La résilience du Phoenix - Virginie Bardot - E-Book

La résilience du Phoenix E-Book

Virginie Bardot

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Beschreibung

Avant la renaissance, le chemin à parcourir est encore long...

Un nouveau défi s'offre à Jessica lorsque sa candidature est retenue pour travailler dans un institut spécialisé dans le traitement des traumatismes psychiques. La psychiatre y rencontre David et Audrey, deux jeunes patients écorchés par la vie. Entre rage, frustration et désespoir, le parcours de thérapie est loin d'être un long fleuve tranquille. D'autant que son collègue, le fameux Docteur Joshua Bayne ne lui facilite pas la tâche pour s'intégrer.
Leurs approches thérapeutiques novatrices sauront-elles se rencontrer afin d'accompagner leurs patients sur le chemin de la résilience ?

Un roman qui sensibilise avec brio à la pratique thérapeutique grâce à ses personnages attachants !

À PROPOS DE L'AUTEURE

Virginie Bardot est psychiatre, pédopsychiatre et psychothérapeute. Elle s'est formée à plusieurs pratiques thérapeutiques utilisées dans le traitement des traumatismes psychiques dont l'HTSMA. Elle a choisi le roman pour sensibiliser et partager sa pratique dans ce domaine.

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Virginie Bardot

La Résiliencedu Phoenix

Avertissement

Ceci est une fiction.

Toute ressemblance avec des personnes existantesou ayant existées serait fortuite.

Chapitre 1

Jessica ne put contenir un grognement quand le réveil sonna… Déjà 8 heures… C’était l’heure pour elle de se lever et de s’activer avant de débuter sa première journée de travail. Nouveau travail, nouvelle vie. En tout cas, c’est ce qu’elle espérait quand elle avait fait le choix quelques semaines auparavant de postuler à cette offre d’emploi. L’institut psychothérapeutique dans lequel elle allait travailler était spécialisé dans la prise en charge du psychotraumatisme chez les adolescents et les jeunes adultes. La tranche d’âge et les indications de l’endroit l’avaient convaincue par les nouveaux challenges que l’institut offrait.

Sa nuit avait été quelque peu agitée. De nombreux questionnements étaient venus perturber son sommeil. Cela paraissait classique lorsqu’on décidait d’entreprendre un virage à 180 degrés dans sa vie. En effet, Jessica espérait repartir de zéro et faire table rase du passé. Dans cette logique, son cerveau avait tenté de mesurer le bien-fondé de ces changements pendant plusieurs heures avant d’abdiquer. Elle avait fini par sombrer dans un sommeil chaotique composé de rêves plus étranges les uns que les autres. Avant de rendre les armes, son unique conclusion avait été que seul l’avenir viendrait valider ou non son choix.

L’appréhension s’intensifia au moment de franchir le seuil de l’institut. Elle repensa à ses premiers pas dans les différents services où elle avait travaillé. Elle avait passé les dernières années dans les urgences psychiatriques d’un grand hôpital parisien. Elle avait alors un rythme de travail acharné et multipliait les prises en charge. Ce jour représentait un nouveau départ pour elle tant par le fonctionnement que par les modalités de suivi du centre. Elle avait hâte de découvrir tout ça!

Son image se refléta sur la grande baie vitrée à l’entrée de l’institut. Un flot d’images traversa son esprit et la replongea instantanément dans ses souvenirs. Ils étaient tellement précis que cela lui donna l’impression que cela s’était passé la veille.

De nouveau, elle ressentit le grand moment de solitude qui l’avait envahie lors de son premier jour aux urgences. Un individu au visage austère lui avait tendu sa blouse et quelques dossiers. Puis il avait pointé son doigt devant lui pour indiquer les pseudos chambres qui allaient représenter ses futurs lieux de consultation pour les trois années qui ont suivi. «Cela ressemble davantage à des placards qu’à des lieux de consultation», avait-elle songé sur le moment. Cette pensée ne l’avait pas quittée par la suite.

Au moment où elle pénétra dans l’institut, une jeune femme souriante se dirigea vers elle pour l’accueillir. Elle devait avoir une quarantaine d’années environ.

— Bonjour Docteur Lestrie, s’écria-t-elle. Au nom de l’institut, je vous souhaite la bienvenue. Nous sommes ravis de votre arrivée. Un peu de sang neuf dans l’équipe ne peut qu’apporter un plus!

Elle afficha alors un large sourire, puis reprit l’air contrit :

— Excusez-moi, j’ai oublié de me présenter : Docteur Mia Ly-Tchi. Je travaille ici depuis huit ans maintenant.

— Bonjour, répondit Jessica un peu mal à l’aise devant autant d’aisance.

La sollicitude de sa nouvelle collègue la décontenança un peu. Tout chez cette femme inspirait la sérénité. Une impression de calme et de tranquillité se dégageait de sa personne. Elle semblait vraiment ravie de l’accueillir dans son équipe. Cela changeait de l’accueil qu’on lui avait réservé dans la plupart des lieux qu’elle avait fréquentés auparavant. En effet, le manque de moyen, la charge de travail toujours plus importante avait peu à peu miné le système de santé. Et bien évidemment, la psychiatrie, spécialité que l’on pouvait probablement comparer au vilain petit canard de la médecine, avait largement été impactée lors de cette hécatombe.

Perdue dans ses pensées, Jessica suivit docilement sa collègue afin qu’elle lui présente le reste de l’équipe. La grande majorité se trouvait dans la salle du personnel. C’était une salle d’une bonne taille, encore plus impressionnante en comparaison aux bureaux étriqués où Jessica avait eu l’habitude de consulter. La décoration donnait à cet endroit une atmosphère chaleureuse, un mélange de couleurs douces, raffinées et d’odeurs qui réactivaient, telle la madeleine de Proust, un sentiment agréable de cocooning et de sérénité.

Un tableau accroché sur le mur représentait une grande forêt de bambous. L’effet de profondeur que le photographe avait créé invitait l’observateur à rentrer dans cette forêt. Jessica s’imagina en train de secouer les bambous pour faire tomber une pluie de feuilles dorées. Puis elle se vit allongée par terre, se reposant à l’ombre de ces pousses tendues vers le ciel.

De l’autre côté de la pièce, on pouvait observer l’ensemble des photos de l’équipe épinglées sur un grand panneau en liège. Chaque photo était entourée d’une couleur particulière. Jessica fit la supposition que chaque couleur permettait de différencier la profession de chacun.

Le Docteur Ly-Tchi entreprit les présentations. Elle commença par les personnes assises autour d’une table à quelques mètres de l’entrée. Il y avait là deux infirmiers et un kinésithérapeute. Ils l’accueillirent avec un sourire chaleureux. Le plus âgé des deux infirmiers se prénommait Marc. Il devait avoir environ la cinquantaine. Le second s’appelait Thomas. Il semblait sorti tout récemment des bancs de l’école. Le kinésithérapeute se leva pour lui serrer la main, tout en se présentant.

— Kilian, enchanté de faire votre connaissance.

Il lui décrocha un sourire enjôleur face auquel elle ne put réprimer un regard amusé. Jessica prit le temps d’observer son interlocuteur. C’était un grand gaillard d’une quarantaine d’années, blond aux yeux bleus. Il dégageait une force tranquille qui lui plut davantage en comparaison au sourire qu’il lui avait offert quelques secondes auparavant.

— Docteur Jessica Lestrie. Tout le plaisir est pour moi. Je suis très heureuse d’être parmi vous aujourd’hui.

Mia l’emmena ensuite vers les autres personnes qui étaient dans la pièce et continua les présentations. Jessica essaya de retenir au mieux le nom des personnes présentes. C’était plus simple pour les infirmiers et aide-soignants qui avaient leur prénom respectif inscrit sur leur blouse. Elle avait toujours eu une mémoire photographique.

Au moment où Mia acheva les présentations, un homme, la quarantaine environ, entra dans la salle. Il était habillé de manière plutôt décontractée. Sa chevelure brune commençait à grisonner au niveau des tempes. Elle s’accordait très bien avec sa barbe de trois jours. Il envoya un bonjour général et sourit de manière plus amicale à Mia.

— Bonjour Joshua, lui répondit-elle, en lui rendant son sourire. Tu arrives au bon moment. Je terminais justement de présenter le reste de l’équipe à notre nouvelle recrue.

Elle se tourna alors vers Jessica et reprit la parole avec un ton un peu plus formel.

— Docteur Lestrie. Voici le Docteur Joshua Bayne. Le fondateur de notre centre.

Autant le Docteur Bayne s’était montré chaleureux avec les autres membres de l’équipe, autant elle ne perçut pas la même sympathie à son égard. Elle lut une forme de réserve, voire une certaine froideur lorsqu’elle rencontra son regard pour la première fois. Cela eut pour effet de la décontenancer.

Elle connaissait ce regard. Elle l’avait expérimenté tellement de fois dans les services où elle avait travaillé. Malgré l’inquiétude qu’elle sentit naître en elle, elle refoula sa première impression et lui tendit la main avec le sourire le plus naturel possible.

— Bonjour Docteur Bayne, je suis ravie de pouvoir enfin vous rencontrer. J’ai beaucoup entendu parler de vous. J’ai lu les articles concernant vos travaux de recherche…

En s’entendant parler ainsi, Jessica se trouva ridicule. Trop tard, le mal était fait. Elle vit passer une ombre dans le regard de l’homme en face d’elle. Elle comprit que ce premier contact était venu conforter son pressentiment de la veille. Elle trouvait toujours étonnant ce paradoxe entre son caractère affirmé lorsqu’il s’agissait de son travail avec les patients et la rapidité avec laquelle elle se mettait à douter d’elle dans d’autres circonstances.

Alors qu’elle n’était qu’interne, elle avait pu s’opposer franchement à ses chefs quand elle savait qu’elle prenait la bonne décision pour le bien du patient. Mais à ce moment précis, elle se sentait comme une petite fille qui venait d’être prise sur le fait après avoir fait une grosse bêtise. Elle détestait cette sensation de ridicule qui l’envahissait. Heureusement, Mia la sortit de cette situation en lui proposant de continuer la visite. Le Docteur Bayne sembla visiblement soulagé lui aussi de cette décision.

«Félicitation, Jessica, se gronda-t-elle. Encore un bon point pour te sentir à l’aise dans ton nouveau job!» Pour chasser ces pensées désagréables, elle emboîta le pas à sa collègue et se concentra sur la poursuite de la visite. L’ensemble du bâtiment dégageait une bonne énergie. Jessica songea que, malgré sa première rencontre avec le Docteur Bayne, elle allait rapidement trouver ses repères ici. Pendant qu’elles marchèrent, sa nouvelle collègue continua de lui transmettre des informations. Elle lui expliqua notamment que les trois psychologues du service étaient absents pour la matinée du fait d’une formation.

Par la suite, Mia lui montra les salles pour les activités. Chaque agencement était pensé en fonction de ce à quoi la pièce était dévolue. Elle apprécia tout particulièrement celle utilisée pour les jeux de scène, comme le théâtre ou la danse et la salle d’arts-plastiques. Les budgets alloués pour les ateliers thérapeutiques semblaient être conséquents. Jessica en fit la remarque à sa collègue. Celle-ci lui expliqua tous les efforts entrepris par l’institut pour trouver des financements afin de pouvoir travailler dans ce cadre. Le concept créé par le Docteur Bayne était tout nouveau. Il commençait tout juste à être reconnu par l’état et les hautes instances de santé.

— Pour l’instant, les subventions restent maigres, bien qu’il s’agisse selon moi d’un réel problème de santé publique, poursuivit Mia. Nous avons dû recourir à des aides extérieures pour soutenir notre cause et permettre au centre de fonctionner correctement.

L’intensité perçue dans la voix de Mia reflétait sa dévotion pour son travail. Jessica apprécia son investissement. C’était un critère important pour elle, qu’elle aimait retrouver chez ses collègues.

Elles sortirent ensuite dans le parc pour découvrir les infrastructures utilisées pour le sport et les autres activités extérieures. Dans un champ adjacent au parc, Jessica repéra quelques chevaux qui broutaient tranquillement. Elle questionna sa collègue :

— Est-ce que le centre propose de travailler avec les chevaux dans un objectif thérapeutique? Je ne me souviens pas l’avoir lu dans votre brochure.

— Malheureusement cette activité n’a pas été jugée rentable. On a dû l’abandonner rapidement bien que Joshua ait franchement bataillé pour la conserver.

Jessica manifesta elle aussi sa déception. Elle avait longuement pratiqué l’équitation dans sa jeunesse et s’était ensuite formée à l’équithérapie. Elle avait observé les bénéfices pour ses jeunes patients, notamment les enfants qui présentaient des troubles de la relation ou de la communication. Cette thérapie était reconnue pour les enfants autistes. Mais elle avait aussi pu constater ses bienfaits chez les jeunes en rupture de lien et qui multipliaient les mises en danger. Souvent, ces jeunes en souffrance ne voyaient plus chez l’autre un aspect sécurisant ou une aide potentielle pour aller mieux. La prise en charge thérapeutique se faisait très lentement du fait de la difficulté à faire confiance et investir le lien thérapeutique. Dans ce contexte, Jessica aimait travailler avec les chevaux. Elle avait plusieurs fois constaté que le lien de confiance s’établissait plus rapidement par le biais de l’animal.

Les chevaux se montraient surprenants. Jessica avait fait l’hypothèse que leur taille et leur posture renvoyaient à une certaine forme de sécurité inconditionnelle. La douceur de leur pelage et leur calme habituel rassuraient, en même temps que leur gabarit imposant venait poser des limites indiscutables. Contrairement à l’être humain, les expressions du cheval étaient limitées. Cela diminuait l’impression de jugement que les jeunes reprochaient souvent à leur entourage. La patience de ces animaux était aussi un bon atout pour ces patients. Jessica avait d’ailleurs observé comment le même cheval était capable de modifier son comportement selon le cavalier ou la personne qui rentrait dans son box, comme s’il pouvait de manière instinctive s’ajuster très finement aux spécificités de chaque personne. Il avait une manière de responsabiliser son cavalier de manière indirecte, en basant ce rapport sur la relation de confiance et le plaisir du moment partagé.

Le travail au sol était l’un des aspects qu’elle avait le plus utilisé chez ces enfants. Elle avait remarqué les difficultés de certains jeunes ayant vécu des traumatismes complexes à pouvoir se mettre en selle. Paradoxalement, ces mêmes jeunes avaient rapidement investi le travail au sol, avec la possibilité d’instaurer du jeu avec l’animal. Le cheval jouait alors le rôle de médiateur. Cela favorisait l’émergence d’une triangulation entre le jeune, le cheval et le soignant, posant ainsi les bases du travail thérapeutique. La focalisation sur le moment présent nécessaire avec l’animal aidait le jeune à réintégrer son corps et retrouver des sensations physiques souvent inhibées voire anesthésiées par le traumatisme.

Jessica plongea dans ses souvenirs. Elle se souvenait d’une jeune fille d’une quinzaine d’années avec qui les résultats avaient été fascinants. Elle s’appelait Clémence. Dans un travail au sol, puis à cheval, Clémence avait évolué de manière surprenante. Après seulement quelques séances, elle avait pu reprendre le cours de sa vie.

Le début de sa prise en charge ne présageait pas de cette évolution. Elle passait tout son temps prostrée dans sa chambre, évitant toute forme de contact. Même ses yeux fuyaient le regard des gens qui tentaient d’entrer en communication avec elle. Ce comportement était la conséquence d’une soirée où elle avait été très violemment agressée par un jeune qui s’était invité à une fête à laquelle elle participait. Elle était rentrée chez elle en pilotage automatique, avait pris une douche, puis s’était couchée dans son lit. À partir de ce moment, elle avait catégoriquement refusé de se lever.

Ses parents n’avaient pas compris pourquoi son comportement avait changé si soudainement. Ils avaient imaginé qu’elle avait pris des drogues ou d’autres substances. Au départ, ils avaient été assez sévères avec elle pour qu’elle se lève. Puis, l’inquiétude les avait envahis, alertés par le fait qu’elle ne se nourrissait plus. Ils avaient tout essayé pour la faire sortir de son lit, mais toute tentative était restée vaine. Au contraire, chacune de ces tentatives majorait son angoisse et augmentait le fossé qui se creusait irrémédiablement entre eux. Plus ils insistaient, plus elle se recroquevillait dans son lit, hurlant si quelqu’un tentait de l’approcher. Elle pouvait alors pousser des cris spectaculaires. Amaigrie et déshydratée, elle avait dû être hospitalisée en urgence.

Jessica l’avait rencontrée au cours de cette hospitalisation. Face aux symptômes présentés par Clémence, une prise en charge en équithérapie avait été décidée. Jessica avait choisi l’aide de Canaille, un cheval qu’elle affectionnait particulièrement pour la qualité de son contact avec les jeunes âmes meurtries. Canaille avait brillamment réussi à franchir les défenses de la jeune fille et un lien fort s’était noué entre eux. Elle se rappela de Clémence qui était progressivement passée du fauteuil roulant au dos du cheval, en même temps que son corps reprenait vie.

Par l’intermédiaire de Canaille, Clémence avait réussi à révéler l’agression qu’elle avait subie. Ses parents avaient eu une belle réaction. Elle lui avait permis de se sentir de nouveau soutenue, de se reconnecter à eux. Une plainte avait été déposée et Clémence avait alors pleinement investi la thérapie. «Sacrée Canaille», se dit Jessica en repensant au beau hongre au pelage clair et à la crinière sombre.

Les deux femmes continuèrent la visite par les chambres des patients, l’espace détente, la salle à manger et une unité un peu à l’écart, qui comportait six lits. Cette unité servait pour les jeunes ayant besoin d’être davantage contenus du fait de leur pathologie. Elles poursuivirent avec la visite des salles de soins et de kinésithérapie. À plusieurs reprises, elles rencontrèrent des patients qui la saluèrent assez chaleureusement après que Mia ait fait les présentations.

Puis, elles visitèrent les bureaux des médecins, dont le sien et ceux des psychologues. Chacun était agencé intelligemment et décoré selon les goûts de l’occupant. Elle remarqua le style de décoration très différent dans celui des psychologues. Pour le bureau du Docteur Bayne, les efforts étaient minimalistes, mais l’endroit était agréable. En revanche, Mia avait ajouté sa touche culturelle dans son bureau comme une invitation au voyage.

Les deux femmes finirent par les deux salles dédiées aux entretiens familiaux et aux groupes thérapeutiques. L’une d’entre elles était équipée d’une glace sans tain, utilisée pour la thérapie familiale. Cette glace séparait l’espace de la famille et celle de l’équipe de supervision avec qui le thérapeute pouvait être en contact par téléphone. Le méta positionnement du superviseur permettait d’apporter des éléments complémentaires et une analyse plus fine du système familial, du type de relations existant dans la famille et surtout de ce qui se jouait au moment des entretiens familiaux.

Jessica apprécia la jolie vue que la baie vitrée de chacune des salles offrait sur le parc. Elle se sentait vraiment bien dans cette atmosphère et se projetait déjà dans son quotidien ici. Elle avait hâte de commencer son travail à proprement parler.

En écoutant à demi-mot les informations que Mia lui donnait sur l’organisation des soins, Jessica la suivit jusqu’à la première salle qu’elle avait visitée. Arrivées dans la salle de repos, elle constata que la majorité des personnes avait déserté le lieu pour aller rejoindre leur poste respectif. Il ne restait que trois personnes : l’un des deux infirmiers en discussion avec Kilian, le kinésithérapeute, et le Docteur Joshua Bayne qui semblait plongé dans un article d’un magazine scientifique. Lorsque ses deux collègues arrivèrent, Joshua se redressa. Il leur indiqua une table dans un coin de la pièce où ils s’installèrent, puis il alla chercher du café.

Après avoir fait le service, Joshua demanda brièvement à Jessica ses impressions suite à la visite de l’institut. Celle-ci prit soin de donner un avis positif, mais mesuré. Puis, ils regardèrent ensemble la liste des patients attribués à Jessica ainsi que les temps de groupe thérapeutique qu’elle allait devoir animer. Joshua se montra plus chaleureux pendant cet échange. Pour autant, Jessica ne pouvait pas s’empêcher de ressentir chez lui une forme de froideur à son égard qui la mettait mal à l’aise.

«Peut-être était-il tout simplement méfiant avec les inconnus ou bien c’est une sorte de phase de test, se dit-elle. Heureusement qu’il n’était pas là le jour de mon entretien d’embauche, ça m’aurait sûrement été préjudiciable.» En effet, le collègue que Jessica remplaçait avait dû partir précipitamment pour des raisons personnelles. Le recrutement s’était donc fait dans l’urgence, en l’absence du Docteur Bayne, alors en déplacement. Celui-ci avait supervisé à distance et avait validé le choix de ses collègues après avoir parcouru le curriculum vitae et la lettre de motivation de Jessica. En tout cas c’est ce qu’elle en avait compris.

Après leur réunion, Kilian interpella Jessica :

— Est-ce que ça vous dirait de venir voir ma salle? Je vous montrerai le travail que je fais en kinésithérapie avec les jeunes du centre. Je sais que Mia vous a donné déjà beaucoup d’informations. Si c’est trop dense pour aujourd’hui, on peut remettre ça à un autre jour.

Jessica se tourna vers ses deux collègues pour savoir ce qu’ils en pensaient.

Allez-y, je crois que je vous ai donné les informations principales. Vous me retrouverez dans mon bureau ensuite. Je vous donnerai la clé du vôtre, lui répondit Mia.

Joshua valida d’un signe de tête, l’air détaché. Jessica choisit donc de suivre son nouveau collègue vers la salle de kinésithérapie.

∞∞∞

La salle de kinésithérapie était une pièce d’une trentaine de mètres carrés avec un bureau d’un côté et divers appareils de kinésithérapie de l’autre côté. Kilian lui expliqua d’emblée les différents protocoles qu’il avait mis en place au fur et à mesure de son travail dans le centre, l’objectif étant de s’adapter au profil de chaque patient. Il avait dans l’idée que le travail corporel tenait une place prépondérante dans la prise en charge du traumatisme complexe.

— Depuis que je travaille ici, je vois vraiment l’impact des traumatismes psychiques sur le corps. La plupart des jeunes que j’accompagne ont désinvesti leur corps ou ils l’utilisent comme une «arme» contre leur souffrance. Certains vont chercher l’hypercontrôle, comme dans les restrictions alimentaires. D’autres vont être dans la sollicitation à l’extrême comme ceux que j’appelle les «hypersportifs». Et d’autres encore vont être dans la totale anesthésie, et là on retrouve tous les addictions aux drogues, aux jeux sur les écrans, etc. Ce que je trouve assez étonnant c’est la fluctuation des comportements selon les difficultés auxquelles la personne va se retrouver confrontée. Je me souviens d’une jeune. Elle semblait complètement désincarnée. Elle aurait pu jouer sans aucune difficulté dans cette série à la mode, The walking dead.

— Celle sur les zombies?

— Oui c’est ça. Pas besoin d’avoir fait psy pour voir à quel point son corps avait été meurtri par les violences qu’elle avait subies tout au long de son enfance. À chaque pas, on aurait dit que la tête allait se détacher du reste du corps. C’était flippant. Par contre, quand elle faisait du sport, tout son corps fonctionnait en symbiose. Je me souviens quand elle jouait au volley, dit-il comme s’il revoyait le film devant ses yeux. C’était impressionnant. Elle était partout à la fois, rattrapant les ballons de manière improbable. Le sport avait le pouvoir de lui faire retrouver la coordination tête-membre. Mais dès qu’elle quittait le terrain, la magie s’arrêtait. Elle avait beau en avoir conscience, cela ne changeait rien.

— Et qu’est-ce qu’elle est devenue?

— On a utilisé une technique basée sur la réalité virtuelle. C’est Joshua, enfin le Docteur Bayne qui l’a conceptualisée.

— C’est-à-dire?

— Tu vois la caméra là-bas? dit-il en pointant son index vers la gauche de la pièce. Au fait, ça ne te dérange pas si on se tutoie? demanda-t-il en se retournant.

Jessica hocha la tête de droit à gauche. Et Kilian poursuivit ses explications.

— On filme le patient avec. Et grâce aux différents capteurs, un logiciel va retranscrire la posture et les gestes du patient dans un monde virtuel. Au préalable, on accompagne le patient dans la création d’un avatar qui va progresser dans ce monde.

La caméra qu’il lui montrait était reliée en wifi à un casque et à des électrodes. Jessica qui n’était pas franchement à l’aise avec les nouvelles technologies, questionna avec un ton un peu septique :

— Quel est l’intérêt de la réalité virtuelle dans ce type de prise en charge?

— Comme tu le sais, les traumatismes que le patient a vécus font souvent émerger un sentiment d’impuissance. Ce qui fait que dans son quotidien, il se considère comme un looser, incapable d’agir normalement.

Jessica ne put s’empêcher de sourire face à la définition de Kilian de l’impact du psychotraumatisme dans la vie des gens. Celui-ci poursuivit ses explications sans relever :

— L’utilisation de la réalité virtuelle permet de shunter plusieurs verrous de l’inconscient liés à ce sentiment d’impuissance et d’autodépréciation. Le monde virtuel se veut accueillant et rassurant. L’avatar permet à la personne à la fois de s’identifier, et à la fois de ne pas se sentir trop exposé. Il va évoluer dans cet univers, pouvoir faire des choix et agir en fonction. C’est tout bénef’ : si c’est positif il peut se l’approprier et si c’est négatif il peut rejeter la responsabilité sur son avatar ce qui vient moins toucher à son identité. Il est capable de s’éprouver sans avoir le sentiment de danger qui plane au-dessus de sa tête. C’est un peu la même chose pour la jeune dont je te parlais tout à l’heure. Quand elle était sur le terrain, c’est comme si elle se mettait dans la peau d’un autre personnage. Elle pouvait ainsi mobiliser des ressources et des compétences qui dans son quotidien ne semblaient pas exister. Le monde virtuel permet de les réexpérimenter pour ensuite se les réapproprier.

— Et ça fonctionne?

— ça c’est la première étape. La suivante, c’est de se détacher de cette identité. Joshua a eu l’idée de réutiliser le processus d’externalisation qu’on trouve dans certaines thérapies. L’idée de ce concept est de différencier le jeune de la position de victime dans laquelle il est enfermé et ensuite de modifier le lien avec cette position. Quand il n’y a plus de relations de pouvoir entre le problème et le patient, alors celui-ci n’a plus lieu d’exister.

— Je connais bien ce concept, c’est un des piliers de la thérapie que j’utilise dans la prise en charge du trauma. Par contre je ne comprends pas trop comment vous l’utilisez?

— Ah oui? Tu pratiques quoi comme thérapie?

— Je ne sais pas si tu connais l’HTSMA ?

— Non, jamais entendu parler…

— C’est un acronyme pour Hypnose Thérapie Stratégique et Mouvements Alternatifs.

— Et ça fonctionne comment?

En résumé, c’est une thérapie qui utilise l’hypnose dans le présent. Le thérapeute co-construit avec le patient, une scène imaginaire inscrite dans le temps présent où le processus thérapeutique va se dérouler. L’objectif principal est d’éviter les abréactions qui peuvent arriver quand le patient se retrouve confronté aux images traumatiques du passé. L’utilisation des mouvements alternatifs permet d’utiliser une forme d’hypnose dite fractionnée. Ce que j’apprécie dans cette thérapie c’est que le patient est acteur de sa thérapie. Il construit son chemin et le thérapeute sert de gardien du cadre. Il accompagne le déroulé du processus jusqu’à la résolution du problème. Je te montrerai si ça t’intéresse.

— Avec plaisir!

— En attendant je te laisse terminer tes explications. Ton concept m’intrigue.

— Où j’en étais déjà… Ah oui, l’externalisation. La première partie du programme est axée sur la réappropriation du corps autour de scènes du quotidien dans le monde virtuel, avec un biofeed back au niveau physique sur le corps du patient, par le biais d’électrodes disposées à des endroits stratégiques. On a repris les bases de la médecine chinoise, notamment les méridiens et les points d’acupuncture. J’interviens à ce moment-là au travers des techniques de kinésithérapie, afin que le patient se réapproprie son enveloppe corporelle, les sensations de chaud, de froid, etc. Ensuite, le travail va se faire avec le psychiatre ou le psychologue pour permettre un travail sur la réappropriation identitaire. Elle se base sur la notion de dissociation structurelle de la personnalité.

— La théorie de Onno Van der Hart, c’est ça?

— Exactement, il soutient l’idée que les personnes qui ont subi un certain nombre de traumatismes se retrouvent dissociées. Comme si la personne était divisée en plusieurs parties qui peuvent entrer en conflit pour décider de la manière de fonctionner. Cela permet d’expliquer les comportements fluctuants des patients selon les situations rencontrées.

— Je trouve que cette théorie est intéressante pour aider les personnes à mettre du sens sur leurs comportements. En effet, ça paraît souvent étrange à leurs yeux et à ceux de leur entourage. Combien m’ont parlé de personnalité multiple, s’identifiant au film ou au livre éponyme Fight Club. D’autres m’exprimaient leur sentiment d’avoir basculé dans la folie.

— Tu as tout à fait raison. Du coup, le premier temps réside dans l’identification de toutes ces parties de la personnalité du jeune. Ensuite, on crée un avatar de chacune avec tout un cortège d’informations sur son identité, ses modalités de fonctionnement dans diverses situations, etc. Comme ce que l’on retrouve dans les fiches de personnages de certains jeux vidéo. Une fois tout ça réalisé, la personne va pouvoir faire interagir ses avatars dans une sorte de jeu de rôle dans le monde virtuel. L’objectif est d’apaiser les conflits entre ses avatars et progressivement former des alliances. L’immersion dans le virtuel facilite grandement le tissage des liens.

— Et comment le thérapeute accompagne-t-il le patient?

— Il a lui-même un avatar qu’il va modéliser en fonction des besoins. Il peut y avoir plusieurs thérapeutes d’ailleurs. L’intérêt de cette réalité virtuelle, c’est que la cartographie des avatars n’est pas figée. Elle va évoluer en fonction de l’avancée du patient. Souvent les jeunes ont au départ une multitude d’avatars, puis ils finissent par n’avoir qu’un avatar, comme une chimère de tous ses avatars du départ. C’est un travail de tissage finalement.

— Je suis très curieuse de voir ce que ça donne. J’aimerais vraiment pouvoir assister à ce travail si c’est possible…

— Ne t’inquiète pas tu auras tôt fait de découvrir par toi-même cette thérapie.

— Et les résultats sont plutôt concluants?

— Plutôt oui. Joshua a sorti un article il y a quelques mois à ce sujet. L’étude qu’il a réalisée dans le centre montre des résultats très positifs. La plupart ont pu retrouver une bonne qualité de vie et ont pu se réinsérer au niveau socio-professionnel. Bien sûr ça n’exclut pas le fait de prolonger le suivi une fois dehors, car il s’agit d’un travail de reconstruction dans la globalité du sujet et ça comme tu le sais ça prend du temps…

— Oui effectivement! Merci en tout cas pour toutes ces explications. J’ai hâte de voir ce que cela donne concrètement. J’étais très curieuse de découvrir ce programme et d’autant plus pressée quand j’ai su que ma candidature avait été retenue pour travailler avec vous.

— Je te parlerai plus tard des autres programmes que je propose car ça va faire un peu beaucoup sur une journée sinon!

— Oui tu as raison. J’ai le temps de découvrir tout ça. Merci encore. À plus tard.

Jessica sortit de la pièce et se dirigea ensuite vers le bureau du Dr Ly-Tchi pour récupérer les clés de son bureau.

— Alors Kilian n’a pas été trop bavard? Parfois, il faut oser lui dire stop, sinon il ne s’arrête pas.

— Ça va, il s’est montré raisonnable cette fois-ci, répondit Jessica d’un ton enjoué.

L’équipe de l’institut lui avait réservé un accueil chaleureux. Elle était vraiment heureuse d’avoir fait ce choix de changer de vie. Elle avait hâte désormais de s’atteler à sa nouvelle tâche, tenter d’accompagner des jeunes, victimes de la vie, vers un avenir plus favorable.

∞∞∞

Une fois les clés récupérées, elle s’installa confortablement dans son siège et regarda la liste des patients qui lui avaient été attribués. À côté de chaque nom apparaissaient un diagnostic et une description brève de leur histoire clinique. Deux patients attirèrent d’emblée son attention.

Juste avant de lire la liste, elle avait remarqué les dossiers que la secrétaire avait déposés sur son bureau lorsqu’elle était avec le kinésithérapeute. Elle sélectionna les dossiers de ces deux patients et commença par les feuilleter.

Le premier dossier était celui d’une jeune femme de 24 ans nommée Audrey Stone. Elle lut les différents éléments biographiques qui apparaissaient sur la première page :

— Audrey Stone, 24 ans

— Père américain et mère suédoise.

— Née dans l’est de la France le 2 avril 1993.

— Histoire de la maladie : trouble des conduites alimentaires (TCA) de type anorexie restrictive avec épisodes de boulimie à certaines périodes de sa vie, début des troubles à l’âge de 11 ans environ

— Symptômes actuels : fluctuation des TCA, hyperactivité physique +++ avec conséquences somatiques (douleurs articulaires, lésions musculaires…) lui permet de «ne pas penser» selon elle, difficultés dans les relations avec les autres, attaques de panique.

Le reste du dossier relatait l’histoire familiale et amenait une description plus précise des symptômes présentés par Audrey. Concernant le climat familial, Audrey avait évolué dans un foyer où elle n’avait manqué de rien sur le plan matériel. En revanche, sur le plan affectif, les carences étaient conséquentes. Son père était un entrepreneur de renom. Il était décrit comme un « dictateur » qui pouvait présenter de violents accès de colère totalement imprévisibles suscitant un climat de terreur à la maison. Sa mère, femme au foyer, avait une posture de soumission face à son mari afin d’éviter au maximum de déclencher le courroux de celui-ci.

À l’âge de 8 ans, Audrey avait subi une agression sexuelle par son oncle du côté paternel. Lorsqu’elle avait tenté de révéler les faits, sa mère l’avait fait taire par peur de la réaction de son mari. Elle avait tenté de protéger au maximum sa fille ne la laissant jamais seule avec son oncle. Pour autant, deux années plus tard, celui-ci avait récidivé.

Suite à cette seconde agression, Audrey s’était renfermée sur elle, vivant dans la peur que cela ne recommence. À ce moment-là, elle avait beaucoup investi le monde des chevaux. Elle pratiquait déjà l’équitation depuis quelques années. Elle avait expliqué au thérapeute qui la suivait précédemment, qu’elle ne se sentait bien que dans ce milieu. Elle avait mentionné un cheval du nom de Spinney avec qui elle avait tissé une relation privilégiée.

Sa scolarité en revanche avait été franchement mise de côté. Malgré de bonnes capacités intellectuelles, l’absentéisme scolaire lié aux multiples hospitalisations avait eu raison de ses notes. Certaines hospitalisations essentiellement liées aux conséquences de l’anorexie avaient nécessité la mise en place d’une sonde naso-gastrique pour la réalimenter. Audrey avait pu se retrouver dans des états de maigreur extrême avec un pronostic vital plus qu’engagé.

L’hospitalisation à l’institut datait de trois mois. Et pour l’instant, selon les notes, il semblait qu’Audrey ne s’était pas encore laissée apprivoiser. Dans les précédents suivis, certains professionnels l’avaient gentiment qualifié de « cas insoluble » voire « désespéré ou désespérant »… Jessica avait hâte de rencontrer cette jeune. Elle aimait comprendre les mécanismes mis en jeu qui empêchaient les personnes en souffrance d’accepter l’aide proposée… et elle appréciait aussi les challenges qui semblaient perdus d’avance.

Elle passa au second dossier qui avait attiré son attention. Il s’agissait d’un jeune homme de 25 ans.

— David Grénin, 25 ans

— Père originaire de Paris, mère bretonne

— Né à Paris le 15 juillet 1992

— Histoire de la maladie : 2 épisodes psychotiques aigus à 17 ans et à 20 ans avec hallucinations atypiques et propos délirants, hospitalisation en psychiatrie lors des deux décompensations

— Symptômes actuels : intégration sociale difficile, repli sur soi, addiction aux écrans, pas d’éléments psychotiques.

David était un enfant brillant à l’école. À la demande de sa mère, il avait était testé sur le plan cognitif avec un QI évalué à 154 à l’âge de 4 ans. Au niveau familial, ses parents étaient décrits comme extrêmement sévères avec lui. Son père, chef d’orchestre et sa mère, professeur de lettre à l’université l’avaient fortement stimulé, chacun dans leur domaine de compétence.

Du fait de ses facultés dans le domaine musical, le père de David avait eu comme projet qu’il devienne un virtuose du piano. Il l’obligeait à faire du piano plusieurs heures par jour et quand David faisait des erreurs dans ses gammes, son père le corrigeait avec un bâton. De son côté, sa mère surveillait étroitement sa scolarité. La réussite scolaire, synonyme pour elle de réussite sociale était extrêmement importante. Toute note qu’elle considérait comme mauvaise, donnait lieu à des monologues destructeurs emprunts de propos disqualifiant et de chantage affectif. Ainsi, David avait eu une enfance centrée sur les apprentissages scolaire et musical, le limitant d’autant plus dans ses interactions avec les autres.

Avec cinq années d’écart, son frère cadet n’avait pas subi la même éducation. Ses parents s’étaient montrés plus laxistes avec lui, ne fondant pas les mêmes espoirs que pour leur aîné. Pour des raisons différentes, cela avait renforcé les sentiments d’injustice et d’incompréhension entre les deux frères, empêchant la fratrie de tisser des liens sereins.

David était décrit par les collègues du Docteur Lestrie comme un « révolutionnaire torturé ». Il semblait englué dans une perplexité anxieuse liée à son incompréhension de la société dans laquelle il peinait à trouver sa place. Sa boulimie de lectures, notamment d’ouvrages philosophiques, alimentait ses réflexions autour d’une recherche de compréhension du monde ainsi que du fonctionnement des gens. Ce labyrinthe de pensées l’isolait et renforçait certainement ses difficultés à s’intégrer dans la société. Il avait l’impression de devoir continuellement jouer un rôle en s’adaptant aux gens en face de lui. Il appelait cela le mode « caméléon ». Il préférait de loin son ordinateur, et les mondes virtuels dans lesquels son avatar n’avait aucun mal à évoluer.

Ses conflits intrapsychiques pouvaient parfois questionner l’existence d’un délire sous-jacent, voire dans le jargon psychiatrique, d’un automatisme mental. Ses périodes d’errances en quête d’un sens à son existence avaient conduit par deux fois à des épisodes plus inquiétants qui s’étaient soldés par un temps d’hospitalisation en psychiatrie. Ces épisodes l’avaient profondément marqué. Il pouvait les comparer à une mise à mort tant psychique que sociale.

Selon les psychiatres rencontrés, plusieurs diagnostics avaient été posés (trouble borderline, schizophrénie, trouble bipolaire…), accentuant ainsi son sentiment d’absurdité. Il exprimait régulièrement l’impression que cette errance diagnostique le « rendait encore plus fou ». Il s’était d’ailleurs dirigé vers d’autres types de médecine pour trouver un soulagement, notamment lors d’un voyage en Amérique du Sud, où il avait rencontré un chaman.

Sur le plan des addictions, il continuait à consommer du tabac et du cannabis. Mais suite à de mauvaises expériences, il évitait l’alcool et les autres drogues. Par exemple, le speed et les hallucinogènes, testés lors de raves, avaient probablement facilité l’épisode de ses vingt ans. Concernant les jeux vidéo, son hospitalisation à l’institut avait considérablement diminué son taux horaire passé devant les écrans.

Un autre jeune dont l’histoire complexe intéressa Jessica…

∞∞∞

L’après-midi fut consacrée à une réunion concernant le fonctionnement de l’institut et les projets prévus pour les six mois à venir. Jessica resta en retrait. Elle ne se sentait pas directement concernée, ni capable de donner son point de vue alors qu’elle venait tout juste de débarquer. Le docteur Bayne ne sembla pas non plus rechercher son avis. Le seul moment d’échange se limita à sa proposition de se présenter aux différentes personnes assises à la table. Elle qui n’appréciait pas particulièrement les grosses réunions institutionnelles était pressée d’être au lendemain afin de pouvoir véritablement commencer son travail à l’institut.

Une fois la réunion terminée, Jessica retourna dans son bureau. Elle eut la visite de l’informaticien qui lui fit un topo sur le logiciel utilisé par l’institut. Elle ne put s’empêcher de grimacer pendant les phases d’explications. Puis, une fois seule, elle recommença à feuilleter les dossiers qui lui avaient été attribués. Lorsqu’elle leva la tête, elle vit le jour décliner par la fenêtre. Elle décida de rentrer chez elle.

Après avoir rangé ses dossiers en lieu sûr, elle ferma son bureau et passa dire au revoir à ses nouveaux collègues. Enfin les quelques-uns qui restaient, car absorbée par les dossiers de ses futurs patients, elle ne s’était pas rendu-compte de l’heure qui défilait. Le docteur Ly-Tchi était venu lui dire au revoir quelque temps auparavant. Par contre, elle n’avait pas vu le docteur Bayne du reste de l’après-midi. «Il va falloir l’apprivoiser celui-ci», se dit-elle avec un léger sourire.

Sur le trajet du retour, Jessica prit plaisir à pousser sa moto, une Fireblade de 2009. Elle avait fait cet achat quelques mois auparavant. Et bien que son choix fût déraisonnable, surtout quand elle vivait à Paris, le cœur l’avait emporté sur la raison. Aujourd’hui, elle était contente de pouvoir chevaucher sa moto sur les routes de campagne qui entouraient son nouveau lieu de vie.

Tout en restant concentrée sur la route, elle se repassa le film de sa première journée de travail. Sa conclusion était plutôt positive, même s’il lui restait quelques craintes concernant ses capacités professionnelles à accompagner ces jeunes vers un avenir moins obscur que le chemin qu’ils poursuivaient jusqu’alors. Aussi, elle se sentait tracassée par les premiers contacts avec son chef. «Décidément, je ne suis pas douée avec l’autorité», se dit-elle. Elle accéléra encore un peu, ouvrit la visière de son casque pour sentir le vent sur son visage et chassa ses mauvaises pensées.

Chapitre 2

Pour son deuxième jour de travail, Jessica se leva toute enjouée. Elle était pressée de rencontrer ses patients et de pouvoir reprendre la psychothérapie. Cela n’avait plus rien à voir avec ce qu’elle faisait aux urgences psychiatriques.

Après être allée saluer ses collègues et pris un café avec eux. «Et oui il ne fallait pas déroger à la règle du café. C’était un préalable à tout début de journée en psychiatrie…», se dit Jessica en souriant. Elle échangea brièvement puis elle alla dans son bureau et attendit que la première patiente arrive. Tous les lundis, les jeunes recevaient un planning de la semaine avec les heures et les jours d’entretien, d’activités thérapeutiques et autres soins. La veille, elle avait donc donné quelques directives à la secrétaire concernant son planning de consultation de la semaine. A priori, cela avait été suivi dans les faits car quelques minutes après, elle entendit quelqu’un frapper à la porte.

Audrey s’avança dans le bureau quand le Docteur Lestrie l’invita à rentrer. Son pas était incertain. En son for intérieur, elle fit la liste de tous les «psys» qui avaient souhaité l’aider… une bonne vingtaine depuis le temps qu’elle avait commencé les différentes prises en charge. Elle ne croyait plus vraiment dans ces docteurs de la tête qui disaient pouvoir la soulager de la souffrance qui l’envahissait chaque jour depuis sa plus tendre enfance. Leurs différentes tentatives ne semblaient franchement pas avoir amélioré les choses.

Elle choisit de faire bonne figure. Pour l’instant la seule chose qu’elle désirait était de pouvoir rester à l’institut. En effet, elle se sentait perdue, sans repères, et l’extérieur l’angoissait de plus en plus. Elle en avait pris douloureusement conscience lors des sorties organisées par les soignants. Depuis plus d’un mois maintenant elle n’y arrivait plus. Or, la condition pour rester était de se soumettre à ces fameux entretiens avec l’un des docteurs ou des psychologues. Elle avait essayé d’esquiver mais avait rapidement été rappelée à l’ordre. Son choix avait vite été fait. Elle était prête à tout pour éviter d’être renvoyée hors des murs de l’institut. Elle considérait dorénavant tout ce qui se trouvait à l’extérieur de ces murs comme une jungle, un monde sans pitié.

Tout récemment, Audrey avait appris son «affectation» au nouveau psy. Le changement de consultant s’était fait un peu dans l’urgence selon ce qu’elle avait compris… encore une injonction paternelle a priori. Raconter pour la énième fois son histoire ne l’enchantait guère, mais cela reculait davantage le moment fatidique de la prise en charge à proprement parler… Rentrer dans le vif du sujet, de ce qui la constituait depuis maintenant trop longtemps représentait un véritable défi. Rien qu’en se le disant, elle fut parcourue de frissons.

En pensant aux dernières années écoulées, Audrey ne comprenait toujours pas comment elle pouvait être encore vivante aujourd’hui… «À croire que même la mort ne voulait pas d’elle!», songea-t-elle. Sa vie se résumait pourtant à quelque chose d’approximativement similaire. Elle avait le sentiment d’être plongée dans le monde des ténèbres. Elle se comparait à un zombie qui errait sans but, les yeux hagards, le cœur torturé et enfermé dans un étau. Son étreinte variait selon les jours ou les heures, mais aussi loin que sa mémoire voulait bien la ramener, elle avait la sensation que jamais elle n’avait pu expérimenter de respirer librement sans ce poids étouffant.

— Bonjour Audrey.

Audrey sursauta au son de son prénom. Jaugeant son interlocutrice, elle lui répondit d’un bref signe de tête. Jessica l’invita d’un geste à s’asseoir et l’observa en silence.

«Et merde se dit Audrey en son for intérieur. Encore un psy qui ne parle pas…»

À sa surprise, au bout de quelques secondes, le médecin reprit la parole avec une voix très douce, ce qui lui rappela son ancienne monitrice d’équitation. Elle utilisait le même timbre avec les chevaux réputés «difficiles». Ce n’était ni plus ni moins que des animaux apeurés pourtant. Tandis qu’elle était plongée dans ses souvenirs, revivant les moments les plus agréables… ou les moins désagréables de sa vie, elle n’entendit pas la suite des propos du médecin.

— Audrey ?… Audrey ?

— Excusez-moi, j’étais perdue dans mes pensées…

— Cela vous arrive-t-il fréquemment ?

— Ah non, je veux bien venir vous voir mais pas de vouvoiement. Je ne suis pas une vieille… s’écria-t-elle. Et ce n’est pas un institut pour les vieux, si vous vouvoyez tous les patients, ils vont vous rire au nez.

— Ok, excuse-moi exprima le Docteur Lestrie, avec un léger sourire au coin des lèvres.

— Pourquoi vous souriez ? rétorqua Audrey, sentant la colère monter en elle.

— Je ne sais pas. Une mauvaise habitude. En général, ça vient tout seul quand je fais preuve de maladresse. Tu verras, ça m’arrive souvent malheureusement !

«C’est quoi ce psy», se dit Audrey. Elle en avait connu des mégas sûrs d’eux, des coincés, des intellos complètement déconnectés du monde réel, des faux culs qui cherchent à faire ami-ami… mais ce psy-là avait une manière d’entrer en contact qui semblait… comment définir ce qu’elle ressentait. Le mot «authentique» lui vint tout naturellement en tête. Paradoxalement, cela renforça sa méfiance et elle se mit davantage sur ses gardes, juste au cas où…

Comme on dit «chat échaudé craint l’eau froide». Après avoir fait confiance une fois de plus au corps médical et s’être sentie trahie par les médecins qui l’avaient suivie à l’hôpital, elle avait décidé que plus personne ne pourrait l’aider et qu’elle s’en remettrait uniquement à elle-même pour se sentir le moins mal possible.

Audrey se remémora les évènements qui s’étaient déroulés là-bas. Elle se rappela la seule fois où elle avait vraiment baissé sa garde. La thérapie progressait malgré quelques accros. Puis sans préavis, le psychiatre qui la suivait lui avait dit qu’elle arrivait à ses limites. Elle l’avait alors orientée vers un de ses confrères, mettant brutalement fin à la prise en charge.

Elle s’était sentie rejetée, abandonnée, comme un vulgaire objet dont on ne voit plus l’utilité ou pire encore qui n’amusait plus. C’était il y a six ans déjà. Pour autant la douleur de l’abandon était encore présente comme si cela s’était passé la veille. Depuis, la carapace qu’elle s’était construite ne s’était plus jamais fissurée. Peut-être, avait-elle sortie la tête de celle-ci une ou deux fois, mais elle ne s’était jamais vraiment ouverte.

Pendant son monologue intérieur, elle avait de nouveau déconnecté de la conversation avec le Docteur Lestrie. Cependant, celle-ci ne semblait pas s’agacer, ni même s’impatienter. Elle attendait juste de pouvoir retrouver le contact. Quand ce fût possible, Jessica reprit la parole :

— Audrey, voilà ce que je te propose : tu as dû voir un tas de psys avant moi. Pour t’éviter de répéter encore une fois la même histoire, je te propose de te dire ce que j’ai compris des notes transmises par mes collègues. Et tu me corriges si ce n’est pas juste ou tu rajoutes ce que tu veux pour compléter les informations. Est-ce que cela te convient ou tu préfères me raconter par toi-même ?

Audrey était à la fois soulagée de cette proposition car elle en avait marre de re-re et encore re-raconter son histoire. Mais elle s’inquiétait de la suite et des attentes du médecin. Malgré son ambivalence, la curiosité de découvrir comment les psys la voyaient l’emporta.

— Allez-y je vous écoute, répondit-elle se calant dans le fond de son fauteuil, avec un faux air détendu.

— D’accord. Je lis les notes et surtout tu n’hésites pas à m’interrompre quand tu le souhaites.

— Oui, oui répondit-elle nonchalamment.

Jessica aimait approcher ses nouveaux patients qui avaient un long parcours psychiatrique de cette façon-là. Elle avait observé que cela facilitait l’établissement du contact et évitait l’émergence de résistance. Elle avait d’ailleurs constaté qu’une fois mis sur les rails, certains patients réticents à venir en entretien confiaient volontairement leur parcours de vie. Cela apportait aussi des informations non négligeables pour la suite de la prise en charge.

— Pour commencer, tu t’appelles Audrey Stone. Tu as eu 24 ans il y a peu. Ton père est américain et ta mère suédoise. Toi, tu es née dans l’est de la France.

Elle fit une pause et leva les yeux vers sa patiente. Audrey ne manifesta aucune réaction. Elle continua donc sa lecture.

— Quand tu avais 11 ans environ, tu as commencé à manifester des difficultés au niveau de l’alimentation avec des phases d’anorexie où tu te restreignais beaucoup sur la nourriture et après quelques années il s’y est ajouté des épisodes de boulimie. C’est correct jusque-là ?

— Oui, Madame.

Audrey adoptait une posture détachée, mais son regard manifestait de l’intérêt pour les propos du médecin. Jessica nota l’impatience dans la jambe gauche qui trahissait sa propriétaire. Elle sourit intérieurement. Hier, lors du déjeuner, le Docteur Ly-Tchi lui avait présenté Audrey comme un « cas pas facile », une jeune rebelle qui refusait de demander de l’aide, trop angoissée par le risque de faire confiance à quelqu’un. Elle poursuivit sa présentation.

— A priori ça semblait assez compliqué dans ton milieu familial. Tes parents étaient souvent en conflit. Il y avait de la violence entre eux. Ce dont tu as été témoin de nombreuses fois. Mes collègues qui t’ont suivie ont noté que tu avais trouvé des moyens pour te protéger ou au moins pour éviter d’y penser notamment le sport. Ils font allusion aussi à une petite tendance hyperactive ou sport addict. Je lis aussi que tu as de grandes compétences dans la relation avec les chevaux.

Jessica fit une pause dans sa présentation. Elle avait vu Audrey esquisser un sourire lorsqu’elle avait prononcé le mot hyperactive, et son regard plus sombre quand elle avait évoqué les chevaux.

— Pas trop mal résumé. Continuez… la pressa Audrey.

— D’accord, répondit Jessica, en esquissant de nouveau un sourire face au ton péremptoire de sa patiente. À cause des hospitalisations, ta scolarité a été un peu anarchique, mais tu as réussi à atteindre le bac avec même une mention. Puis, en première année de biologie, tu as interrompu brutalement tes études et tu t’es renfermée peu à peu sur toi. Ces derniers mois, comme tu t’isolais de plus en plus, tes parents t’ont poussée à accepter l’hospitalisation à l’institut. Et tu as fini par accepter il y a deux mois de ça.

— Et maintenant que vous avez résumé ma vie, vous en faites quoi ?

— Je ne sais pas. Tu souhaites que j’en fasse quelque chose ?

— Je n’sais pas moi. C’est vous la psy. C’est vous qui savez, lui lança Audrey avec un air de défi.

— Si tu le dis…

Jessica laissa volontairement un moment de silence. Elle sentit la volonté d’Audrey de l’enfermer dans un bras de fer. L’accepter serait contre-productif et mènerait rapidement à une impasse. « Sûr que j’y laisserais des plumes, vu son expérience », se dit le médecin. Elle sentait toute la tension présente chez Audrey. Sa volonté de ne surtout pas aborder certains détails de sa vie. Elle avait lu les violences dont elle avait été victime par son oncle paternel, le courage qu’elle avait eu de révéler les faits à sa mère et l’incapacité de celle-ci à lui venir en aide. Apeurée par son mari et ses réactions imprévisibles, celle-ci lui avait intimé l’ordre de se taire, ce qui avait amplifié l’impact psychique des agressions subies.

Audrey n’était pas dupe, elle savait que ces faits apparaissaient dans son dossier. C’est justement avec la thérapeute qui l’avait rejetée qu’elle avait abordé ce sujet la première fois. Elle n’avait pas loin de seize ans. Huit ans après les premiers faits. Une plainte avait été déposée, soldée par un classement sans suite… faute de preuves, et surtout facilitée par le fait que son oncle était retourné vivre aux États-Unis. Elle sentit de nouveau un mélange de rage et d’impuissance l’envahir.

Elle connaissait la suite : d’abord la culpabilité de ne pas avoir su se protéger, puis ce sentiment d’être sale et enfin l’impression que son corps explose, pulvérisé en de multiples morceaux incandescents. L’ensemble de son être était alors à vif, brûlant de la douleur de ce qu’elle avait vécu avec lui et surtout de l’absence de protection parentale.

Audrey avait cru que d’en parler avec sa psy à l’hôpital l’aurait soulagée. Cela avait apaisé la douleur pendant un petit moment. Mais la trahison de celle-ci avait amplifié son mal-être d’une manière telle qu’elle ne pouvait le décrire. En plus de sentir son être exploser littéralement, elle sentait régulièrement un vide incommensurable, un puits sans fond à l’intérieur d’elle qui aspirait le peu de force vitale qu’elle avait et annihilait toute envie, tout désir, toute étincelle de vie.

Désormais, Audrey tentait de tout contrôler dans son environnement, dans le peu de relation qui subsistait avec les autres, mais surtout elle cherchait constamment à maîtriser son corps. C’était la seule chose qui lui permettait de continuer à se lever le matin. Elle se disait souvent que son manque de courage pour mettre fin à ses jours faisait qu’elle était encore en vie. Et en même temps, elle sentait tout au fond d’elle une volonté de continuer même si cela se résumait essentiellement à de la « survie en milieu hostile » plus que d’une vie à proprement parler.

Quand la douleur était trop forte, son échappatoire résidait dans l’épuisement physique que ce soit en courant, en se défoulant sur le sac de frappe, ou au travers de toute activité physique qu’elle poussait à l’extrême. Elle poussait son corps jusqu’à ne plus le sentir. À plusieurs reprises, elle s’était écroulée sur son lit, tellement fatiguée qu’elle ne pouvait à peine bouger le petit doigt. Épuisée par le rythme effréné de la course qu’elle venait de faire, elle pouvait enfin s’endormir facilement. Le marathon, elle le connaissait bien, elle le courait tous les jours…

De nouveau, Jessica sentit que le contact avait été interrompu. Elle reprit la parole avec un ton très bas. Elle avait remarqué dans ses différents suivis de patients traumatisés que les basses fréquences étaient davantage audibles lors des phases de « déconnexion » de ses patients.

— Audrey dit-elle doucement. Je sais que ton corps est avec moi, mais j’ai un doute sur ton esprit. Est-ce que tu crois qu’il peut revenir avec nous ?

— Quoi ? Qu’est-ce que vous racontez ? dit-elle en se ressaisissant brutalement.

— À plusieurs reprises, j’ai senti que tu n’étais plus vraiment avec moi. Je me trompe ?

— N’importe quoi ! Vous voulez que je sois où ?!? répondit Audrey d’un ton agressif.

— Si je te dis ça, continua Jessica sur le même ton calme, sans se formaliser de sa répartie, c’est que de nombreuses personnes qui ont vécu des choses difficiles dans leur vie ont des épisodes de déconnexion, ça s’appelle la dissociation traumatique. J’avais l’impression que cela pouvait t’arriver mais peut-être que je me trompe. Je te laisse voir si cela te parle.

— Et alors ? Même si c’est le cas, ce n’est pas votre problème ! Et je ne le fais pas exprès, ajouta-t-elle dans un second temps.

— Je sais que tu ne le fais pas exprès. C’est bien la difficulté avec la dissociation. Ça survient comme ça, soudainement, et ça ne facilite pas la vie.

— Je vis avec. C’est la vie.

— Pas tout à fait en fait. On peut y faire quelque chose. C’est un peu long et compliqué je ne te le cache pas mais ça se traite.

— Arrêtez vos conneries. Vous n’êtes pas la première à me le dire. On m’en a fait des belles promesses, mais moi je constate qu’au lieu d’améliorer les choses, ça n’a fait que les empirer. Je veux bien venir vous voir si c’est le deal pour rester ici, mais je refuse de revenir sur mon passé. J’en ai marre de raconter. Rouvrir les blessures ça n’a jamais aidé les plaies à cicatriser.

— Tu as tout à fait raison. C’est ton choix et je le respecte. Maintenant, ce que je souhaitais te proposer c’est une approche un peu différente. Avant de la refuser, j’aimerais juste que tu m’écoutes.

Jessica avait noté l’attitude fermée d’Audrey. Elle exprimait clairement son opposition à toute proposition venant d’elle. Elle tenta un autre angle d’approche :

— Est-ce que tu m’autorises au moins à t’expliquer la thérapie que je te propose ? Ça ne t’engage à rien d’autre qu’à m’écouter…

Prenant son absence de réaction pour une acceptation, Jessica poursuivit.

— Cette thérapie s’appelle HTSMA. Ça signifie hypnose, thérapie stratégique et mouvements alternatifs. Mais peu importe. Dans cette thérapie, on part du postulat que toute personne est résiliente de manière intrinsèque. Tu sais ce que cela signifie ?

— Mouais, répondit Audrey avec une moue dubitative.

— La résilience, c’est la capacité que chacun a de dépasser ou plutôt de traverser des évènements difficiles et à sortir plus fort de ces expériences négatives. Contrairement au traumatisme où la personne va rester engluée dans ce qu’elle a vécu. Et avec un retentissement négatif dans sa vie de tous les jours.

— Et alors ?

— Lorsqu’il y a traumatisme, c’est comme si la blessure subie venait bloquer le processus de résilience. À ce moment-là, le but de cette thérapie est de débloquer ce qui est figé. Le processus peut alors se remettre en mouvement. Le but n’est pas d’oublier ce qui s’est passé, mais de faire en sorte que ce qui s’est passé n’a plus d’effets négatifs dans le moment présent chez la personne. Est-ce que je suis claire ?

— Mouais. À peu près. Et comment vous faites ça ?

— Patience, j’y viens, dit Jessica calmement. L’autre idée de cette thérapie, c’est que chaque personne a en elle les ressources nécessaires pour traverser des traumatismes. Mais ce pouvoir d’autoguérison ne fonctionne que s’il existe un soutien extérieur efficient. En gros, cela se joue sur trois niveaux différents : si l’entourage est aidant, l’environnement rassurant et soutenant, et que la personne est en paix avec elle-même, ce sera plus facile d’être résilient. Dans le cas contraire, il y a un risque de blocage. C’est comme si les ressources étaient verrouillées et empêchaient le travail de résilience. Cette thérapie va utiliser différents outils comme l’hypnose ou les mouvements alternatifs pour permettre de remettre en place les ingrédients nécessaires à réactiver ces ressources.

— Sauf que je vous ai dit qu’il était hors de question de retourner dans mon passé. Alors comment vous allez pouvoir y arriver ?

— J’ai bien entendu, Audrey. C’est l’avantage de ce mode de thérapie. Tout se passe dans l’ici et maintenant. Ce n’est pas obligatoire de retourner dans le passé et encore moins de le décortiquer. On ne s’intéresse qu’à l’impact de ton passé dans le présent pour t’offrir un futur différent.

— Mais je ne veux pas être hypnotisée. Je ne veux pas que vous me fassiez dire ou faire des choses que je ne veux pas faire.

— Tu sais l’hypnose que j’utilise, n’a rien à voir avec « l’hypnose de spectacle » que tu peux voir à la télévision. En plus, c’est une hypnose fractionnée. C’est-à-dire que tu mènes la danse, c’est toi qui construis ton chemin. Je ne suis là que pour accompagner et guider.

— Je ne sais pas trop… ça paraît un peu bizarre votre truc. Moi, on m’a toujours dit qu’il fallait parler pour que ça aille mieux.

— Et tu m’as dit que parler n’avait pas toujours été profitable pour toi, et que tu ne voulais plus. À toi de voir si tu veux tester quelque chose de nouveau ou continuer à tout gérer par toi-même. Quel que soit ton choix je le respecterai et je m’y adapterai.

— Et vous avez eu des résultats avec votre HTS truc je sais plus la suite ?

Jessica sourit à la question d’Audrey. Elle était moins verrouillée que ce qu’elle avait imaginé au travers des écrits de ces collègues.

— Oui, il y a des résultats positifs. Maintenant l’efficacité réside surtout dans le travail de coopération qu’on peut effectuer ensemble. Et je sais que cela ne va pouvoir s’acquérir que progressivement. On ira à ton rythme.

— Pourquoi vous dites ça ?

— Si j’ai bien compris ce qu’on m’a transmis, les adultes n’ont pas été très doués avec toi. À plusieurs reprises, ils n’ont pas rempli leur rôle de protection, voire ils ont fait bien pire. Donc si je suis cette logique, je sais que cela prendra un certain temps avant que tu me fasses suffisamment confiance pour qu’on puisse faire ce bout de chemin ensemble.

Audrey était très étonnée du comportement du médecin. Ses paroles semblaient vraiment sincères. Elle avait envie d’y croire même si la petite voix qui la poursuivait depuis maintenant seize ans lui disait de se méfier « ce sont les pires, ils font semblant de te comprendre puis ils te plantent un couteau dans le dos… ça ne t’a pas suffi la dernière fois ? » lui susurra-t-elle. Elle détestait cette voix. Elle ressemblait tellement à celle de son oncle.

— Ça recommence ?

— Quoi ? répondit Audrey étonnée.

— La déconnexion ?