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Naples de nos jours, au cours d’une belle nuit estivale, dans un cimetière antique éclairé par le ballet des étoiles et les rayons de lune. Damon : Mais quelle est cette magnifique jeune femme vêtue telle une princesse médiévale égarée au milieu des tombeaux ? Est-ce un revenant ou est-elle bien de chair ? Mircéa : Mais qui est donc ce sémillant sorcier qui, d’une seule incantation, pourfend les ténèbres ? Il m’a ensorcelé pour le pire ou le meilleur. Une rencontre fortuite ou non entre deux époques et deux espèces dans un monde où un maelstrom menace. Une histoire torride d’un amour fusionnel alors que plane un mystérieux danger sur le secret des Basarab.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Passionné par les mythes,
Jean Duruy, après avoir délivré une saga johannique avec
Mémoires Sanglantes, renouvelle à la fois la littérature fantastique et le personnage historique de Vlad Tepes.
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Jean Duruy
Les amants d’outre-temps
Tome II
La geste des Basarab
Roman
© Lys Bleu Éditions – Jean Duruy
ISBN : 979-10-377-4157-8
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La nuit napolitaine était douce, comparée à la touffeur du jour, en ce mois estival de juillet. Le ciel, peu couvert, formait un dais somptueux, tissé de soie noire, ponctué d’une myriade de points lumineux se rassemblant en constellations plus ou moins évocatrices pour qui savait rêver en se perdant dans leur contemplation. La lune, pleine, souriait aux habitants de la baie enchanteresse. Non loin du Parco Archeologico Sommerso di Baia, dans un vieux cimetière isolé adossé à une église romane, les alignements de croix en granit conduisaient les rares visiteurs devant le spectacle de duel de gisants ou de rangées d’altiers tombeaux richement sculptés. Au cœur de ce jardin de pierres, on n’entendait guère que les échos lointains du ressac de la méditerranée venant se fracasser contre les rochers volcaniques crachés par le Vésuve au cours des siècles.
Mircea aimait par-dessus tout cette ambiance de quasi-silence monacal incitant au recueillement et de solitude absolue. Elle y retrouvait le reflet de ses propres sentiments et de son humeur constante.
En apparence, cette jeune fille était de constitution frêle et de taille menue. Son visage formait un demi-ovale parfait au menton presque effacé. Son nez fin, légèrement retroussé, soulignait le tracé de ses lèvres pulpeuses d’un rouge écarlate. Un rouge qui attirait d’autant plus le regard qu’il tranchait vivement avec sa peau blanche, tellement laiteuse qu’elle semblait diaphane. Sa chevelure, simplement ornée d’un serre-tête de tissu et de perles qui se prolongeait par un léger voile de mousseline, était noire comme les plumes d’une corneille, et dévalait en cascade de boucles anglaises jusqu’aux hanches étroites de la jeune femme. Celle-ci était chaussée de fines pantoufles de vair, d’une chainse1 immaculée et par-dessus cette dernière d’une robe à tassel2 dont les nuances de cobalt rappelaient celles des yeux de sa jolie propriétaire. N’évoquer que la couleur de la vêture serait faire injure envers la qualité de l’œuvre du maître artisan drapier qui en était l’auteur. Car ce tissu azuré était brodé sur toute sa surface de motifs floraux à l’aide de fils d’argent. Les manches, ainsi que l’encolure en V et l’ourlet du vêtement, se paraient de fourrures noires. Sur ses hanches reposait une fine ceinture en cuir dont une extrémité redescendait entre ses jambes élancées, presque jusqu’au rebord de ladite fourrure. Accrochée à cet élégant baudrier pendait une superbe aumônière en brocart armorié sur laquelle quelques perles aux couleurs de la sorgue3 étaient cousues à l’aide de fils d’or.
S’il n’y avait eu le cadre lugubre et les ténèbres de la nuit, une fillette qui serait passée par-là aurait sans nul doute songé avoir croisé Blanche Neige après son mariage avec le prince charmant ; ou plutôt, vu les yeux humides et l’air désespéré de la donzelle, après son veuvage. Toutefois, les fillettes ignorent que l’histoire ne se termine pas toujours par : « Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants ! » Leurs parents les en préservent soigneusement.
La jeune femme, qui, à y regarder de plus près, devait avoir une vingtaine d’années au compteur de sa vie, était assise sur un banc de pierre, en face d’un tombeau familial imposant entièrement construit en albâtre. Le fronton de l’édifice, en forme de temple gréco-romain aux colonnes de style corinthien, portait une inscription gravée au burin en caractères gothiques : famiglia Nicolae.
C’était dans ce mausolée d’inspiration classique, typique de la renaissance italienne, le quattrocento, que reposait, depuis un temps dont elle avait perdu toute notion, l’homme qu’elle avait tant aimé. L’homme qu’elle aimait toujours malgré son absence pour cause de décès au combat face aux Ottomans. C’était là, entre ces marbres et ces stucs, que gisait son cœur fracassé. La funeste nouvelle l’avait entièrement brisée, anéantie. Son ami, son amant, son époux, s’en était allé pour toujours et à jamais. Le temps s’était alors arrêté, figé, comme si elle s’était résignée à ne plus avancer sans lui. Comme si, désormais, diminuée de sa moitié, elle ne pouvait plus être que l’ombre évanescente d’un fantôme.
Sa sœur aînée, Mariah, et son père, Vlad, avaient bien essayé de la distraire, de la faire sourire à nouveau… En vain ! Elle avait refusé obstinément de s’alimenter ou de s’abreuver, avide de rejoindre sa moitié dans l’au-delà après son trépas. La voyant se déshydrater rapidement, son père se désespérait à l’idée de perdre la plus jeune des quatre enfants de son second mariage. Elle avait en effet un frère, Mihnéa et une autre sœur Zaleska. Finalement, son père l’avait contrainte à prendre une mixture quotidienne destinée à la maintenir en vie contre sa volonté. Malgré son souhait de périr, à chaque fois qu’elle connaissait un instant de lucidité, craignant le courroux paternel, elle se résignait à ingurgiter chaque soir un grand bol de cette préparation vivifiante.
Le temps devait s’être envolé sans qu’elle s’en rendît compte, tant elle s’était enferrée dans son refus de faire son deuil. Un jour, Mariah s’en était allée vivre ailleurs. Mais Mircea était bien incapable de se souvenir si cela s’était produit la veille ou infiniment plus avant dans le temps. Elle n’avait point trouvé au plus profond d’elle-même les ressources pour s’en inquiéter. Il y avait également eu récemment l’apparition d’une femme, dont elle ignorait tout, et qu’elle ne pouvait situer sur la ligne du temps. Sans compter moult évènements extérieurs qu’elle avait ignorés, incapable d’interagir le moins du monde avec les siens, préférant la monotonie de sa nuit sans fin aux renouvellements promis par le cours normal d’une existence. Immunisée aux petits tracas familiaux et aux grandes crises mondiales, sa conscience niait les affres du temps. Son esprit s’égarait en vaine contemplation devant le tombeau où reposaient à la fois son âme et la dépouille mortelle de l’homme de sa vie.
Cette nuit s’écoulait bien trop vite à son gré. Bientôt, au chant du coq, elle regagnerait sa chambre pour une nouvelle journée de repos sans rêves. Un état second qu’elle souhaitait fuir comme tout ce qui pouvait l’éloigner du souvenir de son cher et regretté Marco.
Elle avait désormais tellement l’habitude d’être seule en ces lieux, à ces heures indues, qu’elle crut d’abord que le jeune homme qui entrait à cet instant dans le cimetière n’était qu’une illusion. À moins qu’elle ne se soit endormie et qu’elle faisait un rêve étrange ou encore, qu’en songe, elle affrontait quelque phantasme venu perturber son cerveau assoupi.
Intriguée, elle cessa de laisser sa conscience divaguer en pérégrinations douloureuses sur le passé et sur son amour perdu, afin de détailler l’intrus et, si possible, de deviner s’il représentait une menace pour sa sécurité… Après tout, elle était une jeune femme, seule en des lieux par définition peu fréquentés surtout en fin de nuit.
Habituée à sa vie de noctambule et nyctalope, profitant en outre des ultimes lueurs jetées par Séléné, l’astre nocturne, et par son aréopage stellaire, elle se targuait d’y voir bien mieux dans les ténèbres que la plupart des humains en plein jour. Elle se surprit donc à examiner l’individu errant entre les sépultures sous toutes ses coutures. Elle s’étonna de prime abord de la vêture du jouvencel. Son esprit ne put se raccrocher au champ de ses connaissances trop restreintes dans le domaine de la mode masculine.
Le garçon était un jeune adulte, sans doute légèrement plus jeune qu’elle-même. Il portait des bottes noires auxquelles pendaient étrangement des petites chaînes d’acier qui cliquetaient à chacun de ses pas. Ce qui lui servait de chausses4, également noires, luisaient comme si elles étaient faites en cuir. Elles lui collaient parfaitement à la peau, soulignant l’arc formé par ses jambes musculeuses. Une ceinture de cuir, noir également, lui ceignait la taille, mais ne semblait pourtant soutenir aucune arme, aucun ustensile, ni la moindre bourse ou gibecière. Bizarrement, il semblait que cette buffleterie ne servait qu’à retenir ses chausses qui étaient visiblement dépourvues d’aiguillettes5. Par-dessus ce fin et frustre baudrier, une espèce de chainse, noire elle aussi, arborait sur le devant des armoiries brodées en fil d’argent. Toutefois, le motif de celles-ci était partiellement dissimulé par un doublet en cuir noir qui, curieusement, s’ornait de chaînettes métalliques aux épaules et d’une floraison de médaillons polychromiques sur les revers.
Soudain, la silhouette longiligne trébucha. Quelques mots étranges fusèrent, prononcés sur un ton virulent et blasphématoire. Dans la foulée du verbiage inconnu, un halo scintillant jaillit du poignet du garçon pour éclairer son chemin. La lumière forma aussitôt une sorte de cône brillant qui flottait entre les travées de pierres tombales tel un feu follet circulaire jouant dans la nécropole. Cette apparition luminescente, seulement quelques secondes après les imprécations, eut pour effet de convaincre Mircea qu’elle devait avoir affaire à un redoutable magicien. Elle sortit alors de sa morbide catatonie pour la première fois depuis bien longtemps et se mit à suivre des yeux ce mystérieux visiteur avec un vif intérêt, ne sachant si elle devait craindre pour sa propre existence ou non.
Telle une luciole frénétique, le halo fluorescent sautillait d’épitaphe en épitaphe, de bouquets effondrés en fleurs momifiées, d’angelots en piétas. Pas à pas, le cercle de clarté artificielle taillait sa route en direction de la frêle jeune fille qui demeurait immobile, tétanisée, figée, telle une statue polychromique.
Bientôt, le rayon lumineux effleura les pans de la vêture azurée, puis commença à remonter le long des jambes, glissant du mollet vers la cuisse. L’ascension du faisceau se poursuivit, s’élevant au-delà de la ceinture pour escalader ensuite les hanches, les coudes, atteindre les épaules enfin. Puis, tel le crayon phosphorescent d’un artiste angélique, le trait souligna les joues délicates, le nez semblable à celui de la déesse Vénus dans les musées locaux, les yeux qui… soudain s’animèrent.
La pupille se contracta sous l’intensité de la lueur. Une main s’éleva, presque malgré elle, pour former un bouclier de chair blanche entre les photons et ces yeux magnifiques qui se refermaient sous les effets de l’agression brûlante. Le jeune homme stupéfait baissa sans tarder sa main en direction du sol, éloignant ainsi la lumière tout en poussant un cri de surprise.
— Mince ! Désolé je vous avais pris pour une de ces statues de vierge.
Comme si, malgré tout, il ne s’était guère fourvoyé, la damoiselle resta immobile et sans voix. Alors, le garçon, bien qu’interloqué par une présence en ces lieux à cette heure inattendue, décida de rompre à nouveau ce pesant silence.
— Vous ne comprenez pas le français ? Désolé, je ne pratique pas l’italien, je ne suis pas d’ici.
Mircea reconnut vaguement cette langue qu’elle avait beaucoup utilisée en un autre temps. Certes, elle n’avait pas la même familiarité à ses sens que l’italien, le latin, le hongrois, le grec, le slavon ou le dace. Mais, elle y était suffisamment accoutumée pour entretenir une conversation avec cet inconnu. Ce dernier lui semblait finalement moins hostile ou dangereux qu’elle ne l’avait cru de prime abord, compte tenu de sa capacité magique à faire jaillir de la lumière de sa main simplement en incantant quelques mots incompréhensibles.
Elle regardait à présent l’individu dans les yeux en ébauchant un timide et pudique sourire. Pour la première fois, elle osa détailler son visage.
Il avait des yeux gris-vert qui semblaient animés d’une insatiable soif de découvertes, mais, signe de son appartenance probable à un ordre magique étranger et ancien, ceux-ci étaient surlignés d’un trait de kohl noir. Ses sourcils étaient sombres, comme l’était sa chevelure semi-longue qui achevait sa descente vers les épaules et la nuque en une floraison de bouclettes à la florentine. Son nez aurait été anodin s’il ne venait attirer le regard sur ses lèvres charnues qui, inexorablement, inspiraient le baiser. Il était glabre, ce qui mettait en évidence son menton saillant et anguleux pour ne point dire volontaire. Ses oreilles étaient toutes en courbes graciles. En résumé, il n’était pas vraiment beau, mais dégageait un certain charisme, une indéniable présence due à son aura de sorcier sans nul doute.
Troublée plus qu’effrayée, Mircea s’enhardit. Pour la première fois depuis très longtemps, sa gorge se dénoua, sa langue se délia et elle hasarda d’une voix fluette, mais aussi mélodieuse que le chant du rossignol :
— Messire, j’ouïs parfaitement le François.
— Wôw, trop stylée la meuf… À fond dans son rôle. Où sont les caméras ? C’est pour une émission de gags ? À moins que tu sois complètement habitée par ton G. N6.
— Ce me semble, messire, que votre patois m’est quelque peu étranger ! Je pratique certes, comme il sied aux personnes de mon rang, le François. Comme il convient pour se plier à la stricte étiquette de la cour de notre bon roi, mais je n’entends rien à votre salmigondis.
— Lol… dit, si ce n’est pas pour une caméra cachée, tu peux arrêter d’interpréter ton personnage, ça devient trop flippant.
— Je crains messire que nous ne puissions poursuivre plus outre cette conversation. D’ailleurs, nous n’avons point été présentés. Brisons donc là.
— OK… c’est d’accord ! Je vois !
Tu sais, il m’arrive, à moi aussi, d’aller avec des cops gothiques ou steampunk à l’une ou l’autre de vos fêtes médiévales, à des rassemblements de geeks ou à des festivals JDRGN7. Je vais essayer de jouer selon tes règles, même si cela ne va pas faciliter la com entre nous, si tu vois ce que je veux dire. Attends une seconde que je me concentre.
Il se racla la gorge, puis reprit avec emphase comme un acteur débutant qui surjouerait son interprétation du Cid :
— Gente dame, je suis votre serviteur. L’on me nomme Damon.
Il s’interrompit. Se sentant un peu ridicule, il jugea utile de préciser :
— En réalité, c’est Damien, mais ça ne le fait pas trop niveau gothique. Mon ancienne copine aurait préféré Edward ou Stefán, mais bof… Le premier est un naze, végétarien et neurasthénique qui se laisse complètement embobiner par Bella. Tu sais, c’est cette gamine qui le manipule pour obtenir ce qu’elle désire plus que tout au monde, ne plus jamais vieillir. Cet idiot n’y voit que du feu, un vrai nigaud, il ne marche pas, il galope. Quant au second, il est ridicule avec ses excès. Tantôt, il joue les saints puis il se métamorphose en un boucher incontrôlable. Pas étonnant que finalement l’héroïne le plaque pour se jeter dans les bras de son frère, le fameux et ténébreux Damon justement… Oups ! J’espère que je n’ai pas spoilé pour le cas où tu n’aurais pas suivi la série à la télé… Si tu le souhaites, j’ai les DVD, je peux te les prêter… À condition que tu me les rendes évidemment. En tout cas, Damon c’est trop la classe et puis ça ressemble assez à Damien.
Mircea se demandait comment réagir à ce flot intarissable de paroles dont elle ne saisissait que des bribes infimes de-ci, de-là. À tout hasard, elle lança :
— Ma foi, ce sera donc Damon en ce qui me concerne, puisque tel est votre bon plaisir et que je n’ai, de surcroît, point saisi grand-chose d’autre à votre récit…
Elle se leva de ce banc, sur lequel elle avait passé tellement d’heures que l’on aurait pu croire que son empreinte s’y serait imprimée, et fit une brève révérence en soulevant les pans de sa robe.
— Mircea Basarab, pour vous servir messire Damon.
Elle se rassit illico et se complut à nouveau dans un silence approprié à sa condition féminine et à son état de veuvage. Toutefois, cette conversation avait réveillé quelque chose en elle : le sentiment d’être vive encore et non point trépassée. Elle n’en avait pas forcément renoué avec le goût de vivre, avec l’envie de vivre, mais elle avait à nouveau la sensation d’exister. Il y avait bien longtemps qu’elle n’avait pas ressenti cela.
Aussi, comme ce… Damon persistait à se tenir coi, elle se surprit par sa propre audace en osant ranimer la conversation qui paraissait pourtant éteinte un instant plus tôt :
— Messire, quel est donc ce sortilège dont vous avez usé pour éclairer vos pas il y a peu ?
— Un sortilège ? Ah OK… pas possible ! J’y suis ! Tu es une actrice en train de préparer son personnage pour un film historique ! Bon attends, je vais essayer de me mettre à ton diapason. Mais, tu sais, en ce qui me concerne c’est plutôt Bram Stoker mon trip… La fin du dix-neuvième siècle en Grande-Bretagne.
Damon ferma les yeux, fit le vide dans sa tête et se lança dans son improvisation :
— Noble dame, point n’ai-je fait usage de sortilèges. Mais, j’use bel et bien d’une torche particulière. Celle-ci emprisonne la lumière sans avoir nul besoin d’user de la moindre flamme. C’est là le produit de la recherche d’habiles artisans et de subtils alchimistes et non point magie diabolique. Pitié, gente dame, ne me dénoncez point aux vils inquisiteurs, je ne veux point périr sur le bûcher.
Il changea alors de ton en s’inquiétant :
— Ça va comme cela, j’ai été bon sur ce coup ?
Mircea n’avait point tout saisi… Mais, sans savoir pourquoi, elle se prit au jeu de cet étrange jeune homme et de son incompréhensible verbiage :
— Vraiment messire Damon, ne craigniez rien. Je suis moi-même bonne catholique assurément, mais puisque ceci semble être une confession, votre secret restera scellé en mon cœur jusque dans ma tombe et ne franchira point mes lèvres. Je suis néanmoins tout esbaudie que vous redoutiez l’inquisition si vous ne pratiquez point la sorcellerie. À moins que vous ne soyez en réalité un dangereux hérétique, un hussite8 peut-être ?
J’espère bien que non. Mon père vous tuerait sans l’ombre d’un remords si vous en étiez un. Non point par conviction ou pour la foi, mais parce que ces derniers l’ont trahi, eux aussi, comme tant d’autres avant eux.
Damon ignorait tout de ce que pouvait être un hussite et s’interrogeait sur le fait de savoir si le père de Mircea était également un médiéviste ou bien un joueur de jeu de rôle. Mais, plus certainement, ce père, auquel Mircea faisait référence, devait être un personnage fictif qui participait ainsi à la généalogie de l’avatar qu’elle interprétait avec une remarquable constance et un indéniable brio.
— Je ne sais point ce qu’est un hussite, par conséquent, il est peu probable que j’en soi un, affirma Damon pour clore ce chapitre embarrassant.
— De fait, je m’en doutais. Vous êtes visiblement un sujet du roi Charles de France et les hussites sont des habitants de la Bohème. Ainsi donc messire Damon, qu’est-ce qui vous amène en ces lieux ?
— À Naples ou dans ce cimetière ?
— Les deux, mon ami, les deux.
— Comme ce sont les vacances scolaires, mon père a tenu à ce que je l’accompagne sur son chantier de fouilles, il est archéologue… Étant donné que je suis majeur, j’aurais pu refuser, mais ma copine est en plein trip Bella Swann et elle m’a laissé tomber pour un sosie d’Edward Cullen, oui je sais, c’est complètement zarbi. De plus, je n’avais jamais mis les pieds à Naples avant cette opportunité, alors…
— Bella et Edward… Cela fait deux fois que vous m’en parlez. Je vous concède de n’avoir point la moindre idée de qui ils peuvent bien être, vous m’en voyez marrie.
— Ne sois pas désolé. Ça me fait plaisir au contraire. C’est vraiment trop girly cette histoire. C’est du grand n’importe quoi pour un gothique comme moi. Et puis, ta réaction est normale, à ton époque ces livres n’avaient pas encore été écrits et le cinéma n’existait pas… Tu es admirablement douée, même si ce jeu rend notre conversation plus compliquée. Disons, pour utiliser des références qui te parleront, c’est un peu comme si Iseult voulait obtenir quelque chose de Tristan et faisait tout ce qu’il faut pour l’avoir, alors que pour Tristan c’est au contraire une histoire d’amour inconditionnel mais avec des contraintes impossibles néanmoins, bref je m’égare et m’embrouille.
— Vous avez dit gothique… Je pensais que vous étiez Français…
— Oups, sorry… Dur, dur de faire attention à s’exprimer comme en…. Au fait en quelle année sommes-nous selon toi ?
— Je ne sais trop. J’avoue avoir perdu le compte des jours depuis… un temps certain… 1492, je crois, ou peut-être un peu plus tard. Sans doute devrais-je m’en enquérir auprès de père.
— Ah OK ! Bon, si l’on continue à se voir… Faudra que je révise mes cours d’Histoire… ou que tu acceptes de quitter ton personnage quelques instants.
Mircea avait un regard de plus en plus anxieux au fur et à mesure qu’elle se posait des questions qui demeuraient silencieuses. Cet étranger était persuadé que l’an 1492 se situait dans un passé lointain… Se jouait-il d’elle ? Les années s’étaient-elles envolées plus vite qu’elle ne le croyait ? Et si tel était le cas, pourquoi n’avait-elle point changé ? Ses mains ne portaient point les traces de l’âge. Elle se sentait toujours vive et leste, comme n’importe quelle fille de vingt ans. Il se pouvait également que ce sorcier soit capable de voyager parmi les âges et, qu’en réalité, il vienne d’un futur fort éloigné. Arrivée au terme du fil de ses pensées, elle réalisa que le garçon avait suggéré qu’ils se revoient…
L’idée commença à faire son chemin en son esprit et en son cœur. Pourquoi pas, elle se sentait si seule, si vide, si… désespérée. Pour la première fois depuis… elle s’était surprise à sourire, à avoir envie de discuter, de jouer, de plaisanter. Elle comprit que cela lui faisait un bien fou, qu’elle avait besoin de ces instants… Elle devait absolument le revoir.
— Oui… dit-elle. Oui, on devrait se revoir messire… si du moins cela vous sied également.
— Ouais, trop cool… T’es sympa. Je ne connais personne ici, si ce n’est mon paternel et ses collègues. Ils sont tous archéologues… et pour moi les vieilles pierres, à part les tombes, ce n’est pas trop mon truc.
— Les tombes ! Pourquoi donc les tombes ?
— Ben, c’est logique… tu vois ton trip à toi, c’est le moyen âge, les chevaliers, les princesses et tout ce tralala. Moi, ce sont les vampires.
Ce mot sonna comme une alarme quelque part au fin fond de l’inconscient de la jeune femme. Mais elle ne parvint pas à comprendre pourquoi. Ce terme recélait quelque chose de dangereux et d’intime tout à la fois. C’était indéfinissable, indescriptible.
Pourquoi avait-elle l’impression qu’elle savait parfaitement ce dont il s’agissait ? Et pourquoi, en même temps, désirait-elle tant repousser cette connaissance jusqu’aux tréfonds d’elle-même ?
— Vampires ? demanda-t-elle.
— Ah oui ! C’est vrai… 1492… Encore que, tu vois, tu pourrais sans briser l’image de ton personnage avoir des rudiments d’informations en la matière. Il y a déjà des descriptions de ces créatures dans la mythologie classique gréco-romaine. Sans compter les légendes slaves qui citent l’existence des Strygoïs9.
OK, je te l’accorde, toi au moins tu reconstitues plus ou moins fidèlement une époque qui fut bel et bien réelle, tandis que moi je ne m’intéresse qu’à des créatures imaginaires. Cela ne fait pas très adulte, j’en conviens. Sans tenir compte du fait que c’est limite « fashion victim », encore que pour l’instant les vampires sont ringardisés au rang de petite star latino de comédie musicale pour fillettes. Ce sont plutôt les zombies que l’on voit partout.
— Des zombies ?
— Ouais, des morts-vivants décérébrés qui sortent de leurs cercueils pour bouffer la cervelle des humains. Ça n’a vraiment rien de sexy. Je ne comprends pas que des filles puissent rêver de se faire mordre par un cadavre en décomposition plein d’asticots, le globe oculaire pendouillant hors de son orbite… beurk.
Mircea fut tout à coup très inquiète à l’idée que des tombes puissent s’ouvrir devant ses pieds et que des corps humains en état de putréfaction plus ou moins avancée puissent en sortir pour essayer de lui dévorer le cerveau. Elle se surprit à se relever et à trembler.
Par réflexe protecteur, Damon la serra dans ses bras pour la rassurer. Le corps de la jeune fille était doux, chaud et bel et bien tangible. S’il avait eu le moindre doute sur son existence réelle, celui-ci était à présent totalement dissipé.
Mircea eut un bref tressaillement de stupéfaction lors de ce contact charnel inattendu, mais, très vite, elle se laissa bercer dans cette étreinte qui la rassurait. Elle connaissait à peine ce damoiseau et pourtant au lieu d’avoir envie de fuir à son contact, elle ne souhaitait rien d’autre qu’à prolonger cette sensation jusqu’à ce que pointe l’aube.
— Oh, je ne voulais pas t’effrayer. Il n’y a jamais eu de zombies à Naples…
Je ne pense pas non plus qu’il y ait des vampires… ils préfèrent la nouvelle Orléans, comme les zombies d’ailleurs, ou Venise. À la rigueur, ils errent dans les rues de Chicago, de New York, de Toronto et bien sûr de Londres, je parle des vampires, pas des zombies10. De toute façon, je déconne, ce ne sont que des créatures fantastiques, elles n’existent que dans les fictions.
Mircea sourit au jeune homme. Elle n’avait pas peur, en tout cas pas avec lui, et surtout pas de lui. Elle ne put s’empêcher de lui répondre avant de quitter le refuge de ses bras :
— Vous en êtes bien certain ?
Au loin, un coq chanta. Quelques lueurs rosâtres se noyaient à présent dans l’eau azurée de la méditerranée.
— Il se fait tard… Il me faut regagner mon logis, ajouta-t-elle la voix triste… puis avec une audace qu’elle ne se connaissait pas, elle lui demanda :
— Souhaitez-vous vraiment me revoir messire Damon ?
— Ouais bien sûr, tu es trop cool comme meuf… à part le fait que quand tu es dans ton trip tu ne veux pas en sortir, mais OK, c’est fun. Tu me donnes ton numéro et je t’envoie un texto.
— Mon numéro ? Un texto ?
— Faut vraiment qu’on te mérite toi, hein ! Encore que finalement quand on y réfléchit, ce n’est jamais simple les nanas. … OK, on dit quoi alors ? Même endroit, même heure ?
— Messire je ne suis point certaine d’avoir tout saisi. Mais puisque tel est votre bon plaisir et que cela me sied, je serai présente sur ce banc, la nuit prochaine après la mi-nuit… Dieu vous garde en sa sainte protection.
Mircea fit une légère révérence avant de s’éloigner en direction de la sortie du cimetière.
Sur le chemin du retour, elle ressentit d’étranges impressions. Les flagrances auxquelles elle était habituée depuis belle lurette semblaient s’être modifiées. Aux relents champêtres ou animaliers avaient succédé des odeurs désagréables d’origines non identifiées.
Les bruits immuables quasi inexistants à ces heures matinales étaient remplacés par de sourds grondements continus venant tant des cieux que des chemins.
Elle progressait au milieu d’un brouillard rougeâtre. Son instinct, plus que sa conscience, guidait ses pas vers la demeure familiale qui soudain pourfendit la brume écarlate pour se dresser, majestueuse, devant ses pieds. Elle se précipita à l’intérieur du bâtiment, comme l’on se jette dans un refuge pour échapper à un péril imminent. Naviguant dans un rêve embrouillé, elle croisa sa sœur aînée, Zaleska, qui lui parlait. Mais elle n’entendit rien… Elle continua à déambuler sans répondre jusqu’à sa chambre, son univers particulier. Son lit à baldaquin drapé de rouge et de noir l’attendait dans la pénombre. Des chandeliers dorés à cinq branches où se consumaient des cierges rouges jetaient quelques lueurs orangées dans la pièce. D’épais rideaux de velours sombres écartaient, par leur seule présence, les premiers rayons de lumière que l’aurore lançait à l’assaut de ses paupières qui déjà se fermaient. Elle prit simplement le temps de se dévêtir avant de s’allonger et de s’enfoncer derechef dans un sommeil profond dépourvu de voyage onirique.
Le crépuscule marqua le moment de son réveil. Elle entendit hululer une chouette et un instant, un instant seulement, elle crut comprendre la signification du cri du rapace nocturne11. Elle s’étira, toutes ses sensations renaissaient peu à peu. Il lui fallait se nourrir prestement, car elle avait grand-faim et quelque chose en elle lui murmurait que tant qu’elle ne se serait pas restaurée, elle ne maîtriserait pas pleinement son corps. Elle se leva donc, se rafraîchit un peu et choisit dans sa garde-robe une robe d’intérieur très simple, de couleur amarante lisérée d’or. Elle se rendit ensuite dans le petit salon, sans croiser âme qui vive. Dans cette pièce paisible et richement ornée l’attendait, comme chaque soir, une aiguière en or empli de son breuvage thérapeutique.
Elle en remplit un hanap. Le liquide était d’un rouge écarlate et il avait un goût salé et métallique. Elle absorba son contenu à petites gorgées, en appréciant le fumet et la saveur qui en émanait. Comme à chaque fois qu’elle terminait de s’en sustenter, elle se sentit débordante de vitalité et d’énergie.
Lorsqu’elle reposa le hanap doré sur le plateau. Elle remarqua la tapisserie qui pendait au mur. C’était bizarre, elle habitait ce palais depuis… Depuis combien de temps au fait ? Pourtant elle ne se souvenait pas de l’avoir déjà décelé précédemment. Il s’agissait d’une représentation de la dernière cène et de Jésus partageant le vin, symbole de son sang de vie éternelle, avec ses douze disciples. Étonnamment, elle ne put s’empêcher de faire un rapprochement avec l’étrange liquide dont on l’abreuvait quotidiennement. Elle haussa les épaules, elle se faisait des idées sans aucun doute.
Elle commença donc à s’apprêter pour son rendez-vous nocturne… Bon sang ! Un rendez-vous, elle avait pensé au mot rendez-vous. Elle n’en revenait pas… Dieu du ciel, le pouvait-elle ? Ne devait-elle point se faire chaperonner ? Non, après tout, elle était veuve. Bien que jeune encore, elle n’était plus une pucelle12 dépendante des humeurs et volontés paternelles. Elle irait donc, sans se faire accompagner de quiconque.
Elle passa un temps certain devant sa garde-robe à sortir ses tenues les unes après les autres sans trop savoir laquelle conviendrait le mieux pour cette occasion. Une robe rouge, non, c’était par trop indécent, licencieux, voire incendiaire. Le rouge était la couleur associée à la luxure féminine. Une robe bleue en ce cas ? Non, hier déjà elle portait cette tenue, elle ne devait point donner l’impression d’être démunie.
Finalement, elle adopta sa tenue argentée, couleur de la lune qui avait présidé à leur rencontre. Elle pensa que cela serait de bon augure pour sa soirée. Évidemment, elle aurait dû y songer immédiatement, se costumer en astre nocturne pour illuminer dans la nuit. Elle se coiffa ensuite avec soin, avant de se poser sur la tête un diadème argenté en guise de parure. Le choix était-il judicieux ? Après tout, ayant été mariée, elle aurait dû porter plutôt un hennin ou, pour le moins, une coiffe dissimulant sa chevelure. Comme néanmoins son veuvage faisait d’elle une femme libre, elle estima qu’elle pouvait bien jouer la damoiselle et paraître en cheveux. Ensuite, un collier de diamants, innovation de la fin de la première moitié de son quinzième siècle, vint habiller son cou gracile. Pour donner la touche ultime à son apparence, elle ceignit sa taille d’une ceinture dorée soutenant une aumônière en brocard de la même couleur. L’ustensile avait également le mérite de souligner ses formes ; garantie de future maternité, un attrait féminin indispensable pour son époque. Elle chaussa enfin ses pantoufles de vair. Alors, expirant un bon coup, elle se sentit prête.
Pour éviter toutes questions embarrassantes de son père ou de sa sœur, elle s’éclipsa par une porte de service. Elle avait réussi sa sortie secrète et s’enfonça dans la nuit sans se retourner.
Elle atteignit son objectif, son fidèle banc de pierre, une grosse demi-heure avant l’heure dite. Elle se mit à attendre avec une certaine impatience dans ce paysage familier qu’elle semblait pourtant redécouvrir cette nuit.
Les histoires colportées par messire Damon avaient jeté le trouble dans son esprit. Elle était anxieuse en longeant les pierres tombales. Elle avait l’impression que celles-ci s’ouvriraient soudain devant elles, crachant une légion de zombies qui viendraient lui picorer les méninges.
Les chauves-souris qui virevoltaient au-dessus d’elle semblaient lui susurrer Vampire, Vampire, Vampire… Elle commença à trembler un peu et ce n’était point de froid. D’ailleurs, elle réalisa soudain que d’aussi loin qu’elle se souvenait… elle n’avait jamais eu froid.
Ses peurs reprenant le dessus dans les entrechats de ses pensées, elle crut même, pendant un court instant, apercevoir devant l’entrée du cimetière une grande bête noire aux iris jaunes, une sorte de loup gigantesque. Elle ferma les yeux, se frotta les paupières, et, lorsqu’elle regarda à nouveau, elle ne vit plus rien de suspect. Elle avait dû rêver, ou plutôt, cauchemarder.
Enfin, son cœur se mit à battre à tout rompre lorsqu’elle l’aperçut entrer dans la nécropole une quinzaine de minutes plus tard. Damon ! Il était là. Comme il était beau. Comme il était souriant. Mais plus encore, comme il lui donnait l’impression que pour la seconde fois consécutive, elle vivait une nuit différente de toutes celles qui avaient précédé et dont elle avait perdu le compte.
Il éclairait son chemin à l’aide de sa torche magique. Elle ne l’avait pas entendu prononcer de formule de commande cette fois. Suivant le cercle de lumière qui se balançait, tantôt au sol, tantôt sur les pierres tombales et autres gisants, le jeune homme se rapprochait du banc où, fébrile, mais soucieuse de le dissimuler, Mircea l’attendait. Lorsqu’il ne fut qu’à deux pas d’elle, elle se releva. Aussitôt, Damien, à moins que ce ne fût Damon, mit un genou au sol et la salua courtoisement :
— Noble princesse, je suis votre serviteur. Oncques ne vit sur terre et sous les cieux étoilés, plus gracieuse, noble et belle dame que vous… Cette tirade vous a-t-elle plu, gente dame ?
— Diantre, chevalier, je vous ouï parfaitement cette nuit.
— Quelques lectures sur internet et le tour est joué.
— À Dieu ne plaise, votre langue châtiée n’a guère duré.
— Oups, j’en suis fort… marri, c’est cela marri.
— Ne le soyez point… Je suis bien esbaudie de ces efforts que vous faites pour me complaire. Grâce vous en soit rendue.
— En vérité, vous complaire ne requiert nulle peine. Je n’ai qu’à laisser parler mon cœur et tout me semble soudain aisé. Votre costume est magnifique. Combien donc avez-vous de tenues médiévales ?
— Combien de robes, de cottes et de chainses ? Ma foi, je ne sais. Mon père fut un grand seigneur avant de devoir prendre le chemin de l’exil. Il a couvert mes sœurs et moi-même de moult richesses, bijoux, fourrures et soieries.
— Wôw, un prince en exil… On dirait un titre de roman, de chanson ou de film. Donc je ne m’étais point trompé, tu es bien une princesse.
— Un film ? Je ne sais ce que c’est… Vous m’en avez déjà parlé hier, ce me semble. Un roman ? Mais mon père n’est point un goupil13. Une chanson ? De geste en ce cas. Mais vous, Damon, qui donc êtes-vous finalement, un chevalier, un sorcier ou un nécromancien ?
— Un nécrom… Ah oui, cette pensée te vient sans doute à cause de ma fan attitude envers les vampires. Trop cool cette idée, ouais je devrais y songer pour notre prochain jeu de rôle… Un nécromancien.
— Messire, il me semble que vous errez à nouveau.
— Ma princesse, laissez-moi baiser vos mains pour vous montrer mon allégeance.
Elle lui tendit sa dextre et Damon approcha ses lèvres de sa peau en l’effleurant à peine. Elle avait la preuve que son livre, qui portait le titre incompréhensible d’internet, lui avait été de bons conseils. Après un si digne hommage, elle ne pouvait que répondre :
— Relevez-vous Chevalier et veuillez prendre place ensuite à mes côtés sur ce siège.
Ils restèrent ainsi un instant, côte à côte, et silencieux, à contempler la voûte céleste étoilée. Damon se lassa le premier de ce mutisme qui devenait oppressant et posa la question qui le taraudait depuis la nuit précédente :
— Basarab… J’ai fait des recherches, c’est le nom de famille du vrai Dracula… Tu m’as bien eu hier en prétendant ne rien savoir des vampires, alors même, que tu as choisis en guise de pseudo le plus célèbre d’entre eux.
— Mon père n’est ni un faux14 ni un vampire, messire Damon. Que me chantez-vous là ? Je suis bien la dernière des enfants de Vlad Basarab, chassé du trône de Valachie en 1476 et réfugié ici dans le royaume de Naples et d’Aragon, auprès de sa fille Mariah, ma sœur la plus âgée.
— OK, je ne voulais pas te fâcher… Je m’excuse, j’ai cru que tu essayais de combiner gentiment nos deux univers. Je n’avais pas capté que tu avais par hasard choisi d’incarner une princesse venue de l’est.
— Je ne suis point irritée… J’en suis juste à me demander pourquoi, diantre, la conversation finit toujours par revenir à ces créatures diaboliques que chez nous on nomme plutôt Strygoï.
— Je te promets d’au moins essayer de ne plus t’en parler cette nuit.
— Je ne sais pas pourquoi. Mais chaque fois que je pense à ces êtres, j’ai des nausées et une migraine horrible.
— Parle-moi de toi et de ta famille, ma petite princesse lunaire…
Elle préférait cela. Quoique… quand elle se mit à raconter son histoire, elle releva elle-même des incohérences qui la firent douter de sa véracité. Son père était né en 1431 et pourtant il ne paraissait aucunement avoir soixante ans passés, quarante, tout au plus… Et si ? Non, c’était impossible ! Les vampires n’étaient que des créatures mythiques. Finalement, si Damon lui permettait d’exister, il la faisait aussi s’angoisser. Elle en vint même à se demander, s’il était sain pour elle, et sa santé mentale, de poursuivre cette relation.
Mais quand Damien commença à faire le fou et à la faire rire aux larmes, elle comprit qu’effectivement elle voudrait le revoir, même si elle ne savait pas encore si elle s’embarquait les yeux fermés dans une histoire d’amour ou d’amitié.
Nous étions en été et les nuits étaient bien courtes, trop courtes. La lune s’estompait déjà, les étoiles s’éteignaient les unes après les autres dans le ciel. Au loin, un coq chanta. Au-delà du sommet du Vésuve, quelques fins doigts roses vinrent déchirer le voile de la nuit. Il était temps pour Mircea de prendre congé et de rentrer chez elle. Ils avaient néanmoins eu l’opportunité de décider qu’ils se reverraient le lendemain, même lieu, même heure.
Une fois qu’elle fut partie, Damien se demanda alors s’il était bien convenable de la suivre afin de savoir où elle logeait. Il craignait de mettre à mal cette relation naissante si la jeune femme s’en apercevait. Comment prendrait-elle son comportement si elle se retournait ? Il hésita, car les révélations surprenantes de la jeune femme l’intriguaient et si ? Non, le hasard ne pouvait avoir été aussi farceur ou alors ?
Une fraction de seconde, il hésita encore, n’était ce point prématuré, ne fallait-il pas mieux patienter encore une nuit ou deux ?
Sa curiosité fut la plus forte. Dès qu’elle eut pris suffisamment d’avance, il commença à la pister. Tout en progressant le long des façades napolitaines, il l’observait avec attention et constata un comportement étrange. Mircea marchait tranquillement sur le trottoir, longeant les perrons des maisons anciennes de ce vieux quartier de la banlieue napolitaine. Elle semblait complètement perdue dans ses pensées, regardant droit devant elle sans s’intéresser à la ville qui s’éveillait. L’odeur du pain en train de cuire qui émanait d’une boulangerie, qui s’ouvrirait deux heures plus tard, vint rappeler au jeune gothique qu’il n’avait rien mangé depuis le soir et qu’une nuit blanche aiguisait son appétit. Un marchand de journaux ouvrait son aubette guettant les premiers chalands de la journée. Dans une ruelle transversale, une équipe d’éboueurs vidaient les conteneurs métalliques dans la benne d’un large camion malodorant. Quelques voitures remontaient les rues en direction des zones industrielles ou des centres commerciaux. Les cités dortoirs du grand Naples revenaient à la vie, déversant leur flot de navetteurs en route vers les quartiers d’activités diurnes.
La jeune femme pénétrait à présent dans un faubourg visiblement plus huppé, plus cossu. Damon s’étonnait toujours de voir tant d’opulence côtoyer tant de pauvretés à quelques centaines de mètres de distance à peine. D’où il se tenait, à quelques pieds derrière elle, le jeune homme ne pouvait observer l’air effaré de la jeune fille qu’il suivait.
Mircea pressa le pas, gardant les yeux rivés vers le sol pour ne plus regarder autour d’elle. Que s’était-il passé cette nuit ?
Les maisons n’étaient plus les mêmes, les rues étaient désormais recouvertes d’un revêtement grisâtre en lieu et place de la terre battue ou des pavés. Les chevaux étaient remplacés par d’étranges véhicules bruyants et malodorants qui semblaient se déplacer sans qu’aucun animal n’y soit attelé pour les tracter. L’air était chargé de relents désagréables. Le boucan était amplifié et suintait depuis toutes les directions. Le ciel était parcouru par des oiseaux métalliques inconnus qui traçaient un sillage blanc dans l’azur, tels des navires volants, mais sans voiles ni rames.
Était-elle victime d’un sortilège d’illusions ? À moins qu’elle ne soit disparue et réapparue soudainement de la surface de la Terre ? Avait-elle rêvé ? Rêvait-elle à présent ? Pire encore, peut être que le sorcier venait bien du futur et l’avait par un sortilège puissant propulsé à sa propre époque ? Perdue et paniquée, elle ne souhaitait plus qu’une chose désormais ; rejoindre son foyer, un terrain qui lui était familier, des personnes qui lui étaient chères.
Elle poussa un soupir de soulagement lorsqu’elle reconnut la fière bâtisse ancienne qui, elle au moins, ne différait guère de ses souvenirs. Ses souvenirs qui dataient de la soirée précédente à peine. Le monde avait-il tourné quelques siècles sans elle, en une seule nuit ? Elle regarda ses mains… Aucune trace de vieillesse, cela la rassura. Un instant, elle avait craint d’avoir dormi une centaine d’années, telle Aurore dans ce conte que son père lui narrait les soirs lorsqu’il se tenait au château auprès d’elle.
À présent qu’elle avait franchi le grillage qui marquait le passage au travers du mur d’enceinte, elle fut frappée par d’incompréhensibles et spectaculaires changements. Les arbres et les plantes n’étaient plus comme dans ses souvenirs, d’autres tailles, d’autres essences, d’autres parterres de fleurs.
Et surtout, sur les côtés de part et d’autre du chemin de terre qui conduisait les visiteurs de la grille ouvragée jusqu’à la porte massive de la bâtisse, se trouvaient rangés plusieurs de ces mystérieux engins sans chevaux…
Cette fois, sa panique fut totale… allait-elle retrouver son père et ses sœurs, ou se retrouverait-elle seule dans un monde inconnu ? Elle désirait en avoir le cœur net sans tarder plus outre.
L’entrée magistrale était munie d’un puissant marteau en bronze représentant une tête de dragon. Saisissant avec fougue l’anneau que l’animal mythologique tenait dans sa gueule, Mircea frappa trois coups sur la rondache de métal. Le son se répercuta longuement à travers la paroi de bois, faisant écho dans la maison. Quelques instants plus tard, un judas de cuivre s’ouvrit un bref moment, avant que la porte ne bascule et lui concède l’entrée en sa demeure. Elle s’immobilisa toutefois subitement. Elle ne reconnaissait que vaguement la femme aux cheveux noirs et bouclés et aux yeux d’émeraudes qui se tenait devant elle.
Damon s’était arrêté à la grille massive en fer forgé. Loin d’être constituée d’un simple assemblage soudé de tubes métalliques, la pièce architecturale était une véritable œuvre d’art composé d’entrelacs de dragons, d’épées et de croix.
La propriété était visiblement très ancienne. Lors de la renaissance, elle avait dû servir d’hôtel privé à quelque nobliau ou à un banquier fortuné. Elle se déployait sur trois niveaux, le dernier sous mansarde. Les deux angles étaient flanqués de tours rondes. La toiture était entièrement en ardoises naturelles et les fenêtres aux meneaux de pierres étaient garnies de vitraux multicolores.
Rangées sur le côté droit du chemin, s’alignaient en une muraille métallique, une BMW coupé sport grise, une berline de marque Mercedes noire et une Jaguar dernier modèle tout aussi sombre que la Mercedes. Une chose était à présent certaine, la famille de Mircea était pleine aux as et, contrairement à la jeune fille, bien ancrée dans le siècle. Essayant de rester dissimulé derrière le mur de briques qui était érigé entre l’ouverture et une maisonnette de concierge, formant l’angle de la propriété, Damon observa la scène intrigante qui, à présent, se jouait devant l’énorme porte en bois garnie de clous d’acier.