Mémoires sanglantes - Tome I - Jean Duruy - E-Book

Mémoires sanglantes - Tome I E-Book

Jean Duruy

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Beschreibung

Un manuscrit poussiéreux inédit, découvert par hasard, nous dévoile de stupéfiantes révélations. Et si en 1897, les évènements décrits par Bram Stoker et qui ont défrayé les chroniques transylvaniennes puis londoniennes n’étaient pas que le fruit de l’imagination d’un romancier ? Et si l’auteur, influencé par ses croyances, sa foi et son époque, avait tronqué la vérité, n’osant la révéler au public dans son invraisemblable entièreté ? Et si, surtout, il n’avait pas eu connaissance des derniers rebondissements des péripéties du prince de la nuit ? Donnons enfin la parole à ce grand muet qui demeure le plus célèbre des héros gothiques. Découvrez les multiples facettes d’une histoire que vous pensiez connaître… et pourtant !

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né en Wallonie Picarde, master en Histoire et diplômé en sciences politiques, Jean Duruy se passionne pour les mythes nationaux et leurs origines lointaines. Il a écrit la saga Johannique et avec Mémoires Sanglantes, il renouvelle à la fois la littérature vampirique et le personnage historique de Vlad Tepes à la lumière des études les plus récentes.

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Jean Duruy

Mémoires sanglantes

La Geste des Basarab

Tome 1

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jean Duruy

ISBN : 979-10-377-0756-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

Les héritiers d’Azincourt:

La veuve, l’orphelin et la Pucelle (2015)

L’hydre de Normandie (2015)

Le tombeau des Godons (2016)

La geste des Basarab :

Mémoires sanglantes (2016)

Les amants d’outre temps (2017)

Secret en péril (2017)

Le chasseur de vampires (2018)

La louve de Sibérie (2019)

Préface

Aucun mot, que ce soit oralement ou par écrit ne saurait rendre avec justice la profondeur des émotions qui m’assaillirent lorsque je compris le contenu du document que je tenais entre les mains. J’avais l’impression que ma découverte était d’une importance fondamentale tant pour la recherche historique que pour la connaissance que l’humanité possédait sur son environnement. Je n’eus alors qu’une seule hâte, traduire et publier ces papiers afin que tout un chacun puisse juger de leur authenticité ou de leur caractère fallacieux.

Mais reprenons au commencement. Depuis des lustres, j’arpentais avec une curiosité inextinguible les kilomètres de rayonnages des libraires et bouquinistes. Depuis des décennies, j’usais mes semelles dans les brocantes et les vide-greniers. La plupart du temps, j’en revenais bredouille ou encombré de bibelots futiles et sans importance. Des bricoles que je jetterais sans doute au soir de mon existence afin de ne point surcharger mes héritiers lorsque viendrait le temps de vider mon domicile. Mais, ce dimanche matin-là, sur le terrain goudronné servant d’asile à la brocante hebdomadaire de Ronquières, au pied du célèbre plan incliné, je m’apprêtais, sans le savoir encore, à dénicher enfin la perle rare dont rêvent tous les chineurs. Il était presque midi et pas mal d’exposants remballaient leurs invendus. C’était le moment idéal pour les bonnes affaires. L’instant où le vendeur était prêt à quelques sacrifices pour rentabiliser son emplacement et ne pas trop encombrer son véhicule pour le retour.

J’allais passer outre une dame âgée vêtue comme les gens du voyage, au teint hâlé. La compère avait les cheveux et les yeux noirs et ses oreilles étaient déformées par le poids de boucles disgracieuses. Lorsqu’un maroquin de cuir rouge posé sur le sol à ses pieds retint toute mon attention. La couverture était gravée d’un V d’or et d’un B d’argent. Je lui fis comprendre qu’avant de faire une offre, je désirais feuilleter ce mystérieux et vieux codex.

De mauvaise grâce, la femme obtempéra. L’objet était ancien ou habillement vieilli par un habile faussaire. Les pages en papier jaunies étaient parsemées de mots écrits à l’encre de Chine. Les premières pages étaient totalement maculées de pâtés et de taches, comme s’il s’était agi de l’œuvre d’un peintre contemporain. Parmi ces sombres auréoles essaimaient une série de lettres mal dégrossies, voire incomplètes, que je crus de prime abord avoir affaire à un cahier de calligraphie d’un enfant en bas âge. Mais, rapidement, des mots de mieux en mieux rédigés s’ordonnancèrent devant mes yeux. Ce furent d’abord des suites de syllabes sans le moindre sens, avant qu’enfin ne se révèlent à mon regard intrigué des phrases dont le vocabulaire était par trop savant pour correspondre à l’âge d’un jeune enfant à peine scolarisé.

Deux éléments particuliers retinrent mon attention. Le papier était constitué à partir de chanvre et non de cellulose ou d’autres végétaux ce qui signifiait qu’il avait été produit entre le début du 18° siècle et 1937. Par contre, le vieux français utilisé et les termes usités étaient déjà obsolètes à l’époque pendant laquelle ce papier avait été fabriqué. Pour en savoir davantage, il me fallait étudier l’ouvrage. Je m’enquerrais du prix et de sa provenance.

La dame me jura les grands Dieux qu’elle le tenait de ces ancêtres, des gitans venus de Roumanie qui avaient ensuite migré dans le reste de l’Europe via le sud de l’Italie. Vrai ou faux, je n’obtiendrais d’autre histoire de sa part, il me fallait m’en contenter. Elle m’en demanda cinquante euros. Je lui en proposai dix. Elle fit une offre à quarante et moi à vingt. Finalement, nous nous accordâmes pour trente euros, chacun se frottant les mains en estimant avoir fait l’affaire du siècle.

Tout excité, j’abandonnais là les exposants non encore visités et je me hâtai de rejoindre ma demeure pour m’enfermer tel un ours dans sa caverne avec le précieux grimoire.

Il me fallut plusieurs semaines pour traduire le texte en un français compréhensible pour mes contemporains. Je laissai dans le texte quelques expressions aux saveurs nostalgiques qui lui donnaient cette couleur véridique et presque exotique à la fois. Mon travail le plus délicat fut de retranscrire le premier chapitre. Je dus reformuler de phrases entières pour transformer des chapelets de caractères indéchiffrables en un texte qui aurait quelque sens pour le lecteur. J’espère que ce dernier me pardonnera d’avoir échangé l’authenticité du chaos contre un texte altéré, mais lisible.

Au moment de conclure cette préface et de laisser le lecteur découvrir la teneur de ces cahiers et ses révélations stupéfiantes, je dois encore vous avouer qu’à ce jour je ne suis toujours pas parvenu à certifier que l’auteur de ces lignes est bien « l’homme » qu’il prétend être ou s’il ne s’agit que des délires d’un dément. Il ne me reste qu’à vous en laisser seul juge à l’issue de votre lecture !

Jean Duruy, historien, auteur de la découverte et traducteur du manuscrit.

Mémoires

Réponses aux calomnies et autres diffamations sur ma personne diffusées par Bram Stoker.

Par V.B.

Chapitre un

L’éveil

Premier jour ou première nuit, date inconnue

Aïe, aïe, aïe, ouille… Un océan de douleurs ! Une myriade de souffrances ! Et, par-dessus tout, cette lumière ténue qui néanmoins suffisait à me brûler les rétines…

J’émergeais peu à peu du néant et je ne reconnaissais rien de ce qui m’entourait, à commencer par moi-même. Qu’étais-je ? Qui étais-je ?

Des images confuses se bousculaient dans ma tête. Des définitions, des concepts, des souvenirs s’entremêlaient, formant une sarabande sans queue ni tête. C’était un peu comme si j’avais jadis possédé une immense connaissance, mais qu’elle était désormais recouverte par une chape de plomb et que seules des bribes de celle-ci s’échappaient entre les interstices. Malheureusement, aucun indice personnel ne fuitait. Juste un chaos inextricable de notions de cosmologie, de philosophie ou d’anatomie qui déferlait devant mes yeux. Par contre pas le moindre élément qui ne puisse m’identifier.

Mon crâne était particulièrement sensible. J’avais mal partout. Il n’y avait sans doute pas la moindre portion de mon anatomie qui ne soit point douloureuse. Ma gorge était… comment dire ? Aride et sèche, ma langue… râpeuse. Je ressentais dans mes entrailles un tourment insurmontable. J’avais l’impression qu’une serre me déchirait constamment les intestins sans parvenir néanmoins à anéantir leur désagréable et acide présence. Était-ce donc cela la faim et la soif ?

Ma peau était invraisemblablement momifiée. C’était un peu comme si je sortais d’une longue traversée d’un désert brûlant. Si seulement je parvenais à me remémorer ce qu’il m’était advenu, pour autant que, réellement, il me soit bien advenu quoique ce fût.

Je souffrais atrocement du dos. Ce qui me fit prendre soudainement conscience que ma position couchée m’était devenue intolérable. Il fallait que j’essaye de me redresser. En aurais-je la force ? Je me sentais si faible, si impuissant.

Une nouvelle vague de concepts plus ou moins abstraits me revenait d’un passé inconnu.

Cela devait être cela l’enfer. À moins qu’il ne s’agisse seulement du purgatoire. Mon environnement ressemblait-il au néant ou à l’au-delà ? Rien ! Aucun souvenir ! Je ne savais pas où je me trouvais avant d’être ici. Avais-je seulement un jour été ailleurs ? Même cela, j’étais incapable de l’appréhender.

Qui étais-je ? Qu’étais-je ? Où étais-je ? Comment étais-je arrivé ici ? Et, où était-ce d’ailleurs cet ici ? Les questions fusaient de toutes parts et se faisaient bataille dans ma tête. Pas le moindre début d’une réponse face à cette légion de questionnements qui assaillait mon cerveau. Était-ce la première fois que je connaissais cette situation ou était-ce mon lot quotidien, et si oui, depuis quand ? Avais-je seulement déjà vécu avant cet instant, avant ce déferlement d’interrogations existentielles ou prosaïques ? Était-ce mon premier jour de vie, de conscience ? Ou bien au contraire était-ce la réédition d’un scénario qui se répétait jour après jour à l’infini ?

Pourquoi tant de questions encore et encore, où étaient passées les réponses ? En existait-il seulement une ?

Je pris alors connaissance de mon environnement immédiat. J’étais dans une pièce tout en moellons, humide et sombre. Des arcs de pierres, d’un style que j’avais dû être capable d’identifier dans une vie antérieure, soutenaient un plafond gris, sans âme et sans relief.

Par une ouverture rectangulaire, juste en dessous du sommet de la pièce, un rayon de lune jetait une lueur blafarde, mais celui-ci m’éclairait néanmoins suffisamment pour que je puisse découvrir peu à peu l’endroit où je me trouvais depuis mon pénible éveil.

J’entendis un bruit grinçant qui me foudroya l’ouïe. La douleur me remonta des tympans jusqu’aux tréfonds de ma cervelle. Je serrais les dents, la souffrance s’atténua enfin et je rouvris les yeux.

Une porte magistrale en bois massif s’était entrouverte. Une silhouette se détachait en ombre chinoise dans l’embrasure. La forme que, peu à peu, j’identifiais, au fur et à mesure que ma conscience s’éveillait, s’avança dans ma direction.

Il s’agissait de quelqu’un qui était comme moi, mais pas tout à fait. J’avais des cheveux moins longs que cette apparition. Ma silhouette était moins élancée. Ma poitrine était plate et même creuse ; tandis que cette personne en vêtement blanc possédait deux proéminences au niveau du cœur. Elle appartenait à mon espèce, mais était du sexe féminin.

Elle tenait en main un calice empli de liquide. Je humais l’odeur de la boisson et ma soif se réveilla. Nul besoin de mots échangés, de paroles futiles et inutiles. Pourquoi m’ordonnerait-elle de boire alors que tout mon être n’aspirait qu’à cela ?

Elle me soutint le haut du corps afin de redresser mon buste. Elle porta le récipient à mes lèvres gercées. J’avalais, goulûment, jusqu’à la dernière goutte, épanchant quelque peu la soif qui m’oppressait.

Je recouvrais aussitôt un peu plus de forces, un peu plus de conscience, un peu plus de sens. La femme avait de longs cheveux flamboyants qui lui descendaient jusqu’à la naissance des cuisses. Elle était vêtue d’une tenue légère et simple, une robe de nuit sans doute. Une robe ou une chemise, d’une couleur indéfinissable entre le blanc et le rosâtre. Je la dévisageais longuement. En vain ! Je n’avais aucun souvenir de qui elle pouvait bien être, un mystère de plus. Je ne m’en souvenais en tout cas pas comme d’une compagne ou d’une concubine. Ses gestes n’étaient d’ailleurs ni tendres, ni doux, ni aimants, ce qui me confirma que nous ne devions pas être un tout avant ce moment, s’il y avait eu un avant.

Elle fit mine de s’en aller. Je tentais de la retenir. Mais je n’en avais point la force. Mon état s’était quelque peu amélioré, mais insuffisamment pour m’opposer à son retrait. Elle se retourna vers moi, et, d’une voix cristalline, me lança :

— Demain… Il est encore trop tôt pour parler. Repose-toi, et, si tu en es capable, écris ce qui te passe par la tête. Rédige tous tes souvenirs ! 

Avant de fermer l’huis qui menait vers le monde, pour autant que celui-ci existât, elle me désigna une table basse et une chaise. Sur cette table reposaient une plume d’oie taillée en biseau, des parchemins et un récipient en matière translucide contenant un liquide noirâtre. Je me traînais péniblement jusqu’au siège qui me tendait les bras. Je m’y effondrais presque, épuisé par ce simple effort qui pourtant me semblait surhumain. Je sentis l’odeur du dit liquide. Guère appétissant, cela ne devait pas être une autre ration de cette boisson salvatrice, ni d’ailleurs rien de comestible. Peu à peu, de nouveaux fragments de souvenirs me remontaient à l’esprit. Je me voyais plus menu, plus petit, en une version miniature de moi-même. Un homme de grande taille portant un vêtement sombre et austère utilisait une plume semblable à celle posée sur le bureau. Il trempait le bout biseauté de la pointe dans ce qui s’appelait un encrier, je m’en souvenais à présent. Puis d’une main souple, il traçait des formes abstraites sur le parchemin, des lettres, je m’en souvenais. Je me remémorais. Écrire ! Je savais, ou du moins j’ai su, écrire. Et, je devinais l’intention de la mystérieuse inconnue. Elle souhaitait m’aider à redevenir ce que je fus, qui j’étais. Elle se doutait comme moi, que, dans quelques instants, minutes ou heures, je retournerais au néant. Elle subodorait, comme moi, que, sans doute, s’il y avait un lendemain, tout recommencerait et que j’en serais au même point.

Si je ne voulais point que cet instant se répétât inlassablement jusqu’à la fin des temps ou jusqu’à ma fin, si une fin m’était promise, il me fallait désormais rédiger le récit de ma journée afin d’aller de l’avant les jours suivants. Pour autant qu’il y ait des jours suivants qui m’attendent.

J’avais su écrire, jadis, le saurais-je encore ? J’essayais ! Je traçais des signes malhabiles qui ne me disaient rien lors des premières tentatives. Progressivement, les maladresses s’atténuèrent. Ces signes devinrent des lettres. Je me souvenais à présent de l’alphabet. Puis, ces lettres, comme animées par une magie venue de la nuit des temps, s’ordonnèrent et formèrent des mots.

Ce fut d’abord un galimatias, un fatras de chapelets de mots qui s’enchaînaient sans queue ni tête. Je m’énervais, transformant les feuilles de papier en sphères fragiles que je balançais sans regret aux quatre coins de la pièce. Si je n’avais eu si mal à la gorge, j’aurais hurlé ma frustration. Si j’avais pu pleurer, j’aurais versé des torrents de larmes de désespoir et de rage.

Le temps s’envolait. Je sentais que, bientôt, épuisé, sans force, je n’aurais plus d’autre choix que de me recoucher et d’attendre. Mais je ne désirais pas renoncer, pas encore du moins !

Enfin, les mots commencèrent à s’emboîter de manière compréhensive formant une succession de phrases ! Des phrases qui s’ordonnançaient avec sens et exprimaient avec espoir et vivacité mes craintes, mes sentiments, mon questionnement. Ces phrases que quelqu’un d’autre que moi lirait peut-être un jour ou une nuit. Ces phrases qui se déroulent peut-être sous vos yeux en ce moment même.

Le temps me manquait. Je devais cesser ma rédaction sans tarder plus outre. Je me traînais vers ma couche désespérante. J’ignorais si j’émergerai à nouveau. Je n’avais pas la moindre idée de ce que serait mon état en ce cas ni d’ailleurs de quand cela arriverait.

Je serrais les quelques feuillets noircis dans ma main. Si je connaissais un autre réveil, il me faudrait souhaiter que je me souvienne alors que je savais lire.

Deuxième nuit, date inconnue.

Bon sang, que tout mon corps me faisait mal et que mes yeux brûlaient ! Je souffrais à en crever, mais peut-être étais-je déjà mort. Qui sait, c’était peut-être cela l’au-delà. Ma gorge et ma langue étaient extrêmement douloureuses. Où étais-je ? Qui étais-je ?

J’eus à cet instant la sensation de la présence d’un objet dans ma main droite. Je tournais laborieusement ma nuque toute roidie et endolorie dans cette direction. À la lumière nocturne de la lune et des étoiles, je découvris, chiffonnée dans ma dextre, une liasse de feuilles de papier. Difficilement, en serrant les dents afin de ne point crier, ce qui m’aurait été par trop pénible à cause de la soif qui me torturait, je me redressais sur ma couche inconfortable. Cet agonisant mouvement enfin achevé, je défroissais les feuillets. Ils étaient striés de signes bizarres, trop petits, trop réguliers pour être des dessins.

J’avais besoin de réponses, pour contrer l’océan de questions qui déferlait par vagues et essayait d’engloutir ma raison. En conséquence, je m’évertuais à saisir le sens des signes qui se jouaient de moi sur les pages de papier. Un flot de souvenirs remonta à la surface, telle une bulle d’air dans un océan. Une version infantile de mon individu parcourait un objet volumineux, fait de dizaines de feuilles épaisses reliées entre elles. Les folios étaient couverts de signes semblables à ceux qui se moquaient de moi. Sur certaines de ces pages, de magnifiques dessins charmaient la vue. Les lettres, oui, car il s’agissait bien de lettres, étaient de grandes tailles, peintes en or, et autour de celles-ci s’enlaçaient des plantes mirifiques dans lesquelles se cachait une faune bigarrée et magique, c’étaient des enluminures. Je me souvenais, il s’agissait d’un codex. Je savais lire !

Les symboles sur les documents chiffonnés prirent soudain tout leur sens. Je me relisais. J’avais donc un passé, d’une nuit pour le moins. Et, puisque j’étais de retour du néant, j’avais sans doute également un avenir.

Si seulement j’avais possédé suffisamment de courage et de forces pour regagner le fauteuil et le bureau afin de continuer à écrire ! J’aurais pu alors étaler de nouveaux lambeaux de mon essence sur ce document. J’aurais gagné ainsi au moins l’espérance de ne point la perdre derechef dans ce néant, qui, je le craignais, m’engloutirait une fois encore dans quelques heures.

La porte s’ouvrit, comme dans le récit dont je venais de terminer la lecture. Une femme en chemise de nuit fit son apparition, exactement comme dans le texte que je venais de parcourir.

Elle tenait une coupe emplie d’un liquide tiède à l’odeur envoûtante. Elle n’eut nul besoin de me commander ou de me supplier de boire. J’avalais tout, presque d’un trait. Je me sentis à nouveau plus vaillant, moins souffrant. Mais, cette fois encore l’inconnue voulut se retirer sans prononcer une parole. C’était bizarre néanmoins, pourquoi avais-je décrit cette femme avec de longs cheveux roux ? Je n’avais pourtant pas rêvé. Ils étaient d’une couleur qui se rapprochait du caramel ou du beurre fondu, aucun rapport avec celle d’un champ d’orge au soleil. Leur longueur était bien plus courte que dans mon souvenir, s’arrêtant à la naissance de la nuque et non au creux des reins. J’arrivais à articuler péniblement une question avant qu’elle ne disparaisse :

— Attends… Tu m’avais promis qu’aujourd’hui. 

— Moi ? Non, j’étais absente hier. C’était Erzebeth qui t’a nourri. Te souviens-tu de moi ? 

Je fis un effort et quelques bribes de mémoire percèrent à travers le couvercle de l’oubli. Je revoyais une femme merveilleuse aux yeux verts comme des émeraudes, aux cheveux noirs comme le plumage d’une corneille, à la peau blanche comme la neige fraîche, au sourire généreux comme un jour d’été. Qui était-elle ? Où était-elle ?

Mais alors qui étaient ces femmes ? Quelles étaient donc ces deux femmes qui m’abreuvaient depuis deux nuits ? Étais-je leur patient ou leur prisonnier ? Et en ce cas, pourquoi ?

Je me résolus à dodeliner de la tête pour signifier mon ignorance. Elle sembla infiniment déçue et inquiète. Elle soupira tristement puis grommela :

— Hélas, il est encore trop tôt. Ton corps reprend vie, la tête devrait suivre… Bientôt, tu te souviendras. 

Elle s’en alla, me laissant désespérément seul face à un tourbillon chaotique de souvenirs que je n’arrivais pas encore à remettre dans un ordre chronologique.

Je croyais obtenir des réponses enfin, mais c’étaient les questions qui se multipliaient à l’infini.

Peut-être que si j’avais pu m’observer dans un miroir je me serais souvenu de qui j’étais. Mais il n’y en avait aucun dans cette pièce. Je détaillais toutes les parties du corps qui m’étaient accessibles à la vue. En ce qui concernait mon visage, je devais l’imaginer pour le moment.

Je n’étais ni ventripotent ni fluet. Je semblais être de belle taille, encore que je n’eusse aucun point de comparaison pour m’en assurer. Mes cheveux étaient longs jusqu’aux épaules et de couleur poivre et sel. Ma peau était très blanche, presque diaphane et parcheminée, je devais être très âgé.

Ma vue par contre semblait excellente puisque je distinguais distinctement chaque recoin de cette pièce malgré la nuit et l’absence de flambeaux. À la main gauche, j’exhibais une bague impressionnante avec une zone aplatie portant un symbole.

Un nouveau flot de souvenirs m’assaillit, cette bague était une chevalière affichant mon sceau. J’étais donc le fruit d’une noble lignée et visiblement le chef de ma maisonnée. J’étais habillé d’un pantalon noir, d’une chemise à jabot blanche, d’un gilet noir et d’une veste de la même couleur de ténèbres.

J’entraînais ma mémoire défaillante en recouvrant un par un chacun de ces termes vestimentaires. Ce fut un exercice fatigant et douloureux, mais ce n’était qu’ainsi que, peut-être, je récupérerais mon identité et mon histoire.

Outre ma chevalière, je portais un autre bijou autour du cou. Une chaîne en or qui soutenait un pendentif façonné dans le même métal. Du bout des doigts, je m’emparais de l’objet décoratif et je le contemplais longuement.

Il représentait un étrange animal à la forme… reptilienne. Je venais de me remémorer le terme adéquat. La remarquable queue de la bête formait un demi-cercle dans la partie basse du pendentif, le bout de son appendice allant se lover dans le cou du… dragon. La tête du monstre était tournée vers la droite lorsque l’on regardait le bijou de face, des excroissances dorées parcouraient la surface supérieure du médaillon symbolisant des écailles. Une croix stylisée sur le dos de l’animal lui servait de substituts d’ailes.

Je me remis à écrire afin de guérir mon esprit et mon âme.

Je sentais mes yeux se fermer, mon corps devenir roide… j’étais attiré par ma couche comme par magie. Je terminais vite ces quelques mots avant d’emporter ce document garant de ma mémoire. Je me souhaitais : à demain. Ma dernière pensée fut d’ajouter : peut-être.

Troisième nuit, date inconnue.

J’avais des papillons devant les yeux, des taches noires qui virevoltaient, une vue troublée comme sous l’effet d’une cataracte. Dans l’instant suivant, je ressentis la douleur.

Douleurs, questionnements, sensations dans la main, papiers emplis de symboles, lettres, texte, souvenirs… pourquoi se répéter et se condamner à revivre indéfiniment les mêmes scènes pénibles ? J’avais toutefois l’impression, à moins que ce ne fût bel et bien réel, que tout s’accélérait. Je subodorais que moins d’une heure s’était écoulée entre mon réveil de ce sommeil sans rêves et l’instant où, installé derrière le bureau, j’avais terminé ma relecture et entrepris de reprendre la plume.

La femme qui vint m’abreuver cette nuit-là avait définitivement de longs cheveux couleur de feu. Si j’en croyais mes notes, elle devait se nommer Erzebeth. Qui était-elle pour moi ? Que me voulait-elle ?

Le liquide semblait faire plus d’effet que les jours précédents. Repas après repas, mes jambes s’affermissaient, mes gestes étaient plus affirmés, mes sens plus aux aguets.

Je percevais toujours des bribes de souvenirs, des visages et des lieux que je ne parvenais toutefois pas à identifier, ou du moins pas encore. Je l’interpellais :

— Erzebeth… 

Elle se retourna, ses yeux s’illuminant, preuve que j’avais vu juste et qu’elle se nommait bien ainsi.

— Tu te souviens de moi ? 

— Vaguement… La femme que j’ai vue hier m’a avoué ton identité. 

— Zaleska… Son nom est Zaleska. 

— Et moi, Erzebeth… Qui suis-je ? Comment est-ce que je me nomme ? 

— Crois-moi, sans en douter, si je t’affirme qu’il est essentiel que tu t’en souviennes par toi-même. Ce sera le signe que tu es de retour parmi les tiens. 

— De retour ? Que veux-tu dire ? 

— Encore des questions… Trouve les réponses au fond de toi même. Tu les connais toutes, elles ne demandent qu’à rejaillir des tréfonds de ta mémoire. 

— Pourquoi n’y a-t-il aucun miroir dans cette pièce ? Si je voyais mon visage, je me reconnaîtrais sans aucun doute. 

— Tu détestes les miroirs… Tu les considères comme des instruments de la vanité humaine. 

Sans ajouter un mot, elle se retira, me laissant seul avec mes appréhensions.

Du bout de mes doigts, je commençais l’exploration de la seule partie de mon anatomie que je n’avais pas pu redécouvrir pour le moment, faute de reflet, mon visage.

Mon menton était proéminent, mes sourcils fournis se rejoignaient presque à la verticale du nez aquilin. J’avais les lèvres étonnamment charnues et une dentition complète et acérée. Au-dessus de la bouche, une petite moustache élégante achevait le tableau. Il ne me manquait guère que la couleur de mes yeux pour avoir une image de l’ensemble de ma personne.

Je sentais que je devenais plus fort, plus conscient. Seuls les souvenirs les plus importants, ceux qui m’étaient intimement personnels, me faisaient encore défaut pour être à nouveau pleinement moi-même.

J’en vins presque à me demander si je pourrais me passer de prendre des notes, mais je n’osais franchir le pas, de peur d’un retour en arrière sur le chemin de ma guérison.

En même temps que cette conscience, me revenaient de nouvelles connaissances longuement acquises et que j’ignorais posséder encore. J’étais logé dans ce qui ressemblait à une crypte romane. Mais je n’y remarquais aucun sarcophage. Les seuls meubles qui s’y trouvaient étaient mon lit, un grand lit en bois sculpté et à baldaquin, et ce bureau avec son unique chaise. Les rideaux et le ciel de ma couche étaient de couleur carmin. Les draps, assortis avec ces draperies, présentaient une nuance qui hésitait entre le rubis et l’écarlate. Cette literie était confectionnée dans le plus fin des satins, particulièrement agréables au toucher.

Pour seule lumière, hormis celle de la lune et des étoiles, un chandelier à cinq branches éclairait de ses flammèches vacillantes le réceptacle de mes idées. Ces dernières, tantôt noircissaient quelques nouveaux feuillets, tantôt défilaient devant mon regard pour participer à la restauration de mon identité évanescente.

Il me semblait toutefois que j’allais beaucoup mieux. J’arrivais désormais à donner quelque cohésion à mes pensées et à me concentrer sur les objets de ma quête intellectuelle, combien même je n’étais point encore satisfait par les réponses qui tardaient toujours à émerger des méandres de ma mémoire mutilée. Je passais de longs instants à contempler tantôt mon anneau sigillaire, tantôt mon pendentif à motif draconnique. J’étais désormais convaincu que ces deux objets étaient les témoins essentiels de ma vie précédente, car je savais à présent que j’en avais eu une.

La lourde porte de chêne aux multiples rangées de clous de fer noir s’ouvrit en haut de l’escalier. Deux silhouettes féminines se découpèrent en ombres chinoises dans la lueur nouvelle de l’interstice ainsi révélée.

La rousse, Erzebeth, sourit en me voyant sur pieds, bel et bien vaillant. Elle s’adressa alors à sa comparse, Zaleska :

— Bien… il a récupéré presque entièrement sur le plan physique. Tu vois Zaleska, j’ai réussi. Nous avons réussi toutes les deux. 

— Jamais je ne pourrais assez te remercier pour ceci, Erzebeth. 

— J’avais une dette envers ton père. Je pense l’avoir soldée désormais. 

— J’en conviens volontiers. Tu es à présent quitte et libre de tes serments. Dès demain, tu pourras te rendre où bon te semblera ou au contraire demeurer parmi nous si tel est ton bon plaisir. 

Ainsi la femme aux cheveux plus sombres et plus courts, Zaleska, serait donc, ma fille. Ou plutôt, serait l’une de mes filles, si j’en croyais certains fragments de souvenirs qui remontaient à la surface. Je revoyais en pensées deux autres visages auréolés de cheveux couleur de ténèbres, deux beautés de la nuit Mariah et Mircea. Où se trouvaient-elles en ce moment ? Je n’avais, jusqu’à présent, eu de contact qu’avec Zaleska et cette femme rousse du nom d’Erzebeth.

Je remarquais que chacune de ces deux dames m’avait apporté un calice plein presque à ras bord de ce même liquide rubicond qui m’avait requinqué les nuits précédentes.

Deux femmes apportant deux calices, ce soir j’avais droit à une double dose. Comment interpréter cela ? Était-ce un signe que le remède devenait moins efficient ou, au contraire, que le moment était venu d’accélérer le processus de rétablissement ? Allais-je enfin découvrir qui j’étais et ce qui m’était arrivé ?

La jeune femme à la chevelure dont les couleurs évoquaient des ramures sylvestres automnales s’approcha la première et me porta la coupe aux lèvres. J’avalais avec avidité, à grandes goulées. Tandis que je déglutissais, j’entendis Zaleska me susurrer à l’oreille :

— Bois, père, et reviens-moi. Reviens-nous ! Mircea a tant besoin de toi et j’ai tant besoin de toi, moi aussi. 

Lorsque j’eus fini le premier récipient, Zaleska m’étreignit avec un subtil mélange de douceur et de fermeté, me posant un tendre baiser sur le front, puis elle céda sa place à Erzebeth.

La grande rouquine s’avança à son tour, elle me tendit la coupe en vermeil. Je la saisis à deux mains et tandis que j’avalai son contenu d’un trait je l’entendis me dire :

— Bois Vlad ! Le sang c’est la vie. 

Chapitre deux 

Le visiteur

Quatrième nuit : Naples, mars 1907

À présent, tout me semblait clair. Je me remémorais du moindre détail. De qui j’étais. Des événements qui m’avaient conduit là. Mes sentiments étaient partagés entre frustration, colère, soulagement et résignation, sans que je sache si je devais m’en prendre à ma parentèle, à moi-même ou à Mina. Mina, cette jeune femme brune qui hantait tous mes souvenirs et mes rêves. Une obsession qui, par deux fois déjà, avait failli m’être fatale.

J’ignorais quelle suite donner à cette poursuite d’une chimère qui me demeurait inaccessible désormais. Toutes les options me restaient ouvertes… Ce qui devait sans nul doute inquiéter Zaleska. Par conséquent, lorsqu’elle vint me rejoindre avec une double ration de sang, elle m’imposa le silence en posant ses longs doigts diaphanes sur mes lèvres. Puis, de sa fine main dextre à la peau d’albâtre, elle me désigna le carnet de notes que j’avais déjà utilisé les jours précédents, l’encrier et le porte-plume. Enfin, simplement, d’une voix emplie d’émotions contenues, elle m’ordonna :

— Écris… Écris tes souvenirs, tes sentiments, tes frustrations. Écris afin de te vider le cœur. Écrit pour te soigner l’âme. Écris pour aller de l’avant, oublier ou au contraire te remémorer… Écris ! Ensuite, nous parlerons, toi et moi. Mon père, souviens-toi que Mariah et moi nous t’aimons et que Mircea a besoin de toi. 

Je tenais néanmoins à lui poser cette question qui me torturait depuis deux nuits pour le moins :

— Mes yeux… de quelle couleur sont-ils ? 

— Gris comme l’acier d’une épée damasquinée, avec des reflets rutilants lorsque la colère ou le désir t’embrase. 

Elle posa ensuite ses lèvres d’un rouge éclatant sur mon front désormais lisse et dénué de rides. Elle fit mine de s’en aller, avant de se retourner une ultime fois sur le pas de la porte tout en me faisant ce sourire à damner un saint dont elle avait le secret. Elle me lança alors une phrase qui me laissa perplexe sur le coup :

— Allez, père… au travail. Et quand tu auras terminé, je ferais ton bonheur. 

Je m’interrogeais vainement sur le sens mystérieux de cette assertion.

Je décidais finalement de tenter l’expérience et de narrer la chronique des événements qui m’avaient conduit à cet état atonique dont j’émergeais enfin.

C’est ainsi que je me retrouvais assis derrière le bureau en bois massif, une plume à la main, à me demander par quel bout commencer mon récit thérapeutique. Je me voyais mal débuter par le traditionnel : « Je suis né… en 1431 à Sighisoara. » A fortiori, parce que cette information n’avait, en fin de compte, eu guère d’incidence sur ce qui m’avait mis dans la situation présente. Ce fait historique n’avait vraiment aucun rapport avec Mina. Prendre pour point de départ ma renaissance en 1476 ne me semblait d’ailleurs guère plus opportun.

Non, il me parut comme une évidence que le commencement le plus adéquat pour organiser mon récit n’avait rien de chronologique. Toute cette histoire, mon histoire et celle des miens, avait basculé lors des premiers jours de l’année 1897. Jusqu’à cette date, les guerres, le chaos, les invasions ottomanes, puis les reconquêtes ou les soulèvements chrétiens nous avaient servis largement. La dissimulation de notre secret bénéficiait amplement d’une administration inexistante ou évanescente. Nos victimes se perdaient aisément au sein des multitudes d’occis par leurs semblables au nom d’une religion, d’un roi, d’un sultan ou d’un tsar.

Mais, dès l’aube de l’an 1897, le jeune tsar Nicolas II, couronné le 26 mai de l’année précédente, imposa un recensement général de la population de son empire. La Russie entrait dans la modernité avec son lot de fonctionnaires zélés, d’administration bureaucratique et de policiers soupçonneux.

Qui plus est, ma famille était d’obédience catholique. Or, même si les minorités religieuses n’étaient pas ouvertement persécutées, ne point pratiquer le culte du Tsar pouvait attirer sur nous une attention malvenue. Mais, plus que tout, c’était la multiplication des rumeurs dans la région, le folklore des Strygoïs1 avec son florilège de superstitions, qui, tôt ou tard, ferait fondre sur nous, comme la foudre sur un paratonnerre, les chasseurs de vampires.

Dès cet instant, je conçus donc le projet de quitter la Transylvanie2 où nous étions exilés depuis ma renaissance secrète, et de recommencer nos vies sous une nouvelle identité. Nous prendrions cette fois toutes les précautions possibles pour ne laisser que peu ou prou de traces de notre existence. J’avais quelques alliances dans d’autres pays d’Europe, des immortels comme nous, comme par exemple le clan Flamel à Paris.

Très vite néanmoins, je réduisis mon choix à deux destinations, l’Angleterre et l’Italie. Mes projets nécessitaient en effet deux refuges différents et ne dépendant pas de la même entité politique. Il me restait à répartir les rôles.

À cette époque, l’Angleterre illuminait la planète de son rayonnement. L’Impératrice Victoria régnait sur un quart du globe terrestre. La presse du monde entier s’intéressait au moindre fait divers qui s’y déroulait.

Le tout jeune royaume d’Italie, au contraire, demeurait un point de chute idéal pour le repli des miens. Tout d’abord, parce que ma fille aînée, Mariah, s’y était installée avec son mari depuis la fin du quinzième siècle. Ensuite, l’état y était faible, peu uni, peu structuré, avec une administration encore balbutiante. Enfin, les activités criminelles de la Camorra, la corruption des milieux politiques et de certains carabinieris, nous permettraient de disparaître dans le chaos, tout en nous fournissant discrètement l’accès à une abondante source d’approvisionnement.

Je pris donc la plume pour révéler mes intentions à une très vieille connaissance que je possédais dans la métropole londonienne, Marcuccio.

Quelques jours plus tard, je reçus une réponse positive. Ce furent les premiers échanges d’une longue correspondance qui débouchèrent sur des opérations d’acquisitions de multiples immeubles disséminés dans la capitale du plus grand empire mondial. Un notaire local, du nom d’Hawkins, me servait d’intermédiaire pour celles-ci. Toutefois, il fallut bien à un moment donné authentifier toutes ces transactions. Il fut donc décidé que maître Hawkins m’enverrait l’un de ses jeunes collaborateurs afin de tout régler avec moi en mon château. Il m’écrivit que l’individu avait pour nom Harker, Jonathan Harker, et qu’il devrait arriver à Bistriz le troisième jour de mai à la tombée de la nuit. Pragmatique, je fis illico réserver une chambre à l’hôtel de la couronne d’or, de même qu’une place dans la diligence qui amènerait, dès le lendemain, le jeune homme de Bistriz au col de Borgo sur la frontière.

À partir de ce lieu-dit, je n’aurais d’autres possibilités que de me charger personnellement de l’ultime portion de son long périple. Touche finale à mes préparatifs, je rédigeai de ma plus belle plume un billet de bienvenue destiné au dandy anglais.

Depuis que j’avais entrepris ce projet de transhumance, j’avais opté pour une nouvelle identité qui me servirait quelque temps une fois installé en Angleterre, au milieu d’une foule innombrable et anonyme.

Mon titre de Prince, Voïvode, avait subi de ce fait une brusque dégradation hiérarchique pour se réduire simplement à celui de comte. Mon nom de Basarab, qui aurait suscité de multiples interrogations chez tout connaisseur de la géographie européenne3, fut remplacé par une version anglicisée de mon surnom, Draculéa, le fils de Dracul, désormais métamorphosé en Dracula. Ce serait donc le comte Dracula pour la multitude des anonymes ou pour mes futures proies. Je réservais Vlad pour les miens ou pour mes semblables.

5 mai 1897

Dès que le soleil eût jeté ses derniers rayons au-dessus des crêtes des Carpates, je me levais de ma couche et m’étirai, avant de procéder à de rapides ablutions.

L’air étant encore frais en cette saison, je m’habillai chaudement, en enfilant plusieurs épaisseurs les unes par-dessus les autres. En réalité, ce n’était point pour me préserver de la froidure, les nôtres y étant insensibles, mais plutôt dans l’objectif de ne point provoquer de suspicions au sein des mortels.

À cette époque, j’avais opté pour la mode « barbue », comme la plupart des grands de ce monde, aristocrates, bourgeois, rois, politiciens ou artistes. Mais, j’en étais assez insatisfait. Cette pilosité faciale m’irritait, m’incitant à me gratouiller inélégamment le menton plus qu’il ne sied à quelqu’un de bonne éducation. Je trouvais, en outre, que cet attribut n’était guère harmonieux avec ma silhouette et mon visage plutôt fin et longiligne. Je décidais que je ne sacrifierais plus longtemps à cette mode et que, sous peu, j’en reviendrais à cette apparence qui m’était plus familière ; une simple moustache effilée, sans poil au menton. Peu satisfait, en conséquence, de mon allure, je n’avais néanmoins guère de temps à gaspiller en soins capillaires à cet instant. Tout en haussant les épaules d’un ton boudeur, je m’enfonçais un vieux haut-de-forme sur le crâne et quittais le confort douillet de mon intérieur.

Dans la cour, mon fiacre attelé de quatre puissants chevaux à la robe ténébreuse m’attendait. Les gitans du cru servaient ma famille depuis la nuit des temps et avaient exécuté à la lettre les instructions que je leur avais remises la soirée précédente. Au loin, j’entendis la meute de mes fidèles compagnons à quatre pattes relayer des hurlements qui avaient un sens précis à qui pouvait les comprendre.

Ces maudits villageois essayaient de nuire à mes projets en faisant galoper rondement l’attelage de la diligence dans l’espoir de faire échouer le rendez-vous. Ils espéraient sans doute que l’anglais, en ne voyant personne l’attendre au col de Borgo, renoncerait à sa mission et poursuivrait son chemin. Ils ignoraient bien sûr que mes loups me tenaient informé constamment de la progression de ma proie… En partant immédiatement et en maintenant une vive allure, je conserverais, malgré leurs efforts dérisoires, toutes mes chances de rejoindre le jeune Harker avant que la diligence ne l’emmène dans une cité de Bucovine, hors d’atteinte.

Ayant escaladé l’avant du véhicule pour m’asseoir à la place du cocher, je cravachais immédiatement mon équipage qui se mit aussitôt en branle. Nous traversâmes le pont menaçant ruine et trottâmes sous le châtelet de mon manoir. Immédiatement après cette massive et ancestrale entrée, nous empruntâmes la direction du chemin qui conduisait au col. Je cravachai derechef et mes montures partirent au grand galop. Il n’y avait pas une minute à perdre. La diligence avait déjà une bonne heure d’avance sur son horaire habituel et menait un train d’enfer afin de conserver sinon d’accroître cette anticipation horaire. Cette attitude ouvertement contrariante, voire hostile, de la population locale ne fit que me conforter dans l’opinion qu’il était plus que temps pour ma famille et moi-même de prendre le large. Cela renforçait ma résolution de nous installer dans un lieu où nous ne serions que d’anonymes voyageurs étrangers, paisibles et inoffensifs dans une localité de préférence surpeuplée et peu policée.

Mon état d’esprit balançait entre mon espérance en un avenir meilleur et mon inquiétude concernant la possibilité d’un échec fatal. Chassant mes idées maussades, j’accélérais davantage le train afin de ne point laisser s’échapper l’opportunité d’être à nouveau maître de mon destin. Mes chevaux maintenaient une allure remarquable tandis qu’un nombre croissant de mes frères canins à quatre pattes nous faisaient une bruyante escorte. Par leurs hurlements, les enfants de la nuit encourageaient les équidés à ne point ralentir, à ne point faiblir.

Bientôt, grâce à mes dons de nyctalope, je distinguai devant moi la silhouette cubique et massive d’une diligence à l’arrêt. J’entendais le cocher essayer de persuader Jonathan Harker que le rendez-vous était manqué, et, qu’en conséquence, il lui fallait repartir avec eux. Il n’eut point le temps de le convaincre, car bien avant les humains mortels, les chevaux qui tiraient la diligence, excités par leurs sens de proie constamment à l’affût, se hérissèrent.

On les entendait distinctement hennir et ruer, comme s’ils souhaitaient se libérer de leurs harnais dans l’espoir de s’encourir au loin. Pour éviter un accident, j’ordonnais à la meute de s’éloigner de ces froussards herbivores, tandis que je dépassais la diligence immobilisée, par la gauche. Je fis enfin stopper mes propres chevaux et mit le frein. Mon fiacre barrait à présent le chemin au véhicule de transport public, empêchant ce dernier de repartir aisément tant que je ne lui aurais point cédé la place.

J’abordais aussitôt le cocher avec un regard sanguinaire en empruntant un ton qui lui fit comprendre que je n’étais point dupe de ses manœuvres sournoises :

— Vous êtes en avance, ce soir, mon ami. 

— Le Herr anglais était pressé… 

— C’est pourquoi, je suppose, vous vouliez l’emmener en Bucovine ? Vous ne pouvez pas me tromper, l’ami. J’en sais trop et mes chevaux sont rapides. 

Afin qu’il saisisse bien le sous-entendu menaçant de mes propos, malgré leur formulation amène, je lui fis un sourire qui révélait ma dentition acérée, lui signifiant ainsi le destin qui le guettait s’il persistait à me défier de la sorte.

Je souriais de même à un passager qui, en allemand, faisait une référence à la mort. Finalement, d’un ton impérieux qui ne laissait aucune place à la contestation, j’exigeai :

— Donnez-moi les bagages de monsieur. 

J’eus tôt fait de transférer les valises et le monsieur en question d’un véhicule à l’autre, aidant au passage le jeune Harker à prendre place dans l’habitacle. Juste avant de repartir vers ma demeure ancestrale et après avoir fait faire demi-tour à mon équipage, je lançai un manteau et une couverture à mon passager. Le sentant inquiété par toutes les fables qu’il avait dû entendre lors de son séjour à l’auberge ou dans la diligence, je souhaitais le rassurer quelque peu :

— La nuit est glacée, mein Herr. Sous le siège, vous trouverez une bouteille de slibovitch. Servez-vous en autant qu’il vous plaira.