La traque finale - Jean-Pierre Yvorra - E-Book

La traque finale E-Book

Jean Pierre Yvorra

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Beschreibung

Dans une France d’après-guerre dans laquelle les cicatrices ne se sont pas refermées, une jeune femme, obsédée par le mystère qui entoure l’enlèvement de son bébé quelques années plus tôt, nous entraine dans une métamorphose vertigineuse. Elle dresse un plan machiavélique pour retrouver sa fille. Sa soif de vengeance engendre une succession de meurtres, de Marseille à Nice et jusqu’aux frontières de la Forêt-Noire.
Par ailleurs, Antoine, un employé de préfecture souffrant d’une addiction à l’alcool et installé dans une existence aussi solitaire qu’insipide, est étouffé par une mère castratrice. Il sera séduit par la beauté d’une belle inconnue qu’il côtoie tous les matins dans le tramway de 8 h 16. Intrigué par la disparition soudaine de cette dernière, il s’engage dans une obscure et troublante poursuite.
Quelquefois, il ne suffit pas de se contenter des évidences, il faut regarder loin… plus loin…

À PROPOS DE L'AUTEUR

Après trois polars : La Maltaise, Sable rouge et Mystérieuse Tipaza, dont les actions se déroulent dans l’Algérie des années 40, Jean-Pierre Yvorra récidive avec ce nouveau roman noir, La traque finale.

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Jean-Pierre Yvorra

La traque finale

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jean-Pierre Yvorra

ISBN : 979-10-377-3885-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Catherine et à Eva, avec toute mon affection.

Du même auteur

La Maltaise, roman, polar, 2018, éditions Édilivre.

Sable rouge, roman, polar, 2019, éditions Édilivre.

Mystérieuse Tipaza, roman, polar, 2020, éditions Le Lys Bleu.

Prologue

C’est à partir de faits réels que j’ai imaginé cette intrigue policière.

Le programme de « Lebensborn » (fontaine de vie) fut créé à l’initiative d’Heinrich Himmler le 12 décembre 1935.

Association de l’Allemagne nationale socialiste, patronnée par l’état et administrée par la S.S., l’objectif était de créer et de développer une race aryenne pure et dominante.

À l’origine, il s’agissait de crèches et de foyers où les pères, en majorité des S.S., étaient « encouragés » à procréer avec leurs femmes légitimes.

La S.S. organisa également certains de ces centres en lieux de rencontres, plus ou moins clandestins, discrets, où des femmes mariées ou célibataires de « race pure » pouvaient donner naissance à des enfants dont le père appartenait à l’élite raciale.

C’est ainsi que plusieurs centres furent créés dans toute l’Europe : Allemagne, Norvège, Autriche, Pologne, Danemark, Pays-Bas, Belgique, Luxembourg et en France, de février à août 1944.

Certains enfants, nés de couples illégitimes, furent arrachés à leurs parents et « exportés » en Allemagne pour être souvent confiés à des familles allemandes sélectionnées, ou à des pouponnières.

La création de ces crèches, de ces lieux de naissance, fut pendant de longues années ignorée, considérée par certains comme une utopie extravagante, aux diverses interprétations, allant de centres de reproduction à des maisons closes pour S.S.

Les lignes suivantes sont une œuvre de fiction, les noms, les personnages et certains événements sont le fruit de mon imagination et sont utilisés fictivement. Certains lieux ont été modifiés volontairement.

Toute ressemblance avec des personnages réels, vivants ou morts serait pure coïncidence.

Préméditation

Mardi 3 janvier 1950, Marseille

Je la voyais souvent le soir, à la tombée du jour. Moi, je sortais de la bibliothèque, ma journée de classements, de renseignements, de dépoussiérage se terminait, la sienne commençait.

J’observais discrètement cette beauté blonde aux lèvres carminées, faisant quelques mètres sur le trottoir, puis revenant sur ses pas. Régulièrement, elle allumait une cigarette, s’adossait au mur de l’hôtel au nom évocateur « Le Petit Paradis », paradis éphémère pour certains clients, enfer pour ces femmes qui accueillaient du bon père de famille en quête de nouveaux plaisirs, aux habitués, détraqués, frustrés, de tous bords.

Elle arrivait toujours à la même heure, tous les jours de la semaine, sauf le vendredi. Elle apparaissait à l’angle de la rue Sénac, discutait avec les filles de sa confrérie, puis chacune retournait sur son carré de macadam parfaitement défini.

Ce vendredi-là, je décidais de la suivre. Où allait-elle ? Vers quelle destination ? Je ne voulais pas la perdre de vue, elle paraissait absorbée. Soucieuse de ne pas glisser sur les pavés mouillés, elle ne perçut pas ma présence derrière elle. Nous atteignîmes la Canebière. À gauche, elle descendit vers le vieux port.

Elle et moi avions le même âge, la même taille, nous aurions pu être sœurs jumelles, à un détail près. Elle était chic et élégante, dotée d’une certaine aisance indéfinissable, avec son manteau gris perle ceinturé à la taille, ses mollets galbés, voilés de bas résille noirs. Moi, j’étais vêtue d’un trench-coat beige défraîchi et avec mon bonnet de laine enfoncé jusqu’aux oreilles, c’est certain, nous n’avions pas la même allure, je paraissais banale et insignifiante.

Les hasards de la vie, les hasards d’une naissance, les hasards d’une famille nous avaient conduites vers des destins différents, j’aurais pu être à sa place et elle à la mienne, mais je savais que j’allais mettre un terme à son existence, elle était née sous une mauvaise étoile, la providence l’avait mise sur ma route, j’allais modifier son avenir obscur, il n’y avait pas de coïncidence, elle était l’élue.

Enfin les quais du vieux port, je la vis s’engouffrer à l’arrière d’une berline noire et disparaître.

Antoine, le tramway de 8 h 16

Jeudi 5 janvier

Il faisait froid, très froid ce matin-là… Le chauffage déficient, les tressautements réguliers, le balancement fréquent des rames contribuaient à l’assoupissement général des passagers. À Aubagne, malgré l’empressement de certains, j’avais, ce matin, trouvé une place assise sur l’une des inconfortables banquettes en bois. Pas n’importe quelle place ! Un endroit choisi, précis, proche de la motrice, pour mieux la voir arriver… Je trouvais ces déplacements d’environ une heure monotones, ennuyeux, ces trajets de plus en plus emmerdants, emmerdants et soporifiques. J’ai encore soif, je porte la canette à mes lèvres, elle est déjà vide.

Pour rester éveillé, je m’amusais des glissades des voyageurs provoquées par la neige fondue qui mouillait le sol des wagons. J’observais à chaque arrêt les mouvements prévisibles des corps vers l’avant du tramway.

Les grésillements des caténaires accompagnaient des gerbes d’étincelles.

Et puis, il y avait, surtout l’hiver, les odeurs de lainages humides, les odeurs indéfinissables de peaux mal lavées, les relents de naphtaline.

À chaque ouverture de portes, les émanations du métal, agressé par les mâchoires de fer sur les roues des bogies, s’insinuaient dans la cabine.

Les vendredis matin, les rames s’animaient de personnages colorés, les légumiers, les volaillers, kyrielle de petits détaillants, proposant leurs marchandises sur les quais du Vieux-Port.

Enfin, terminus Noailles, près de la gare de l’est. Comme tous les jours, je faisais une halte au « Café du Coin » ; normal, il est à l’angle de deux rues. Posé sur le zinc, à côté de mon bock mousseux, le quotidien le Marseillais affichait à la une « Grèves et incidents d’employés de la C. G. F. T. suite à l’augmentation des tarifs… Le président de la délégation municipale propose d’abandonner le système désuet des tramways, au bénéfice d’un réseau de trolleybus ».

Il est presque neuf heures, je n’ai pas encore osé lui parler…

Bientôt la préfecture, la stagiaire, la grosse Marinette, les serrages de mains du matin, les sourires forcés, l’hypocrisie maintenant un climat artificiellement harmonieux.

Moi je m’ennuyais, je rêvais d’une vie mouvementée, captivante, passionnante, sortir de la bienveillance tentaculaire de ma mère qui m’appelait encore « mon bébé ». Tu parles d’un bébé de trente ans, un mètre soixante-quinze, quatre-vingts kilos rondouillards. Ma mère contribuait généreusement à mes rondeurs en me nourrissant régulièrement de fougasses, de panisses tartinées aux anchois. Tous les dimanches, Marie me servait la traditionnelle soupe au pistou, je l’appelais Marie, jamais maman, elle vivait seule avec moi, en réalité nous étions seuls à deux. Dans le village, on la nommait plutôt la veuve Peille, Peille c’est aussi mon nom, j’étais son fils unique. Réformé et exempté de service militaire pour faiblesse de constitution, je n’ai jamais contesté cette décision, ma mère avait certainement influencé l’officier examinateur par un stratagème connu d’elle seule. Nous n’avions pour toute famille que mon oncle Léon Battesti, ancien commissaire à la P.J. d’Alger.

Mon père avait été arrêté par la Gestapo en juin 1943. Soupçonné de faire partie d’un détachement de résistants, il fut transféré à Lyon, torturé et fusillé en septembre de la même année. Je hais ces bourreaux qui m’ont privé de ce père tant aimé, je hais ces exécuteurs qui pour la plupart sont restés impunis. J’avais vingt-trois ans. La dernière fois que je l’avais vu, il m’avait soufflé à l’oreille :

— Aime la vie pour ce qu’elle te donne.

Depuis cette période tragique qui reste ancrée dans ma mémoire, je pense à lui. Je me souviens de doux moments passés ensemble quand j’étais gamin, des parties de pêche dans les calanques du côté de Cassis. Il m’initiait avec bienveillance aux différentes variétés de poissons de roche, bogues, girelles, rascasses qui emplissaient notre panier. Il m’enseignait la fabrication des santons de Provence, les temps de cuisson, les secrets du mélange des couleurs.

Il paraît que j’aurais pu avoir une sœur, j’ai encore en mémoire les confidences de mon père, un jour où nous étions seuls dans la garrigue à ramasser des escargots, j’avais onze ans. Je me souviens de trémolos dans sa voix quand il m’avait dit… « Tu sais, Antoine, si quelquefois ta maman est triste, ne lui en veux pas, tu aurais pu avoir une sœur, elle est morte quelques mois après sa naissance, on l’avait prénommée Antoinette. Ta maman l’appelait "mon soleil…" Et puis un dimanche, le soleil s’est éteint, elle a rejoint les étoiles… » Moi je ne l’ai jamais cru, je savais qu’il y avait au cimetière d’Aubagne, parmi les sépultures, une petite tombe en marbre blanc à l’ombre d’une haie de cyprès. Même qu’un jour, j’ai lu gravé dans la pierre : « Antoinette Peille, septembre 1919, janvier 1920. » Même que ça m’a fait tout drôle de voir mon nom, j’ai pris conscience ce jour-là que l’on pouvait vivre, mais mourir aussi. J’ai également compris pourquoi elle m’avait baptisé Antoine.

« Alors, Antoine, si ta maman est triste ne lui en veux pas… » Aujourd’hui, cette phrase résonne encore en moi avec la même émotion…

Puis nous avions retrouvé la sente rocailleuse qui descendait vers le village, le chant des cigales s’était tu, le massif du Garlaban couronné de chèvres aussi.

Je lui avais pris la main, elle était moite.

Cher père, tu resteras à vie dans mon cœur.

Quelques mois après la libération de Marseille en août 1944, mon père et d’autres activistes furent reconnus et honorés pour leurs faits de résistance envers l’ennemi. Une fois l’an, avec d’autres veuves, au pied de la stèle d’Aubagne, elles déposaient des bouquets de fleurs de saison.

Elle n’avait que cinquante ans, mais paraissait plus âgée. Dans ses yeux, ce n’était pas de la tristesse que l’on pouvait lire, c’était autre chose, comme de la lassitude, un abattement mêlé d’ennui, de découragement. Ses cheveux grisonnants tirés en chignon, sa robe et son manteau noir, son visage austère ne facilitaient pas les rapports avec les voisins ou les ouvrières de la fabrique de santons dans laquelle elle travaillait.

Le dimanche, comme tous les dimanches après la messe, monsieur le curé d’Aubagne partageait le déjeuner avec nous. À 12 heures 35 précisément, il poussait le portillon du jardin, grassouillet personnage rougeaud qui se délectait de la soupe au pistou de ma mère. Souvent après trois ou quatre verres de farigoule et deux calissons qu’il avalait goulûment, il arrivait, avec talent, à faire sourire ma mère en lui contant les aventures mythiques de Tartarin de Tarascon.

Ainsi se terminaient les fins d’après-midi en compagnie d’Alphonse Daudet.

La corniche

Vendredi 6 janvier, Marseille

L’attente me paraît une éternité, mais j’ai appris la patience. Cela fait peut-être deux heures, trois heures, j’ai des difficultés à évaluer le temps écoulé, j’ai froid, mon cerveau semble engourdi, j’ai dû m’assoupir et puis une ombre. J’essuie d’un revers de la main le voile de buée qui s’est formé sur le pare-brise. À cette heure de la journée, les passants se font rares, de grosses gouttes crépitent sur la carrosserie de ma vieille Peugeot 203, invisible dans l’ombre d’un immeuble. La luxueuse voiture noire est toujours stationnée au même endroit. Au bout de quelques minutes, je perçois la silhouette au manteau gris qui se dirige vers la berline, une portière arrière s’ouvre instantanément.

Le puissant coupé fonce dans les lacets du bord de mer, mon carrosse poussif suit difficilement les deux feux rouges qui s’éloignent, désavantage supplémentaire, mes essuie-glaces, saturés de pluie, fonctionnent mal.

Après quelques kilomètres de traque, la voiture ralentit et pénètre dans le parc du « Palace Hôtel », un établissement de luxe connu d’une certaine bourgeoisie marseillaise. Je ralentis, j’hésite, puis à mon tour je m’engage dans l’allée montante du parc.

Aucun bruit. Plusieurs véhicules stationnent là, parfaitement alignés, proches de l’entrée principale. La bâtisse surplombe la route face à la rade. En contrebas, l’écume blanchâtre des vagues s’écrasant sur les rochers contraste avec le noir d’encre de la mer.

Quelques notes de piano s’échappent d’une fenêtre entrouverte.

J’attends patiemment, un peu en retrait au pied d’un pin parasol.

Peu à peu, la température descend dans l’habitacle, mais peu m’importe, dans les heures qui suivent ma vie va basculer, je vais changer de peau, je vais mettre mon projet à exécution, personne n’arrêtera mon désir, personne n’arrêtera cette soif de retrouver ma fille, je suis déjà morte et personne ne peut accuser une morte de crimes, les morts n’ont pas d’âme, pas de scrupule, pas de remord puisqu’ils sont morts.

J’ai une haine féroce envers ma mère, c’est elle qui m’a présenté ces jeunes officiers, c’était, pour la plupart, des cavaliers, des guerriers grands et blonds.

Nous chevauchions ensemble à la lisière de la forêt de Lynchait, proche des haras. Il y en eut un plus séduisant, plus cultivé, plus galant, qui parlait la langue française avec une certaine aisance. J’avais vingt ans, nous habitions à Luzarches, au nord de Paris. J’étais innocente, remplie d’illusions envers la nature humaine. Malgré les conflits, la guerre, l’occupation par les Allemands d’une partie de la France, je vivais dans ma bulle, protégée par ma mère, épargnée des privations alimentaires, entourée de gens bienveillants qui côtoyaient l’occupant par intérêt. J’ignorais les privations de liberté, les déportations de juifs, les projets les plus terrifiants engagés par les nazis.

Sous l’immense marquise de verre protégeant l’entrée de l’hôtel apparaît la silhouette de la jeune femme. Surprise par l’humidité de la nuit elle relève le col de son manteau. Elle a froid aussi…

Je laisse glisser lentement ma voiture qui s’arrête à sa hauteur, je descends légèrement la vitre latérale et lui lance :

— Bonsoir, je vais à Marseille si vous voulez profiter du voyage !

Surprise, elle a un léger mouvement de recul, puis en se penchant légèrement vers l’avant me répond :

— Non, non merci j’attends un taxi.

Je lui précise :

— Je suis employée aux cuisines de l’hôtel, je viens de terminer mon service, je vais dans le quartier de la mairie, près de la rue Paradis !

Je ne voulais pas qu’elle m’échappe, j’insistais :

— Il fait froid, vous allez attraper mal, je vais vers l’hôtel de ville, je vous dépose ?

D’un rapide mouvement, j’ouvre la portière… Elle a une hésitation puis pénètre avec souplesse dans l’habitacle.

— Je tiens à vous dédommager, merci pour votre gentillesse, me dit-elle en plongeant la main dans son sac de cuir noir qui reposait sur ses genoux. Dans son esprit, rien n’était gratuit, tout service était tarifé. Hypocritement, je répliquais :

— Non… Non, cela ne me coûte rien.

Elle semblait gênée par ma réaction et rompant le silence au bout de quelques secondes

— C’est comment votre prénom ?

— Anne et vous ?

— Eugénie… Comme l’impératrice ! me dit-elle en souriant.

Tu parles d’une impératrice ! Une reine de la prostitution, une pute qui bat le pavé, qui fait quelques extras le vendredi… Bon une pute, mais une pute généreuse !

Du coin de l’œil, j’observais son profil, ses mèches blondes, ses pommettes saillantes, j’avais vraiment un sentiment de déjà vu… C’était moi comme dans un miroir, enfin c’était presque moi, avec en plus des cheveux soigneusement ordonnés, un visage délicatement poudré, des lèvres méticuleusement vermillonnées… Bref, c’était moi, mais en plus sophistiquée !

Elle me demanda si j’étais mariée, si j’avais des enfants. Elle regrettait de ne pas en avoir…

Elle me parlait de Marseille en pleine reconstruction, des démolitions dues à la guerre, des déblaiements sur les bassins portuaires, de la reconstruction des vieux quartiers.

Puis ce fut le silence, un silence pesant, uniquement le ronronnement du moteur. Je restais volontairement silencieuse, attentive à la route, car progressivement ma vieille Peugeot prenait de la vitesse.

Soudainement, elle se mit à fredonner un air à la mode que l’on entendait à la radio, une chanson de Léo Marjane Je suis seul ce soir.

Intuitivement, elle devait sentir que quelque chose ne collait pas.

Elle devait percevoir ma tension, quelques gouttes de sueur commençaient à perler sur mon front, trahissant mon angoisse.

Hypocritement, je l’encourageais à poursuivre :

— Vous avez une belle voix.

— Merci… J’ai toujours rêvé d’être chanteuse, je chante depuis mon enfance et puis la vie ma conduite vers d’autres chemins… J’aurais tant aimé… Mais mes illusions se sont perdues sur les trottoirs de Marseille.

— Ce n’est pas un échec, l’essentiel c’est de vivre avec ses rêves, peut-être qu’un jour…

Je n’eus pas le temps de terminer ma phrase…

Les lacets de la corniche se succédaient, de plus en plus serrés, j’avais des difficultés à conserver la bonne trajectoire dans l’enchaînement des virages. Il fallait absolument atteindre le tournant dangereux, celui que j’avais repéré, sans parapet, celui au-dessus des rochers surplombant la mer.

Sur la route mouillée par les embruns, la voiture perdait de l’adhérence, mais je devais prendre des risques, il fallait être crédible. J’avais une mission, j’irai jusqu’au bout de mon projet…

Eugénie l’impératrice, les mains appuyées sur le tableau de bord, commençait à se crisper. Elle ne chantait plus…

Percevait-elle le danger ? Avait-elle compris que dans quelques instants sa vie allait s’arrêter ? Elle se taisait, ce soir-là elle avait rencontré une inconnue, un rendez-vous programmé, mais cela elle l’ignorait…

Un dernier virage, volontairement je braque violemment le volant vers la gauche, on entend la carcasse gémir, la voiture dérape sur la droite puis revient à gauche, les pneus crissent sur les gravillons du bas-côté de la route, la voiture roule quelques secondes sur la pente dans un fracas de tôles arrachées, d’arbrisseaux déracinés, une portière s’ouvre, un corps est éjecté, le vide…

La Peugeot décolle comme un avion sans aile, reste une fraction de seconde dans les airs, puis le néant… Le phare et le petit port de l’archipel du Riou, les lumières du château d’If, éclairent la nuit et l’horizon. En contrebas de la corniche, sur les rochers, les flammes de l’enfer.

Hôpital de la conception

Samedi 7 janvier, Marseille

Un halo blanc, une lumière vaporeuse, des ombres autour de moi, des voix… Peu à peu, le voile s’éclaircit, je distingue le plafond blanc au-dessus de ma tête, je sens une main sur mon bras et la voix douce, rassurante, d’une femme :

— Vous ne souffrez pas… Tout va bien… ? Vous avez dormi douze heures, je peux vous apporter un bouillon.

Les dernières images défilaient dans ma tête, le bruit des pneus sur les gravillons, les tôles déchirées, la portière qui s’ouvrait, puis le néant.

J’étais vivante, je sentais une douleur sur mon épaule gauche, j’avais le bas du dos endolori, le cerveau en compote, l’esprit en marmelade, mais j’étais vivante.

J’entendis à nouveau une voix en blouse blanche :

— Le médecin va venir vous voir. Vous êtes bien née le 15 avril 1924 à Vassieux dans la Drôme ?

Je cligne des yeux en guise de réponse, la blouse blanche tire un rideau, peu à peu je reprends conscience… Je perçois les bavardages des femmes de salles, les effluves dérangeants d’éther, de sols javellisés.

Il est jeune, à peine la quarantaine affirmée, de petite taille, les cheveux coupés en brosse, le genre de toubib d’une bienveillance expéditive, qui n’avait vraisemblablement pas le temps de s’apitoyer sur le sort d’une contusionnée, d’une accidentée légèrement traumatisée. Il avait sans doute, durant la guerre, soigné, garrotté, amputé, recousu des morts en sursis… Malgré sa voix sans timbre, d’une sonorité peu marquée, il se fit rassurant.

— Bonjour mademoiselle, je suis le médecin, ne vous inquiétez pas vos blessures sont sans gravité, vous avez eu de la chance.

Il passe sa main sur mon front, vérifie mon rythme cardiaque.

— Je vous prescris un sédatif pour calmer d’éventuelles douleurs, vous pourrez sortir demain matin. Avant votre départ, un officier de police va venir vous rendre visite, vous êtes le seul témoin de l’accident.

Il me salue d’un bref mouvement de tête, puis s’éclipse aussi rapidement qu’il était apparu.

Dans la salle commune, la nuit avait été émaillée de toux, des gémissements d’une voisine souffrant d’un mal inconnu, du chuchotement des infirmières assurant le service médical de garde. Enfin, au petit matin, je réussis à trouver quelques instants de répit, seulement une heure, peut-être deux.