La vie en face… ne vous déplaise - Anne Dejardin - E-Book

La vie en face… ne vous déplaise E-Book

Anne Dejardin

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Beschreibung

Découvrez ce roman d'une vie, débordant de sincérité et de poésie !

Pour dépasser l’épreuve de la retraite, l’auteure décide de revisiter son passé.
À travers une écriture incisive et poétique, elle nous livre ses anecdotes d’enfant, de femme, de mère mais aussi celles de son quotidien. Son divorce, son remariage, ses beaux-enfants et, bientôt, son premier petit enfant...
La vie en somme, souveraine et intrépide, la vie qui n’est qu’un éternel recommencement.

Une biographie-fiction qui dépeint avec humour et légèreté les joies et les peines de la vie d’une femme, entre contraintes du conformisme, attentes des autres et écoute de soi.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Anne Dejardin est née en Belgique en 1959. Elle a suivi des études universitaires sanctionnées par un diplôme de professeur de mathématiques. Après la parution de son premier roman Une vie normale en 1998, elle a assuré deux mandats en tant qu'adjointe chargée des affaires culturelles dans la commune de Saint-Genis-Pouilly. Pendant cette période, prise par ses obligations professionnelles, Anne Dejardin ne publie pas de livre mais n'a jamais cessé d’écrire. Actuellement, l'auteure partage son temps entre la baie du Mont-Saint-Michel et Saint-Cyr-Sur-Mer où elle anime des ateliers d'écriture depuis 10 ans. La vie en face… ne vous déplaise est son deuxième roman.

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Anne Dejardin

La vie en face…ne vous déplaise

« Pour des raisons qui touchent à mes origines, à ma destinée, j’ai ressenti le besoin d’y voir clair dans cette vie. La littérature m’est apparue comme le mode d’investigation et d’expression le moins inapproprié. Elle est porteuse, comme l’histoire, comme la philosophie, comme les sciences humaines, d’une visée explicative, donc libératrice. Elle peut descendre à des détails que les discours rigoureux ne sauraient prendre en compte parce qu’il n’est de science que du général. »

–Pierre Bergounioux, Carnet de notes 2011-2015, Éditions Verdier, 2016.

« La vie de chacun de nous, à l’embrasser dans son ensemble d’un coup d’œil, à ne considérer que les traits marquants, est une véritable tragédie ; mais quand il faut pas à pas, l’épuiser en détail, elle prend la tournure d’une comédie. »

–Schopenhauer

Je suis à la…

Je suis à la retraite, traite, extraite, traite des blanches, traire et taire, terre, enterrée, retirée, à l’heure de ma retraite, oser écrire d’une traite, ne plus taire, retirée de l’agitation du monde, extraite, soustraite à ses obligations, être et ne plus songer à paraître, me retirer de ce que je ne suis pas, de ce que je voudrais être et ne serai pas, parce qu’il est trop tard pour changer, parce qu’aussi je n’en ai nulle envie, aimez-moi comme je suis ou passez votre chemin, voici venu le temps de la consécration, me consacrer à ce qui m’est sacré, ce qui se crée, le par moi créé, des mots posés sur le papier, des histoires reliées, enchevêtrées, sens dessus-dessous, insensées, au sens reconstitué, écrire comme on fluidifie son sang, lui faciliter le passage, du cœur au bout des doigts, du cerveau au papier, livrer ce passage, le permettre, ce passage devenu livre, le sang coagulé en sens, encensé par une critique qui serait muette, me retirer du monde, parce qu’il n’est pas fait pour moi, ou moi pour lui, pour donner naissance à ce qui me définit, mon essence, ce qui est encore vivant en moi pour quelque temps, j’ai porté en terre le père de mes enfants, ils ont jeté à la mer ce que le monde veut bien en conserver, une vie broyée, des cendres qui se répandent par hasard moitié sur terre moitié en mer, le temps qui reste nous est compté, alléluia, il est plus tard que tu ne crois, croix de bois, croix de fer, parti sans crucifix, sa croix portée ici-bas lui est tombée des bras, comme tombent les nôtres à l’annonce de sa fin, sa faim inassouvie éteinte, faute de vie, vis vite ce que tu peux, vis, ne t’agite plus, n’obéis plus, largue les amarres, preuves d’amour, le politiquement correct d’une bonne personne, ce que les autres attendent de toi, de quel droit, de quel droit… Oser m’extraire, oser extraire les mots tus, motus et bouche décousue…

Je suis à la retraite, le dire d’une traite, buter dedans, être à la retraite, lève les pieds, tu vas encore trébucher, voilà encore une fois, tu as buté dedans, je suis à la retraite, le vide, le néant, le noir. Remplir, il faudrait remplir le vide, mais mes mains ne récoltent que du vent, colorier le noir, le gommer, dégager du blanc et mettre en couleurs, mais mes crayons ont usé leur mine graphite depuis longtemps, avec quoi colorier quand la boîte de peintures ne contient que du noir. Avoir des loisirs, comme un nouveau règlement, une loi qui impose de ne pas s’ennuyer, à notre époque, à votre âge, vous êtes jeune encore, l’oisiveté n’est plus de mise, sauf dans les monastères où elle se nomme prière. J’ai trouvé ma place, ma fonction, je veux prononcer mes vœux, qu’on m’enferme dans un couvent, vœu de silence, un mur érigé autour de ma personne, je prierai pour vous, mais ne vous approchez pas, restez loin que je puisse bien vous aimer, vous aimer au mieux de mes capacités, je prierai pour vous, je vous recommanderai au tout-puissant dans ma grande bienveillance, mais restez loin de moi.

Je suis à la retraite…

Du temps pour compter les jours…

Je suis à la retraite… Un jour déjà. Je ne craignais pas la mort, normal, je vivais comme si elle ne me concernait pas ! Ma mère m’a élevée dans l’idée que j’étais indestructible. Elle disait de mon père et moi que, contrairement à elle, nous étions en bonne santé. Elle était la seule qui ne vivrait pas vieille, à cause de son cœur, c’est ce qu’elle disait. Aujourd’hui qu’elle porte ses 87 ans avec fierté, que mon père est mort et enterré, que je vois les personnes de moins de 60 ans tirer leur révérence les unes après les autres, j’ai l’impression que toutes mes certitudes ont été soufflées d’un coup, on a tiré brutalement le tapis sous mes pieds et je me retrouve un peu sonnée, comme inadaptée à ce chaos environnant. On peut donc tous mourir demain, à part ma mère bien entendu, qui a gagné une immortalité certaine dans cette nouvelle distribution des cartes. J’en reste sans voix. Bientôt je serai persuadée que ma mère va m’enterrer. Ne l’a-t-elle pas toujours fait, m’enterrer vivante ? C’est la raison pour laquelle mon rire indomptable claque si fort, il se doit de traverser l’épaisseur d’une pierre tombale.

Je suis à la retraite… Deux jours déjà. J’ai le temps de téléphoner. Ma mère me dit qu’elle s’est fait renverser par un bus place Saint-Lambert. Le bus est à la casse, c’est ce qui me vient en tête, mais je ne le dis pas.

Je suis à la retraite… Quatre jours déjà. Je vais retrouver ma liberté, celle qui me fait si peur. La liberté d’écrire ! Qu’inventerai-je alors pour l’éviter ? Je n’ai pas encore trouvé. Hélas, me connaissant, je n’ai pas dit mon dernier mot. Je ne me connais pas de pire ennemie que moi-même.

Je suis à la retraite… Onze jours déjà. Je n’ai pas écrit une ligne. Quelle paresse m’habite ? Alors qu’une énergie débordante me fait scier des branches épaisses, tondre la haie des voisins, debout sur un escabeau, les bras tendus par-dessus le grillage mitoyen, j’actionne le taille-haie la tête en bas dans le seul but de réduire la végétation qui me nargue et rétrécit mon jardin. Je mène une guerre sans merci, animée d’une frénésie déraisonnable qui ne me laisse pas de repos, mais a une action impressionnante quant à l’allure générale de l’extérieur de notre maison.

« Mon » jardin… « Ma » maison… Ces possessifs-là laissent rarement la place à « notre ». Ce n’est peut-être pas tant l’esprit de possession qui transpire dans ce choix de langage, mais plutôt le sentiment profond que je suis seule à la tête de son gouvernement, le reste de mon équipe étant insensible à l’entretien à lui apporter comme au bien-être dont il me semble primordial de l’entourer.

Pour cela je ne peux compter que sur moi-même, les autres détournant sciemment le regard à chaque fois que je pointe là une fissure, ici une tache de rouille qui n’y était pas ou encore une amélioration qu’il serait bon de prendre en compte. Les autres non seulement ne voient rien, n’entendent rien, mais pire, ils tentent de me détourner de mon projet, comme on calme les angoisses d’un grand malade ou les cris d’un enfant réveillé par un cauchemar en niant la présence d’un monstre sous le lit. Ce qui marche pour le monstre ne fonctionne pas avec la fissure qui n’a pas disparu le lendemain au réveil ou lorsqu’on allume la lumière. Et bien sûr, cela a sur moi l’effet opposé, je suis renforcée dans mon idée de toute puissance. À moi seule incombe la tâche titanesque de m’occuper de mon jardin, de ma maison, de ma propriété.

Alors que je pourrais rester chaque jour allongée dans un transat à écrire en encourageant d’un sourire distrait mon homme qui n’aime rien de moins que jardiner sans plan, par-delà le diktat des saisons, des variétés, de la science de nos anciens en matière de culture, couper là où bon lui semble, bref jardiner en dépit de tout, juste comme il exécute toute chose digne de son intérêt : comme il le sent. Et donc si ma terre du sud en bord de mer est accueillante et totalement magnanime à toutes les mains pas vertes qui la travaillent, donnant, produisant dans une générosité que l’eau toute proche, à deux mètres en dessous d’elle, le soleil abondant et le temps clément lui permettent, vous admettrez qu’il n’y a pas de quoi fouetter un chat si les plants de tomates se prennent pour des potirons, se ramifient et rampent sur le sol plutôt que d’escalader leur tuteur, pourtant spiralé en inox dernier cri, si tous les stolons des fraisiers sans exception ont chacun mérité de rester là où ils sont nés ad vitam æternam, si les pissenlits sont autorisés à remplacer les brins de gazon et si le coin à engazonner comprend moins de grains germés qui ont levé que de cheveux vaillants sur le crâne de mon amoureux. Lui, est-ce justice, s’aime dans tous les rôles qu’il choisit d’endosser et quelle que soit la façon dont il le sert, il est satisfait, tout ça parce qu’il n’a pas eu la même mère que la mienne. Il s’aime dans ce rôle de jardinier, chef d’orchestre distrait et indulgent d’un chaos végétal luxuriant. Et je finis par en conclure qu’il faut effectivement beaucoup de créativité pour arriver à continuer cet art du jardinier qu’il a mis en place, beaucoup d’inventivité pour être toujours, constamment, en dehors de toutes les lois du jardinage, pour le pratiquer juste à la sensation…

L’annonce…

On va être grands-parents ! Enfin, Raphaël… Et moi, par alliance. Heureusement que nous nous sommes mariés juste avant l’annonce… Mariés pour le meilleur et pour le pire comme on dit… L’annonce, parlons-en ! Et dire que les pauvres enfants, pressentant sans doute une anomalie génétique chez les êtres à part que nous sommes, Raphaël et moi, avaient trouvé sage de prévenir qu’ils allaient mettre un bébé en route ! Et ce, lors de l’un de ces repas de « famille », ce truc si bizarre, où je me retrouve avec, dans ma cuisine salle à manger, des adultes venus d’ailleurs, d’un endroit auquel précisément je préfère ne pas trop réfléchir, par peur justement d’images qui peuvent prendre le pouvoir dans mon cerveau, genre coup d’État, l’armée menaçante déboule et plus rien ne peut désamorcer l’engrenage. Ces images me heurtent et leur menace est souvent plus dangereuse que la vision que j’en aurai. Je me sens en grand danger. Par expérience, il me faut être prudente afin de préserver nos moments d’intimité de couple qui seraient les premiers mis en péril.

Donc voilà, je me sens bien seule chez moi à cette table qui est la mienne, où je m’échine à dicter la cadence, mais où mille détails me montrent que si je n’étais subitement plus là, personne ne le remarquerait. Puisque les parents ont cuisiné, j’attends donc, égarée dans mon monde, que les enfants débarrassent… Mais le père, lui, préfère que chacun reste à table, il veut se charger de tout, par souci d’efficacité sûrement. Et j’entends dans ma tête que ça grippe dans mon rouage. L’huile que je pourrais rajouter ne servirait à rien. Et ce qui est horrible, c’est que je suis la seule à sentir que ça coince.

Et pourtant le destin m’a gâtée, m’envoyant des beaux-enfants très compatibles avec ce que je suis. Mais comme ce que la chance octroie d’une main, elle le reprend de l’autre, au lieu d’attendre que tout coule sans le moindre frottement avec ces enfants-adultes-là, on m’a imposé leur pièce rapportée. Et contrairement au chien perdu, galeux et plein de puces que les enfants ramènent à la maison : « Dis, Papa, on peut le garder, regarde comme il est malheureux ! », et où les parents ont la quasi obligation de mettre un terme à ce projet familial désastreux, les amoureux de mes beaux-enfants qui multiplient par deux d’un seul coup les membres de nos proches, ceux-là, nous sommes unanimes, en parents très proches de la norme cette fois, une fois n’est pas coutume, à les trouver bien peu compatibles avec nos enfants ou beaux-enfants. Et pour ce choix bien plus important qu’un animal domestique à adopter ou pas, nous n’avons pas notre mot à dire. On doit se taire et faire en sorte que notre apparence stoïque passe inaperçue.

Déjà qu’on m’a imposé d’aimer mes beaux-enfants… Et oui, pour un premier mariage, on parle de ce qui fait partie du panier de la mariée, c’est-à-dire ce qu’elle apportera au couple, à cette nouvelle communauté qui se forme. Pour les remariages, on a aussi un panier, mais il est déjà garni et on doit faire semblant qu’il s’agit d’un cadeau. On se penche au-dessus du panier et c’est un peu comme si on découvrait une nichée de chatons nouveau-nés, tandis qu’on découvre des mini adultes… Et on repense à ce dicton : « Petits enfants petits problèmes, grands enfants grands problèmes. » Mais on doit faire comme si on n’avait jamais entendu ce proverbe et comme si la ribambelle de problèmes qu’ils traînent ne nous effrayait pas. Sauf que dans ma tête, ça ronchonne tout seul des trucs du style : « Si je me suis fait avorter du troisième, pour satisfaire aux exigences du père de mes enfants, ce n’est pas pour en accueillir trois autres qu’on ne m’a même pas donnés petits ! » Effacer cette pensée. Vite la touche du « couper », mais la pensée revient me tenter, elle dit « je suis drôle, reconnais-le, ce serait dommage de se priver de ma touche d’humour ». Je veux résister, va-t’en, tu es trop noire, tu vas faire grincer des dents et si je te laisse passer toi, je vous connais, je vais me retrouver à devoir censurer toute une flopée de pensées telles que toi voire pires, plus horribles les unes que les autres et je ne tiendrai pas le choc. Résultat : un livre que je devrai cacher à tout le monde, comme dit Raphaël, c’est bien ce que tu écris, dommage que personne ne puisse le lire. Je vais te piétiner, te noircir au gros feutre comme la censure caviarde un texte, arrière, je sens que tu noircis mon âme à chaque fois que je te laisse émerger. Mes démons, mes blessures, mes peurs, mes envies de fuir profitent de la brèche pour sortir à la suite, me sautent à la gorge, s’enroulent autour de mon cou, m’étouffent… Taire encore, s’extraire, retraite.

Je veux partir en retraite.

Dans le panier de mon second mari, il y a ces trois enfants-là, oui, je l’accepte, je le veux, mais leurs amoureux, non, c’est trop. Voilà qu’on attend de moi que je les aime aussi, eux, ces étrangers qui viennent d’une planète bien plus éloignée que celle de mes beaux-enfants, une planète pas encore découverte, il me faut les accueillir dans mon antre et aussi, non c’est trop, leur faire des cadeaux à Noël ! Je n’y crois pas ! Là-haut quelqu’un se fout de ma gueule ! Ils ne me connaissent pas ou quoi ? Ils le savent pourtant que choisir le moindre cadeau me fait vivre les affres d’épouvantables hésitations avec remise en cause dès que l’ombre d’une décision pointe son nez. Ou alors ils trouvaient que je me débrouillais trop bien jusque-là. Ils veulent me faire perdre l’épreuve et hop ils me collent in extremis un handicap de dernière minute. Évidemment j’ai envie de jeter l’éponge et de leur annoncer à tous (et oui moi aussi j’ai une annonce à faire…) lors d’un de ces étranges repas de « famille » : « Mes Chéris, trouvez quelqu’un d’autre, moi je ne vais pas y arriver ! », le rendant du coup moins convenu et plus original !

S’ils savaient comme ces tablées où personne n’aide, ne débarrasse, où chacun se laisse servir, me pèsent d’un poids qui n’a rien à envier à la table en bois en hêtre lamellé que j’ai fait fabriquer sur mesure dans un espoir utopique de repas familial et où mes propres enfants ne se sont pratiquement jamais assis ensemble pour cause de… Je cherche le mot, « prudence » pourrait convenir mais le proverbe « chat échaudé craint l’eau froide » serait plus approprié. Cette table qui a accueilli, il y a peu, mes beaux-enfants venus fêter leur père dont c’est en ce jour l’anniversaire, alors que le père de mes enfants est à l’hôpital en phase terminale d’un cancer de l’œsophage ! Et rien de lui, qui a travaillé pour payer cette table, cette cuisine, cette maison où nos enfants ne viennent jamais ensemble, lui qui se meurt dans une solitude qu’il a désirée, rien de lui ne sera dit, rien de ma tristesse et de mon angoisse, rien non plus de la peine de mes enfants. Raphaël et ses enfants sont là, les pièces rapportées aussi sans celui d’entre eux qui aurait été en capacité de dire et de sauver ainsi quelque chose, ils sont assis autour de cette table et j’y suis aussi et je suis à des années-lumière d’eux, maltraitée par leur silence et leur joie, ils fêtent l’anniversaire de leur père et sont heureux des cadeaux qu’ils ont apportés, tandis que je sombre dans un tunnel accélérateur d’éloignement. Ce jour-là, je ne suis plus chez moi dans cette maison qui était la mienne.

Pourtant dans un élan magnanime, les dieux ou la providence ont glissé un joker parmi mes beaux-enfants et pièces rapportées, à moins que ce ne soit la chance ou le hasard. Dès la première rencontre, à l’anniversaire de Raphaël de l’an zéro de notre vie commune, la peur, cet hôte indésirable, m’avait fauchée durant ce quart d’heure précédant l’arrivée de cette troupe qui ne me connaissait pas : le tiramisu au frigo serait sûrement raté… Le rythme de mon cœur ne se contentait pas du sens figuré d’avoir le cœur qui bat, il avait poussé la plaisanterie jusqu’à battre si vite que j’avais été contrainte de m’étendre sur mon lit telle une condamnée qui attend que la porte de sa cellule s’ouvre pour être menée à l’échafaud. Il m’avait laissé une unique capacité, celle de compter bêtement les coups qui retentissaient au niveau de ma gorge. Et dès leur arrivée c’est dans le sourire et les yeux de mon joker qu’instantanément j’avais trouvé mon salut et j’avais pu rire quand le tiramisu au spéculoos, certes délicieux, avait dû être servi… à la louche !

Et voilà que cinq ans plus tard, j’apprends subitement que cette tablée-là, constituée par ceux-là parmi lesquels je me prends à sentir parfois que je vais pouvoir un jour m’y sentir chez moi, j’apprends qu’ils vont se multiplier ! Alors que je serai toujours une seule…

C’est un peu comme si je venais d’être achetée par l’Arabie Saoudite et me retrouvais parachutée milieu de terrain dans une équipe dont je ne connais pas un joueur. Je m’échine à leur faire des passes, puisqu’il faut avoir l’esprit d’équipe, je me fatigue à courir de tous côtés. On attend de moi que je mette en place le « jouer ensemble » et ce sans connaître mes partenaires. Et comme si ce deal n’était pas déjà irréaliste, voilà que le capitaine, malgré sa générosité naturelle, est plus préoccupé par la cuisson du rôti que par l’urgence de me faire des passes décisives. Et bien sûr, ce n’est pas sur mon équipe personnelle, que je peux compter. Un des miens est retenu au pays, sans doute sélectionné dans l’équipe nationale ou blessé, même pas sur le banc de touche, et l’autre n’hésite pas à marquer contre son camp. Trois beaux-enfants multipliés par trois, ça fait neuf, minimum neuf petits-enfants en plus de nos cinq enfants et des pièces rapportées. Je suis sûre que je peux plaider qu’on ne m’avait pas prévenue, non ? Sur Meetic il avait écrit trois enfants, c’est tout. Même pas un poisson rouge. C’est légitime de dire que le poste ne me convient plus pour cause de changement d’orientation de l’entreprise après embauche.

Mais ce n’est que le lendemain que m’est venue la réponse adéquate, drôle et qui aurait désamorcé ce que les futurs parents croyaient être une bombe qu’ils balançaient au beau milieu du repas où le plus grand nombre était réuni : « Nous avons décidé de mettre un bébé en route ! » Alors que le coup avait dû être préparé entre frères et sœurs et que chacun autour de la table guettait avidement la tête que le futur grand-père et moi allions faire à cette annonce, d’un air détaché j’aurais dû simplement répondre : « À moins que vous ne désiriez le mettre en route tout de suite et qu’il nous faille interrompre le repas, je ne vois pas en quoi, à ce stade, nous sommes concernés… »

Résumons-nous : en l’an 5 de notre union non administrative, voilà qu’on nous apprend que nous allons être grands-parents, sans avoir eu un temps de préparation ô combien salvateur : car quand ils nous ont annoncé qu’ils le préparaient, ce bébé dont l’idée abstraite était censée nous faire fondre, ce fœtus était déjà en place et les parents n’en savaient rien… À leur décharge à ces enfants heureux, j’ignore le temps exact dont nous aurions eu besoin pour être prêts, un an, dix, vingt, davantage… Raphaël et moi sommes de la planète des lents, de ces enfants dits précoces, à qui on fait sauter le CP et qui toute leur vie, réclament davantage de temps que les autres pour n’importe quelle tâche… L’imagination qui les habite n’en finissant pas de les emmener sur des chemins de traverse dont les autres ignorent tout. Alors nous, d’ici à ce qu’on se sente grands-parents, quand ce petit fœtus entrera dans l’adolescence, à l’âge où il refusera de venir dire bonjour aux grands-parents, il ne nous aura pas beaucoup pesé.

Je suis à la retraite. Deux semaines déjà… Je vais me faire des listes de ce que je pourrais faire pour remplir ma journée. Après je n’aurai plus qu’à aller piocher.

Aller marcher, visiter un musée, le marché de Sanary, faire les boutiques, la balade du littoral, celle de la dune, du jardinage, du bricolage, de la rénovation, de la décoration, toiletter le chien, appeler ma mère, non pas appeler ma mère, je viens de le faire il y a deux jours, m’a rappelé Raphaël qui vit très bien sa retraite et préfère les journées paisibles que celles où il doit me réconforter… Bouquiner, écrire ou rien. Ne rien faire, puisque j’en ai le droit.

C’est ça la retraite. Me voilà au pied du mur. Il m’avait prévenue de l’écueil à sa manière incisive et laconique, le frère de Raphaël (eux, c’est l’équipe des moines bouddhistes mais sans la religion), il avait envoyé ce mail :

« Tu vas devoir affronter ta liberté ! »

J’aurais dû répondre : « Envoie de suite les secours ! »

Jullouville. Été 2013.

Festival de courts-métrages et projection de Pauline à la plage.

Court-métrage. Un lieu : Jullouville. Rohmer est mort il y a peu. Il avait 89 ans. Un temps de vie très long. Court-métrage, il faut une histoire courte.

Un thème. Ce sera la mer. Pas joyeux comme thème, l’amer. Ou alors la mère. On la met dehors par la porte, elle rentre par la fenêtre.

Un cadre : Jullouville. La ville de Jules. Jules, mon père cette fois dans le champ, dans l’encadrement. Fermer portes et fenêtres. Sortir du cadre imposé. Marcher sur la plage jusqu’à l’infini. À Jullouville, on le distingue presque, il est à portée de pieds. Il suffit de les aligner dans un mouvement perpétuel.

Un personnage : long travelling sur la plage, une dame qui marche seule en ligne droite. Elle est seule mais la prise de vue ne rend pas pesante la solitude. Autour d’elle, mouettes vigilantes et trotteurs côte à côte, toujours par deux, joggeurs concentrés sur leur effort physique…

Action : le mouvement perpétuel des bras et des jambes de la dame, autant de balanciers que le mouvement de l’air ne finirait pas par ralentir, les roues de chars, les jambes des trotteurs et des joggeurs.

Une histoire de fuite en avant qui n’en serait pas une, qui n’en aurait que l’apparence, de lignes parallèles qui semblent se rejoindre au point de fuite, cette histoire n’est pas une histoire de fuite. Elle n’en aurait que l’apparence, un faux-semblant dans ce cadre où les pieds qui s’enfoncent dans le sable abandonné par la mer qui se retire discrètement touchent enfin à l’essentiel. Avoir les pieds sur terre, reconnaître le lieu et l’adopter.

Zoom sur le personnage qui marche sous le soleil, qui marche sous le ciel habillé de nuages bariolés de toutes les nuances de gris, pâle, foncé, ouaté, sali, profond, souris, bleuté, terne, opaque, orageux, sombre, rosé, parme, qui marche sous une pluie qui oblige à baisser les paupières, avancer tout de même en confiance, certitude de l’absence d’obstacles, progresser les yeux fermés, bercé par un mouvement répétitif, marcher contre le vent, ouvrir les bras et s’offrir de tout son poids à la poussée du vent contraire dans l’espoir qu’à un moment il se montrera assez fort pour se charger du tout. Se charger de soi, alors il l’envolera, l’esprit en adéquation avec le corps. Zoomer sur la joie du visage, ridé, pas maquillé, nu. Un visage brut que la caméra captera tel qu’il est.

Le titre du court-métrage, ce serait « retour à l’essentiel ». Ce serait l’objet du court-métrage, alors qu’il y faut toute une vie rien qu’à déterrer l’essentiel, différent pour chacun, enfoui sous le conditionnement de l’éducation, du bon goût, de ce qui se fait, de ce qui est admis par l’ensemble comme bénéfique, il faut des précautions d’archéologue pour parvenir à le mettre à jour sans qu’il ne s’effrite et tombe en poussière, l’essentiel…

Un rôle à jouer, à distribuer, puis à endosser : grand-mère. Le personnage a l’âge requis pour que ce soit plausible. Le zoom sur le visage vient de le confirmer. La question se pose, participer au casting ou pas. Obtenir le rôle de ce court-là. Tu as été choisie, on a décidé pour toi. Tant de fois déjà on a décidé pour toi du rôle à endosser. Et tu les as servis, ces personnages, mieux que si tu les avais réclamés, tu les as incarnés et tout le monde y a cru. Tu ne voulais plus de ça, tu te l’étais promis, plus jamais… Mais en voici un de plus : grand-mère… Tu connais bien le rôle, tu as assisté aux prestations de tes grands-mères avec un engouement que tu ne feignais pas, des prototypes très différents mais convaincantes chacune dans leur genre. Tu t’inspireras des deux.

Et tu vas sans doute accepter, mais pas sans mettre des conditions. Ok pour ce court-métrage-ci, à côté des trotteurs, en ciré les pieds dans l’eau, poumons qui se remplissent à fond pour véhiculer ta bienveillance d’adulte vers le petit d’homme. Tu es le trotteur qui a pris goût au galop et le retour en arrière n’est plus possible. On ne contraindra plus ton pas. Il faudra que chacun sur le plateau l’intègre. Ici tu pourras leur expliquer mieux. Et tant pis s’ils ne comprennent pas. Ce sera la première chose que tu tenteras de leur apprendre, toi qui ne les as pas éduqués.