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La vieille qu’on a éhpadée nous plonge au cœur de la vie d’une vieille femme contrainte de rejoindre un EHPAD après 85 années d’existence. Ce récit explore les méandres de son passé et les liens profonds avec ses racines familiales, mais dévoile aussi les contrastes saisissants entre le monde rural et le quotidien urbain afin d’offrir une réflexion poignante sur la condition humaine.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Autrefois animateur radio et intervieweur pour un magazine culturel,
Hugues Charles a mené une vie riche et diversifiée. Pourtant, c’est sa passion pour l’écriture qui le conduira à créer des fictions, des essais sur la religion et des dramatiques radiophoniques. Ce parcours atypique et cette polyvalence se reflètent parfaitement dans ses œuvres.
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Hugues Charles
La vieille qu’on a éhpadée
Roman
© Lys Bleu Éditions – Hugues Charles
ISBN : 979-10-422-2312-0
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Elle a vécu ainsi que les hommes vivent. Sauf qu’elle, c’était une femme. Toute celle et tout celui. Lui, l’a précédée au cimetière de 25 ans. Il a cassé sa pipe à pas 60 ans. Il n’était pas question de se remettre en ménage avec un autre homme, avec un autre « bonhomme », disait-elle. Elle a survécu à son mari un quart de siècle.
Sur les photos datant de leur vie commune, on la voit collée à lui, en amoureuse. Elle vivait par lui. Parce qu’il avait une personnalité extravertie et qu’elle était timide. En société elle s’arrimait à lui comme à une protection. Dans la réalité c’est elle qui avait de la personnalité, discrète, cachée, avec des principes sur lesquels elle ne transigeait pas, une assise qu’on vérifie dans les coups durs. Lui, était impulsif, grande gueule, un peu superficiel. Très liant.
Sur le tard, de leur vie de couple de 40 ans, elle n’avait conservé que de mauvais souvenirs. Elle en faisait le récit au fils qui écoutait ses confidences. Elle raconte. Ils tenaient un commerce aux alentours de leurs 45 ans, au milieu des années 70, mari et femme. Une fois elle lui demande des sous pour aller s’acheter quelque chose, en ville, dans les boutiques, un achat de consommation pour se faire plaisir, un petit quelque chose. Il ne lui a rien donné. Il a fait la sourde oreille. Il aurait pu lui dire : « mais sers-toi dans la caisse ». Il ne le lui a pas dit ; elle ne l’a pas fait. Un papier dans le tiroir-caisse, le nom, le jour, pris cent francs. C’est ainsi qu’on procédait pour la comptabilité. Elle n’a pas osé ou elle n’a pas voulu. Peut-être s’est-elle privée afin de marquer son désaccord pour le manque de partage conjugal, cette faille entre eux alors qu’ils s’échinaient côte à côte du matin au soir. De lui, elle attendait cette marque d’amour. Elle attendait ce geste. C’est l’homme qui procure l’argent du ménage, non ? Elle a boudé. Elle aimait bouder quand ça n’allait pas à sa convenance. Ils fonctionnaient comme ça. Il aurait pu lui donner l’argent qu’elle demandait. Il a pris un air évasif. Il avait barre sur elle. Il jouissait de ce menu avantage qui n’en était pas un. Ce n’était pas son bon côté.
Sur le tard, elle ne se souvenait que du mauvais. Le fils lui dit : « Tu as passé toute ta vie avec lui, tu ne te rappelles pas un bon souvenir ? » Elle ne répond pas. Elle se cabre sur sa chaise. Elle a 80 ans passés. Au fil de deux décennies de solitude, elle a réécrit le roman de sa vie. Elle n’a retenu que les griefs, les petites humiliations, les grands manquements.
Une fois qu’elle menaçait de quitter le domicile, il lui a dit qu’il lui prendrait les enfants, qu’elle ne les reverrait plus. Les enfants étaient en bas âge, ils étaient trop petits pour suivre leur conversation. Plus tard le père se surveillerait devant eux. Il la rabrouerait en milieu restreint, toujours verbalement s’entend. Jamais de violence physique. Beaucoup de disputes. C’était leur intimité à eux, il n’y a pas à redire. Ils aménageaient leur vie de couple à leur manière. Elle avait usé de la menace de s’en aller, constamment, au fil des années. Dans des séances de colère verbale qui prenaient tout l’après-midi. Tempête dans le milieu domestique. Hystérie en cuisine. Mais elle était restée. Avant de demeurer seule à demeure, sur le champ de bataille déserté par son compagnon pas toujours commode, emporté par le cancer. Elle n’a jamais été heureuse. C’est ainsi que les hommes vivent.
Elle trouvait du secours dans la religion. Oh, pas du genre consolation, facilitation dans l’espérance de quelque chose. Plutôt un fond de sérénité solide qu’on cherche dans la prière. À cet égard, elle était spéciale. Elle soulageait les maux familiaux en imposant les mains. Une petite prière prononcée à voix basse et la migraine ou le mal de ventre s’évanouissait chez l’enfant. Cet ancrage de sérieux affectif dont elle était seule dépositaire dans la maisonnée lui donnait la force de supporter les avanies.
Elle avait la croyance en Dieu, avec des résultats ténus qui devaient bien sauver quelque chose dans l’ordre du réel tel qu’il est, et elle avait l’amour de ses enfants. Le sien vis-à-vis d’eux. Eux le lui rendaient mal. Ils avaient des réticences blessées, maladroites, goguenardes. Malmenés en milieu scolaire, peu aguerris dans le milieu social, les enfants tendaient à tarabuster la maman dont ils voyaient qu’elle n’était pas à l’aise, qu’elle n’était pas à la page. Elle ne leur était d’aucun secours face aux enjeux de bourgeoisie. Elle ne brillait guère dans le secteur de la sociabilité urbaine. La vieille pas encore éhpadée était née à la campagne, dans un village du bord du Rhin où elle connaissait tout le monde, où elle se plaisait, dont elle aimait les tâches pratiques, dont elle maîtrisait les tenants et les aboutissants. Puis elle avait été transférée à la ville où son mari qui travaillait dans une grosse entreprise avait obtenu un logement. C’était une rurale dans l’âme. Elle n’avait pas les moyens d’intégrer les codes de la vie citadine. Elle ne s’est jamais habituée à l’ambiance d’un quartier plutôt BCBG. Elle n’avait pas l’entregent qui baigne les conversations des dames à l’heure du thé. Les essais n’ont pas été concluants. Il y eut des réunions Tupperware pas bien vécues. Alors elle s’est claquemurée chez elle et a cherché à s’oublier dans les tâches ménagères. Pas d’amies citadines. Juste les visites de la parentèle qui rapportait les nouvelles de ceux restés à la campagne.
Dans les années 60, les petites sœurs d’un autre lit, devenues des jeunes filles, rappliquent chez les Charles avec des 45 tours dans le sac à main. Couettes à la Sheila, robe courte, escarpins vernis, sac à main de demoiselles. Un condensé de l’époque (yé-yé). Elles dansent comme des folles sur des chansons faciles en battant le parquet sous les pieds déchaussés. Hervé Vilard, Richard Anthony. Les enfants aimaient ces moments de gaieté qui mettaient de la joie dans un quotidien placide. Elles non plus, les petites tatas, elles ne s’habitueront pas à la vie de la cité. Elles travailleront dans les commerces, feront des ménages, puis retourneront dans les villages. Elles se marieront et feront des mioches en série parce que c’était avant Simone Veil.
Après la mort du mari qu’elle vénérait avant de perdre le sens de cet amour, la vieille a vécu dans l’intérieur qu’ils avaient aménagé ensemble. Elle n’a touché à rien. Les mêmes meubles, les mêmes objets du ménage, les mêmes tiroirs et vitrines bourrés de bibelots, la même voiture. Elle a conservé ce qu’elle avait. Elle n’avait pas de grands besoins et vivait sur un principe d’économie.
Il y avait aussi la grand-mère, la mère de son côté à elle, Joséphine. Joséphine était anxiogène. Plutôt bonne personne dans le fond, rigolote, complaisante à maints égards, mais en cas de coup dur, quand ça déraillait dans sa vie intime, des aspects de pensée primitive refaisaient surface. Dans ces périodes-là, si elle était affligée d’un problème gastrique par exemple, elle se persuadait qu’on essayait de l’empoisonner. Qu’on lui mettait quelque chose dans la nourriture ! Elle allait vider son assiette dans les toilettes avec un air renfrogné qui en disait long. On ne vous parle pas de l’ambiance. Cet état de crise pouvait durer des mois. C’était très éprouvant pour la mère pas encore éhpadée, qui était une personne secourable, plutôt un esprit infirmier et pas du tout une empoisonneuse.
Atavisme mental des terroirs. Fond paysan encroûté de méchanceté, enclin aux règlements de compte musclés, sournois, bagarre des hommes sur la place du marché, à la porte du bistrot, coup de fusil scabreux les jours de chasse. Hargne des femmes qui cassent du sucre sur le dos des absentes à longueur d’après-midi et versent du poison dans le potage du mari et du beau-père. La mémé était une sorcière, la mère pratiquait la magie blanche, en termes de tendance générale. Des années passaient avant que ne joue la réconciliation entre les deux types d’archange. C’était éprouvant.
La mémé était anxiogène. Tous ses enfants, un sizain de gosses échelonnés sur vingt ans, fabriqués avec des hommes dont certains n’ont pas laissé de nom, ont cessé totalement de la fréquenter sur le tard. Joséphine a vécu presque centenaire. Elle ne se rappelait pas les griefs. Les vieux oublient beaucoup de choses. Il lui arrivait de pleurer en pensant à ses enfants qui la laissaient en plan. À part la fille aînée qui faisait partie des meubles, aucun d’eux n’est venu la voir. Après 90 ans, il était prévisible que le moment de mourir ne tarderait pas. Aucun n’a fait le déplacement pour lui faire la bise une dernière fois. La mémé avait-elle été tellement abjecte ? Les enfants étaient-ils de damnés égoïstes ?
Seule la vieille pas encore éhpadée a pris soin quotidiennement de sa mère. Sur ce plan-là, elle a été absurdement héroïque. Et cordialement détestée. Abondamment dénigrée par tous ceux, par toutes celles pour qui ce dévouement était une offense aux nouvelles façons de voir. Une vie de sacrifice à l’ancienne. Le sort des femmes de jadis qualifiées de soumises. S’occuper des autres au lieu de s’occuper de soi. Tenir la maison, prendre soin du ménage, préparer les repas, des repas équilibrés, faire une machine, repasser les chemises. Ce n’est pas une vie. Elle s’occupait de sa mère opiniâtrement pour lui permettre de franchir les obstacles du vieillissement et de la maladie. Pourquoi faisait-elle cela elle-même ? Pour effectuer ces tâches fastidieuses, il y a du personnel formé. Pas seulement cela. La maman ne s’intéresse à rien, le cinéma, les expositions, le Goncourt. Elle n’a pas de vie de l’esprit. Elle ne sait pas se divertir. Voilà ce que lui reprochait la jeune génération de femmes qui songeait à rentabiliser le bénéfice de la scolarisation.
La mère racontait que quand, jeune fille, elle tenait la poussette des petites sœurs tout en parcourant un livre, Joséphine accourait, le lui arrachait des mains et dans le même mouvement lui mettait une claque. Bon, il y a des environnements culturels plus favorables. La maman aux cheveux gris, celle que menace le phénomène de l’éhpadisation dans un climat d’automne assez prononcé, demande en quoi promener une des gamines endormie sur le chemin, à l’ombre des arbres, cela gênait de s’instruire. Contrairement au papa qui était trop cheval fou pour pouvoir se concentrer dans un livre, elle a été bonne lectrice toute sa vie. Elle lisait un peu de tout. Des romans. Des magazines. Mais surtout des revues spiritualistes, et, disons même sectaires, qu’elle assimilait avec constance. Vu le discrédit qui pèse sur ce positionnement, en termes de culture, cela ne compte pas. Le dernier Renaudot, ah oui. Des machins spirituels, ah pouah. Fichu pays. Nation condescendante. Elle était originale dans son genre, la maman. Elle était personnelle et peu inféodée, en un sens, justement, puisque tellement minoritaire.
Joséphine repliée dans son cercueil, comme un petit aigle blessé, rabougri. Alice ne supporte pas qu’on cloue le couvercle en sa présence. Quand on s’est occupé des gens, quand on s’est décarcassé pour eux de leur vivant, on peut prendre ses distances avec le cadavre qu’on va mettre en sac, en coffre. Et on peut ne pas avoir envie de croiser ceux qui viennent en bout de comète verser des larmes de crocodile.
Verser des larmes ? Pensez donc. Nous avons perdu le don des larmes. Jadis il y avait force production lacrymale à l’occasion des enterrements. On n’entendait pas ce que dégoisait le curé sur son marchepied à cause des pleurs dans la nef résonnant comme des sautes de vent. Personne n’osait dire chut à l’adresse des fâcheux qui gênaient l’office, parce qu’il n’était pas question dans l’instant de boire les paroles du conférencier. Ce qui se disait n’avait pas d’importance littérale. On cherchait un peu de réconfort en commun. Le curé chialait en cherchant ses mots. Au milieu de l’homélie, il soulève ses jupes pour extraire de la poche de pantalon un mouchoir à carreaux. Et pouet… C’était une autre culture. Aujourd’hui plus personne ne pleure aux enterrements. Les femmes elles-mêmes y ont l’œil sec. Sur le tard elles sont devenues politiques. Pas seulement elles. C’est toute la population qui a attrapé de la glace à la place du cœur. André Gide raconte dans son Journal que, lorsqu’il visitait le musée du Louvre ou la galerie des Offices, à Florence, immanquablement, des larmes lui baignaient les joues. Elles lui trempaient le devant de la chemise face aux tableaux miraculeux. Elles coulaient sans qu’il y pût rien, tant la beauté véritable faisait de l’effet à cette génération bénie. Que nous est-il arrivé ? Où est passée notre sensibilité ? Les artefacts d’une culture intellectualisée et dévergondée nous ont-ils souillés irrémédiablement ? Nous sommes devenus des cœurs de grès. Nous sommes devenus des morts-vivants.
La mère de Joséphine était morte jeune. En la mettant au monde, en 1913. Le père, un paysan qui travaillait aux champs au retour de la guerre, se comportait durement avec cette fille qui avait tué son épouse à sa naissance. Elle n’y était pour rien, la petiote. Mais on ne raisonne pas son chagrin dans le tamis des journées transies par le labeur. Le cheval traîne le rouleau en bandant sa carcasse et le paysan accompagne l’effort en usant de tout son muscle. Tous deux aux limites de leur capacité. Avant de requérir tout confort pour lui-même, en cuisine, Franz bouchonnait son cheval longuement dans l’écurie. Il avait charge d’âme. Mais la gamine de la maisonnée était mésestimée, rabrouée. Non choyée. De sorte qu’elle a poussé de travers. Elle a attrapé du mauvais caractère. Elle a pris le pli d’agir de manière inconséquente.
La fille, la mémé donc, pendant le conflit, le 2e, devenue veuve du fait de guerre, ceci explique peut-être cela, dénonce un de ses frères à la gendarmerie. Il y avait moyen d’ennuyer les hommes aux épaules trop larges en recourant au segment d’autorité situé au-dessus. Le frère, Louis, était un patriote français qui tenait en public des propos ne respectant pas la personne du Führer. Du fait des parlotes de la sœur, il est arrêté et interné en Allemagne dont il ne reviendra pas. Louis n’est pas mort sous les maltraitances policières. Vous avez votre place au milieu des châlits, la salle est mal chauffée, un poêle qui fume et ne chauffe rien. L’hiver 44-45 a été d’une froidure extrême. Ça vous touche au niveau des poumons et vous mourez à trente ans, sans maudire qui que ce soit, ni le tyran catastrophique embusqué dans son bunker ni la sœur qui a usé de délation comme une grande sotte. Alors Franz, le père, qui perd là un 2efils, continue à exister comme il peut. La souffrance lui forge une carapace qui est faite de bonté, d’une sagesse recuite devenue une deuxième nature. C’est comme ça que ça tourne dans le meilleur des cas, le fiel vire en miel, la dureté en amour.
Franz avait une belle-fille qui était une vraie garce. Pendant la guerre (toujours la 2e), elle va à la gendarmerie le dénoncer, lui, c’est une manie dans cette famille, comme quoi il ferait des attouchements à la petite. La petite, c’est la vieille pas encore éhpadée qui a une dizaine d’années. Alice aimait bien raconter l’anecdote, car elle était bonne conteuse quand bien même était-elle un peu répétitive lorsqu’elle l’entreprenait. Elle raconte comment elle a été convoquée à la gendarmerie. Comment on lui a promis qu’elle verrait sa mère, éloignée pour le travail à la ville, si elle reconnaissait les agissements du grand-père. Qu’il lui caressait le minou avec un doigt sale. Elle ne comprenait rien à ce qu’on lui demandait. Un gendarme dit qu’elle ne connaît pas la différence entre les hommes et les femmes. Personne ne l’en avait instruite. Et surtout pas le grand-père qui était une crème d’homme.
La femme de Franz est morte en couche, disions-nous, en mettant au monde son troisième enfant : la mémé, qui vivra 95 ans. Les deux premiers avaient été des garçons, Louis, mort en détention à Freibourg et Alphonse, mort de maladie à pas 20 ans. Elle n’était pas prête pour le mariage, la jeune épouse inconséquente. Ce qu’elle aimait faire, c’était passer du temps dans le bistrot paternel (celui des Liebengut). Servir les clients, causer avec, être en société. Rester à la maison pour les tâches ménagères, ce n’était pas son truc. Une fois, quand Franz est rentré des champs, à midi, il a trouvé le môme, seul, en train de manger ses excréments. Il avait ouvert ses couches, il se barbouillait le visage avec le contenu. Immense colère de Franz. Il y a chez certains, il y a chez certaines une inaptitude aux gestes élémentaires de la vie.
Le gamin poussait mal. On se doutait qu’il ne vivrait pas vieux. Toujours malade et frappé de débilité. Un jour d’hiver – il neigeait abondamment –, l’adolescent ne rentre pas. Le père part à sa recherche. Sur un chemin de campagne, à un endroit incongru, une saillie sous la poudreuse. Le corps du fils, effondré, déjà complètement recouvert. Il le hisse jusqu’à la ferme. Le père qui avait des gestes de guérisseur soignait le jeune malade comme il pouvait. Une fois le médecin est passé. Il a longtemps hésité. Puis il a fait une piqûre qui a eu pour effet de redoubler les crises.
Vous avez un gars équilibré. Avec une femme insouciante qui invente de l’accident domestique à chaque fois qu’elle prend une initiative. Un médecin de village qui inocule des substances au petit bonheur la chance. Franz a quarante ans, il en a cinquante, en attendant la suite éreintante des années. Il va au cimetière avec ses gros brodequins qui raclent les cailloux. La vie continue. Le soleil donne sur les dalles qui s’échauffent lentement. Les oiseaux pépient dans les ormes comme si de rien n’était. Il pense. Est-ce qu’il pense ? En lui il a l’image de son jeune qui finit de pourrir là-dessous. De la maman qui a fondu en terre depuis belle lurette. Ce type, c’est Victor Hugo, assommé de souffrance, les poings serrés sans colère.
Il avait connu la guerre. La 1re, celle de 14. En cette occasion, il a vu tellement de cadavres empilés au bord des chemins qu’il en a été instruit pour le restant de ses jours. Avec des plaies béantes pleines de terre qu’on ne nettoierait pas. Pour quoi faire ? Les cadavres vont en terre.
Franz Lang était un soldat du Reich, car l’Alsace était allemande avant 18. Bon cavalier, il avait été nommé lancier dans le régiment du Kronprinz. Était-il demandeur de gratification étatique ? Il vomissait le militarisme allemand qui enrégimentait de force les gars des régions soumises. Quelle que soit la nation, l’empire, les hommes doivent obéir aux ordres. On les oblige à des actions qu’ils désapprouvent en privé. Encore heureux si, après coup, on ne vous réclame pas des comptes à propos de ce que vous avez dû faire sous la contrainte. Donc le conflit mondial est arrivé. La déflagration de 14-18. La guerre des tranchées se coagulant sur les reliefs où se multiplient les fossés, les barbelés, les casemates, les fières chevauchées sont devenues obsolètes. Alors Franz est versé dans le transport des munitions. Il n’est pas un attaquant direct, ce qui lui sauve la vie. Il n’est pas même blessé bien qu’il passe les quatre années de guerre sur le front.
Il a survécu grâce à une discipline inlassable. Il ne s’étendait jamais dans la terre humide, il ne s’abandonnait pas à la fatigue, au sommeil, en se couchant n’importe où, n’importe comment. Ceux qui le faisaient attrapaient la male mort avant d’être frappés par un projectile. Il expliquait cette sauvegarde inlassablement à ses camarades, sans les convaincre. L’épreuve était implacable. C’était la lutte pour la survie du plus fort dans le registre du moment. C’était du darwinisme appliqué avant qu’Hitler le théorise plus nettement pour la fois suivante. En ce coin maudit de la planète, dès 1914, les conditions furent réunies pour anéantir hommes et bêtes dans le souffle des explosions, des morceaux de fer brûlants circulant en tous sens, dans l’attente interminable sous la pluie glacée, avec la maladie pressante et la mort au bout. Lui ne bronchait pas. Franz dormait debout, adossé à un cheval. Autodiscipline absolue d’un paysan dur à cuire. Quant à la boue des fondrières, profondes au point d’avaler les charrois, il y versait avec constance une part des munitions, ce qui lui eut valu le peloton d’exécution si ça s’était divulgué.
Son gendre, mari de la mémé et père adoptif de la future éhpadée, n’avait pas de patriotisme français au cœur. Léon s’était laissé prendre par la propagande nazie. Il chantait les louanges du führer, homme providentiel, un nouveau Charlemagne, qui dominait l’Europe par les armes. Il était le grand dirigeant de l’époque. Un héros des temps modernes. Und so weiter. Quoiqu’acquis à la cause, Léon gardait une appréciation futée de son intérêt personnel. Attendre et voir venir. Il est passé en Suisse en 40 lorsque l’Allemagne a investi l’Alsace. À ce moment-là beaucoup de jeunes hommes se sont barrés le plus loin possible. Sauve-qui-peut, bordel à cul, charrette à bras (en alsacien). La population des villages de la frontière – les femmes, les enfants, les vieux – avait été évacuée, dispatchée dans le reste de la France pendant le semestre de la drôle de guerre. Les villages avaient été évacués. Il ne restait plus que les vaches dans les champs. Un silence immense dans la campagne déserte. Dans un premier temps le grand-père a été expédié jusqu’à Bordeaux dans un wagon plombé. Pas moyen d’en descendre. C’était bouclé. Des soldats armés gardaient les gares. En temps de guerre, on ne fait pas ce que l’on veut. Une époque de beaucoup d’obéissance mal placée.
Pour faire rentrer les hommes au pays, le Vaterland, Hitler leur promet de ne pas les incorporer. Mesure exceptionnelle scellant les retrouvailles avec la germanité heureuse. C’est ainsi que Léon se décide à rentrer au bercail. Puis il se retrouve tout de même sous l’uniforme allemand en 44. En 45, on enrégimentera les gamins de 15 ans. Il est expédié sur le front de l’Est et meurt à 30 ans dans un des pays baltes lorsque la contre-attaque soviétique vire en tornade.
Joséphine s’était détachée de Léon. Il ne participait aucunement aux frais du ménage et chaque fois qu’il passait à la maison il la mettait enceinte (deux gamines sont nées pendant la guerre, en 43 et en 44, les petites tatas des années 60). À sa dernière permission, elle s’est refusée à lui. Il en a été mortifié. Pauvres hommes, condamnés à crever sur le front à cause des ambitions géopolitiques des caractériels qui nous gouvernent et voués au personnel féminin des bordels de campagne. Au bout on a un énième cadavre bon pour la fosse commune.
Les malheurs domestiques avaient aigri la mémé qui n’avait pas besoin de ça en vitesse de croisière. C’est dans ces circonstances qu’elle livre son frère à la gendarmerie alsacienne. Plus par impulsion maladroite que par méchanceté foncière. Dirons-nous en guise d’absolution. Joséphine a besoin de se calmer les nerfs. Ayant perdu tout sentiment pour son mari disparu, elle se paie une idylle avec un homme de passage. On ne connaît pas son nom, mais on sait que c’était un Marocain. Les Arabo-Berbères ont été nombreux à combattre dans le massif des Vosges pendant l’hiver 44. Ils ont atterri dans la plaine d’Alsace au fur et à mesure de la retraite allemande. La mémé aimait dire qu’ils étaient très appréciés dans les villages à la Libération. On la comprend bien. La famille participait à sa façon aux rendez-vous de l’Histoire.
Cet homme est retourné sous le soleil. Il n’a pas même laissé un prénom. On l’appellera Mohammed. C’est un beau nom, Mohammed. Elle a eu de lui une petite fille qui est morte tout de suite, dès la maternité. La mémé disait que les médecins l’avaient punie d’avoir été avec un soldat de passage, et qui plus est un homme des colonies. Que voulait-elle dire par là ? Dans son âme simple, elle cherchait à donner du sens à sa souffrance autour d’une naissance inaboutie. Elle versait une larme des décennies après sur la petite fille regrettée. Il lui en restait trois bien vivantes à la maison.
Une des trois, qui ont traversé la guerre comme elles ont pu, c’est la vieille dame pas encore éhpadée. Elle se raconte soixante-dix ans après. Ils sont à table. Le petit-déjeuner s’éternise. Quand la maman commence un récit, le fils se cale sur sa chaise, il sait qu’il y en aura pour un moment. Alice débite la saga de la famille. Elle débite surtout la saga du grand-père. C’est celui-là qui aura été l’homme de sa vie, en un sens, plus que le mari défunt désormais dévalorisé. Un homme qui s’est occupé d’elle à la ferme quand la mémé la négligeait, qui lui a procuré le foyer dont elle avait besoin, qui aura été présent dans les moments cruciaux de son existence. Franz avait une expérience humaine étendue, une philosophie à lui, une faconde de conteur. Tout cela sous les auspices d’une pure alsacianité, car bien que patriote bleu-blanc-rouge, il ne parlait pas un mot de français.
La vieille revient sur le récit de la gendarmerie. Le jour où on l’a convoquée à cause des attouchements supposés de Franz sur sa petite personne. Ça ne fait jamais que cinq cents fois qu’elle raconte cette histoire à son fils depuis un demi-siècle, ça ne fait rien. On n’a rien de plus urgent à faire et, en plus, elle est intéressante à écouter parler. Ce jour-là la vieille dame expose une version différente de l’histoire, c’est la même chose, mais elle y apporte un supplément inattendu. Elle a 85 ans, dans un an elle aura quitté ce monde. Avant qu’il soit trop tard, elle veut dire quelque chose qu’elle a toujours tu. Ce n’est pas que ça lui pèse sur le cœur, mais l’anecdote est incomplète si elle en soustrait un détail significatif. Le détail, c’est le cas de le dire, omis jusqu’alors.
Quand la gamine arrive à la gendarmerie où elle est convoquée dans cette journée de 1943, elle entre dans le poste et elle entonne un beau « Heil Hitler » en levant le bras dans le salut prescrit. Voilà c’est dit. Le fils attablé manque d’avaler de travers. Il veut relever le détail qui tue. Mais la maman ne se laisse pas couper quand elle devise. Cette fois-là, moins qu’une autre. Pas folle, la guêpe. Et comme elle est sourde, il faudrait tonitruer pour l’interrompre. Ce n’est pas commode. Si elle a mis son sonotone, par quel miracle extravagant, elle bottera en touche sur un ton blessé : « tu n’es pas obligé de hurler, il me semble ». Car elle a l’art d’avoir raison même quand elle a tort.
En 43 Alice était une gamine de dix ans, ne parlant pas le français, élevée en milieu rural germanisant, fréquentant l’école allemande avec des maîtres dépêchés par l’administration d’outre-Rhin. Une enfant inféodée à la propagande, raisonnant dans la norme populaire nazie. Les gendarmes étaient au parfum. Ils ont laissé dire sans répondre à la salutation teutonne. Cause toujours, la mignonne, en alsacien.
Les matinées de confidence se suivent et ne se ressemblent pas. Aujourd’hui, journée complémentaire des révélations ultimes, la maman aborde la question de ses relations avec son mari, celui qu’elle a tant aimé et qu’elle débine désormais comme si ça avait été une erreur de lier son sort à un énergumène. Elle a des choses à dire concernant leurs rapports physiques, leur intimité de couple. Juste ciel. Le fils blêmit. Il remue sur sa chaise. Pas moyen de s’enfuir par la porte de la cuisine, ce serait trop voyant. La maman est sourde, elle n’est pas aveugle.
« Il y a des choses que je pourrais dire, mais je ne peux pas en parler. »
« Ça tombe bien, ça ne m’intéresse pas. »
La maman a envie. Elle poursuit. Envie de femme, torrent d’orage. Dicton wurtembergeois.
« Ce n’était pas souvent et ça ne durait pas longtemps. »
Le fils interrompt la mastication de sa tartine de beurre. Circonspection, salive à la commissure, froncement du nez. Il encaisse le renseignement, le soupèse comme on triture avec un bout de bois un insecte vil sous une pierre plate. Pas très souvent et quand ça se produisait, ça durait ce que ça durait, c’est-à-dire guère. Le fils n’est pas un foudre de guerre au plumard, lui non plus, disons que ça dépend des circonstances, il serait tenté de prendre parti pour le papa déficient dans sa fonction de mâle, le papa aujourd’hui disparu dans les limbes et dénigré dans la mémoire. Le fiston voudrait interjeter : « vous avez tout de même conçu trois gosses à la file, il me semble ». On ne peut pas exprimer tout ce qui vient à l’esprit. Il faudrait gueuler à tous les échos pour se faire entendre. La fenêtre est ouverte. La voisine suspend du linge derrière la haie.
« Dans la famille on se moquait de lui, on disait qu’il n’y arriverait pas. Camille, ses frères, le charriaient tout le temps à ce sujet. C’est pour ça que, quand je suis tombée enceinte avant son départ en Indochine, ils ont prétendu que je me l’étais fait faire par un autre, ils connaissaient même son nom. »
« Les gens sont méchants, ils disent toujours du mal des autres, même en famille, surtout en famille. »
« S’il n’était pas rentré de la guerre, avec cette façon de voir, je devenais une fille-mère. À l’époque, on était une réprouvée dans les villages. Heureusement que grand-père était là. Il a mis le holà. Vis-à-vis du voisinage et vis-à-vis de la famille. Plutôt deux fois qu’une. »
Hué, province d’Annam,
le 11 février 1953
Mon Alice adorée, ce soir nous devions avoir du courrier, mais l’avion n’est pas arrivé. Ce sera pour demain. J’ai l’espoir d’avoir une lettre de mon petit amour. Étant curieux de naissance, comme tu le sais, j’attends ce que tu dois me dire et que tu me diras quand tu en seras certaine. N’oublie pas de me l’écrire dès que tu le sauras.
Chérie, j’ai envoyé ces jours derniers une lettre afin de remercier ta maman. Tu seras peut-être encore à Mulhouse à son arrivée. J’ai aussi reçu du courrier d’Emilie. Je crois n’avoir jamais reçu autant de courrier de ma vie. À un moment donné j’avais un retard de 22 lettres. Je ne peux pas répondre à tout le monde. C’est principalement des camarades partis en service à Saïgon. J’ai d’abord à écrire à la personne qui m’est le plus chère, à qui je dois tout, c’est mon cœur adoré. Ensuite à la famille, ensuite aux copains si j’ai le temps, et comme je ne l’ai pas, ils attendront.
Mes journées, mon amour, sont toujours aussi chargées et aujourd’hui je devais partir en mission, mais le lieutenant a accordé ma demande de rester au bureau étant donné le retard sur mon travail. Heureusement, le temps s’est rafraîchi. Il y a un retour de l’hiver. La pluie est tombée en abondance. Demain il fera chaud, car ce soir le ciel est étoilé. Ici, on n’aperçoit pas la lune, ça me ferait plaisir de la voir. Que de choses, je pourrais évoquer. Ces soirs où nous étions seuls avec elle seule pour témoin. Mais j’aime mieux m’arrêter là, ça me fait trop de mal.
Chérie, soyons fière de nous d’attendre, c’est-à-dire d’avoir l’obligation courageuse d’attendre. Espérons encore quelque mois et ce cauchemar se terminera. Nous nous réveillerons à trois, et en rendant heureux notre petit, nous nous rendrons heureux nous-mêmes. Encore un peu de courage et ton Roland te reviendra pour la vie. Sois certaine qu’il ne changera pas. Peut-être un peu plus humain, car il aura vu de vilaines choses. Sur tes lèvres adorées, mes lèvres se posent et ne se détacheront qu’à mon retour. Le jour approche et le crayon s’use. À toi seule pour la vie mon cœur adoré.
Ottmarsheim, février 1953
Ce soir comme tant d’autres, je viens bavarder avec toi, chéri, malheureusement qu’en lettre. Ta lettre du 11 me donne du courage, la seule chose qui puisse me donner un peu de courage. Car tu sais, ce n’est pas le tricotage qui me fait oublier ma peine. La mentalité de ces jeunes filles et femmes mariées, c’est écœurant. Surtout que je suis de nouveau dans la salle du haut. Aujourd’hui il y en a une du village qui a lancé une phrase qui était pour moi, mais je continue mon travail sans m’occuper d’elles. Le langage qu’elles tiennent toute la journée, il n’y a pas un mot de propre. J’ai fait semblant de ne pas entendre. Et pourtant ça m’a touché. Il y en a qui me détaillent de la tête au pied. Tu ne peux t’imaginer combien je me sentirai heureuse de rester à la maison pour ne plus entendre ces horreurs. En ce moment notre poupée s’en paie. Dès que je suis tranquille un moment, notre poupon fait sa gymnastique dans mon ventre et alors pendant la nuit c’est réussi.
La mère esseulée dans sa maisonnette près de la voie ferrée, dans le petit logement qui donne sur le jardin, la mère raconte encore. Assurée que le fils n’interrompra pas la coulée de mots. Elle revient sur sa mythologie de prédilection. La saga du grand-père, en fait, tant et plus vénéré, patriarche adouci qui a su s’attacher petits-enfants, arrière-petits-enfants, au fil des décennies. Le fils aime bien le maigre vieil homme à la moustache roussie, à la dentition manquante. Il prend l’enfant aux culottes courtes sur ses genoux, lui fait tremper les lèvres dans le verre de vin rouge quand la maman a le dos tourné. Ils causent à bâtons rompus, l’un en français juvénile et l’autre en alsacien. Tout près l’un de l’autre. Des gestes, des mains qui s’entrechoquent pour qu’on en rie. Toujours un peu les mêmes histoires, apprises et incomprises. Le temps a passé en posant des empreintes sur l’album qui jaunit. Le fils écoute à présent celles que dégoise la maman. Prêter l’oreille aux anecdotes ressassées, c’est comme relire les contes de ma mère l’oie. À l’affût du mot jadis. Percevoir la rumeur d’un bonheur disparu. D’un paradis tout à fait fantasmé. Depuis qu’il ne vote plus à gauche, depuis qu’il en est revenu, le fils s’intéresse à ces questions de terroir, aux affaires de familles, celles des êtres concrets qui nous ont précédés, dans les lieux vidés à leur mort, que nous occupons après eux, avec nos corps embarrassés d’eux-mêmes, nos techniques qui bouleversent le cours des choses. La maman raconte et le fils arrange le style.
Franz avait une grande baraque aisée. Avec le confort d’un intérieur paysan traditionnel. Le poêle en faïence échafaudé dans la masse comme le squelette intime du bâtiment. Dispensant de la chaleur à toute l’habitation, selon les règles d’un art ancestral faisant d’un intérieur germanique un modèle de commodité et d’esthétisme douillet. C’est aménagé de telle sorte qu’on peut aller s’asseoir au cœur de l’agencement en plateforme. Qu’on peut s’y étendre pour dormir. Au chaud, tandis que la bise souffle au-dehors. À l’abri du destin contraire.
Le feu a pris par là. Il a anéanti la maison. C’était avant la guerre, la 2e. Franz a les moyens de reconstruire à l’identique dans une zone du verger, de l’autre côté de la route. Mais Louis insiste pour réaliser la construction lui-même en compagnie de ses potes. Le plaisir de faire les choses soi-même au lieu de recourir à l’entreprise de maçonnerie, aux corps de métier, la possibilité d’une économie sur la facture finale. La maison ne sera jamais terminée. Oh, ils ne sont pas si vaillants que ça sur le chantier, les garçons. Il y a une ambiance Front populaire. Devant l’auge de ciment, ils boivent force bière en causant de politique. De femmes. Puis il y a la guerre dès 38. Les hommes sont enrégimentés ou fuient à l’étranger. Ils n’ont plus la tête à construire du solide dans quelque coin de jardin que ce soit. C’est tout désorganisé dans les têtes. Le grand-père finira sa vie dans une grosse baraque mal foutue, incomplète, sans confort. En fait d’économie il y aura laissé son bien. Les enfants nous causent bien du souci.
Encore, la saga du grand-père, arrière-grand-papa pour le fiston, dévidée par la mère. Elle recharge ses batteries à la recherche d’un autrefois enfoui. Cet ancrage de mémoire, c’est sa chaufferette à elle ; elle s’en sert à l’heure placide des repas, en présence du fils complaisant. Sur le tard il nous reste ces sortes de satisfactions réduites à l’essentiel.
En 39-40, pendant la drôle de guerre, les populations de la frontière ont été déplacées vers l’intérieur du territoire hexagonal pour être mises à l’abri des combats prévisibles. Qui n’auront pas lieu puisque les Allemands contournent la ligne Maginot par le nord, c’est malin. La famille trouve à se loger à Montbéliard, c’est-à-dire du côté de Belfort. Le grand-père revenu du sud est laissé seul dans le logement parce qu’il est en train de renverser le mobilier. « Attendons qu’il se calme », dit à sa fille la mémé arrêtée sur le trottoir. Hitler a tout bousculé devant lui. La victoire allemande rend furieux le patriote alsacien. Il sait que l’occupation par les Prussiens va encore faire souffrir inimaginablement la province. Il n’en peut plus de la malédiction allemande.
Un soir, l’armée victorieuse entre dans la ville. Ils ont attendu 20 heures pour l’investir. L’annonce a circulé dans les quartiers. La maman, qui a huit ans, se glisse en catimini dans les rues pour entrevoir ces monstres, ces dragons, ces chimères. Elle est stupéfaite de voir défiler sous l’uniforme… des êtres humains. Aux dires des adultes, les Boches étaient des abjections défigurant la nature. Le mal incarné en bêtes fauves. L’abomination des abominations. En rentrant, elle s’ouvre de sa surprise au grand-père :
« Mais… ils sont comme nous. »
« Bien sûr qu’ils sont comme nous. Bien sûr qu’ils sont comme nous… »
Le vieux ne trouve plus les mots.
« On doit dire en faveur du baron qu’il faisait une excellente doublure du Kronprinz. Tête de mort au nez arrogant, démarche irascible, taille corsetée, maigre et extasié comme Martin Luther, sévère, renfrogné, fanatique, avec ce regard vide et effronté des Junkers », Henry Miller.
Tout jeune, le grand-père avait fait son service dans la cavalerie du Kronprinz. Il était un jeune paysan, un gaillard, solide, droit sur la selle, harnachement rutilant, épaules cuivrées, moustache fournie. Un appareil martial. On est sur un champ de manœuvre dans la banlieue de Berlin, une revue militaire autour de 1905. L’héritier du trône fait un discours menaçant à l’adresse de l’étranger. C’est du genre : « l’année prochaine à Paris ». « Nach Paris. » Franz glisse à son voisin de rang avec la bouche en coin : « Toujours prêt à bouffer son monde, cet enragé-là. » Hurlement d’un officier dans les rangs. Qui ose parler en présence du monarque.
La vieille dame raconte. Le fils enregistre en sirotant son café. Une mémoire qui va se perdre ou qui ne se perdra pas, c’est tout comme. 1916. Le grand-père tire des charrois sur les chemins de Verdun. Dans la précipitation d’un mouvement de retraite, les Français font prisonniers une colonne de soldats allemands. Franz freine son chargement avec l’espoir d’être inclus parmi eux. Il n’en peut plus de cette hécatombe pestilentielle. De cette abjection nationaliste. Tout le monde en a plein les bottes de cette guerre, dans les deux camps. Autour de lui, le mouvement s’accélère, ses chevaux prennent peur et se hâtent vers l’avant. Un pont est franchi. Les Français referment la tenaille sur la rive que les Allemands viennent d’évacuer. Ce sera pour une autre fois. Franz détestait faire la guerre dans les rangs de l’Allemagne. Il détestait le prussianisme énergique et hargneux. Le nazisme, ce sera encore une autre affaire. Il sera temps de voir mourir alors les fils et les neveux.
1916. Un de ses frères a déserté. Les autorités veulent emprisonner les parents en représailles pour forcer le récalcitrant à se livrer. Franz se met d’accord avec un autre frère qui se trouve sur le front. En tout ils sont trois en âge de faire la guerre. Ils menacent de renoncer à servir si l’on inquiète les vieux qui n’en peuvent mais. Pour ne pas perdre les trois combattants d’un coup, les autorités renoncent aux sanctions envisagées. Mais cela contraint les jeunes à faire du zèle dans une guerre qu’ils exècrent. Franz ravale sa rage. Il prend des risques. Il fout les munitions dans les trous d’eau, d’accord avec ses camarades, quand ils font circuler chevaux et prolonges sur les collines lessivées, défigurées par les bombardements, dans le monde des fondrières où les hommes disputent l’espace aux rats.
Curieusement il n’y a pas de décès parmi les fils soldats dans la famille en 14-18. Il y en aura trois en 39-45. La 2e guerre aura été plus meurtrière que la première. Il y a Louis, le fils de Franz, victime de ses propos défaitistes. Du côté du frère de Franz, du côté de Jean-Baptiste, il y a deux garçons qui perdent la vie, Lucien et Marcel. L’hydre nazie, idéologique et passionnée, aura été plus goulue que la monarchie wilhelmienne, conservatrice et pédante.
La maman ne commente pas l’actualité. Elle ne lit pas le journal et, surdité oblige, ne suit plus les informations de la télé. Elle commente le passé quand ce n’est pas le présent qui lui incombe davantage. Elle délaisse le chapitre du grand-père et pointe les délibérations de sa vie actuelle.
« Ta sœur ment comme elle respire. »
Le fils transige. C’est l’heure du petit-déjeuner. Ne pas commencer la journée sur une pente roidie. Garder un œil sur le lait qui bout sur la gazinière. De la vigilance canalisée sur des priorités restreintes. À chaque instant son menu tourment. Le fils, ouvrier sans emploi, est chômeur de longue durée, c’est un facteur de temporisation.
« Elle s’est beaucoup améliorée avec le temps. Comme tout le monde. C’est l’expérience de la vie. Fiche-lui la paix, maman. »
La maman n’écoute pas. Quand elle débute un argumentaire, un récit circonstancié à la construction mentale implacable, elle ne se laisse pas détourner de son but, elle progresse tel un général d’armée aux bottes lustrées, badine au poing. Le regard fulgure. Le couteau pioche dans le quart de beurre frais pour frotter la biscotte. Torturée, émiettée, la biscotte. Et question rhétorique la mère précise son tir.
« Elle s’est toujours posée en victime. Dernièrement encore. Elle racontait à ses filles qu’on l’attachait dans son lit quand elle était petite. On la retenait avec des sangles. Elle a été une enfant attachée dans son lit par des bourreaux de parents. »
« Ch'sais bien, m’man. »