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En Telinor, la répression des désirs d’émancipation a assombri l’horizon de liberté qui se dessinait, mais elle a aussi enhardi les plus téméraires. Certains ont oublié la raison de leur soulèvement, d’autres persistent sans défaillir. Mais la plupart continuent de mener leur existence en tentant simplement de survivre. Les privilégiés conservent leurs richesses avec une violence qui deviendra le terreau de leur déclin. Ont-ils conscience de créer les prémices de leur chute irrémédiable ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Depuis son enfance,
Florian Dubart est fasciné par les parcours de résilience collective et les trajectoires émancipatrices des figures historiques et des peuples. Issu d’un milieu populaire, il évolue désormais dans le monde entrepreneurial où il transpose ses valeurs. Son engagement envers ces enjeux a naturellement conduit à une vocation : représenter un monde où adaptabilité et ascension s’entrelacent avec puissance et authenticité.
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Florian Dubart
La veillée des indociles
Roman
© Lys Bleu Éditions – Florian Dubart
ISBN : 979-10-422-4622-8
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
— Acceptez-vous ou pas ? s’agace une jeune femme.
— Pourquoi tant de précipitation ? Vous venez d’arriver. Détendez-vous, prenez un thé. Damos ! Deux thés à l’origan, s’il te plaît. C’est le meilleur thé de Kolum, vous ne serez pas déçue. Oh ! mes excuses, messieurs. Damos, ajoutes-en trois pour ses amis.
— Je n’ai pas le temps pour ça.
— On a toujours le temps de boire un bon thé, insiste l’homme à la peau d’ébène.
— J’ai besoin de votre parole, reprend son interlocutrice alors que le serveur apporte les verres sur un plateau en bois.
— Ma parole ?
— Votre parole pour le laissez-passer, répond la femme en se rapprochant de la table basse.
— La Vipère Filante est un peu bruyante, c’est vrai. Mais c’est un aussi un lieu très convivial. Mes meilleures affaires se sont négociées dans cette alcôve.
— Oui ou non ?
— Ah ! Les Lenzanides et leur parole. Pourquoi se soucier de ma parole quand nous pouvons établir un contrat ? questionne l’homme à la voix grave.
— Un contrat ?
Les cheveux bruns de la jeune femme effleurent le haut de ses épaules.
— Vos amis vont boire leur thé en gardant leur litham ?
— Ils ne sont pas ici pour se désaltérer.
— C’est très impoli de laisser refroidir du thé. Qui plus est quand il est offert, dit l’homme en regardant intensément son interlocutrice, tandis que les trois Lenzanides qui l’accompagnent se découvrent et saisissent leur verre.
— Repartons sur de bonnes bases, apaise la fille du désert, dont les yeux ambrés fixent le représentant avec force.
— Parfait ! Voyons donc les termes de ce contrat. Azaïr, appelle-t-il, une plume et le document de sécurité des transports, s’il te plaît.
Un homme, noir lui aussi, dont la taille et la musculature impressionnent, sort d’un renfoncement dissimulé derrière un épais rideau rouge et dépose les éléments demandés sur la table. Ses traits sont quasiment identiques à celui qui l’a fait venir, à l’exception d’une grande cicatrice en lieu et place de son œil droit.
— Pourquoi votre guilde rédigerait-elle un contrat ? questionne la jeune Lenzanide alors qu’il s’apprête à écrire.
— Vous voyez que vous êtes curieuse, finalement ! En bons hommes d’affaires, les Lézards d’argent se doivent de rédiger les accords conclus entre deux parties. Il en va du respect et de la confiance en notre organisation. Allons-y ! Je note que vous souhaitez qu’aucun de nos membres ne vienne vous rendre visite durant votre traversée. Combien serez-vous, dans votre caravane ?
— Une cinquantaine.
— En direction de Djacune.
— Oui.
— Ah ! Vous voyez que j’ai écouté tout ce que vous m’avez dit. Vous pouvez poser la somme sur la balance devant vous, dit-il avant que la Lenzanide s’exécute. Je ne négocierai pas le prix. Voici, vous pouvez signer en bas à droite.
— Nous ne serons pas attaqués. Nous sommes bien d’accord ?
— Les Lézards d’argent ne vous poseront aucun problème.
Un nouveau venu aux cheveux noirs coupés court et en bataille émerge à son tour du petit renfoncement.
— Si vous désirez notre protection contre les bandits de la région, dit-il, n’hésitez pas à revenir nous voir.
— Une protection ?
— Vous m’avez bien entendu, répond le jeune homme en se plaçant à côté du négociateur.
— Je ne comprends pas.
— Vous échangez avec Soman afin que la guilde reste à l’écart de votre caravane. Comme le contrat l’indique, ce sera le cas, sans la moindre incartade. Mais vous savez, nos contrées sont parfois dangereuses. Une protection supplémentaire peut se révéler très utile.
— C’est un scandale ! s’emporte la Lenzanide en tapant sur la table et en se levant d’un bond.
Ses acolytes sortent de quelques centimètres leurs sabres de leur fourreau.
— Nous pouvons vous accorder une remise si vous payez en une seule fois, reprend le jeune inconnu en présentant un autre document, après que la cacophonie de l’auberge s’est muée en un silence de plomb.
— Je connaissais votre réputation, mais je suis tout de même surprise, dit-elle calmement en signant le second contrat et en ajoutant une bourse sur la balance.
— Je savais que nous trouverions un accord ! s’exclame Soman.
Le petit groupe venu du royaume du Lenzan se retire de l’auberge, qui s’anime de nouveau.
— « Azaïr, une plume et le document de sécurité des transports, s’il te plaît », se moque le borgne en empruntant une voix aiguë qui ne lui appartient pas.
— Je me doutais bien que tu allais te plaindre ! rétorque Soman en frottant ses cheveux crépus, dont les pointes entortillées forment des pics au-dessus de sa tête.
— On aurait dit un marquis des hauteurs du Rocher parlant à son laquais.
— La prochaine fois, vous échangerez vos rôles, s’amuse le jeune homme à la peau bronzée. C’étaient les derniers ?
— Oui, répond Azaïr en s’étirant.
— Enfin !
— Ça, c’est tout Revno. Il ne fait rien de la journée, il nous laisse nous taper tout le boulot, et il est fatigué !
— J’ai surtout très faim.
— Oh ! Revno a une petite faim-faim. Il n’a pas eu son goûter, ricane Soman.
— Je préférais quand vous vous engueuliez.
— Tu veux un câlin pour te réconforter ? Même à trente ans, je peux le faire, tu sais.
— C’est parti, le cirque des frères jumeaux commence.
— Nous devrions monter un spectacle.
— Prévoyez un bon repas en même temps, alors.
— À force de parler de nourriture, tu m’as donné la dalle.
— Au Lapin qui danse ?
— Ça me va.
— Pareil.
Les trois compères traversent la salle principale et se dirigent vers la sortie. Sur le trajet, un consommateur de bière un peu trop « zélé » se retourne et heurte Azaïr, lui renversant le contenu de sa chope sur le pantalon. L’auberge devient une nouvelle fois silencieuse.
— Accepte mes excuses ! implore le maladroit.
— Allez, ce n’est rien. Relève-toi, dit Revno en mettant la main dans le dos d’Azaïr pour l’entraîner dehors.
— Je vais puer la bière, à cause de ce con.
— T’inquiète, l’odeur est masquée par la transpiration de Soman.
— C’est l’odeur des travailleurs ! Mais ça, c’est sûr que tu ne peux pas connaître.
— Regarde, il fait déjà nuit. Avoir commencé et fini ma journée sous la lune montre que je mérite bien cette broche de bidoche !
Les hommes traversent plusieurs rues éclairées par les lueurs des échoppes encore ouvertes et des bars débordants de vie. La foule de noctambules s’écarte naturellement sur leur passage, laissant s’envoler une fine poussière venant du sol. Ils empruntent une série de ruelles étroites dont les murs blancs réverbèrent l’éclat de la lune. Les petites maisons de pierre lisse immaculée laissent peu à peu place à de longs bâtiments en bois vernis qui assombrissent de larges rues pavées. Les hommes entrent dans une taverne dont l’enseigne représente un lapin virevoltant au-dessus d’un accordéon.
— Tamra ! Trois liqueurs de citron, deux potirons et une macédoine de lentilles, s’il te plaît.
— Som, je ne sais pas comment tu résistes à cette odeur de porc grillé, dit Azaïr.
— Quand tu deviendras aussi gras que ces pauvres bêtes que tu manges, tu commanderas la même chose que moi.
— Tu pourrais quand même prendre un autre légume que des lentilles. Regarde, il y a des carottes en sauce, des pommes de terre aux oignons, des épinards à la crème.
— Si tu mangeais comme moi, tu serais moins gringalet.
— Tout le monde ne peut pas faire la taille d’un cheval et avoir les épaules d’un taureau, blague Revno.
— Tamra ! Il te reste un saucisson de taureau ? hèle Azaïr.
— Plus qu’un !
— Rapporte-le, avec un peu de pain.
— La journée ne s’est pas trop mal terminée, dit Soman.
— Tu dis ça pour la brunette de la fin ? questionne Azaïr.
— C’est vrai qu’elle avait du chien, acquiesce Revno.
— Mais non, je parlais des revenus du jour.
— Tu as toujours aimé les peaux mates, relance le frère à la cicatrice.
— Tu dis cela pour Eveana ? interroge Revno.
— Ah non ! Ne nous reparle pas d’Eveana. Elle est partie il y a plus de deux ans, faut que tu t’en remettes, mon vieux.
— Je vous rappelle que je parlais des recettes de la journée. Par contre, Azaïr a raison. Il faut que tu oublies Eveana.
— C’est Aza qui en a parlé !
— Non. J’ai parlé des filles à la peau mate.
— Bah, je suis désolé, mais depuis Eveana, je n’ai pas eu de relations avec des filles à la peau mate.
— Tu n’as pas eu de relations tout court, se moque Soman.
— Faites-moi penser : demain, à la première heure, je vous ferai écarteler.
— Ne pense pas à demain. Nous avons rendez-vous avec Gotor.
— Encore ! s’exclame Revno.
— Profitons de ce soir. Tamra, alors, ce saucisson !
La nuit se poursuit entre les rires et les bouteilles siphonnées. À minuit passé, les trois hommes décident d’aller se coucher. Ils sortent et se dirigent vers le centre de Kolum. Au milieu d’une grande place vide, une tour immense surplombe toute la ville. Les sculptures érotiques de femmes et d’hommes jurent avec la présence de gargouilles effrayantes. La pierre noire de l’édifice pointe vers le ciel. De grandes vitres scintillantes entourent son sommet, tandis qu’une humble porte d’acier empêche tout accès en son pied. Revno salue les deux frères et pénètre seul dans la tour, en faisant un signe de tête aux cinq gardes qui surveillent l’entrée. Il monte péniblement les innombrables escaliers, dépassant de modestes salles qui parsèment le long couloir vertical. Il atteint un espace plus grand, illuminé par des chandeliers, passe devant un luxueux siège poussiéreux et grimpe encore quelques étages. Il pousse une porte basse, se baisse légèrement pour accéder à la pièce et pose sa veste rouge sur un fauteuil en cuir. Il enlève ses chaussures et retire ses vêtements. Il est incommodé par sa propre odeur de transpiration, mais trop fatigué pour se laver, il s’affale dans un énorme lit bordé. Peinant à garder les yeux ouverts, il distingue un verre d’eau sur la table de chevet. Adossé au récipient, un mot manuscrit : « Pense à t’hydrater pour ne pas avoir mal à la tête demain matin. » Il sourit et s’endort quasiment aussitôt.
À son réveil, Revno se dirige vers une salle d’eau en se traînant. Il se débarbouille et nettoie son corps à l’aide d’un gant en coton humide. Puis il revient dans la chambre, ouvre un placard, choisit une chemise beige, des bretelles et un pantalon en lin. Tandis qu’il enfile difficilement la première jambe, son regard se pose sur le verre d’eau près de son lit. J’aurais dû l’écouter, se dit-il. Il sort en direction de la grande salle, si lumineuse que Revno pourrait se croire déjà à l’extérieur. Il marche sur de beaux tapis brodés jusqu’aux marches vertigineuses, descend et ouvre la petite porte métallique.
— Nous sommes déjà en retard ! interpelle Soman.
— Tu aurais dû manger ses lentilles, hier soir, se moque Azaïr dont l’épée frôle le sol.
— Ils doivent nous attendre.
— Mieux vaut eux que moi, dit Revno en se frottant les yeux.
— Allez, dépêchons-nous. L’échange va être assez houleux comme ça.
L’effervescence de la nuit a laissé place au calme du matin. Accompagnés de quelques hommes armés, les trois amis s’enfoncent dans le quartier à l’ouest de la tour. Après avoir dépassé plusieurs habitations en forme de cylindres parfaits, ils débouchent sur une large place entourée de longs bâtiments d’où s’échappent des hennissements. Des commerçants, visiblement agacés, sont assis dans une tribune ombragée.
— Nous sommes là depuis trente minutes, lance l’un d’eux.
— Je suis là, de quoi te plains-tu ? répond Revno devant les passants qui peu à peu, emplissent la place.
— Tolmas ne nous aurait jamais fait attendre comme ça.
— Vu son état actuel, tu l’aurais attendu plus que trente minutes.
— Commençons, si vous le voulez bien, interrompt Soman.
— Mon clan perd trop d’argent, avec les nouvelles lois.
— Encore ?
— Nous ne pouvons pas rémunérer tous ces gens, je te l’ai déjà dit.
— Gotor, tous les mois, tu me rabâches la même histoire.
— Et toi, tu n’écoutes pas.
— Je t’ai déjà dit que ce n’était pas négociable. La décision a été prise il y a près de deux ans et tous les autres clans sont satisfaits.
— Les autres clans n’ont jamais eu autant d’esclaves que moi.
— Ta fortune s’est érigée grâce à eux. Tu peux bien leur en redistribuer un peu.
— Un peu ? Un tiers de mes bénéfices partent dans leurs salaires !
— Tolmas a eu raison d’imposer cela. Grâce à cette décision, la productivité de toutes les activités a augmenté, les maladies se sont atténuées et Kolum n’a jamais été aussi prospère.
— Ma famille ici présente en est témoin. Depuis ses origines, le clan Risq n’a jamais perdu autant d’argent.
— Et combien il t’en reste ? Tu es le seul à geindre continuellement.
— Ne me parle pas sur ce ton. Tu n’as pas de pouvoir ici.
— J’ai celui que m’a conféré l’Épervier.
— Alors, rapporte mes doléances à ton maître, tel le clébard que tu es ! lance Gotor devant les habitants médusés.
— Tu veux que je te rappelle où ton fils a été retrouvé l’année dernière ? Complètement saoul, attaché par le cou à la barre d’un lit du Phallus Grimpant ! crie Revno sous les rires de l’auditoire attroupé devant la tribune.
— Tu parles beaucoup, pour un lâche venu avec ses petits soldats.
— Ils sont des Lézards d’argent, tout comme toi. Ne l’oublie pas. Pour l’instant, ils ne font qu’empêcher la foule de s’approcher davantage. Ils pourraient rapidement changer de position.
— Mon clan se souviendra de tes mots.
— J’espère qu’il se souviendra de ne plus me déranger pour les mêmes questions, dit Revno.
Et à ces mots, il se retourne pour descendre de l’estrade, avec les frères jumeaux.
Au même moment, un jappement se fait entendre dans la foule, déclenchant l’hilarité du public. Se sentant outragé, Gotor dégaine une hache et se précipite sur Revno qui, immobile, reste dos tourné à son agresseur. À seulement quelques pas de sa potentielle victime, le chef du clan Risq lâche son arme, qui se plante lourdement dans une planche de bois. Ses deux genoux heurtent le sol. Le reste de son corps suit dans l’instant. Sa tête, quant à elle, atterrit dans les bras d’un des habitants de Kolum. La force du coup d’Azaïr n’a laissé aucune chance à son adversaire.
Les hurlements du fils de Gotor masquent les pleurs de sa mère, assise sur l’estrade.
— Arrête, conseille calmement Revno au garçon de vingt ans, en se plaçant devant Azaïr. Je sais que tu veux te venger. Je comprends ta colère, j’entends ta tristesse. Mais regarde derrière toi.
— Il a décapité mon père ! s’énerve le jeune homme.
— Regarde ! insiste Revno. Vois les larmes de ta mère, les regards de ton clan. Tu es leur chef, maintenant.
— Mais…
— Que deviendra ta mère, si tu meurs aujourd’hui ? Que deviendront ceux qui se tiennent à tes côtés ? Tu dois t’occuper de ton entreprise familiale.
— Je n’y arriverai pas, tremble l’orphelin en sanglotant.
— Ne fais pas les mêmes erreurs que ton père. Avec la bénédiction de Tolmas, je t’aiderai. Tous les Lézards t’aideront.
La mère du jeune héritier s’approche et tient le bras de son fils pour qu’il pose son épée, tandis que le reste du clan s’approche du cadavre de Gotor. Soman fait un signe de la tête à ses compères et demande à ses hommes de ranger leurs armes. Ils repartent vers le centre-ville dans le silence le plus total.
— Il n’était pas le seul à se plaindre des nouvelles mesures, tu le sais, dit Soman.
— Nous devons rester impassibles, affirme son frère.
— Nous aurons d’autres Gotor dans les temps à venir.
— Quel est l’agenda de la journée ? questionne Azaïr.
— La collecte du quartier est, vérifier la consolidation du mur d’enceinte, contrôler l’état des stocks de blé, et nous devons présider une médiation entre les artisans du centre, suite à l’incendie de la forge.
— J’aurais dû me lever plus tôt.
Le soleil décline et la fatigue se fait sentir. Après avoir apaisé les tensions entre les forgerons, Revno informe les hommes qui le suivent qu’ils peuvent disposer. Se déplaçant vers la tour, il rit avec Azaïr et Soman, jusqu’à ce qu’un enfant de dix ans l’interpelle pour lui murmurer quelque chose à l’oreille.
— Tu es sûr ? demande le Kolumi.
— Toute la bande l’a vu, promis !
— Merci, petit.
— Il voulait quoi, le gamin ?
— C’est un des orphelins du couvent, répond Soman.
— Allons au bureau des douanes, dit anxieusement Revno.
Au premier étage d’une maison carrée près de la place centrale, les trois hommes s’installent. Azaïr ordonne aux personnes présentes de sortir de la pièce, pendant que Soman ferme les fenêtres.
— Une armée est en marche pour Kolum.
— Une armée ? Quelle armée ?
— Celle du Quorriv.
— Pourquoi le Quorriv ferait ça ? Ils sont en guerre avec tous les autres royaumes. Ils n’ont pas d’intérêt à venir ici, explique Soman en retirant sa longue veste en cuir.
— Ils veulent peut-être se rapprocher du Lenzan en prenant Kolum comme base. Pour l’instant, ce n’est pas une guerre ouverte, mais la situation peut vite évoluer, analyse Revno.
— Les Lézards d’argent ont toujours été les alliés du pouvoir quorrivis.
— Des alliés par défaut. Des mercenaires engagés pendant la guerre déclenchée après la mort du roi Akam il y a plus de trente ans.
— Pas seulement. Pendant aussi tous les autres conflits, depuis des décennies.
— Quelle que soit la raison, ils arrivent.
— Tu es certain des informations de l’enfant ?
— Ces petits ne m’ont jamais déçu.
— Si Maliel a décidé, du haut de son palais de Tevorum, de lancer ses légions contre Kolum, nous devons savoir pourquoi, dit Soman.
— Se battre contre le Quorriv est voué à l’échec, se désole Azaïr.
— C’est peut-être le moment, réfléchit Revno.
— Comment veux-tu qu’on récupère tout ce qu’on a planqué en si peu de temps ?
— Nous pouvons en prendre une partie, juste de quoi nous implanter dans le Sud. Puis nous reviendrons.
— Si la zone est en guerre directe, ce sera impossible. Et la grotte risque d’être découverte.
— Elle n’a pas été trouvée, après toutes ces années, il n’y a pas de raisons que cela change.
— Donc, vous voulez fuir ? s’étonne Soman.
— Kolum devient ingérable, tu le vois bien. Les contestations des chefs de clan sont de plus en plus fréquentes, et les récoltes sont mauvaises depuis deux ans. Nous n’avons même plus le temps de cacher des richesses dans notre planque.
— Nous avons connu pire.
— Pire que l’armée du Quorriv ?
— Soman, nous avons fait tous ces efforts, tous ces sacrifices, pour ne pas avoir d’attaches. Il est temps de partir.
— Et de laisser tous les habitants de Kolum à la merci de ce fou de Maliel, qui se prend pour l’empereur de Télinor ? En plus, tous les esclaves libérés seront sans protection, face aux clans rivaux.
— Ils devront se révolter, s’enfuir, ou rester. Ce choix leur appartient. Nous leur avons rendu cette liberté.
— Revno, tu sais très bien que cette liberté est fictive. Sans argent, sans nourriture, sans bêtes, sans chevaux, comment veux-tu qu’ils fassent un choix non contraint ?
— Que proposes-tu alors ?
— Nous devons préparer les défenses.
— Kolum n’est pas une forteresse, c’est une plaque commerciale. Ses remparts ne sont là que pour ralentir les bandits assez bêtes pour essayer de nous voler.
— Mon frère, fais-toi à l’idée. Nous devons appliquer le plan, nous devons saisir l’opportunité créée par l’arrivée des Quorrivis.
— Non, je… Je…
— Nous reconstruirons ailleurs, dit Azaïr en posant la main sur l’épaule de l’homme tiraillé.
— D’accord, dit Soman, la mort dans l’âme.
— Revno, occupe-toi de la tour et de Tika. Soman, rends-toi à la prison. Moi, je vais chercher les uniformes et je pars à la citerne.
— Ne m’oubliez pas, conclut Revno en souriant.
Ce dernier se dirige tranquillement vers la tour et salue les gardes, comme à son habitude. À l’intérieur, à l’abri des regards, il court dans les escaliers, sans s’essouffler.
— Tika ! Tika ! appelle-t-il.
Il monte dans sa chambre, appelant toujours :
— Tika ! répète-t-il.
Il déplace l’armoire et retire des pierres du mur qui n’étaient pas fixées.
— Que t’arrive-t-il ? Pourquoi ce raffut ? s’exclame un homme maigre, d’une voix fluette et joviale. Je vais encore devoir te préparer des verres d’eau, c’est…
L’homme s’arrête en voyant Revno, son visage blafard semble se ramollir. Il retire sa calotte, laissant apparaître ses cheveux fins, dont la rousseur se fond sur le blanc de son crâne.
— C’est maintenant ? comprend-il.
— Oui. On y va.
Tika attrape deux bidons d’huile de baleine et descend les escaliers, avec difficulté. Revno le suit, en prenant soin de renverser une partie de l’huile sur son lit et partout dans la pièce. Dans la grande salle principale, ils recouvrent de liquide les murs, les rideaux, les vitres et les tapis. Ils continuent leur besogne dans la tour, mais la fragilité de Tika est palpable. Sans un mot, l’homme met tout son cœur à l’ouvrage. L’odeur d’huile est forte. La nuit tombe, tandis que Revno file vers une autre pièce située à droite du trône. Il saute par-dessus un lit dont les draps et les couvertures, faits de luxueux tissus entièrement rouges, sont brodés de multiples figures de lézards dorés. D’un revers du bras, il projette des décorations en or d’un buffet en marbre, et pousse le lourd couvercle de ce meuble profond. Si profond que Revno doit se pencher jusqu’aux hanches pour récupérer ce qu’il est venu chercher. En soufflant sous l’effort, il relève un corps momifié et le cale sur son épaule, avant de courir dans la grande salle. Là, il lâche la momie au milieu du sublime espace vitré et s’approche d’un mur. Il décroche un chandelier éteint et se poste auprès de Tika, immobile, mais dont l’émotion est palpable.
— Tu es prêt ? demande Revno.
Sans réponse de son interlocuteur, il recommence :
— Tika, es-tu prêt ?
— Je ne pourrai pas te suivre, cette fois-ci.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Regarde-moi. Mes forces ne me permettront pas de m’enfuir avec vous trois.
— Écoute. Nous n’avons pas le choix. L’armée du…
— Je n’ai besoin d’aucune explication, d’aucune justification. Je sais que tu fais pour le mieux, que c’est le moment.
— Alors, on doit suivre le plan !
— J’étais moins atteint, il y a quelques années. Aujourd’hui, ce plan n’est plus possible pour moi.
— Je vais t’aider. Les gardes vont arriver quand tout va flamber. Ils nous porteront sur leurs dos, comme nous l’avons prévu.
— Les fumées, la chaleur, et la fuite qui s’ensuivra me seront fatales, je le crains.
— Que veux-tu faire ? Tu ne vas pas rester ici, de toute façon.
— Ce sera ma dernière demeure et j’en suis ravi.
— Arrête, Tika. Allez, dépêche-toi, glisse-toi sous la table en pierre, où il n’y a pas d’huile.
— Je dois refuser cet ordre.
— Tu ne vas pas brûler vif !
— Non, je ne préfère pas.
— Mais si tu restes ici, c’est ce qu’il va se passer. Réfléchis !
— Tu m’as déjà tant donné. Mais j’ai bien peur de devoir te demander un dernier service, prononce Tika en sortant une petite dague sertie de rubis.
— Je ne ferai pas ça, prévient Revno en comprenant la requête implicite.
— Je ne supporterai pas la souffrance des flammes, reprend le vieil homme en tendant l’arme.
— Et moi, je ne supporterai pas de te tuer.
— Tu es plus fort que tu ne le penses. Tu ne chavireras pas, cette fois-ci.
— Je ne ferai pas couler ton sang.
— Tu épargneras à ton serviteur une mort atroce, comme tu l’as déjà fait il y a des années. Grâce à toi, j’ai pu profiter d’une vie que j’ai entièrement choisie, j’ai pu connaître quelques instants de bonheur. C’est plus que je n’en méritais.
— Ce… Ce n’était pas le plan…
— Je sais.
— Aujourd’hui, tout comme à l’époque, je n’épargnerai pas un serviteur. J’épargnerai un ami, un membre de ma famille, se résigne Revno en pointant le bout de la lame droit vers le cœur de Tika.
— Tu feras de grandes choses, crois-moi.
— Je… Je…
— Une fois fait, ne bascule pas. Respire.
— Et si je déraille ?
— Tu en es capable, répond Tika en posant sa main sur l’épaule de Revno, dont les yeux débordent de larmes. Merci, murmure-t-il.
Avec une immense peine, Revno accomplit sa mission et accompagne Tika au sol délicatement. De son dernier souffle émane un sourire qui émeut le mercenaire des Lézards d’argent. Il se tient au-dessus du corps, sans pouvoir bouger. Sa respiration s’accélère. Des frissons parcourent ses membres et son estomac se noue. Sa mâchoire se resserre et ses doigts se crispent. Mais soudainement, il se calme. Il continue de fixer son ami et ferme les yeux quelques secondes. Revno se relève et regarde une dernière fois l’homme qu’il a toujours connu. Le cœur meurtri, il tire la momie vers le cadavre du résident de la tour, saisit un bidon et les asperge d’huile. Puis il remonte dans sa chambre et commence à incendier l’édifice avec méticulosité. La chaleur devient de plus en plus insoutenable, à mesure que les flammes s’approchent de son visage. Il s’assied au seul endroit sans carburant et attend. La fumée lui gratte la gorge et sa peau rougit sous l’action du feu qui couvre désormais tout l’édifice. Il tousse et protège ses yeux, qui s’irritent. Progressivement, il sent qu’il s’évanouit, espérant que son plan fonctionne. Son esprit s’évade, il pense à Tika. Entre deux battements de paupières, il voit deux gardes le soulever et l’emporter. Descendant à toute vitesse, les guerriers allongent le blessé sur la terre sablonneuse et tentent de le réanimer.
— Ne faites pas de massage cardiaque ! Vous voyez bien qu’il est encore éveillé ! s’énerve un responsable. Apportez de l’eau !
— La tour va s’effondrer ! hurle un habitant.
— Vite, à l’abri !
Devant le monument en flammes qui illumine la nuit noire, des centaines de Kolumis se sont réunis. Des sanglots se font entendre dans la foule agglutinée, tandis que Revno émerge de sa somnolence. Un chef de clan originaire des hautes montagnes de Krillie, portant une longue chevelure et une épaisse barbe dans laquelle de petites croix courbées sont nouées, s’approche :
— Que s’est-il passé ?
— Je vais bien, je te remercie, répond en crachant et avec arrogance le blessé.
— Où est Tolmas ?
— À l’intérieur… avec son valet.
— Quoi ? Par le Grand Telnark !
— Comment est-ce possible ? intervient un autre chef de famille de manière abrupte.
— J’étais dans mes quartiers quand j’ai entendu du bruit, un homme agressait Tolmas. Quand j’ai voulu intervenir, j’ai reçu un coup par-derrière.
— Qui a vu ces hommes ? s’exclame le Kolumi d’origine krill.
— Des gardes les ont aperçus fuyant en direction du sud, explique Soman en trottinant, avant de s’agenouiller pour prendre soin de son ami.
— Que tout le monde les poursuive ! crie un riche marchand.
— Prévenez tous les foyers de Kolum, nous devons les trouver, annonce Soman à des guerriers situés près de lui.
— Nous devons nous réunir. Urgemment, énonce gravement Revno.
Soman l’aide à se relever et ils se dirigent vers la salle des paris sportifs, où tous décident d’organiser un conseil de crise. Ils sont rapidement rejoints par toutes les personnes influentes de la cité.
— Comment ont-ils pu entrer dans la tour sans que les gardes les voient ?
— Ils ont dû utiliser le passage souterrain que Tolmas avait fait construire pour s’échapper en cas d’attaque, répond Revno.
— Quel passage ? demande un homme, dubitatif.
— C’était un tunnel secret conduisant à une maison inhabitée en périphérie de la ville.
— Quelle maison ?
— Ici, montre le rescapé sur une vieille carte en toile.
— Envoyez des hommes là-bas, ordonne Soman à l’un de ses fidèles.
— Qui savait pour ce passage, à part toi ? demande un chef de clan.
— Il y a eu plusieurs ouvriers au fil des années, tous grassement rémunérés pour leur silence.
— Pas assez, au vu de cette trahison.
— Peu de gens auraient pu avoir cette information.
— Qui pourrait commanditer l’assassinat de Tolmas ?
— À part ceux présents ici, tu veux dire ? reprend Revno.
— Comment oses-tu ? C’est toi que nous devrions soupçonner.
— Pourquoi aurais-je fait ça ? J’ai tout perdu cette nuit, se désole-t-il en mimant la tristesse.
— Par désir d’accroître ton pouvoir. Pour devenir plus riche. Pour devenir le chef des Lézards d’argent.
— Pour ça, il lui faudrait le soutien de tous les clans. Revno sait très bien que sans Tolmas, il n’est plus rien aujourd’hui. Il n’avait aucun intérêt à perpétrer ce meurtre, décrypte le fils du défunt Gotor, à la surprise de tous.
— Nous devons trouver les responsables de cette attaque !
— Pour ce faire, il faut rechercher les assassins. On sait déjà qu’ils sont deux, dit Soman en fixant l’auditoire de ses yeux noirs.
— Tous nos hommes sont à leurs trousses.
— Nous devons préparer ce que nous allons dire aux habitants de Kolum et à ceux des environs.
— Surtout à nos ennemis.
— Nos ennemis ? Nous n’en avons pas. Les Lézards règnent en maîtres, ici.
— Tous ceux qui verront cette attaque comme une marque de faiblesse pourraient vouloir s’approprier nos fructueuses affaires.
— Les tenanciers ? questionne Revno.
— Pourquoi la guilde des marchands de Bellerive viendrait-elle jusqu’ici ?
— Tu rigoles ? Ils sont partout, pas seulement à Bellerive.
— C’est clair. Tout Télinor pense même qu’ils sont la guilde la plus importante du monde.
— Tais-toi ! Les Lézards d’argent sont les plus forts ! s’énerve un vieil homme.
— Baisse d’un ton, grand-père, lance son opposant.
— Parle encore une fois de la sorte et je t’étrangle avec tes propres viscères, menace un descendant de l’homme âgé.
— Je t’attends, enfant de pu…
— Nous les avons ! s’exclame Azaïr en interrompant l’insulte.
— Qui ? Les fuyards ?
— Oui, répond-il en jetant deux corps au sol.
— Pourquoi sont-ils défigurés comme ça ?
— Pourquoi sont-ils morts, surtout ? Comment tu veux qu’on les interroge ?
— Regarde-moi, dit Azaïr, le crâne ensanglanté. Tu crois qu’ils m’ont laissé les attraper sans rien dire ?
— Du calme ! Aza, que s’est-il passé ? interroge son frère.
— Avec deux de mes hommes, nous avons suivi une piste au sud de la ville. Je me suis dit que l’attentat ne pouvait pas être leur seul but. La première ressource de Kolum est notre réserve d’eau : toute personne voulant notre perte détruirait cette réserve.
— Telnark, dieu des dieux, protège-nous ! Qu’as-tu vu ? s’impatiente le chef de clan venant de Krillie.
— Les gardes ont tous quitté leur poste quand ils ont vu la fumée sortir de la tour.
— Ils seront punis ! interpelle un membre d’un syndicat d’influence.
— Ils ont pensé bien faire, ils ont cru pouvoir être utiles, il n’y a pas de raison de les accabler, dit Soman.
— Ils ont abandonné leur poste et permis à des étrangers d’entrer dans…
— Arrêtez ! Ce n’est pas le moment. Que s’est-il passé, Azaïr ? interroge un autre chef de clan, dont les cicatrices au visage racontent une vie entière de violence.
— J’ai saisi l’inconnu pendant que mes hommes guettaient mes arrières. Je l’ai menacé en lui mettant la pointe de couteau au-dessus de son œil. Le lâche n’a pas tenté de résister, et il m’a tout raconté.
— Crache le morceau !
— Ils viennent du Quorriv, Maliel les envoie.
— C’est impossible ! Pourquoi l’empereur du Roc s’occuperait de nos affaires ?
— Empereur de rien du tout ! Il n’est là que par régence, rappelle un marchand.
— Une régence de trente ans.
— Pourquoi s’en prendrait-il à nous ? Les Lézards sont ses alliés depuis toujours.
— Nos liens se sont distendus depuis longtemps, énonce Revno. Tolmas avait d’ailleurs reçu plusieurs messages lui demandant de payer des taxes. Ce qu’il a toujours refusé.
— Pourquoi ne nous as-tu jamais parlé de ces taxes ? s’agace un des membres du conseil.
— Parce que Tolmas m’avait ordonné de ne pas le faire. Depuis le début de sa maladie, je n’ai fait que lui obéir.
— Ton obéissance nous a conduits jusqu’ici ! Maliel nous attaque parce qu’il nous croit faibles. Vos nouvelles lois de pacotille et l’abolition du servage nous ont rendus vulnérables !
— Et les nouveaux impôts, comme ceux pour les orphelins, n’ont fait que nous appauvrir !
— Ce n’est pas le débat de ce soir. Azaïr, es-tu sûr de ce que tu dis ? As-tu des preuves ? questionne le Krill.
— Pendant que j’interrogeais l’espion, les deux hommes qui m’accompagnaient se sont fait tuer. Par les deux raclures qui sont ici. Je me suis retourné à toute vitesse et j’ai défendu ma vie coûte que coûte. Dans un excès de rage, j’ai pulvérisé leurs crânes. Mais le troisième assaillant a pu s’enfuir.
— Tu ne m’as pas répondu : as-tu des preuves de ce que tu avances ? Nous ne pouvons pas accuser le Quorriv sans en subir les conséquences. Nous devons en être certains.
— Avant d’être dérangé par la venue de ces deux ordures, celui que je tenais m’a dit une chose. Une chose terrible, dit Azaïr en baissant la voix pour créer une tension artificielle.
— Ne te fais pas attendre, raconte-nous ! s’écrie l’homme le plus vieux de l’assemblée.
Tous sont suspendus aux lèvres d’Azaïr.
— Le Quorriv a lancé une de ses légions contre nous. Maliel veut faire de Kolum sa base pour attaquer le Lenzan et contrôler les ports du Nord.
— C’est inconcevable !
— Nous sommes perdus.
— Ce n’est pas possible.
— Cette armée est déjà en route, d’après le bougre, assène Azaïr.
— Si c’est le cas, elle doit arriver par le sud, analyse le guerrier de Krillie. Je pars moi-même à leur rencontre sur-le-champ, pour nous assurer de l’existence de cette armée.
— Retrouvons-nous demain soir. Nous saurons démêler le vrai du faux.
— Que chacun rassure les membres de son clan et apaise la population, en attendant ces réponses, termine Soman, clôturant ainsi la réunion du conseil.
Après une journée à s’inquiéter de la véracité des informations apprises la veille, la nouvelle tombe : plusieurs régiments du Quorriv sont en marche. Alors que certains décident de fuir, la majorité souhaite rester pour combattre, malgré le fait que Kolum ne soit pas bâtie pour résister à une attaque d’envergure, et encore moins à un siège. Les griefs et les rancœurs mis de côté, les préparatifs de la bataille s’organisent dans une totale synergie des membres de la guilde des Lézards d’argent. À la fin d’une journée épuisante, Revno, Azaïr et Soman se retrouvent dans un logement situé dans l’est de la cité.
— Nous avons assez attendu, affirme Azaïr.
— Oui, nous devons partir, mais seulement au lever du jour. S’il fait encore nuit, nous éveillerons les soupçons. Au petit matin, nous pourrons nous camoufler plus facilement.
— Et si on patientait encore un peu ?
— L’armée est trop proche, il faut se dépêcher.
— Regardez ce qu’est devenue Kolum, voyez cette effervescence, ce soubresaut de courage et de solidarité. Nous pouvons résister.
— Som, c’est une légion du Quorriv qui arrive là, on ne peut rien faire. C’est perdu d’avance.
— Premièrement, ce n’est pas toute l’armée. Et deuxièmement, nous ne savons toujours pas pourquoi les soldats du Rocher approchent. Nous avons utilisé leur venue à notre avantage pour nous enfuir, nous avons attisé la défiance et la peur pour notre dessein.
— C’était notre plan ! s’agace Azaïr.
— C’était dans le plan, que Tika reste dans la tour ? C’était dans le plan, que tu tues les deux hommes venus avec toi, en plus des prisonniers libérés ?
— Je devais le faire. Ils m’ont suivi et n’ont pas voulu partir. J’ai géré l’urgence.
— Ils étaient pères de famille, Azaïr !
— Tu crois que je ne le sais pas ? Tu crois que je n’ai aucun remords ?
— Ne vous énervez pas. Ce qui est fait est fait. Comme toujours, nous vivrons avec les fantômes de notre passé. Heureusement, les gardes de la réserve d’eau sont partis quand ils ont vu les flammes de la tour. Pour l’instant, le plan n’a pas eu d’accrocs insolubles, dit Revno.
Il serre les dents en pensant à Tika.
— Je ne peux pas laisser les gens qui comptent sur nous, dit Soman.
— Tu savais ce que nous allions faire.
— Tu es prêt à abandonner tout ce que nous avons accompli ici ? Les esclaves libérés, les orphelins, les interdictions d’attaquer certaines cibles ?
— Justement, les esclaves sont libres maintenant. Les orphelins grandiront avec ce que nous avons fait pour eux. Et si le Quorriv prend place, il ne permettra plus aucune attaque dans la région, pour récolter tous les bénéfices des échanges.
— Tu te mens à toi-même. Tu sais parfaitement que la libération des esclaves est trop récente et qu’ils n’auront jamais assez d’argent pour partir d’ici. Ils auront quitté un servage pour en subir un autre. Le Quorriv se moque des orphelinats, il va les réhabiliter en casernes ou dans d’autres projets militaires. L’esclavage a été aboli plusieurs fois pendant l’Âge sombre, cela signifie qu’il a été rétabli plusieurs fois. Et les légions quorrivis ne supprimeront pas les raids, tu le sais. Elles n’ont aucune connaissance de la région, il y aura des bandits partout, des meurtriers sans foi ni loi.
— Que proposes-tu ? Rester et te battre ? C’est insensé.
— Je ne peux pas me résoudre à partir, je suis désolé, dit Soman avec des trémolos dans la voix.
Après un moment d’hésitation, Revno le prend dans ses bras, fermant les yeux sous le coup de l’émotion. Les deux hommes se serrent fortement, aucun des deux ne veut lâcher l’étreinte. La respiration rapide de Revno traduit la peine qu’il ressent à cet instant. Il rouvre les yeux et regarde Azaïr qui se tient derrière Soman depuis le début. Il lui fait signe, d’un mouvement de paupières. Le troisième membre du trio s’approche, tandis que Revno maintient sa prise fraternelle. Soudain, Azaïr saisit son frère et lui plaque son avant-bras droit sur la gorge, pendant que Revno se précipite sur ses jambes pour l’empêcher de bouger. Soman essaie de se débattre. En vain. Il s’évanouit sous la pression d’Azaïr.
D’un geste de la tête, Revno fait comprendre au grand homme noir que c’était la meilleure solution. Il se relève, mais au même moment, quatre guerriers en armes pénètrent violemment dans le logement. Ils sont accompagnés d’une femme qui avance d’un pas lent tout en fixant les deux Lézards d’argent.
— Une dispute ? lance-t-elle de manière narquoise.
— Qu’est-ce que vous foutez là ? répond Revno, une main sur le manche d’une dague accrochée à sa ceinture.
— Je viens vous aider à sortir de la ville.
— Nous n’en avons absolument pas l’intention, affirme Azaïr en jetant un regard à son épée posée sur un siège, à quelques mètres.
— La ville bouillonne. Nous n’avons pas le temps pour vos mensonges. Il faut préparer notre fuite maintenant.
— Nous allons nous battre et rester à Kolum. Je ne sais pas de quoi vous parlez.
— Je sais que vous prévoyez de quitter la cité pour récupérer votre magot caché dans les plateaux sud. Votre petit jeu ne fonctionne que sur les chefs de clan.
— Qui es-tu ? questionne Revno.
La crainte se lit dans ses yeux, tout comme dans ceux d’Azaïr.
— Mon nom est Valine. Je suis un officier du Lenzan en mission secrète pour contacter Djacune, répond-elle en déplaçant une mèche de ses beaux cheveux noirs.
— D’où ta demande de passage.
— Oui.
— Le Quorriv ! Le Quorriv vient à Kolum pour toi ! s’exclame Azaïr.
— Oui.
— Pourquoi enverraient-ils une armée entière pour une seule espionne ? demande Revno, sceptique.
— Mes informations sont cruciales pour gagner cette guerre.
— Valine, nous sommes pressés, dit un soldat dont les yeux bleu-gris tranchent avec son long bouc noir et pointu.
— On ne vous retient pas ! s’énerve Azaïr.
— Saïdi n’a pas voulu être insultant. En tant que mon second, il se doit de m’alerter sur le risque que nous prenons. Nous devons nous hâter.
— Quand je pense que tout ce bordel a lieu à cause de toi, dit le grand homme noir de Kolum.
— Je ne sais pas pourquoi le Quorriv a tué votre chef et brûlé sa demeure, mais je sais que la légion vient pour empêcher la réussite de ma mission. Sans cette mort, sans cette agitation, je n’aurais pas su que l’armée était en route et j’aurais été piégée ici, avec mes hommes.
— Eh bien partez, pourquoi êtes-vous là ?
— Parce que, en bonne espionne, j’ai rapidement compris que vous souhaitiez partir. Je veux que vous veniez avec nous, dit Valine en les observant de ses yeux ambrés.
— Pour vous apprendre à vous mêler de vos affaires ? dit agressivement Azaïr.
— Votre connaissance de Kolum, des villes et des villages alentour pourront être utiles à notre combat.
— Il est hors de question que nous participions à votre guerre, jette Revno.
— J’ai d’autres hommes qui surveillent en dehors des murs, votre fuite sera plus sûre en venant avec nous.
— Si l’armée est ici, c’est parce qu’elle sait que tu te trouves à Kolum. Le principe d’une espionne n’est plus de rester discrète ? Nous allons nous débrouiller seuls, merci.
— Nous avons été trahis.
— Précisément. Cela ne présage rien de bon pour nous. Et de toute façon, nous n’allons pas risquer nos vies pour votre guerre.
Saïdi, dont le corps svelte est vêtu d’une tunique jaune, insiste :
— Valine, on doit y aller.
— Je vois. Je n’ai pas été assez clair. Vous pouvez être utiles à notre cause. Vous détenez peut-être des informations qui s’avéreront décisives contre le Quorriv. Alors, votre venue avec nous n’est pas une demande.
Azaïr se jette sur son épée et la brandit.
— Vous risquez de mourir en nous combattant, continue Valine. Si ce n’est pas le cas, nous nous appliquerons à dire à tout le monde que vous souhaitez fuir. Même blessés, nous réussirons à alerter assez de personnes pour qu’il en soit fini de vous trois.
— Sale petite garce ! s’écrie Azaïr.
— Tu viens avec nous, mais je peux toujours te couper la langue, menace le second Lenzanide.
— Du calme, Saïdi. Ils vont ranger leurs armes et nous partirons tous ensemble, dit Valine en fixant posément Revno.
— Aza, c’est cuit pour cette fois.
— Je peux prendre au moins la moitié d’entre eux ! s’emporte Azaïr. Leurs cimeterres ne valent rien.
— Aza, on va aller au Lenzan et construire une autre vie, persiste Revno, avec un regard appuyé.
Azaïr comprend qu’il n’a pas d’autre option, il sait aussi que Revno organisera leur fuite dès qu’il le pourra. Il rengaine son épée.
— C’est la bonne décision. Tiens, pour ton frère, dit Saïdi en jetant une fiole.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Il s’est évanoui par étouffement. Il ne doit pas se réveiller avant d’arriver dans notre camp, répond-il en touchant son crâne luisant de sueur.
— Ne t’inquiète pas, rassure Valine, ce n’est qu’un somnifère à base de plantes qu’il faut lui faire inhaler.
Elle leur tend des foulards et leur ordonne de cacher leurs visages. Le Kolumi s’exécute, puis les Lenzanides l’aident à porter Soman, en le dissimulant sous un long drap de lin. Ils sortent de l’habitation et montent sur les chevaux qui les attendaient. En découvrant qu’il y en a un par personne, Revno dit :
— Tu savais que nous allions accepter.
— La meilleure solution pour vous était de nous suivre.
— Restez tous sur vos gardes, prévient Saïdi en ouvrant la marche, la panique peut transformer n’importe quel berger en voleur, ou pire.
Dans les rues de Kolum, c’est l’affolement. Alors que certains réunissent les biens qu’ils ont mis une vie à récolter, d’autres se préparent à la bataille. Les visages masqués sous des étoles jaunes, les membres du groupe avancent au pas. Quelques habitants s’insultent pour une bousculade, et une bagarre éclate, les uns reprochant aux autres leur départ, qu’ils considèrent comme lâche. Non loin de l’une des portes périphériques, une mère tenant son bébé s’approche de Revno.
— S’il vous plaît, sauvez mon enfant ! S’il vous plaît !
— Je ne peux pas, je suis désolé, répond Revno en changeant sa voix pour ne pas être reconnu.
— Emmenez-le avec vous ! Je n’ai nulle part où aller et nous allons tous mourir. Sauvez mon enfant ! supplie la femme.
Ses taches de rousseur sont cachées par les flots de larmes qui ruissellent de ses yeux vert émeraude.
— Je dois partir.
— Ils seront là cette nuit. Je ne pourrai pas protéger mon bébé. Il n’a pas mérité ce sort.
— Je…
— Avec vous, il pourra grandir, avoir une femme et fonder sa propre famille. Il aura une vie. Je vous en prie.
Le doute s’installe en lui. Revno ralentit sa monture. Il fixe la femme désemparée et abaisse le tissu qui dissimule l’enfant. Ce moment d’émoi paraît durer une éternité. Mais Valine s’interpose en s’approchant à leur niveau. Elle prend les rênes du cheval de Revno et l’entraîne à pas accéléré, sans prêter attention aux suppliques de la pauvre mère, qui se muent en un silence rageur. Le jeune homme ferme les yeux et se laisse guider, sans se retourner.
Le groupe dépasse les piètres remparts de la ville et fonce au galop vers l’est. Quelques kilomètres plus tard, il atteint un des plateaux surplombant les environs. À la nuit tombante, les fuyards rejoignent des Lenzanides qui patientent dans un camp de fortune. La terre dure et sèche du sol est parsemée de petites touffes d’herbe jaune que les soldats arrachent pour alimenter un feu au milieu de l’installation.
Azaïr emmène son frère dans une tente, refusant l’aide des hommes qui se présentent à lui.
— Vous pouvez prendre cette tente. Nous partons demain, explique Saïdi d’un ton sec.
— Reposez-vous, le trajet sera long, évoque doucement la cheffe de l’escouade.
S’asseyant de part et d’autre de leur frère qu’ils allongent au centre de l’abri, les deux hommes ne disent pas un mot. La fatigue pèse sur leurs corps. Leur choix pèse sur leurs esprits. Fermant les paupières, ils laissent derrière eux cette journée fatidique.
* *
* *
Le lendemain matin, aux premières lueurs du jour, Azaïr et Revno sortent de leur couchage en trombe. Inquiets, ils cherchent dans toutes les directions, mais sont rapidement rassurés en apercevant leur frère. Soman se tient au bord de la falaise. Il observe l’horizon, comme les Lenzanides près de lui. Azaïr et Revno s’approchent avec précaution, au vu de leur acte de la veille.
— Mes frères, j’espère que vous vous pardonnerez un jour, murmure Soman en continuant de fixer la vallée.
— Soman, nous voulions juste…
Revno ne finit pas sa phrase. Il se heurte au macabre spectacle devant lui. Plusieurs épaisses fumées noires s’échappent de la cité. Même à cette distance, il distingue des quartiers entièrement détruits. Les débris s’amoncellent au sol près de minuscules points inertes.
— J’espère que cette vision ne vous hantera pas toute votre vie, reprend Soman devant Azaïr, muet.
— Vous ne pouviez rien faire pour Kolum, intervient Valine en posant sa douce main sur l’épaule de Revno. Le Quorriv l’a condamnée.
— Votre décision aura de lourdes conséquences sur vos existences, continue Soman.
— Je n’ai rien entendu de la nuit, frémit Azaïr.
— Je ne vous blâme pas pour ce que vous m’avez fait. Cette trahison n’est que la preuve de l’amour que vous me portez. Mais Kolum restera dans vos mémoires.
— Nous allons nous arrêter dans ce village, annonce Saïdi en dégageant son visage de son foulard jaune.
— Je vais pouvoir retirer tout ce sable de mes bottes, ricane Azaïr, dont la sueur lui dégouline du front.
Le groupe est accueilli par des bergères qui leur apportent de l’eau fraîche issue du puits situé au centre du village. Des hommes déplacent un troupeau de chèvres non loin d’eux, tandis que des enfants installent des petits tabourets en bois autour d’un foyer éteint.
— Cela vous convient, si nous préparons la même chose que la dernière fois ? questionne l’une des habitantes.
— C’est parfait, répond Valine sous le crépuscule.
— Je peux m’asseoir ici ? demande Revno.
— Bien sûr, où vous le souhaitez.
— Nos maris vont bientôt terminer de rentrer les bêtes.
— Votre village est très joli, complimente Soman.
— Merci. C’est modeste, mais c’est chez nous, sourit l’une des femmes en montrant les maisonnettes en pisé qui font le charme du lieu.
L’heure qui passe leur procure un repos bien mérité. Le repas est prêt. Il est amené dans de belles vasques en pierre polie.
— Est-ce que ce n’est pas trop difficile de vivre de l’élevage, sous cette chaleur ? questionne Soman.
— Nous sommes des enfants du désert depuis que les premiers grains de sable sont apparus ici. Nous sommes habitués à ces conditions, répond un homme dont les rides profondes trahissent son âge.
— Et vous n’avez jamais eu envie de vous rapprocher d’une plus grande ville ?
— Ni le schisme, ni les guerres, ni même le cataclysme de Kouros ne nous ont fait partir de nos terres. Nous sommes chez nous, ici, dans les Étendues Régicides. Cela nous suffit, intervient un autre éleveur en se grattant le visage, noirci par son labeur quotidien en plein soleil.
— Les Étendues Régicides ? interroge Soman.
— C’est le nom donné à cette partie du désert, répond Valine.
— Pourquoi un tel nom ?
— Parce qu’il y a plusieurs décennies, les princes héritiers Tajim et Ilan sont morts ici. Tajim a disparu au combat contre des insurgés et Ilan a été englouti dans une tempête de sable, développe Saïdi.
— C’est un régal ! coupe Azaïr, sans prêter la moindre attention à la conversation.
— Merci, ce n’est pas grand-chose, minimise humblement une femme aux cheveux grisonnants.
— Je peux en reprendre ? demande Revno.
— Tu ne peux pas attendre que tout le monde ait fini ? s’énerve Saïdi en essuyant son long bouc.
— Qu’est-ce qui te prend ?
— Au Lenzan, nous avons des règles de politesse, et on nous inculque le respect envers nos hôtes. Tu n’as pas dû apprendre tout cela, d’où tu viens.
— Je ne sais pas. Comme Soman et Azaïr, je n’ai jamais connu mes parents. Peut-être que ma mère était une commerçante, une éleveuse, ou peut-être qu’elle écumait les bordels. C’est sans doute là qu’elle aurait pu rencontrer la tienne.
— Petit vaurien ! Comment oses-tu ? enrage le second de Valine, en se levant subitement.
— Calmez-vous ! Vous n’avez pas honte ? réagit la cheffe lenzanide.
— Le Lenzan n’a pas besoin d’étrangers pour se défendre !
— Je te rappelle que c’est vous qui nous avez obligés à vous suivre ! intervient Azaïr en se mettant debout également.
— Mais si tu veux, nous pouvons partir tout de suite, propose Revno. Tu nous laisses des chevaux et quelques vivres, et nous disparaissons.
— Même avec une caravane entière, le désert t’emporterait sans laisser de trace.
— Saïdi, ça suffit.
— Valine, ils ne nous seront d’aucune utilité.
— Le Lenzan a besoin de toute l’aide possible. Et ton devoir consiste à te mettre à son service. Si le Lenzan a besoin d’eux, alors toi aussi, s’énerve Valine.
— Je suis désolé, tu as raison. Je me suis laissé emporter.
— Allez, ne vous disputez pas. Finissez-moi cette casserole, que je puisse amener le thé, dit l’une des paysannes.
— Ah, du bon thé ! s’exclame Soman.
— Vous allez jusqu’où comme ça ? demande un fermier en jetant un os qu’il vient de récupérer dans le feu.
Valine fronce ses épais sourcils.
— Aleb, répond hâtivement l’un des soldats.
— Il est l’heure d’aller se coucher, annonce Saïdi à son escouade, au terme de ce moment d’égarement.
— Allez, les filles, il est temps d’aller faire dodo, se moque Azaïr.
— Aza, tu te souviens de l’infection à la gorge que tu as eue quand nous étions petits ?
— Je m’en souviendrai toute ma vie.
— Te rappelles-tu que tu n’as pas pu parler pendant un mois complet ?
— Oui.
— Eh bien, sois nostalgique et fais de même aujourd’hui, le réprimande son frère, devant Saïdi qui le salue en se levant.
— De toute façon, on doit se réveiller tôt demain, je vous suis, dit Revno.
— Merci pour ce repas et pour votre accueil. Et encore désolée pour cette tension inutile à laquelle vous avez assisté, conclut Valine.
— Ne vous en faites pas, nous sommes Lenzanides, nous avons l’habitude des réactions impulsives. Plus particulièrement de celles des mâles dominants, rit une bergère à la peau si ridée et si sombre que ses yeux sont à peine perceptibles.
* *
* *
— Ne faites pas un bruit, murmure Saïdi en mettant sa main sur la bouche de Soman.
— Qu’est-ce qui se passe ? demande Azaïr.
— Moins fort, rabroue le lieutenant. Prenez vos armes, nous sommes attaqués.
— Mais je n’entends rien, chuchote Revno.
— Croyez-moi, ils sont tout près. Prenez vos armes, dirigez-vous vers la gauche en sortant de la tente et soyez les plus discrets possible. Valine vous attend avec une partie du groupe.
Le trio de Kolum obéit en silence, mais reste perplexe sur la situation. Revno voit Saïdi partir sur la droite et distrait, il trébuche sur la corde tendue d’un autre abri.
— Doucement, Rev ! râle Soman.
— C’est bizarre, il n’y a rien.
— Étrange, oui.
— Il n’y a aucune menace ici, se méfie Azaïr.
— Chut, taisez-vous. Les Lenzanides ne nous auraient pas réveillés pour rien. Regardez, Valine est juste là.
La jeune femme tient fermement son arc.
— Venez, murmure-t-elle sur un mouvement de la tête.
— Est-ce que tu vas enfin nous dire ce qu’il se passe ? s’impatiente Revno.
— Des rebe…
Valine s’interrompt d’un coup et décoche une flèche juste au-dessus de l’épaule de son interlocuteur. Un homme s’écroule dans la pénombre, tandis que d’autres apparaissent en courant dans leur direction. À une cadence endiablée, la cheffe de l’unité balance plusieurs traits, qui atteignent tous leur cible. Dans un lourd silence, les autres Lenzanides dégainent leur cimeterre et s’élancent au contact des agresseurs. Les premiers bruits de lames qui s’entrechoquent se font entendre. Les cris de douleur des hommes blessés suivent de peu. Les échappés de Kolum sont hébétés devant la situation. En quelques secondes, ils se sont retrouvés sur un vrai champ de bataille. Soman et Azaïr ont placé Revno au milieu d’eux. Les premiers coups des deux frères ne tardent pas. Ils tranchent tous ceux qui s’approchent, sans la moindre hésitation. Leur concentration est inaltérable. Ils forment un cercle tournoyant autour de leur ami, de leur frère. L’entassement de cadavres dessine autour d’eux un périmètre de plus en plus difficile à traverser pour les agresseurs. Avant même d’avancer, ils sont éclaboussés du sang de leurs camarades tombés devant eux. Le tagelmust qui leur couvre le visage s’imbibe et devient gênant pour le combat. Certains le retirent, et ces moments d’inattention constituent des occasions que Valine ne gâche pas. Ses projectiles pourfendent tous ceux qu’elle vise.
— Ramasse une arme ! crie-t-elle à Revno.
Celui-ci ne l’écoute pas. Sa main droite touche le dos d’Azaïr et sa main gauche, celui de Soman. Dès que l’un bouge, il fait de même, dans un mimétisme saisissant. Le trio ne se préoccupe pas des Lenzanides. Leur danse macabre les isole du reste de la bataille. Peu à peu, on dénombre plus d’ennemis au sol que debout. Les survivants, sentant leur fin proche, s’enfuient en mettant le feu à des tentes pour couvrir leur déroute.
— Majaris ! hurle Valine.
— Ahri ! répondent en chœur les soldats du Lenzan.
— Majaris ! recommence-t-elle.
— Ahri !
L’écho de ces cris sort les Kolumis de leur concentration. Ils voient leurs compagnons retirer leur foulard jaune. D’un regard toujours aussi déterminé, ils scrutent les environs à la recherche d’amis en détresse.
— Saïdi est blessé, dit un Lenzanide arrivant en courant de l’intérieur du campement.
— Où est-il ? demande Valine, inquiète.
— Au bout du camp, il était avec un groupe…
Le militaire n’a pas le temps de finir sa phrase que Valine se précipite à l’endroit indiqué. Son angoisse monte à mesure qu’elle approche, ses joues rougissent à l’accélération de son souffle. Des braises incandescentes virevoltent dans l’air à son passage. Elle manque de trébucher, mais se rattrape aussitôt. Quand elle relève la tête, elle voit Saïdi accroupi, les deux mains posées sur deux corps en tunique jaune. Une prière émane de l’homme, dont la nuque laisse échapper un fluide rouge qui brille sous l’éclat de la lune.
— Ils se sont battus avec bravoure, affirme-t-il.
— Comme tous ceux sous ton commandement.
— Des pertes de ton côté ? interroge le lieutenant en se redressant.
Son sang coule d’une profonde blessure.
— Aucune. Mais nous devons te soigner d’urgence, si je veux qu’il en reste ainsi.
— Je vais bien.
— C’est à moi d’en décider.
— Toujours aussi prévenante envers moi.
— Nous allons regrouper les villageois. En attendant, Lounès va te rafistoler.
— Comment avez-vous su ? demande Revno, dressé sur son cheval en compagnie du reste de l’escouade.
— Su quoi ? questionne Valine en réponse, accélérant le trot.
— Qu’ils étaient là.
— Nous sommes Lenzanides, le désert nous parle.
— Allez, sérieusement.
— Je place toujours des guetteurs, même en terrain ami. Ils ont vu des reliefs inhabituels sur les dunes et ils ont alerté Saïdi, qui a tout de suite compris.
— Ils viennent d’où, ces types ?
— Qui sont-ils, tu veux dire ?
— Oui.
— Des rebelles.
— Des rebelles contre quoi ?
— Des rebelles isolés qui se battent pour l’« indépendance ».
— Leur indépendance ?
— Oui. Ils suivent des règles anciennes et ne supportent pas la modernité instaurée par les sultans. Ils désirent revenir aux pires heures de l’Âge sombre. Et je ne te parle pas des plus récentes. Ils veulent vivre sous des préceptes abolis depuis deux mille ans.
— Pourtant, ces villageois les ont aidés. Ils ont même peut-être donné l’information de ta venue à Kolum aux Quorrivis lors de ton voyage aller.
— C’est possible.
— Et tu les as épargnés. Pourquoi ? Deux de tes hommes sont morts au cours de cette attaque.