La veuve noire de la casbah - Jean-Pierre Yvorra - E-Book

La veuve noire de la casbah E-Book

Jean Pierre Yvorra

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Beschreibung

Hercule Perruchon, antiquaire de la rue Charles Péguy, se rend à un rendez-vous avec F. Gaugier et l’équipe du journal à la foire-exposition d’Alger en juillet 1953. Une foule colorée se presse autour des stands et du pavillon « des Arts Orientaux », vitrine des spécificités culturelles. Soudain, leur conversation est interrompue. Morte d’une cause inexpliquée, une vieille femme vient d’expirer près de la grande roue. S’ensuit une série de meurtres, poussant Hercule à enquêter dans les ruelles d’Alger, celles de la Casbah et dans les quartiers chics. Ces assassinats mystérieux nous plongent dans une Algérie mêlant références culinaires et vocabulaire varié.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean-Pierre Yvorra consacre l’essentiel de son activité à l’écriture, particulièrement à celle de la fiction policière. Par ailleurs, il est auteur de plusieurs livres dont Sable rouge, La traque finale et La folle randonnée d’Hercule Perruchon.

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Jean-Pierre Yvorra

La veuve noire de la Casbah

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jean-Pierre Yvorra

ISBN : 979-10-422-4312-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

– La Maltaise, roman polar, 2018, éditions Édilivre ;
– Sable Rouge, roman polar, 2019, éditions Édilivre ;
– Mystérieuse Typaza, roman polar, 2020, éditions Le Lys Bleu ;
– La traque Finale, roman polar, 2021, éditions Le Lys Bleu ;
– La folle randonnée d’Hercule Perruchon –Tome I, roman d’aventures, 2022, éditions Le Lys Bleu ;
– La folle randonnée d’Hercule Perruchon – Tome II, roman d’aventures, 2023, éditions Le Lys Bleu.

Nous ne pouvons affirmer l’innocence de personne, tandis que nous pouvons affirmer à coup sûr la culpabilité de tous. Chaque homme témoigne du crime de tous les autres, voilà ma foi et mon espérance.

Albert Camus, extrait de La chute

À Catherine et Eva, avec toute mon affection.

Les personnages

Hercule Perruchon : antiquaire ;

Mohamed Ismaïlia : taxidermiste ;

Roger Lagrelle : antiquaire-ébéniste ;

Antoine Roudit : peintre ;

Edouard Ivinec : l’employé (alias Doudou) ;

Rosa Morales : femme de ménage ;

Maria Gonzalves : photographe ;

Dubreuil : antiquaire ;

Ali Zéphira : chiffonnier-Ferrailleur ;

Clémentine Ivinec : mère d’Edouard ;

Bernadette Hainard : la tante ;

Maurice Martinez : chauffeur de taxi ;

Marcel, Edgard, Colette : neveux, nièce ;

Maryse Orieux : femme de chambre ;

Ferdinand Gaugier : patron du journal « La Lanterne du Centre » ;

Alice Basseux : secrétaire ;

Georges Couget : journaliste ;

Léon Battesti : journaliste (ex-détective) ;

Anne Pintard : témoin ;

Solange Turgeon : cliente ;

Thérèse Sebon : demi-mondaine ;

Lajolle : commissaire ;

Paul Kesler : maître compagnon ;

Fatima : cuisinière ;

Mohand Amazir : philosophe Kabyle ;

Mario Massoni : comédien ;

Bernadette Bernage : concierge ;

Ernest Dosinel : collectionneur ;

Eglantine : gouvernante ;

François Lemoine : luthier.

Prologue

Vendredi 25 juin 1953

En cette fin d’après-midi, le soleil était encore haut dans le ciel d’Alger. Au pied des môles des bassins de Mustapha, dans les eaux sombres du port, les auréoles huileuses projetaient des éclats argentés. Sur la vaste étendue pavée qui constituait les quais, deux d’hommes s’affairaient autour des déchets d’un chantier naval. Malgré l’atmosphère surchauffée d’où se dégageaient des odeurs de mazout, de cordages mouillés, de poussières ferreuses, le duo de prospecteurs triait dans une masse de débris.

À l’arrière du port, en surplomb des quais, après avoir longé la mer, une voie ferrée finissait son périple en gare d’Alger. Terminus… Ce soir-là, la masse puissante de la locomotive s’avança, fumante, bruyante… Un gamin, penché sur le parapet dominant les ferrailleurs, s’époumonait :

— Le voilà ! Le voilà ! « Lawrence d’Arabie » arrive.

Ali Zéphira, dit « la pince », se redressa, posa ses mains sur le bas de son dos, étira son buste vers l’avant pour soulager son lumbago chronique. La « moisson » avait été fructueuse, deux morceaux de zinc, un tuyau de plomb, trois plaques de tôles rouillées, un petit rouleau de cuivre. Il pivota en direction de Mohamed Ismaïlia, un frêle bonhomme à la barbichette grisonnante.

— Je vais voir les Bédouins, tu veux venir ? dit-il en jetant un dernier carré de ferraille dans sa charrette.

Il saisit les bras de son chariot et se dirigea vers la gare. Employés, ouvriers, bourgeois s’entassaient près des ballasts. Dans un grincement d’essieux, le convoi s’arrêta le long des quais. Dans une voiture plateforme, face à Ali Zéphira, une horde de chevaux s’agitait en poussant des hennissements de détresse. Aux fenêtres des wagons, des hommes enrubannés et des femmes voilées faisaient de grands signes à la foule. S’ensuivit une bousculade. Ali, dérangé par cet envahissement inhabituel, recula avec son encombrant attelage. En tentant de rattraper une pièce métallique qui avait glissé de l’intérieur du caisson de sa carriole, il ressentit une violente douleur à la main. D’un pas mal contrôlé, il s’éloigna de la cohue en titubant, bousculant une femme qui le qualifia de vieux vicieux. Ses guibolles se dérobèrent, il essaya de s’adosser à un muret. Tombant à genoux, il vit le sol poussiéreux du quai se rapprocher de son visage, sentit ses forces s’échapper, à l’instant où il perçut la voix de Mohamed Ismaïlia :

— Qu’as-tu « la pince » ? Tiens le coup ! Je vais t’aider.

Dans un dernier effort il parvint à articuler :

— Piqûre…

Sa vue se brouilla, les cris, les acclamations se firent plus sourds, il se demanda comment sa carcasse habituellement si robuste était devenue si flasque, sans énergie, ses membres inertes lui paraissaient être indépendants de sa volonté. Sa respiration devint saccadée, l’air n’arrivait plus à ses poumons… Il comprit qu’il allait rejoindre ses ancêtres. Il fit un ultime effort pour aspirer une dernière bouffée d’air, ses doigts se crispèrent sur le béton du sol. Puis ce fut le trou noir…

Les dernières choses qu’il vit, ce furent des bottines noires. Une petite boîte métallique roula sur le quai vers les rails.

« LES NOUVELLES D’ALGER » 26 juin 1953

Un ferrailleur de la casbah, rue des Bouchers, est décédé d’une insolation. L’événement s’est produit à la gare de l’Agha à l’arrivée de la troupe de « Lawrence d’Arabie ». Les personnes présentes sur les quais ont tenté sans succès de ranimer le mourant. Les premières constatations de la police ont révélé qu’il s’agissait d’Ali Zéphira, environ cinquante ans, ancien légionnaire. Il a participé à de nombreuses campagnes. Après l’armistice de 1945, il était revenu à Alger…

Après avoir lu l’article, le lecteur arbora un rictus, ses mains replièrent soigneusement les pages du journal, puis il le jeta dans une poubelle.

Jeudi 2 juillet 1953

À chaque pas, serrée dans un corset trop étroit qui lui rentrait dans les côtes, Bernadette Hainard remontait le boulevard Bugeaud. Elle ressentait déjà une certaine lassitude, ce début de journée s’annonçait chaud et exténuant. Agacée par les enfants, elle avait laissé à regret l’agréable fraîcheur de son salon. Sa démarche donnait le sentiment d’une certaine dignité, mais à l’intérieur de son corps c’était la panique : respiration désordonnée, estomac compressé, vague douleur dans le dos et pour couronner le tout, son cœur battait la chamade.

— Colette, ne chantez pas ! Cela ne se fait pas dans la rue. Edgard, restez près de moi !

— Mais ma tante, nous allons rater le tramway ! Colette et moi restons sur la plateforme arrière. Vous avez bien réservé les tickets d’entrée ?

Bernadette s’arrêta, vérifia si les billets, achetés la veille par son beau-frère, se trouvaient bien dans son sac.

— Dépêchez-vous ma tante… insista Colette.

Cette enfant avait la désagréable capacité de la contrarier, Bernadette la toisa. Edgard, lui, était à sa façon, exaspérant. Seul Marcel, l’aîné, était tolérable, dans la mesure où il se taisait.

Une quinzaine de voyageurs patientaient à la station « Peguy ». Bernadette reconnut Maryse Orieux, employée chez les Larbaud. Elle arrivait de la rue de Chartres, chargée d’un panier de légumes. Sans la moindre retenue, elle épongea son visage avec un mouchoir déjà humide. Impossible de l’éviter. Bernadette retint son agacement, car cette employée lui parlait avec une désinvolture malvenue, toutefois, elle n’avait jamais tenté de lui rappeler les bonnes manières.

— Oh ! Madame Hainard, quel mois de juillet torride, de quoi faire fondre les graisses !

— Cela, lui ferait le plus grand bien… marmonna Bernadette…

— Vous allez où ? Madame Hainard.

— À la foire… Les trois lascars ont demandé à ma sœur de les y amener…

— Ah ! C’est vous qui êtes chargée de cette besogne ! N’avez-vous aucune crainte avec tous ces gens si différents ?

— Nous voulons voir le cirque de « Lawrence d’Arabie » aux Tagarins, il y a des chevaux, des dromadaires et de vrais fusils !

— Edgard ! Tais-toi ! Attache plutôt le lacet de ta chaussure.

— Il arrive ! Il arrive… Il est là !

Le tramway s’immobilisa dans un grincement d’essieux et d’odeur de métal chaud. Colette et son frère sautèrent sur la plateforme arrière.

— On voit ta culotte… lança Edgard.

— Tu n’as pas regardé ! répliqua la fillette.

Assise à côté de Marcel, qui restait collé à elle, Bernadette avait du mal à supporter la promiscuité des transports en commun, car elle était plutôt casanière. Être seule, isolée, ne penser à rien, laisser son esprit vagabonder, songer qu’elle était un bois mort, emporté par le petit courant d’un ruisseau… Loin de son égarement, sa voisine la ramena à la réalité.

— Vous avez acheté une nouvelle robe ? questionna Maryse Orieux.

La fourberie de la question ne passa pas inaperçue à la lucidité de Bernadette.

— Oui, on me l’a offerte, c’est un cadeau… répondit-elle sèchement en lissant du plat de la main le tissu rouge orangé qui la boudinait comme une soubressade.

Elle passa sous silence le fait que sa sœur l’avait porté durant deux étés, puis poursuivit d’un ton faussement avenant :

— Soyez vigilante ma bonne dame, vous allez louper votre arrêt !

Ayant « mouché » l’ennuyeuse, elle plongea la main dans son sac, ouvrit son porte-monnaie. Malgré le voisinage des banquettes, désagréablement odorant, elle était ravie d’avoir préféré le tramway au taxi, l’économie réalisée irait grossir l’épargne de sa « tirelire ». Bernadette Hainard se redressa en tirant sur sa robe, droite comme un piquet, digne comme une gouvernante offusquée.

— À votre place, je surveillerais mes poches, il paraît que dans la foire il y a des gens pas très recommandables ! annonça-t-elle avant de descendre.

Edgard enchaîna :

— Savez-vous qu’il a fallu des centaines de miroirs, pour constituer un labyrinthe et des dizaines d’ouvriers pour assembler le tout... La barrière doit être levée…

— Mais de quoi parlez-vous ?

— Mais de la galerie des glaces, enfin !

— Tiens-toi droit ! Tu as une crotte au nez ! lui asséna sa tante.

Ignorant la remarque, toujours la mouscaille luisante, il grommela :

— Si on souhaitait la déplacer, il faudrait une grue !

Colette et Marcel sautillaient sur la plateforme arrière.

— On arrive ! On arrive ! Regardez !

Le tramway stoppa rue d’Isly, juste en bas de la place Georges Clémenceau, là où s’était implantée la foire d’Alger. La main crispée sur son sac, attentive aux déplacements des trois enfants, elle gravit les escaliers qui desservaient l’immense forum, passa devant le monument aux morts. Son corset lui comprimait toujours les côtes. La bouche ouverte comme une bogue en manque d’oxygène, les pieds enflés par la chaleur, elle avançait lentement, souhaitant atteindre au plus vite la surface plate de la place. Un peu au-dessus, par le boulevard, on pouvait rejoindre l’espace des Tagarins.

Elle présenta ses billets à l’entrée de la foire.

— Écoutez votre tante, si vous vous éloignez de plus d’un mètre, nous rentrons immédiatement !

Ils plongèrent dans le désordre et les bruits des stands, la terre entière était réunie près des kiosques multicolores. Dans les allées, blancs, jaunes, noirs et basanés jouaient des coudes. Bernadette se cramponnait à Edgard, insensible à cette agitation. Les visiteurs, excités, semblaient se précipiter sur eux, bousculant les vendeurs de calentita.

Ils arrivèrent enfin à rejoindre la file d’attente au pied de la grande roue. Toute détermination abandonnée, Bernadette regardait à la dérobée quelques vieilles bourgeoises, précédées de sbires, ouvrant le passage devant elles. « Cela, je ne l’aurai jamais », pensa-t-elle.

— Ma tante ! Ma tante, regardez !

Dans un nuage de fumigènes, elle leva la tête. Au sommet d’une roue où se balançaient de petites nacelles, de fines poutrelles convergeaient vers le centre, comme les rayons d’un vélo. Elle fut saisie d’une impérieuse envie de décamper, de fuir, vite et loin, aussi rapidement que ses jambes pourraient la soutenir. La grande roue, dans son imposante carcasse métallique, dominait l’ensemble des attractions. Paniquée, Bernadette tenta de trouver un prétexte pour ne pas monter dans ce manège vertical, telle une voyageuse de l’espace. « Si j’en sors vivante, je promets d’aller faire une prière à Notre-Dame d’Afrique ». Elle perçut la voix flûtée d’Edouard…

— Quarante, cinquante mètres, tout droit dans les nuages ! Et ça tourne, et ça tourne, c’est la fête !

C’est la fête ! Pas pour tout le monde, ça tourne… la tête me tourne… je crois que je vais vomir. Les cris des enfants se faisaient de plus en plus lointains. Et si les rayons du vélo cassaient ? Enfin, le mouvement de rotation ralentit, le voyage dans les nuages cessa peu à peu, Bernadette, à son grand étonnement, était toujours en vie légèrement chancelante, elle posa les pieds sur le sol. Toujours en vie…

— Ma tante ! Ma tante ! Je veux une barbe à papa, une rose ma tante ! Cinq centimes…

— Une baffe oui !

Mais, elle se réfréna, une parente indigente, recueillie par charité, ne pouvait se laisser aller à ces mouvements d’humeur. Dans un soupir, elle tendit une pièce à Marcel. Impassible Edouard consultait une nouvelle fois le guide de l’expo.

— Environ cinq mille visiteurs par jour, la grande roue peut recevoir cinquante personnes par voyage…

Il s’interrompit net en apercevant le regard froid que lui lançait un grand type, un peu basané, aux tempes argentées. Le visiteur le fixait sans baisser les yeux, puis il tourna la tête, lentement, satisfait.

À l’instant où elle se présenta devant le guichet, Bernadette éprouvait une telle fatigue, qu’elle ne put aligner deux mots. Colette la tira par la manche, pointant son menton vers la caissière en annonçant :

— Quatre tickets pour la grande roue, pour deux tours s’il vous plaît !

— Pourquoi deux tours ? bafouilla sa tante, un tour suffit, et sans moi !

— Nous devons aussi nous inscrire pour la grande tombola, c’est au pavillon « Les Nouvelles d’Alger ». Maman y tient, elle souhaite lire nos noms dans le journal. Vous pouvez payer ma tante…

Bernadette se laissa choir sur une banquette en bois. Coincée entre un spahi et un légionnaire, elle fit un signe de croix. Sa santé l’inquiétait, elle songea à un article, qu’elle avait lu quelques jours auparavant dans « Modes et Travaux », sur la mauvaise circulation du sang, chez les femmes d’un certain âge.

— Ménopause… Ménopause, dans ménopause il y a pause, susurra-t-elle tout bas…

Un battement, une nausée, elle vit défiler des nuages rouges dans le ciel. Mon Dieu, qui sont-ils, ces gens ? Que font-ils ? La nacelle s’était arrêtée au plus haut de la circonvolution, à cinquante mètres des dalles de la place.

Adossé à un lampadaire, Hercule Perruchon observait la rotation des nacelles. Son associé lui avait donné rendez-vous entre une pizzéria et un café maure. Sous les toiles tendues des stands, il sentait vibrer l’excitation des clients. Autour des tables rondes, un groupe de femmes émoustillées par l’ambiance poussait de petits rires nerveux. Les hommes commentaient les dernières nouvelles de la presse. La grande roue s’arrêtait, puis repartait, pour permettre aux passagers de chaque nacelle de mettre pied à terre. Une file bigarrée s’était formée sur le plateau d’arrivée. Hercule enfonça sa casquette, s’épongea le front, ajusta ses lunettes. Le soleil était au zénith, il faisait chaud, très chaud, et il avait soif. En se faufilant jusqu’à un stand de souvenirs orientaux, il frôla du coude un amas filamenteux, rose et collant, planté sur une tige. Près de lui, une voix haut perchée s’écria :

— Je vous assure, c’est un Bédouin, il s’est inscrit à la tombola derrière nous, il vient d’Égypte !

Hercule observa la fillette et les deux garçons qui regardaient les présentoirs.

— Regardez comme ça brille ! La bague en forme de croissant, les plateaux ciselés, les colliers…

— Vous devriez me croire, il fait partie de la troupe de « Lawrence d’Arabie », s’égosilla le garçon tenant une barbe à papa rose.

— Vous m’ennuyez avec votre « Lawrence d’Arabie ». D’abord, ce n’est pas le vrai ! Le vrai, il est mort depuis longtemps, celui-là c’est un sosie… affirma Edgard en pointant successivement du doigt, le manège de chevaux de bois, le train fantôme, le palais des glaces. On est les rois de la fête !

— Et c’est quoi cet œuf doré que l’on voit au loin sur la colline ? s’écria Marcel.

Quel réel plaisir d’entendre ces gamins, j’aimerais avoir encore cette insouciance, cette exaltation puérile, j’aimerais avoir leur âge pour revivre ces moments d’enthousiasme, songea Hercule. Mais il ne vit, dans le reflet d’un miroir, que la silhouette d’un homme de taille moyenne, plutôt quelconque. Malgré la casquette et la fine moustache conquérante d’un trentenaire, le visage lui parut soucieux. « C’est pourtant moi ! Mais, pour quelle raison ai-je un aspect si désenchanté ? »

Il s’approcha d’un marchand de beignets, jeta un coup d’œil en direction du train fantôme, une foule compacte se pressait, se bousculait, pour avoir une place sur les wagonnets. Subitement, il eut un pressentiment tragique, relatif à l’obscurité du tunnel.

— Ma tante, tenez ma barbe à papa…

Posée sur une chaise, comme une poupée oubliée, Bernadette Hainard se gardait de bouger. Sans réagir, elle laissa Marcel glisser entre ses doigts la tige de sa friandise. Un léger souffle chaud agita le calicot du « Café maure », son malaise s’accroissait, tandis que le souvenir d’une chanson lui revenait à l’esprit : « Tiens ma jolie maman, voici des roses blanches, toi qui les aimes tant. »

Elle ressentit un haut-le-cœur.

— Colette, ne t’éloigne pas !

— C’est pas gentil, mes frères, eux…

— Tu obéis !

L’attente interminable, dans la file où se massaient les candidats à la grande tombola des « Nouvelles d’Alger », l’avait exténuée. Sur son visage, habituellement rosé, de grosses gouttes de sueur acide ruisselaient sur ses joues, maintenant jaune safran. Malgré ses bras agités de tremblements, elle trouva suffisamment d’énergie pour déplacer une baleine de son corset, qui lui entamait la peau. Elle se demanda si elle aurait encore la force de poursuivre la visite de la foire avec ses neveux. Elle plongea la main dans son cabas pour saisir un mouchoir, poussa un petit cri, quelque chose l’avait piquée, une épingle ? Certainement une épingle ! Elle agita les bras comme un gros bourdon qui tentait de s’envoler, essaya de se lever, mais ses jambes ne la portaient plus, elle retomba lourdement sur sa chaise. Elle ressentit peu à peu une incontrôlable rigidité se répandre dans son corps, sa respiration devint haletante, elle s’appuya un peu plus sur le dossier de la chaise, ses forces l’abandonnaient… S’assoupir… dormir… partir… juste avant, elle vit le corps de son nouveau-né bleui par la mort. Elle aperçut Colette s’éloigner dans une clarté éblouissante, mais elle n’avait plus d’énergie pour l’appeler. Des gens se regroupaient autour d’elle, très proches, encore plus proches, trop proches, puis plus rien, le point de…

Hercule s’éventait avec sa casquette, près de l’entrée du Café Maure, cherchant son ami Ferdinand Gaugier dans la foule. Quelques minutes plus tard, on lui tapota le coude, il se retourna en direction d’un homme plutôt grand, au visage anguleux. De son chapeau-feutre gris à la « Bogart » débordait une chevelure aux boucles grisonnantes.

— Dis donc Ferdinand, tu déconnes ! Pourquoi avoir choisi un endroit aussi bruyant ? Je n’ai pas saisi ton message !

— Arrête de te plaindre, la fête foraine, le populaire, cela nourrit notre imaginaire, cela développe notre créativité. Mais où est ton associé ?

— Il est sur le point d’arriver. Alors, accouche, de quoi s’agit-il ?

— Nous fêtons le trente-quatrième numéro de mon journal ! Le premier tirage a eu lieu le 29 mai 1953, à la même date que l’ascension de l’Everest par deux alpinistes. C’est ça l’opportunisme ! Mais, tu sais, je ne me contente pas de la foire, où le peuple est présent, dans une ambiance simple et conviviale, pour que nous soyons de la fête.

— Tu n’es plus journaliste à « l’Avenir » ?

— J’ai donné ma démission, les choses ont évolué depuis ma dernière visite dans votre magasin. As-tu oublié mes ambitions ?

— Je reconnais ne pas avoir pris ton projet au sérieux.

— Hé bien Hercule, je suis passé à l’action et ton associé a largement encouragé mon initiative.

— Roger ?

— Oui, face à mon indécision, monsieur Lagrelle m’a brocardé, et je me suis lancé. Je te présente le directeur et rédacteur en chef de « La Lanterne du Centre », un quotidien qui monte ! J’ai d’ailleurs une offre à te faire.

Hercule regarda d’un air sceptique le visage affable de Ferdinand. Il l’avait rencontré il y a quelques mois chez un collectionneur d’objets orientaux du dix-neuvième siècle. Il avait été conquis par son éloquence et sa culture littéraire. Sa déroutante sincérité avait fasciné les hommes et femmes présents, mais il était apparu aussi « cassant » et « humiliant », n’hésitant pas à asséner sans ménagement certaines vérités.

— Allons, je vais te présenter mon équipe, nous sommes un petit groupe de travail, nous sommes loin du tirage des « Nouvelles d’Alger »… mais Napoléon était petit !

Ils contournèrent quelques tables, rejoignirent deux femmes et deux hommes qui dégustaient une boisson fumante.

— Mes compagnons… Voici Hercule Perruchon, le camarade antiquaire dont je vous ai parlé, un vrai connaisseur en meubles et objets anciens, son savoir nous serait très précieux pour nos rubriques culturelles. Hercule, je te présente Mlle Alice Basseux, irremplaçable secrétaire comptable, organisatrice et tête de turc.

Alice était une grande rousse plantureuse, au regard torve. Elle l’estima de ses chaussures à sa casquette, jugea qu’il ne présentait qu’une utilité liée uniquement à une fonction professionnelle et lui adressa un sourire forcé.

— Ce petit bonhomme chic, à la moustache conquérante, c’est Georges Couget, un crack du communiqué, il trouverait de l’eau dans le désert. Tu le connais, il est déjà passé avec moi dans ton magasin.

Hercule vit un jeune homme à la chevelure parfaitement gominée. Près de lui, un quinquagénaire aux tempes grisonnantes, aux yeux scrutateurs, semblait évaluer l’ensemble des réactions, en feignant de s’intéresser à sa tasse.

— Le buveur de thé, c’est Léon Battesti, ancien détective privé, les enquêtes les plus scabreuses ne le troublent pas, c’est un vrai dur à cuire. Enfin, mademoiselle Maria Gonzalves, ancienne républicaine Espagnole, notre photographe préférée, toujours à l’affût d’un cliché inédit.

Hercule salua tout le groupe, se contentant de ne retenir que le prénom de la photographe Maria. Une lourde chevelure brune encadrait une belle petite bouille plantée d’yeux verts magnifiques, exempts de maquillage. Elle le regarda avec bienveillance, un léger trouble le traversa. Il fit l’effort de suivre la présentation de Ferdinand, mais chaque geste de la jeune femme attirait son regard. Maria l’étudiait du coin de l’œil, elle avait l’impression de le connaître. Il donnait le sentiment de se méfier, retranché dans une certaine réserve, cependant ni ses agissements ni sa voix ne révélaient une personnalité pusillanime. Mais dans quelle circonstance avait-elle déjà vu cette silhouette ?

— Ah ! Voilà enfin Roger Lagrelle ! s’exclama Ferdinand.

Hercule se leva de sa chaise et subitement Maria se souvint. Il lui rappelait un personnage du peintre-dessinateur Yves Commère « L’homme à la casquette ».

— Venez, monsieur Lagrelle !

Le nouvel arrivant salua simplement, en inclinant le buste. Puis, chacun eut droit à une ferme et chaleureuse poignée de main, sauf Alice et Maria qui bénéficièrent d’un délicat effleurement de la paume. Il y eut un instant de silence, une pause… Ferdinand demanda s’ils aimaient le vin rosé d’une grande cave, Roger lui répondit qu’il ne pouvait refuser un vin prestigieux. Alice Basseux, conquise par l’apparence de ce grand gaillard, aux mains si douces, rectifia son premier jugement sur l’individu. Les autres donnaient le sentiment d’attendre la suite des commentaires du patron.

— L’associé de mon camarade Hercule, monsieur Lagrelle est un compagnon du devoir, annonça Ferdinand avec emphase.

Hercule perçut le discret sourire de Maria. Leurs regards se rencontrèrent… « Il a l’air de m’apprécier », pensa-t-elle. Elle eut envie de le cadrer dans le viseur de son Kodak. Alice, penchée vers Roger, lui demanda :

— Avez-vous visité le pavillon arabe ?

— Je n’apprécie pas les objets fabriqués en série, les copies, les pâles reproductions vendues par la quincaillerie du coin, pour finir sur l’étagère d’un grenier, répondit-il sèchement.

— Mais il y a aussi de très belles pièces exposées, précisa Maria, telles que des broches et des pendentifs en argent !

— En Europe, peu d’amateurs comprennent et apprécient les vrais objets d’arts populaires, ce sont souvent des pièces qui encombrent les salons et finissent au fond de vitrines que personne ne regarde, rétorqua Roger.

Maria s’opposa avec ardeur :

— Vous faites erreur ! Tout le monde n’est pas de votre avis, j’ai eu le privilège de visiter une exposition sur l’art du dix-neuvième siècle, la qualité des métaux m’a beaucoup impressionnée.

— Nous, dans la police, on ne se base pas sur des impressions, mais sur des certitudes. Moi, les seuls métaux que j’utilisais autour des poignets, c’étaient des menottes ! Asséna Battesti d’un ton moqueur, provoquant l’hilarité générale.

Hercule, observait la jolie photographe, vingt-quatre, vingt-cinq ans maximum. Ce côté, Méditerranéenne andalouse, avec sa frimousse de petite « fouine », la rendait excitante aux yeux du jeune antiquaire. Il sentit à nouveau les battements de son cœur. Georges Couget se leva en marmonnant.

— Bon, moi je vais allumer une bastos dehors.

Ferdinand se gratta la gorge.

— Chers collaborateurs, levons le verre à la réussite de « La lanterne du Centre » et à notre nouveau chroniqueur orientaliste, Hercule Perruchon.

— Oh là ! Oh là ! Pas si vite, il faut que je réfléchisse, lança Hercule en souriant.

— Chef ! Chef ! C’est sérieux !

Les têtes se tournèrent vers Georges Couget.

— Que se passe-t-il ?

— Près d’un stand, y paraît qu’il y a une femme morte.

Ferdinand se leva d’un bond.

— Au taf les cocos, Maria, je veux des photos en long, en large, en travers. Alice, vite au journal, on tire une page spéciale. Léon, passe au commissariat central, essaie d’avoir les causes du décès. Georges avec moi ! Il se tourna vers ses invités :

— Monsieur Lagrelle, Hercule, excusez ce départ précipité, mais il y a des urgences. Hercule, songe à mon offre, lança-t-il avant de se précipiter dans les allées.

Toute l’équipe, Ferdinand, Georges et Maria bousculèrent les curieux afin d’atteindre la chaise, où était assise la femme à la robe rouge orangé. Le corps avait légèrement glissé vers l’avant, le menton sur la poitrine, elle semblait dormir, le visage blême, presque incolore. Maria, sortit son Kodak de sa musette et se positionna autour de la « scène » pour saisir le meilleur angle. Les badauds, faussement attristés, animés par une curiosité malsaine, se pressaient autour d’elle pour mieux voir le masque de la mort.

— Y a-t-il un témoin ? Quelqu’un a vu quelque chose ? demanda Ferdinand.

— Vous êtes policier ?

— Non, je suis journaliste.

— Moi, j’étais à proximité, déclara une gracieuse jeune femme. Si ce n’est pas affligeant, la mort dans un lieu si festif ! C’est cher payer pour faire quelques tours dans cette grande roue, le prix de l’entrée à l’expo, une barbe à papa, et la mort au bout !

— Votre nom mademoiselle ? Ferdinand, en vrai professionnel expérimenté, avait sorti d’une de ses poches un petit carnet froissé.

— Anne Pintard, standardiste. La dame sur la chaise, je l’ai remarquée en me promenant, elle semblait mal fichue, moi aussi je suis souvent indisposée. J’ai imaginé que cela ne devait pas être très grave. D’autant plus qu’elle n’était pas seule, elle était avec des enfants.

— Des enfants ?

— Oui, une petite fille et deux garçons, l’un d’eux lui a tendu… comme un bouquet rose, de loin je n’ai pas bien vu. Ensuite, j’ai visité le stand des produits orientaux, juste pour regarder. C’est magnifique, mais trop cher pour une petite standardiste.

— Ce sont eux ?

Ferdinand pointa le doigt vers trois enfants blottis l’un contre l’autre. Anne Pintard se retourna dans leur direction, puis hocha la tête.

— En sortant du stand, j’ai vu la pauvre dame assise, à moitié endormie, un sac posé à ses pieds. Le plus petit léchait un bâtonnet, la fillette pleurnichait en disant. « Je veux une sucette ! Je veux une sucette ! »

La standardiste s’exprimait en faisant de grands gestes, visiblement émoustillée d’être le centre d’intérêt du groupe de curieux qui s’était formé.

— Je me suis approchée d’elle, pensant qu’elle était réellement souffrante, je m’apprêtais à la toucher, mais sa tête est tombée vers l’avant comme une poupée de chiffon. Je crois que j’ai crié… trois militaires sont arrivés pour tenter de la maintenir. De sa bouche sortait un liquide mousseux, j’ai cru m’évanouir.

Georges Couget s’était approché des trois gamins, la fillette sanglotait doucement :

— Je veux voir maman… je veux maman.

— On va la trouver ta maman, mais où habites-tu ?

— Boulevard Bugeaud, à Alger… elle avait chaud, même qu’elle était tout rouge, même que quand elle a pris un mouchoir dans son sac, elle a dit aïe !

— Elle a dit aïe… comment te prénommes-tu ?

— Colette Langelier… je veux rentrer à ma maison.

— Vous êtes de la même famille ? demanda Georges au plus âgé des garçons.

— Oui monsieur.

— Nous allons prévenir votre père.

— Non, ce n’est pas possible, il travaille au « Gouvernement Général ». C’est maman qu’il faut prévenir !

Georges jeta un regard terrifié sur la morte, Ferdinand vint à son aide en posant une question.

— La dame… C’est quelqu’un de votre famille ?

— Oui, c’est notre tante Bernadette, elle habite chez nous.

— Bernadette Langelier ?

— Bernadette Hainard, c’est la sœur de notre mère… enfin, c’était… bafouilla Marcel, les yeux larmoyants.

— CIRCULEZ ! CIRCULEZ ! Laissez passer !

Il y eut un mouvement de foule, des protestations. Un officier de police et deux infirmiers traversèrent le rassemblement.

— Je sais où ils habitent patron ! s’exclama Georges qui venait de questionner Edgard.

— Prends un taxi, tu interrogeras la mère, les voisins, le chat, les poissons rouges. Je veux tout connaître sur le macchabée. Sa vie, ses amis, la couleur de ses culottes. Démêle-moi tout ça, j’en veux trois pages ! Ce coup-ci ! « Les Nouvelles d’Alger » n’auront pas la primeur de l’info ! Allez… va !

Appuyés à la rambarde de la terrasse du Café Maure, Hercule et Roger regardaient, dans le léger contrebas, les deux brancardiers soulevant le corps de la femme en robe rouge orangé.

— Je crois que nous devons rejoindre vos amis, suggéra Roger.

Maria, en discussion avec Ferdinand, polémiquait sur le choix de certains clichés scabreux pouvant choquer les lecteurs. Des agents de police incitaient les curieux à s’écarter, pour laisser passer les brancardiers. Ils eurent le temps de voir une main blanche émerger du drap jeté sur le cadavre. Indifférente, l’effrontée petite photographe avait conquis le cœur d’Hercule.

— Allons, partons ! Profitons du fait que la foule se disperse, asséna Hercule, déçu par le désintéressement de Maria à son égard.

— Je suis satisfait que la réunion ait pu se terminer plus tôt, cette photographe manque de savoir vivre, et ton ami le journaliste est un margoulin, un arriviste. Tu vas réellement dire oui à sa proposition ? Et tenir une rubrique sur les antiquités ?

— Je ne sais pas… Je n’ai pas pris de décision. Cela te contrarie si je reste encore un peu ?

— Tu vas visiter la foire ?

— Pas vraiment, il y a un pavillon présentant les dernières technologies, notamment un stand exposant les nouveaux appareils photos.

Ils longèrent le manège de chevaux de bois, et s’engagèrent dans une allée investie par un trio. Devant eux, un grand-père expliquait à deux jeunes garçons, la chimie d’un mélange de poudres pour créer une fusée éclairante, les bambins mimaient le papi remplissant une éprouvette.

— Excusez-nous ! Pardon ! Pardon !

En passant, Roger murmura à l’oreille d’Hercule :

— Il y en a qui travaillent de la chéchia, c’est bon pour faire sauter leur maison… À propos de maison, je retourne au magasin, je n’aime pas laisser Edouard seul. Sais-tu comment il baptise madame Solange Turgeon une de nos meilleures clientes ?

— Celle qui adule Albert Camus ?

— Oui… il l’appelle sirocco, eh oui, sirocco !

Ils obliquèrent vers la gauche. Dans l’allée centrale s’alignaient plusieurs baraques d’où s’échappaient des odeurs de friture et de viande grillée. Hercule saisit le bras de Roger, pour l’inciter à interrompre leur marche.

— Une seconde, tu as oublié ?

— Oublié quoi ?

— Une date ! Une date, voyons ! Le 2 juillet… Tiens, c’est pour toi…

D’un air énigmatique, Hercule lui tendit un petit coffret. Roger actionna le fermoir, découvrit une chaînette et son médaillon.

— C’est ma mère Marinette, que tu as bien connue, qui me l’a donnée. Elle appartenait à mon père, je te l’offre… Bon anniversaire !

— J’avais l’espoir que tu m’épargnerais ! Cinquante-trois ans, tu réalises ? répondit Roger en souriant.

Il baissa la tête, admira le bijou… infoutu de parler.

— Grand merci, finit-il par murmurer.

Il glissa le coffret dans une poche de son veston et partit rapidement pour ne pas lui montrer son émotion.

— Hé, Roger ! Tu as perdu un…

Hercule venait de s’apercevoir qu’un papier venait de tomber sur le sol, mais Roger s’était déjà éloigné. Il savait que lorsque son ami était affecté, il préférait partir. Il se pencha pour récupérer l’imprimé qui était en réalité trois feuilles d’un journal.

Foire-exposition

« Les Nouvelles d’Alger » Tirage spécial imprimé sur la foire. Ce numéro a été remis à Mr R. Lagrelle dans le cadre de la grande tombola organisée par le journal. Alger, le 2 juillet 1953.

Hercule ne put retenir un sourire, il venait de comprendre pourquoi son associé était arrivé en retard au « Café Maure ». Il replia soigneusement les feuillets. Je les déposerai discrètement sur le bureau de Roger, sans que celui-ci sache que j’ai découvert sa cachotterie, se dit-il.

Il tourna en direction du pavillon « Sud saharien », délaissant le stand des plantes exotiques. Un grand touareg le tira par la manche en l’incitant à acheter des bijoux berbères. Plus loin, une femme lui tendit un prospectus glorifiant la parade de la « Smala de Lawrence d’Arabie ». À la recherche du fameux polaroïd de l’Américain « Edwin H. Land », il arriva enfin devant l’espace réservé aux nouvelles technologies. En découvrant la banderole publicitaire. – Le seul appareil au développement instantané –, il se demanda, si c’était une réalité ou une supercherie ? Au bout d’une allée, il arriva sur un somptueux stand d’armes et d’antiquités orientales. Il s’attarda, admirant, une épée ottomane, un poignard koummya, un casque Turc. Dans une macabre présentation, aux pieds d’un mannequin décapité, un sabre Nimcha reposait sur une peau de mouton. Il eut envie de s’éloigner au plus vite de cette morbide parodie. Devant le stand, il vit la photographe Espagnole de la « Lanterne du Centre ». La belle brune, au chemisier beige et pantalon moulant, semblait vouloir saisir, par le viseur de son kodak, l’histoire d’une ethnie.

— Je me suis égaré ! avoua-t-il malicieusement.

— Moi également, je comptais m’extasier devant des maquettes d’oasis et de caravansérail et je me retrouve là, devant des armes du passé.

— Vous l’avez vu ?

— Qui ?

— L’homme à la tête coupée ! Quelle horreur ! Fuyons !

Un marchand ambulant passa près d’eux en poussant une carriole.

— Amandes ! Cacahuètes grillées !

— Je peux vous offrir un cornet ? Pour vous remettre de vos émotions…

— Merci, mais j’ai encore quelques photos à faire, je voudrais découvrir le secteur de la restauration.

Elle lui arrivait juste à la hauteur de l’épaule. Il l’épiait du coin de l’œil, allongeant sa foulée pour rester côte à côte, slalomant entre les badauds. Regardant trottiner cette petite déesse, il sentit monter en lui une véritable tendresse pour elle, la belle Maria. De part et d’autre d’une rue étroite, dans une reconstitution parfaite, s’alignaient une brasserie alsacienne, un café Turc, un restaurant tunisien et un peu plus loin, le décor de la casbah.

— C’est un peu hétéroclite de passer de la saucisse de Strasbourg à la merguez ! souligna Hercule.

Maria esquissa un sourire et soudainement, parut soucieuse. Un arabe adossé contre un mur fumait un narguilé d’où s’échappait un nuage parfumé. Elle s’arrêta, posa son sac sur le sol, y farfouilla, puis sortit deux photos monochromes. Hercule, curieux se penchant au-dessus de son épaule, vit un corps avachi sur une chaise et à ses côtés trois gosses, la mine effrayée…

— C’est la morte ?

— Oui, répondit-elle le visage fermé.

Songeuse, elle regarda une nouvelle fois les clichés, puis glissa les deux épreuves dans son sac.

Hercule, surpris par l’agissement soudain de Maria, se demanda : « À quoi avait-elle pensé si brusquement ? Quel était son tourment ? Qu’avait-elle découvert ? » Il songea que la réclame sur le polaroïd disait vrai !

— Cette femme, à la foire, avec les enfants… crever au cœur d’une fête foraine… il faut que je parte !

— On peut prendre un taxi ensemble, je pars aussi, proposa Hercule.

— Où se trouve votre magasin ?

— 21 rue Charles Péguy, c’est simple il y a une enseigne. « Jurande-Antiquités-Ebénisterie »

— Moi, je vais à l’opposé, rue Marey, dans le quartier de Belcourt, précisa Maria.

— Cela tombe bien, j’ai un rendez-vous rue de Lyon, dit-il habilement.

Elle lui jeta un regard dubitatif, acceptant dans une indécision simulée.

Ils avaient pris un taxi dans une station face à l’hôtel de ville. Assis à une certaine distance l’un de l’autre, ils étaient restés silencieux. Hercule, en dépit de l’espace qui les séparait, était troublé. Maria avait tellement de singularités, était tellement simple, en comparaison avec les autres femmes qu’il connaissait. Que pouvait-il lui dire ? Il osa une banalité :

— Il y a longtemps que vous êtes à Alger ?

— Neuf ans.

— J’adore votre accent, une vraie fille de Provence.

Elle pivota légèrement vers Hercule, marqua une pause avant de lui répondre en appuyant volontairement sur les intonations du midi.

— Hé ! Vous êtes de Barcelone, mademoiselle, dit-on à Alger ! Mais non, mais non, voyons, elle est de Marseille !

Hercule resta un instant surpris par sa capacité à imiter une poissonnière de la canebière, seulement quelques instants après son comportement et son trouble, à propos de la morte de la foire. Complaisant, il sourit.

— Ah ! Une fille de Barcelone, capitale de la Catalogne. Vous avez donc vu Christophe Colomb, le fameux navigateur, qui trône sur la rambla, près du littoral méditerranéen.

— Oui, c’est exact, c’est sur le vieux port. Mais où avez-vous appris tout cela, monsieur Perruchon ? dit-elle avec une pointe de moquerie.

Il répondit sur un ton modéré.

— Soyez indulgente envers ceux qui ont des connaissances, il suffit de lire ! Mais, où avez-vous appris à parler si parfaitement le français ?

— Vous savez, à onze ans on apprend vite… À Marseille, j’avais d’excellents professeurs et ma mère parlait le français.

À l’extérieur, un concert de klaxons se fit entendre dans un embouteillage naissant.

— Depuis combien de temps, travaillez-vous pour Ferdinand ?

— Deux mois… Je suis arrivée à persuader monsieur Gaugier que j’avais de réelles aptitudes pour la photographie.

— Vous voulez me montrer ? risqua Hercule.

— Avec plaisir, mais je n’aime pas le personnage, dit-elle en lui montrant un portrait du sosie de « Lawrence d’Arabie ».

Puis, elle glissa la photo dans son sac musette et poursuivit :

— En 1911, ce fameux Lawrence, le vrai, rencontre des nationalistes qui rêvent de l’Empire ottoman. Il conçoit alors le projet d’un empire arabe, sous influence britannique.

— Un ambitieux, voulant faire triompher ses idées par les armes et la guerre, affirma Hercule, souhaitant abréger les commentaires de Maria, en dérivant volontairement sur un autre sujet :

— J’ai des difficultés à comprendre la raison d’illustrer les livres par des photos, cela à peu d’intérêt !

— Une excellente photo traduit parfois plus de sentiments, qu’un chapitre de roman. Actuellement, je fais un reportage sur une adaptation d’une pièce de théâtre « La princesse de Clèves ». Je recherche des modèles pour illustrer cette histoire d’amour… Alors, comprenez-vous, l’homme à la tête coupée ne m’inspire pas, dit-elle en souriant.

— Vous devriez contacter une agence de mannequins… rue d’Isly.

Il venait d’apercevoir la pointe des seins de Maria sous son chemisier, elle se poussa légèrement.

— Mon ami Roger connaît l’adresse de ce « club » de belles filles aux silhouettes avantageuses, précisa-t-il en détournant son regard.

— Le grand gaillard, compagnon du devoir… vous semblez avoir une bonne dose d’affection pour lui.

— Il a été un soutien pour ma famille, j’ai perdu mon père d’une sale maladie. Nous vivions en France, à Coursegoules, un village perché dans les Alpes Maritimes. Malgré le dévouement de Roger, ma mère Marinette est « partie » quelques années plus tard.

— Il y a longtemps ?

— Trois ans environ.

— Je comprends… répondit-elle, la voix légèrement éraillée.

Puis, elle se tut… le ronronnement du moteur se fit plus présent dans l’habitacle du taxi.

— Quand passerez-vous au magasin ? demanda Hercule.

— Je dois ajuster mon emploi du temps, j’ai plusieurs projets actuellement.

Il fit une moue, un peu contrarié par sa réponse. Avait-elle un amant ? Plusieurs peut-être ? Avec ce type de femme… avait-elle des exigences ? Difficile d’imaginer…

— Vous êtes très occupée, je comprends, dit-il en simulant une curiosité soudaine pour les pavés de la rue de Lyon, qui défilaient derrière la vitre latérale du taxi.

— Je propose mes services photographiques et mon savoir-faire pour vivre. « La lanterne du Centre » me permet de payer mon loyer et ma nourriture, dit-elle. On ne se nourrit guère de livres et de culture.

Il sentit son estomac se contracter légèrement.

— Avez-vous une autre passion ?

— Oui, moi, ma passion, c’est le dessin… Apprendre… Ce n’est pas une marotte, mais une véritable ambition d’affirmer ma créativité, aucun rapport avec la menuiserie !

Elle se tourna, le front appuyé sur la vitre.

— Ma mère était professeur aux beaux-arts de Barcelone. Elle m’a initiée très jeune à cet art graphique. Tout cela, c’est du passé, dit-elle en relevant la tête. Actuellement, mes seules motivations sont la photo et le dessin. J’aime la caricature et la bande dessinée. J’ignore si j’ai suffisamment d’aptitudes, il faut concevoir, inventer, imaginer, donner vie aux personnages.

— Oui, oui, acquiesça Hercule. Il n’était pas persuadé d’avoir tout saisi. Sa relation actuelle avec Thérèse l’ennuyait, avec ses vacances à Aïn Taya, ses dernières robes, ses copines insipides. Tout à coup, il se sentit pitoyable d’avoir une maîtresse aussi inintéressante.

— Et vous ?

— Moi ?

— Oui… Avez-vous une passion ?

— J’aime les meubles anciens, les objets et les armes des siècles précédents. Roger m’a formé aux techniques de l’ébénisterie et de la restauration du mobilier. Les tenons, les mortaises n’ont plus de secret pour moi. Je… je vous ennuie.

— Non, pas du tout ! Ce n’est pas parce que je suis du sexe, dit « faible », que la technique m’est mystérieuse.

— Bien, alors je peux vous parler d’autres assemblages, comme l’embrèvement en queue d’aronde. Alors qu’en pensez-vous ? dit-il sur un ton ironique.

— Je ne pense rien, répondit-elle sèchement.

À sa réaction, il comprit qu’il l’avait froissée. Il voulut réparer.

— Oui, oui, vous avez raison, il ne faut pas penser, mais agir. Tout cela est théorique, sur les bois il suffit d’agir, tailler, sculpter, coller. Il suffit aussi d’apprendre. Vous êtes contrariée, veuillez m’excuser, j’ai été idiot.

Il perçut dans le reflet de la lunette, un sourire forcé.

— Excusez-moi, je suis lasse, avec toutes mes activités… et puis… cette femme morte…

Stoppé par une carriole garnie de légumes, tirée par un mulet, le taxi n’avançait plus.

— Je descends ici, ce n’est plus très loin de mon domicile. Au revoir ! lâcha-t-elle en ouvrant promptement la portière du taxi.

— Un instant… Maria !