de son tuteur. Celui-ci ne la frappa point, jamais il n’avait levé la main sur elle et n’entendait pas commencer ce jour-là ou un autre. D’ailleurs, la vraie responsable de son attitude belliqueuse n’était-elle point plutôt son épouse qui avait farci le crâne de cette pauvre enfant d’idées saugrenues. Sans négliger non plus, l’influence du père de Perette, en l’occurrence votre serviteur, qui avait sa vie durant parcouru les sentes et les routes poudreuses à guerroyer pour le compte du roi Charles. Au terme du conflit séculaire entre François et Godons10, j’avais commandé une lance puis une compagnie d’ordonnance. Même si à présent je m’étais retiré en mon château de Mouchy tout proche, je vaquais encore de temps à autre sur les chemins lors de mystérieuses quêtes pour mon suzerain.

Comment en vouloir dès lors à sa fille de se conduire en soudard mal dégrossi avec un tel héritage ? Elle n’était décidément point prête à passer ses heures à filer, broder ou coudre.

 

 

 

 

 

Chapitre deux

Méandres et remous de la Meuse

 

 

 

Liège, neuf de septembre 1468, une heure avant sexte11

 

Colin avait perdu le compte des apparitions furtives du falot rayon de lumière qui, péniblement, se frayait un chemin depuis la minuscule ouverture au sommet de son cul de bas de fosse depuis une poignée d’heures. Il survivait tel un rat. Non, pire qu’un rat, car ce dernier au moins était libre d’aller et venir. Il puait comme un bouc. Sa peau crasseuse le démangeait. Depuis trop longtemps, il n’avait eu d’autres occupations que de se vautrer sur une paillasse en voie de décomposition et grouillante de vermines, passant de la pénombre aux ténèbres les plus absolues. Pour toute pitance, on lui jetait chaque jour ou nuit, un bolet en terre cuite empli d’une bouillie de gruau insipide plus liquide que consistante.

Il ne savait depuis combien de temps il croupissait ainsi, sans jugement, puisque le Prince Évêque, Louis de Bourbon avait bien d’autres chats à fouetter que le sort d’un misérable avorton coupable de vils larcins. Son titre était contesté par les bourgeois de sa bonne ville de Liège qui voyait en lui la mainmise du puissant Duc de Bourgogne. Ce prince de l’Église était en effet également le neveu de Philippe le Bon, père du téméraire Charles. En outre, sa légitimité était battue en brèche par le neveu de l’évêque précédent, Jean de Horne, qui s’estimait floué par la transaction financière à l’origine de la surprenante nomination de l’homme de paille du Duc.

Malgré ces circonstances, pendant les neuf premières années du règne de Louis de Bourbon, tout se passa sans incident digne d’intérêt. Il est vrai que le jeune prélat, qui n’avait que dix-huit printemps à l’horloge de son existence en l’an de grâce mil quatre cent cinquante-six, ne résidait guère en sa bonne ville de Liège. Ses études de théologie en cours le retenaient moult semaines durant à l’université de Louvain. Un évêque n’ayant pas achevé sa formation et pourtant adoubé par le pape Calixte III du vivant de son prédécesseur Jean de Heinsberg, âgé de soixante-neuf années, voilà qui avait de quoi irriter les fidèles les plus pieux. Cette investiture paraissait d’autant plus inique qu’elle avait été décidée sans consulter le chapitre12 au préalable et en dispensant le candidat préempté de recevoir les ordres, même mineurs, et ce sept années durant. La mauvaise humeur des Liégeois avait donc d’autres motifs que celui, déjà bien suffisant par lui-même, de leur crainte concernant la perte de leur indépendance et leur annexion potentielle par leur puissant voisin bourguignon.

On aurait pu croire pourtant que le temps aurait posé du miel13 sur ces plaies vives. Et, sans doute, cela aurait-il bien été le cas si, à son arrivée en ville en mil quatre cent soixante-cinq, ce prince opportuniste n’avait pas versé du vinaigre sur celles-ci. Les Liégeois ne pardonnèrent nullement les premières mesures impopulaires de celui qu’ils surnommaient avec dédain le bâtard de Liège. Dès lors, les évènements se précipitèrent. Les mécontents qu’ils soient nobles ou roturiers unirent leurs efforts. Les bourgeois s’indignaient contre les excès des procureurs fiscaux qui les écorchaient plutôt que de les tondre. Les nobles avaient des motifs personnels d’abhorrer leur « illégitime » souverain. Raes de Heers, par exemple, bourgmestre de Liège, s’était vu contraint de lever le siège qu’il menait devant le castel de son propre père suite à l’intervention des troupes épiscopales. Et l’on connaissait déjà les motivations, réelles ou prétendues, de Jean de Hornes, qui se trouvait enfin libre d’agir, n’ayant plus son temps et son argent accaparés par une longue et pénible procédure en succession pour le fief de Bocholt.

Dès mil quatre cent soixante et un, les « fustigeants »14 des cités de Looz, Hasselt, Bilzen, Maaseik, Herk, Beringen, Bree, Stokkem, Saint-Trond et Tongres, se fédérèrent pour contester l’autorité épiscopale. Les Liégeois, s’étant mis l’année précédente sous la protection du roi de France Charles le victorieux, se joignirent à la curée le vingt-neuf d’octobre de l’an de grâce mil quatre cent soixante et un. Ils chassèrent des murs de la cité les conseillers de leur suzerain absent. C’était sans aucun doute un geste plein de hardiesse. En effet, le puissant roi Charles venait de décéder le vingt-deuxième jour de juillet. Son héritier avait alors fort à faire pour assurer sa position sur le trône de France face à une ligue de Princes qui s’était autoproclamée « ligue du bien public ». Dans ces circonstances, le sort d’une ville libre en territoire impérial était le moindre de ses soucis tant il avait à de fers aux feux. Ses ennemis étaient nombreux et comptaient à leur tête son cadet soutenu entre autres par les Godons et ses deux voisins hostiles, le duc de la péninsule bretonne et le redoutable et téméraire grand-duc d’occident.

Pourtant, quatre longues années durant, le conflit demeura pendant, si ce n’était sur le plan des condamnations spirituelles. La ville de Liège fut ainsi victime de l’interdit que lui jeta le prince en exil. Anathème bientôt levé par l’archevêque de Cologne avant d’être confirmé par une bulle pontificale l’année suivante. Les négociations allaient bon train. Louis de Bourbon esquissa un bref retour dans les murs de l’ardente cité entre le quatre de juillet et le treize de septembre de l’année mil quatre cent soixante-deux, avant un second séjour de plusieurs mois, à cheval sur les années mil quatre cent soixante-trois et soixante-quatre. Cela aurait pu, avec un peu de bonne volonté de part et d’autre, être le prélude à la pacification des corps et des âmes, mais il n’en fut rien. Ces quelques mois ne furent en fin de compte que le faux calme présageant la déferlante d’Éole.

L’ineffable Louis de Bourbon manquait de la sagesse et de l’expérience pour se souvenir qu’il faut diviser pour régner. En excommuniant et spoliant d’une seule traite l’ensemble du collège, bourgmestre et échevins, nobles et bourgeois, il fit l’unanimité contre lui. Ses adversaires se montrèrent meilleurs goupils 15et plutôt que de s’isoler en se déclarant république, ils se donnèrent à Marc de Bade qui était à l’Empereur Frédéric III du Saint Empire ce que Louis de Bourbon était à Bourgogne.

Aléa Jacta est, la guerre était devenue inévitable. Le vingt-deuxième jour d’avril de l’an de grâce mil quatre cent soixante-cinq, le prétendant de l’Empereur faisait son entrée dans la cité à la tête de quatre cents hommes d’armes, d’une bombarde et d’une couleuvrine. De son côté, Cologne finançait ce conflit à hauteur de deux mille cinq cents florins. Les Liégeois ne s’en tinrent point-là, malheureusement pour l’issue de leur cause, ils assaillirent le Limbourg, terres bourguignonnes. Dès lors, le Duc, Philippe dit le bon, ne pouvait demeurer davantage simple spectateur des désordres fomentés en ses états.