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Éric, employé d’une compagnie d’assurance, embarque à Marseille pour une mission en Corse. Sur le ferry, il rencontre Vanina et découvre bientôt qu’elle travaille comme cuisinière sur le lieu de sa mission. Rapidement, une passion naît entre eux, unis par leur amour pour la nature. Cependant, leur bonheur est teinté d’inquiétude : la destruction progressive de la nature les hante. Entre discussions sur les relations humaines, l’éducation, le nationalisme et l’impact des nouvelles technologies, leur histoire se déploie dans un cadre enchanteur, mais fragile. Plongez dans cette aventure où chaque page est une découverte.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Michel Luci se détourne de la société urbaine et numérique pour retrouver la spontanéité des relations humaines et protéger l’ensemble du monde vivant. Il critique les discours politiques déconnectés de la réalité et les innovations techno-industrielles fabriquant une fausse bonne conscience écologiste. La traversée est sa première production littéraire.
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Seitenzahl: 212
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Michel Luci
La traversée
Roman
© Lys Bleu Éditions – Michel Luci
ISBN :979-10-422-3912-1
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Il était presque dix-neuf heures. Après avoir garé sa voiture dans les cales du ferry et posé son petit sac à dos dans la cabine, Éric venait d’attraper une bière au bar et était sorti sur le pont prendre l’air. Le ciel était dégagé sur Marseille et ses environs. Un léger mistral soufflait, qui faisait onduler la chevelure de la vieille dame assise sur un banc de l’autre côté du pont, ainsi que le poil de son chien ridiculement petit. Comme Éric s’y attendait, au milieu du mois de mai, un lundi soir, il n’y avait pas grand monde à bord. Il avait choisi le jour exprès, fuyant la foule et le bruit.
La nuit commençait doucement à tomber et la plus grande partie de la ville était déjà à l’ombre. Sur le quai et à la proue du navire, dockers et marins s’affairaient. Après avoir salué du regard la « bonne mère » (traduisez : la basilique Notre-Dame de la Garde), Éric se déplaça vers la poupe, préférant regarder en direction des îles du Frioul et du Château d’If. En apercevant la lumière du phare au-devant du Château, un vieux souvenir de la lecture du Comte de Monte Cristo lui traversa l’esprit. Non, pas celui du trésor de l’abbé Faria, mais bien plutôt celui de la beauté ibérique de Mercédès, ou du moins de l’actrice qui incarnait ce rôle dans un film qu’il se souvenait avoir vu, enfant. Mais il était incapable de dire s’il avait vu le film avant ou après la lecture du livre. Il pensa immédiatement ensuite que la question était sans doute devenue obsolète pour la génération de ses enfants et pour les suivantes, puisque les écrans et Internet étaient en train de remplacer les livres, ce qu’il trouvait dramatique tant pour la culture collective que pour l’intelligence individuelle.
Soudain, une escadrille de goélands railleurs passa juste au-dessus du navire. En les suivant du regard vers la droite, il apercevait désormais le début de la Côte bleue où il avait tellement de bons souvenirs de promenades, de baignades et de déjeuners avec ses enfants et ses amis. Mais ça ne valait certes pas la Corse, pensa-t-il avec la satisfaction de celui qui sait qu’il va bientôt prendre beaucoup de plaisir.
Sa bière encore à moitié pleine et la soif passée avec les premières gorgées, il restait la dégustation. Pour l’accompagner, il chercha son paquet de cigarettes, en saisit une et se retourna vers la gauche pour l’allumer dans le creux de sa main, à l’abri du vent. C’est alors qu’il aperçut la silhouette d’une femme emmitouflée dans un grand manteau long, élégamment appuyée sur le bastingage, qui fumait elle aussi. Sa chevelure brune ondulait également au vent, laissant entrevoir par instants un visage plutôt fin que terminait un petit nez légèrement pointu. Éric lui donna à vue d’œil une petite quarantaine d’années. Après quelques secondes d’observation, il crut percevoir une grande tristesse solitaire émanant d’elle. Et, sans doute parce qu’il s’y reconnaissait, il ressentit une puissante envie de la prendre dans ses bras. Sans qu’il l’ait vraiment décidé, il commença alors à rêver éveillé. Il se vit s’approcher et essayer d’entamer la conversation en prétextant un briquet qui n’avait plus de gaz. Mais comme si elle avait senti son regard, elle tourna son visage de l’autre côté.
Le lancement des moteurs du ferry acheva de sortir brutalement Éric de sa rêverie pour redescendre sur terre, ou plutôt sur le pont. Les deux grosses cheminées du bateau commencèrent à cracher leurs fumées noires. Il vit la femme s’éloigner en direction du cendrier, y éteindre sa cigarette et rentrer dans le bar. Pour éviter de respirer la fumée, il décida lui aussi de rentrer dans sa cabine pour attraper un bouquin et retourner se caler au bar, le plus loin possible des postes de télévision et de leurs programmes insipides, en attendant de manger un bout.
En terminant sa bière, bien calé dans un canapé au fond du bar, Éric reprit la lecture du livre qu’il avait acheté la semaine précédente, consacré à la faune marine du sanctuaire Pelagos, ce vaste espace maritime entre la France, l’Italie et la Corse, dédié à la protection des mammifères marins, cachalots, rorquals communs et moult dauphins. Sachant que les collisions avec les gros navires sont une des principales causes de blessures et de morts accidentelles de ces nobles et vieux animaux, Éric se demandait si la création du sanctuaire à la toute fin du XXe siècle avait permis de réduire réellement ce danger pour eux. Ou bien si, comme souvent, il y avait un gouffre entre les belles intentions écologistes affichées au départ et la réalité dominée par les enjeux du commerce et du tourisme de masse. Cela faisait partie des questions qu’il comptait bien poser à ses interlocuteurs corses qu’il verrait le lendemain sur son lieu de mission.
Approchant la cinquantaine, Éric avait changé de travail il y a deux ans. Ras-le-bol du bureau, de ses horaires plus ou moins imposés, de ses routines usantes et de ses collègues pour la plupart gentils, mais devenant à la longue aussi lassants et dénués de surprise que le travail qu’ils faisaient tous les jours. Il faut bien reconnaître que le métier d’assureur n’a rien d’exaltant. Même parvenu au statut de directeur d’agence à Marseille, Éric s’y ennuyait ferme. Et la perspective de changer de bureau pour finir à la direction régionale avec un bon salaire ne l’enchantait pas non plus. Son divorce était loin désormais, ses enfants étaient majeurs et faisaient leur vie. C’est pourquoi, quand il avait vu passer sur la messagerie interne cette annonce de poste itinérant d’assureur de structures privées ou publiques situées dans des zones à risque, il avait sauté sur l’occasion. La plupart de ses collègues l’avaient pris pour un fou, vu l’avenir tout tracé qui l’attendait dans la hiérarchie de l’entreprise. Éric détestait leur mentalité de fonctionnaires au mauvais sens du terme. Comme si ne comptait que la grille de salaire, en attendant la retraite, à défaut d’attendre Godot. Seule la vieille secrétaire de l’agence l’avait regardé avec un grand sourire et des yeux pétillants quand il lui avait dit qu’il avait signé pour ce nouveau poste. Ce n’était du reste pas la première fois qu’il constatait que ce petit bout de femme, discrète et sans doute insignifiante aux yeux de la plupart des autres, cachait bien son jeu et qu’une véritable aventurière sommeillait en elle. Si elle avait eu quinze ans de moins, il l’aurait certainement entrepris. Quoi qu’il en soit, il avait donc plaqué le bureau et acheté une nouvelle valise. En route pour l’aventure !
Sa première mission ne l’emmena pas bien loin et ne fut pas des plus drôles. Il fallait revoir les contrats d’assurance d’une très grande entreprise – une multinationale – faisant partie du complexe pétrochimique de Fos-sur-Mer, un des sites industriels les plus polluants de France, situé à seulement quelques encablures de Marseille. Le prétexte de cette remise à plat des contrats était le changement climatique, avec ses risques d’incendie et de montée du niveau de la mer. Malgré le côté très technique du dossier, Éric s’était acquitté de sa tâche sans trop de difficultés. Mais il savait pertinemment au fond de lui-même que le problème n’était pas là. Le risque d’incendie était en réalité permanent et classique dans cette région où, l’été, se combinent parfois des canicules et de très forts vents. Quant au risque de montée du niveau de la mer, il ne se ressentirait pas réellement avant de très nombreuses décennies, voire plus encore, en admettant qu’il continue au même rythme ou qu’il s’accélère. La vérité, pensait Éric, c’est qu’aujourd’hui, et depuis la création de ce complexe industriel il y a cinquante ans, le principal risque n’était pas pour les structures de ces entreprises, mais bien plutôt pour la santé des personnes qui y travaillent et qui respirent à longueur de journée un air fortement pollué. Même chose pour les populations des communes environnantes dont les rares données sanitaires publiques suffisaient à constater la fréquence anormale de maladies respiratoires, cancers, leucémies et autres joyeusetés. En se documentant, outre quelques articles scientifiques ainsi que des témoignages de responsables associatifs et de médecins généralistes locaux, Éric était tombé sur une émission de France Culture intitulée « Fos-sur-Mer : “un secret d’État” », dans laquelle la reporter interviewait à la fin une responsable de l’Agence Régionale de Santé. Mise devant le constat de la quasi-absence d’études et du grave manque de transparence sur les maladies générées par ces industries, cette dernière, manifestement très gênée, avait fini par confesser que « à un moment donnéles intérêts économiques de la zone industrielle ont primé, c’est un fait ». La vérité, en concluait Éric, est que l’État fait toujours prévaloir les intérêts industriels sur la santé des populations. Et ce, partout en France. A fortiori, dans les territoires éloignés de la métropole, comme la Corse et, plus encore, la Guadeloupe et la Martinique ravagées par le chlordécone, un pesticide extrêmement puissant déversé sur les bananiers pendant plus de vingt ans, qui est aussi un perturbateur endocrinien, provoquant notamment des cancers de la prostate chez les hommes et des anomalies dans la grossesse des femmes ainsi que des problèmes de neurodéveloppement des enfants. Sans parler de la Polynésie et des conséquences des essais nucléaires atmosphériques menés à la fin des années 1960 et au début des années 1970, sur les cancers de la thyroïde notamment.
Au cours de sa petite enquête, Éric avait constaté que, un peu partout autour de Fos-sur-Mer, se posait également le problème de la pollution de la mer, où les rejets industriels sont nombreux, ainsi que celle des sols et des nappes phréatiques. Lorsqu’il avait eu la curiosité de regarder les rapports de la Direction régionale de l’environnement pour le département des Bouches-du-Rhône, il était tombé notamment sur un rapport d’inspection constatant des fuites dans un pipeline acheminant du pétrole et précisant qu’un constat similaire avait déjà été fait neuf ans auparavant au même endroit, sans que la multinationale concernée daigne faire autre chose que poser des rustines, sachant pertinemment qu’il fallait en réalité renouveler certains pipelines rongés par un demi-siècle d’intense corrosion. Du coup, en creusant un peu la question, il était tombé sur des expertises commandées par des associations locales de protection de l’environnement, qui révélaient que les sols de toute la zone étaient contaminés, y compris les produits des élevages et des cultures pourtant classés « bio » depuis quelques années, que l’on rencontrait un peu partout sur les terres agricoles situées dans toute la plaine environnante. En somme, sans le savoir, le consommateur achetait de la viande et des œufs issus d’animaux élevés au grand air pollué et nourris au bon grain et à la bonne eau pollués. Pareil pour les fruits et légumes. Une sacrée hypocrisie ! Tandis que la plupart des politiciens et des journalistes passent leur temps à effrayer la population sur le changement climatique à venir, et à lui imposer de plus en plus de contraintes et de taxes en ce sens, une partie de la population voit sa santé se dégrader depuis plusieurs générations du fait d’activités industrielles gigantesques implantées dans des zones de forte densité démographique. À la médiathèque de son quartier, Éric avait même trouvé un vieux livre relatant l’origine du projet industriel de Fos-sur-Mer dans la France pompidolienne des années 1960, projet baptisé alors « la Californie française ». Rien que ça. Il y était écrit noir sur blanc que les ingénieurs et les hauts fonctionnaires de l’aménagement du territoire étaient parfaitement au courant des risques environnementaux et sanitaires en ce qui concerne la pollution de l’air, mais que, la zone étant fortement ventée, ils tablaient sur le fait que le mistral balayerait tout ça au loin dans la Méditerranée. Le livre avait failli lui tomber des mains. D’abord parce que le mistral ne souffle qu’environ un jour sur trois. Ensuite parce que, lorsqu’il souffle, la pollution ne disparaît pas comme par enchantement, elle est dispersée, mais aussi transportée vers d’autres rivages, notamment en Corse. Bref, il avait terminé cette mission, à la fois révolté et déprimé. Heureusement, cette fois-ci, le travail serait d’une tout autre nature, et il en salivait par avance.
Perdu dans son livre et dans ses pensées, Éric ne vit pas le temps passer. Sentant son ventre commencer à gargouiller, il referma son livre, quitta le bar et se dirigea vers le restaurant. Ayant commandé une grande salade de crudités, fromages et charcuteries, il se mit à observer machinalement la salle et ses occupants, peu nombreux en cette saison. Il reconnut immédiatement la femme aux cheveux bruns, assise au fond du restaurant, qui lisait un magazine en piochant de temps à autre dans une assiette de ce qu’il identifia facilement comme des pâtes, plus précisément des penne dont la couleur verte indiquait sans ambiguïté une sauce au pesto genovese. Voyant désormais son visage presque en entier ainsi que son buste et ses épaules, il la trouva encore plus séduisante dans son pull-over à col roulé laissant deviner des seins généreux. Comme beaucoup d’hommes, Éric était sensible à ce détail anatomique qu’il trouvait puissamment érotique. Et plutôt que d’épiloguer sur ce que les naturalistes et les psychanalystes auraient à en dire, il essaya d’identifier ce qu’elle lisait. Il crut alors reconnaître un magazine animalier, ce qui ne fit que piquer sa curiosité et renforcer son attrait pour la belle inconnue. Si elle avait lu un magazine de presse people ou même un magazine de la presse dite « féminine » (mais donnant souvent une image pour le moins frivole des femmes), son intérêt aurait fondu comme neige au soleil. Tandis qu’il la regardait, elle leva soudainement la tête pour interpeller un serveur. En revenant vers son magazine, ses yeux croisèrent ceux d’Éric qui, pris au dépourvu, sourit un peu niaisement et se sentit légèrement rougir. Elle esquissa à son tour spontanément un sourire, qu’elle refréna cependant en un quart de seconde pour se replonger dans sa lecture.
Éric bouillonnait à l’intérieur et avait du mal à réfléchir. Il se savait maladroit depuis toujours avec les femmes. Intarissable, clair et précis lorsqu’il s’agissait de parler des choses qui le passionnent intellectuellement, il devenait un peu mutique ou bien franchement maladroit dès qu’il s’agissait d’exprimer des émotions ou même tout simplement de jouer le petit jeu de la séduction. Depuis l’adolescence, il ne comptait plus les déconvenues. Il se souvenait de son premier vrai coup de foudre, en seconde, au lycée. La jeune fille était dans la même classe que lui et habitait le même quartier. Il l’avait suivi du regard un soir à la sortie des cours, et l’avait vu monter dans le bus de la ligne passant également non loin de chez lui. Il le prenait les jours où il pleuvait, mais le reste du temps il roulait en mobylette. Et il se revoyait guettant l’arrivée du bus certains matins, puis le suivre une fois que la belle y était montée, guettant au pire un regard, au mieux un sourire. Mais ni l’un ni l’autre ne vinrent jamais, et la belle ne tarda pas à tomber sous les charmes d’un autre garçon. Il en pleura secrètement plusieurs jours. Le moins que l’on puisse dire d’Éric est qu’il était un grand romantique et un doux rêveur, à la recherche permanente de cette connexion physique, émotionnelle et mentale que l’on appelle couramment l’amour. Cette connexion, qu’il fantasmait évidemment, il la ressentait comme un manque, quelque chose dont l’absence l’empêchait d’être heureux, ou du moins de se sentir tel. Et, contrairement à ce que lui prédisait à l’époque son meilleur ami, ça ne s’était pas arrangé en grandissant. Sa vie ressemblait à une longue série d’échecs amoureux, dont son enthousiasme juvénile quelque peu aveuglant était certainement la cause principale. Et trente-cinq ans après ses premiers émois amoureux, le problème restait inchangé. Tombé sous le charme d’une collègue deux ans plus tôt, il aurait voulu lui dire qu’il la trouvait belle et par ailleurs fort intelligente dans son travail. Et au lieu de ça, il bafouilla une phrase absconse sur les gens qui ne font pas leur âge et la vexa plus qu’autre chose. Un fiasco complet ! Apprenant par la suite que la dame était en couple et avait un jeune enfant, il ne revint évidemment jamais à la charge, mais l’épisode était éloquent et Éric enrageait encore contre lui-même de toutes ces situations où il s’était senti nul. À chaque fois, il se répétait en lui-même qu’il ne fallait pas idéaliser la relation amoureuse, qu’il était certainement conditionné par l’image enfantine idyllique qu’il avait du couple de ses parents, que ce qu’il cherchait était une chimère, qu’il ne connaissait guère de personnes de sa génération ayant passé toute leur vie ensemble, et cetera. Mais rien n’y faisait. Après chaque tentative, il éprouvait plus ou moins fortement un sentiment d’échec, que ce dernier ait mis quelques semaines, quelques mois ou quelques années à s’imposer comme une morne évidence. Parvenu à la cinquantaine, son sentiment de solitude existentielle était toujours aussi fort qu’à l’âge de quinze ans et son petit cœur d’artichaut demeurait là, prêt à redémarrer au quart de tour, à fondre à la première occasion. On peut progresser, mais pas se refaire, en concluait-il.
Son plat terminé, n’osant plus vraiment la regarder tout en ayant un coin de l’œil tourné dans son sens, Éric s’apprêtait à rouvrir son livre sur les mammifères marins quand il la sentit bouger. Un rapide coup d’œil lui apprit qu’elle avait terminé elle aussi et sorti son porte-monnaie pour régler le repas. Il ne bougea pas et fit mine d’être plongé dans son livre quand elle passa non loin de lui pour sortir du restaurant. Aussitôt il s’empressa de demander à son tour l’addition, espérant trouver une situation plus propice à la rencontre.
Sitôt payé en espèces, et sans attendre la monnaie, Éric se précipita dans le couloir donnant sur l’aire de réception du ferry, manquant de peu de se prendre les pieds dans la laisse du ridicule chien de la vieille dame qui poussa un petit cri de surprise et de peur. Il s’excusa tout en continuant à marcher aussi vite que possible. Parvenu devant la réception, il fallait choisir entre le très long couloir de droite, devant lui, et celui de gauche de l’autre côté. Un coup d’œil au premier lui indiqua qu’elle n’était pas là. Il fonça alors à gauche, manquant cette fois-ci de renverser un enfant d’une dizaine d’années qui lui-même ne regardait pas où il allait, les yeux rivés sur sa petite console de jeux. Arrivé à hauteur du couloir de gauche, il crut entrevoir la belle inconnue au fond, tournant dans une des allées perpendiculaires reliant les deux couloirs. Il se mit alors carrément à courir et sentit son cœur s’emballer. Il tourna ensuite dans l’allée précédant celle où la femme lui semblait avoir disparu, en se disant qu’en marchant très vite il pourrait peut-être la croiser en sens inverse, de façon à ne pas donner l’impression de l’avoir suivie. Évidemment, en débouchant sur le couloir où elle avait disparu, il ne vit personne. Sans doute était-elle rentrée dans une des nombreuses cabines bordant le couloir des deux côtés. Fin de partie.
Reprenant son souffle et ses esprits, Éric se trouva bien infantile, pour ne pas dire ridicule. Puis, d’autodérision, il s’en amusa et rebroussa chemin pour aller boire une dernière bière au bar. En arrivant, il se ravisa, commanda une eau pétillante et sortit la boire sur le pont. La nuit était splendide. La lune presque pleine faisait ces lignes de reflets argentés sur la mer qui fascinaient Éric depuis ses premiers voyages, enfant. La luminosité de l’astre permettait de voir le sillage du bateau, qui s’élargissait et s’effilochait jusqu’à se perdre au lointain, dans le noir.
La pleine mer. L’eau à perte de vue. Le spectacle était parfait et Éric s’en délectait à présent. Là où d’autres sont mal à l’aise dès que la terre ferme et les lumières de la côte ont disparu, quand ils n’ont pas carrément peur, Éric en éprouvait au contraire depuis toujours des sentiments de beauté absolue, de grandeur enveloppante, presque de communion avec l’univers. Et comme si cette majesté remettait tout à sa place, renvoyant l’humain à son minuscule espace-temps et son insondable arrogance, il en retirait des sentiments de paix et de liberté. Il ne manquait plus que la chaleur de l’été pour que les petites rafales de vent qui passaient de temps en temps par-là lui fassent l’effet d’une langoureuse caresse.
Sentant les larmes lui monter aux yeux, Éric voulut se rasséréner. Se dirigeant vers la porte de la passerelle pour rentrer, il crut penser simplement très fort dans sa tête, mais les mots sortirent tout seuls de sa bouche : « c’est divin, mais ce n’est pas de cette caresse-là dont j’aurais besoin bon sang, chienne de vie ! » La vieille dame, qui venait d’ouvrir la porte pour sortir son chien, le regarda avec stupéfaction l’espace d’une ou deux secondes. Puis elle haussa les sourcils et dit en hochant la tête : « à qui le dites-vous, jeune homme, à qui le dites-vous ! » Le chien poussa un petit glapissement, évidemment ridicule. La dame remercia Éric qui lui tenait la porte et qui lui souhaita la bona sera1 en souriant largement.
Il était environ six heures quand le petit haut-parleur de la cabine cracha son message rituel de réveil des passagers. Éric émergeait d’un rêve étrange où une vieille dame à tête de chien lui disait qu’il était temps de savoir ce qu’il voulait faire vraiment de sa vie, ou du moins des quelque vingt-cinq années qui lui restaient avant de devenir un petit vieux. Chassant de son esprit cette interrogation quelque peu déprimante, il se leva rapidement pour prendre une douche, après quoi il s’habilla et rangea son sac en deux temps, trois mouvements. Il ne voulait surtout pas manquer l’arrivée. Il fila au bar attraper un grand café et sortit sur le pont pour profiter de ce qu’il savait être un autre moment privilégié.
Le ciel était à peu près dégagé. Il traînait encore quelques brumes matinales qu’une légère brise de mer dissipait peu à peu. Le spectacle pouvait commencer. La Corse, cette vaste chaîne de montagnes sortant de l’eau, se dévoilait peu à peu, comme un corps allongé recouvert d’un voile que le vent dénuderait dans l’aube. La Balagne lui faisait désormais face. Le bateau pointait sa proue vers son port d’arrivée, île Rousse, et le phare de la Pietra. À droite s’étirait le golfe de Calvi et la pointe de la Revellata où il devrait se rendre tout à l’heure pour sa mission. En tournant la tête encore plus à droite, il distinguait une partie du golfe de Galeria que terminaient le Capo Rosso et la réserve naturelle de Scandola. Bien qu’il ait déjà assisté à ce spectacle à de nombreuses reprises depuis son enfance, l’émerveillement d’Éric était tel qu’il en oublia de boire la fin de son café devenu froid. Sans quitter des yeux le paysage, il se déplaça de l’autre côté du pont. Sur la gauche, il voyait désormais nettement le petit massif des Agriates et devinait derrière le golfe de Saint-Florent. Au fond, encore emmitouflé dans un petit manteau de brumes, pointait le Cap corse où il avait tant de bons souvenirs, comme ces pâtes à la langouste dégustées dans le petit port de Centuri, ou ces couchers de soleil admirés depuis le parvis de la tour de Nonza.
Le bateau se rapprochant lentement de la côte, Éric pointa son regard vers les hauteurs. En arrière-plan, les nuages laissaient peu à peu entrevoir les imposantes montagnes dominant la Balagne. Il distinguait désormais nettement le Monte Tolu et le Monte Grosso. Enfin, il apercevait en arrière-plan le sommet du Monte Corona, culminant à plus de 2 000 mètres, et devinait à travers les nuages les cimes du seul véritable roi de la Corse, le Monte Cinto et ses 2 700 mètres d’altitude. Le spectacle était parfait. Tant de majestuosité forçait le respect. Il ne manquait plus que l’animation préférée des enfants, quelques dauphins autour du bateau. Il les chercha en vain du regard. Ce serait pour une autre fois.