Le bailli de Suffren - Charles Cunat - E-Book

Le bailli de Suffren E-Book

Charles Cunat

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Beschreibung

L'auteur retrace à la façon d'un journal de bord les aventures et les combats du commandant français dans l'océan Indien.

À partir d'archives et de témoignages de compagnons de Suffren, Charles Cunat élabore une biographie de Pierre-André de Suffren, chef d'escadre, commandant des forces françaises en Inde et vice-amiral de France.

Une biographie passionnante pour découvir les enjeux maritimes d'une époque d'exploration.

EXTRAIT

Paul de Suffren, chevalier, seigneur de Saint-Tropez, dont la famille est originaire de la ville de Salon, où elle existe encore, tenait un rang distingué parmi la noblesse de Provence, et résidait à son château de Saint-Cannat. Il épousa Mlle de Bruny de la Tour-d'Aigue, et, de son mariage, naquirent quatre garçons et deux filles.
L'aîné, marquis de Saint-Tropez, embrassa la carrière des armes. Il fut maréchal-de-camp, chevalier de Saint-Louis, et servit, en 1745, en qualité de maréchal-général-des-logis, sous les ordres du maréchal de Maillebois, en Italie. Maillebois avait remplacé le prince de Conti, et commandait, avec l'infant Dom Philippe, l'armée combinée des Français et des Espagnols.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Charles Cunat était un officier de marine. Il est né le 20 mai 1789 et mort le 21 février 1862.

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© CLAAE 2008

© CLAAE, 2017

Couverture :

Le Vice-amiral P. A. de Suffren de Saint-Tropez

en grand uniforme d’officier général de la marine (1725-1788)

Tableau de Batoni Pompeo Girolamo (1708-1787)

Châteaux de Versailles et de Trianon © RMN/ © Daniel Arnaudet/Gérard

Blot

 

Le bailli de Suffren

sa vie, ses voyages

CHARLES CUNAT

Le bailli de Suffren

sa vie, ses voyages

CLAAE

EAN eBook : 9782379110481

CLAAE

France

PRÉFACE

Lorsque la pensée se porte vers la marine, on reste frappé de cette suite d’événements désastreux que nos armées navales éprouvèrent à toutes les époques ; de là cette prévention nationale qui venait militer contre nos armements maritimes en faveur de nos armées de terre : on s’imaginait, sans doute, que toute lutte sur mer devenait impossible.

Quelle que fût cette prévention, chaque fois que la France se trouva pressée par le besoin de repousser les agressions de la Grande-Bretagne et de protéger notre commerce maritime, des flottes se créèrent comme par enchantement dans nos ports ; les escadres si belles de Louis XIV, anéanties sous son successeur, reparurent plus formidables sous le règne de Louis XVI. Malgré la perte de nos vingt-sept vaisseaux livrés ou brûlés à Toulon 1, malgré la catastrophe de Trafalgar, l’Empire, en s’écroulant, légua à la Restauration soixante vaisseaux à flot.

Un grand État ne se laisse point abattre par des revers ; la France ne fut point vaincue par la défaite de ses armées navales : une nation généreuse survit toujours aux grands naufrages qui la submergent momentanément, et se représente ensuite à l’ennemi plus redoutable qu’elle n’était auparavant.

Quoi qu’il en soit, cette succession d’anéantissement et de restauration de notre marine est une preuve irrécusable des ressources de la France comme puissance maritime : ces ressources, habilement utilisées, pourraient donc lui ouvrir l’avenir qu’elle a droit d’espérer.

Je n’entreprendrai point ici l’énumération des causes qui, à toutes les époques, ont si fatalement influencé nos luttes sur mer contre l’Angleterre : je n’écris point l’histoire de la marine, mais celle d’un de ses grands capitaines. Toutefois, dans le récit des événements que retrace mon ouvrage, les faits prouveront assez que, si nous avons succombé, ça toujours été par notre faute.

Dans aucun temps, notre nation n’a paru mieux comprendre qu’aujourd’hui la nécessité d’avoir une marine ; jamais occasion ne s’est présentée plus favorable à un écrivain qui veut rappeler ce qui a été fait sur mer à une époque peu éloignée, et montrer ce qu’on aurait pu obtenir, si l’on avait su mieux tirer parti des circonstances et des hommes. Ce ne sera donc point une vaine entreprise que celle d’écrire l’histoire d’un des plus grands hommes de mer du XVIIIe siècle, et le premier, si Duguay-Trouin ne lui eût pas appartenu. Les héros ont toujours été formés par d’autres héros ; les belles actions laissent après elles une trace lumineuse vers laquelle les hommes généreux se sentent attirés.

Le nom de Suffren est inscrit en première ligne dans les fastes de la marine, entre ceux des Duquesne, des Tourville, des Jean-Bart et des Duguay-Trouin. C’est la vie de cet illustre amiral que j’ai entrepris de raconter. Aussi, avant de peindre, avec les plus grands détails, sa belle campagne de l’Inde, qui l’a immortalisé, j’esquisserai toutes les batailles auxquelles il s’est trouvé en sous-ordre. J’aurai donc à mettre sous les yeux de mon pays une époque glorieuse après une longue série de revers et de désastres ; mais, là encore, on verra la faiblesse remplacer l’énergie, le désir de jouir de la vie enchaîner les élans magnanimes, éteindre les nobles flammes.

Je n’ai donc besoin d’employer aucun art, d’avoir recours à aucune recherche, pour préparer le lecteur à ce que je dirai pour la gloire du Bailly de Suffren : les éloges qui se trouveront dans le cours de ce livre se justifieront par le témoignage des services qu’il a rendus à la patrie.

Il me reste à dire comment, moi Breton, j’ai été amené à choisir, parmi nos illustrations maritimes, le Bailli de Suffren, de préférence à plusieurs grands hommes de ma province.

Il y a quarante-sept ans, la nécessité, autant qu’une vocation prononcée, me portèrent à prendre l’état de marin. Alors, poussé par les événements, j’arrivai, en juin 1805, à l’Ile-de-France, où des relations sociales et de famille me firent connaître plusieurs officiers distingués qui avaient servi sous le Bailli de Suffren. Ivre de cet enthousiasme du premier âge, plein de la lecture des Duguay-Trouin et des Labour-donnais, exalté par le souvenir de leurs exploits, j’apportais dans ma profession ce qu’il fallait pour la suivre avec distinction ou y périr avec courage.

Après avoir parcouru les mers de l’Inde pendant trois ans, je fus fait prisonnier de guerre par les Anglais, et ils me donnèrent pour prison la ville de Pondichéry. Là, durant dix-huit mois d’une douce captivité, j’eus des rapports de chaque jour avec des militaires, des employés d’administration, des chirurgiens et des habitants qui avaient assisté aux batailles livrées par Suffren, ou à des combats sous Duchemin, d’Offelize et de Bussy. En 1809, lorsque je quittai Pondichéry pour repasser à l’Ile-de-France, je savais par cœur mon Suffren, comme Duguay-Trouin. C’était dans l’édition de 1740 des mémoires de ce dernier que j’avais appris à épeler.

La Restauration vint changer la perspective que j’envisa geais. Officier à bord d’une flûte du Roi, je débarquai malade à Bourbon, et je fus mis à la retraite à vingt-huit ans. Cependant, j’avais assisté à quelques-uns des glorieux combats qui avaient précédé la reddition de l’Ile-de-France. L’Inde, que j’avais parcourue plus jeune, s’offrait à moi. Capitaine et armateur, je sillonnai ses mers et fréquentai ses côtes. Je traversai en tous sens, et nombre de fois, les champs de bataille que les Anglais vaincus abandonnèrent au Bailli victorieux. Je jetai l’ancre partout où Suffren laissa tomber les siennes ; et je pus, sur ces lieux mêmes, si pleins de glorieux souvenirs, puiser aux précieuses traditions orales de ses compagnons d’armes une foule de faits intéressants.

A ces témoignages, j’ai ajouté celui de M. Trublet de la Villejégu, second capitaine du Flamand, vaisseau de l’escadre de M. de Suffren, et ceux de quelques autres officiers de marine dont je possède les journaux. 2 M. Bossinot Ponphily, petit-fils de M. Trublet, a bien voulu me communiquer plusieurs documents importants provenant de son grand-père, et l’on en trouvera quelques-uns à la fin de ce volume, parmi les notes. Un ouvrage du caractère de celui-ci présentait un tout dont chaque partie solidaire des autres devait se justifier.

J’ai compulsé, aux archives de la marine, le dossier du bailli de Suffren, notamment ses lettres, et la correspondance de M. de Souillac avec le ministre. J’ai lu attentivement les rapports officiels de l’amiral Hughes et des généraux anglais Coote et Stuart. J’ai étudié l’Histoire de la guerre de 1778, publiée avec l’approbation du Roi ; la relation détaillée de la campagne de M. de Suffren, depuis le 1er juin 1782 jusqu’au 29 septembre suivant, imprimée à Port-Louis, en 1783 ; et enfin l’excellent ouvrage inédit de M. Saint-Elme Leduc, sur l’Histoire de l’Ile-de-France.

Mais afin de répandre le plus de clarté possible sur les faits, j’ai publié séparément une série de notes et pièces officielles3, qui forment à elles seules une histoire, et qu’un récit succinct ne pouvait comporter. A ces pièces authentiques, j’ai ajouté une carte de l’Inde et un plan de chacune des batailles livrées par Suffren.

Si j’ai traité avec sévérité quelques-uns des hommes qu’on verra figurer dans les événements que je retrace, je l’ai fait sans prévention et sans récrimination. Éloigné de toute adulation servile, comme de toute censure passionnée, j’ai trouvé que les faits offraient des leçons assez chèrement payées pour que l’avenir dût profiter de leurs enseignements. J’ai donc cru remplir un devoir en disant la vérité avec toute son énergie.

J’ai rapporté les belles actions avec enthousiasme ; pour les fautes, je les ai signalées avec regret, puisqu’elles ont été la source de bien des malheurs, mais toujours, je le répète, sans aigreur et sans haine.

Je n’ignore pas que le tableau de nos guerres dans l’Inde a souvent été ébauché par des écrivains, et que celui que j’offre ici se composera en partie de traits déjà connus ; mais si la vérité des détails peut suppléer à l’intérêt de la nouveauté, si les actions d’un grand homme ont quelque chose de saisissant lorsqu’elles sont racontées avec exactitude, j’aurai obtenu ce double avantage sur mes devanciers.

J’espère que les lecteurs impartiaux reconnaîtront que cette histoire, hostile aux hommes malhabiles qui gérèrent les intérêts de la France sous Louis XV et Louis XVI, peut être utile à ceux qui sont appelés à diriger les affaires de la nation. En évitant les fautes commises, ceux-ci pourront faire son bonheur et sa gloire.

L’histoire de la vie d’un marin se compose du récit de ses campagnes et de ses combats. Cet homme, qui s’isole de la société sur un élément terrible, doit s’attacher sans cesse à vaincre la nature elle-même pour l’asservir à sa puissance. Ses études, ses occupations, comme son existence, en font un être en dehors de la vie commune. Mais, si l’histoire d’un grand homme lui donne une seconde vie, elle doit avoir pour but d’en former d’autres sur le modèle de celui qu’on fait en quelque sorte sortir du tombeau. Tout autre motif serait indigne d’un écrivain sérieux, et manquerait son but. Aussi me suis-je abstenu de mettre au jour une foule d’anecdotes que j’avais recueillies au milieu des hommes qui vécurent avec le Bailli de Suffren, et qui ne serviraient qu’à nourrir et à rassasier une puérile curiosité. Mon livre ne contiendra donc aucun de ces faits privés que le lecteur oisif recherche dans la vie des grands hommes. S’ils ne sont pas dangereux, ils sont au moins inutiles. La sévérité de l’histoire exige qu’on ne s’attache qu’aux actions qui intéressent la patrie, et celles du Bailli de Suffren offrent toutes un attrait assez puissant pour entraîner et subjuguer l’attention des lecteurs.

L’admiration que j’ai conçue pour le Bailli de Suffren m’a porté à oser entreprendre cet ouvrage de longue haleine, en présence d’une foule d’écrivains distingués qui s’occupent d’enrichir nos annales maritimes ; mais le défaut de talent a été remplacé par la connaissance d’un métier qui m’a permis d’apporter une grande exactitude dans le récit. D’ailleurs, le sujet que je traite est si grand par lui-même, qu’il m’assure l’attention marquée de mes compatriotes. Il me restera encore la satisfaction d’avoir offert à la mémoire de ce grand homme le tribut sincère d’un respectueux hommage.

—————

__________________

1 Sur les trente-et-un vaisseaux que nous avions dans le port de Toulon, quatre seulement, le Patriote, l’Orion, l’Entreprenant et l’Apollon, furent conservés à la France. Les amiraux anglais et espagnols rendirent hommage à leur noble et patriotique résistance et offrirent une capitulation par laquelle les quatre vaisseaux qui appartenaient aux ports de l’Océan purent y retourner.

2 MM. Sébire-Beauchêne, Clément et Tréhouart — ces trois officiers sont morts capitaines de vaisseau. Dans le dossier du capitaine de Saint-Félix qui avait ramené le Flamand à Lorient se trouve, sous la date du 12 juin 1784, un rapport extrêmement flatteur de MM. les commissaires du Roi, sur la tenue des journaux de MM. Trublet et Sébire, officiers du vaisseau. (Arch. de la marine.)

3 Je dois la communication de la plupart de ces pièces au bienveillant empressement de M. d’Avezac, chef du bureau des archives de la marine : je suis heureux de pouvoir lui exprimer ici, d’une manière durable, toute ma gratitude.

CHAPITRE I.

La famille de Suffren. ~ Naissance de Pierre-André de Suffren. ~ Son enfance. ~ Son admission dans les gardes de la marine. ~ Il embarque sur le Solide. ~ Combat naval. ~ La Pauline. ~ Il passe à bord du Trident. ~ Expédition du duc d’Anville. ~ Suffren est promit au grade d’enseigne de vaisseau. ~ Il s’embarque sur le Monarque. ~ Combat naval. ~ Suffren prisonnier en Angleterre. ~ Paix d’Aix-la-Chapelle. ~ Il se rend à Malte. ~ On le reçoit chevalier. ~ Courses contre les Infidèles. ~ Suffren quitte Malte et revient à Toulon. ~ Conduite des Anglais. ~ Déclaration de guerre contre l’Angleterre. ~ Il s’embarque sur le Dauphin-Royal. ~ Suffren nommé lieutenant de vaisseau. ~ Il passe à bord de l’Orphée. Combat naval. ~ Victoire des Français. ~ Mort de la Galissonnière. ~ Suffren à bord de l’Océan. ~ M. de la Clue. ~ Départ de l’escadre de Toulon. ~ Combat naval sous le cap Santa-Maria. ~ Défaite de l’armée française. ~ Suffren est conduit en Angleterre. ~ Il revient à Toulon. ~ Paix de 1763. ~ Il commande le chebec le Singe. ~ Expédition de Larrache. ~ Sa promotion au grade de capitaine de frégate. ~ Il commande l’Union. ~ Expédition au Maroc. ~ Il retourne à Malte. ~ Courses contre les Barbaresques. ~ Il est nommé commandeur. ~ Suffren apprend sa nomination au grade de capitaine de vaisseau. ~ Il revient à Toulon. ~ Il commande la Mignonne. ~ Il passe à celui de l’Alcmène. ~ Escadre et campagne d’évolutions. ~ Il monte le vaisseau le Fantasque. ~ Nouvelle campagne dans la Méditerranée. ~ La France se dispose à reconnaître les provinces d’Amérique.

PAUL DE SUFFREN, chevalier, seigneur de Saint-Torpez, dont la famille est originaire de la ville de Salon1, où elle existe encore, tenait un rang distingué parmi la noblesse de Provence, et résidait à son château de Saint-Cannat. Il épousa Mlle de Bruny de la Tour-d’Aigue, et, de son mariage, naquirent quatre garçons et deux filles.

L’aîné, marquis de Saint-Torpez, embrassa la carrière des armes. Il fut maréchal-de-camp, chevalier de Saint-Louis, et servit, en 1745, en qualité de maréchal-général-des-logis, sous les ordres du maréchal de Maillebois, en Italie. Maillebois avait remplacé le prince de Conti, et commandait, avec l’infant Dom Philippe, l’armée combinée des Français et des Espagnols.

Le second entra dans les ordres et devint successivement évêque de Sisteron et de Nevers.

Le troisième, Pierre-André de Suffren Saint-Torpez, est le célèbre bailli qui fait le sujet de cet ouvrage ; il naquit au château de Saint-Cannat, le 17 juillet 17292.

Le quatrième, connu sous le nom de commandeur Saint -Tropez3, se distingua dans diverses rencontres qui eurent lieu entre les frégates de la Religion et les bâtiments barbaresques. En 1783, il faisait partie de l’expédition espagnole contre Alger, et commandait les deux frégates que Malte y envoya, la Sainte-Elizabeth, à bord de laquelle flottait son guidon, et la Sainte-Marie du Carmen, que montait le chevalier de Soubirats. L’amiral Dom Antonio Barcelo, dans son rapport, donna de grands éloges au commandeur et au chevalier.

L’aînée des deux filles épousa le marquis de Pierrevert. Nous aurons à parler du chevalier de Pierrevert, son fils, et de sa fin prématurée. La cadette se maria au marquis de Nibles de Vitrolles.

Le marquis de Saint-Tropez, ayant destiné son troisième fils à la marine et à entrer dans l’ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem, dirigea les études de l’enfant vers la profession qu’il devait exercer ; et, à peine eut-il atteint ses quatorze ans, qu’il l’envoya à Toulon. Admis dans les gardes de la marine, au mois d’octobre 1745, le jeune Pierre-André reçut l’ordre de s’embarquer sur le Solide,4 qui était un des dix-sept vaisseaux5 que le cabinet de Versailles armait dans ce port, sous le commandement du chevalier de Court, vieillard de quatre-vingts ans, et doyen des lieutenants-généraux. On voulait les réunir aux seize vaisseaux espagnols aux ordres de Dom José de Navarro, que l’amiral Mathews, avec une formidable escadre, retenait enfermés depuis plus d’un an.

Quoique le cardinal de Fleury eût employé le reste de ses forces à comprimer les élans de la nation contre son orgueilleuse rivale, et à jeter un voile épais sur les empiétements de l’Angleterre, pour conserver la paix jusqu’à sa dernière heure, il fut débordé en abandonnant ainsi les intérêts de l’avenir. Le 2 septembre 1743, une alliance offensive et défensive ayant été signée entre Georges II, Marie-Thérèse et le roi de Sardaigne, la France, qui avait fait passer deux armées en Allemagne pour soutenir l’électeur de Bavière, qu’elle venait de faire nommer empereur, se trouva engagée dans une guerre continentale ; elle devait bientôt l’être dans une guerre maritime.

Louis XV, que la mort du cardinal de FLEURY6 vint affranchir de toute tutelle, n’ayant plus de ménagements à garder vis-à-vis des Anglais, d’après les infractions exercées par eux au traité conclu avec le roi d’Angleterre à Hanovre, en 1741, mit fin à cet absurde semblant de paix ; il déclara donc la guerre au roi Georges, en reprochant à ce prince d’avoir insulté la France par la piraterie de ses vaisseaux de guerre, et surtout d’avoir fait bloquer le port de Toulon par ses escadres. En même temps qu’il jetait le gant au souverain de la Grande-Bretagne, en affectant de le traiter d’électeur d’Hanovre, pour l’offenser, le roi, qui désirait donner des preuves de son amitié à l’Espagne, intima l’ordre à M. La Bruyère de Court de se combiner avec l’escadre espagnole, et si Mathews s’opposait à leur passage, de le combattre sans avoir égard au nombre : l’amiral anglais avait quarante-cinq vaisseaux de ligne. Cet ordre, qui rappelait celui que Louis XIV avait inconsidérément donné à Tourville, n’eut heureusement pas de si désastreux résultats à inscrire dans les fastes de la marine.

Le 19 février, les deux escadres mirent sous voiles. L’ordre de marche arrêté portait « que les deux escadres hors la grande rade se mettraient en bataille sur un front de bandière, con formément aux signaux qui en seraient faits, l’escadre d’Espagne faisant l’avant-garde. » Mais, après deux heures de marche, la frégate la Volage aborda le Léopard 1, ce qui fit manquer l’occasion d’attaquer l’armée anglaise, comme on l’avait résolu ; occasion d’autant plus favorable qu’on avait l’avantage du vent sur les ennemis. L’armée alliée mouilla aux Vignettes ; le 20, elle en sortit avec un petit vent d’O. Tous les vaisseaux étaient sous voile à neuf heures du matin. Les Anglais firent la même manœuvre ; mais, comme ils ne détachèrent que deux ou trois frégates pour observer la marche des alliés, il ne se passa rien ce jour-là : le vent soufflait de l’O. variable à l’O.-S.-O. : les vaisseaux français et espagnols restèrent en panne, conservant les îles d’Hières sous le vent.

Le 21, on décida que les Espagnols iraient attaquer les Anglais dans les îles, et l’on s’y disposa ; mais, sur les 8 heures 30’, les vents tounèrent à l’E., et arrêtèrent la marche des alliés.

Les deux armées furent en présence tout le jour à deux lieues de distance. Une grosse mer du S.-O. empêcha sans doute les Anglais de commencer le combat, puisqu’ils étaient au vent : cet avantage du vent qu’avaient les ennemis décida M. de Court à courir au sud et à s’éloigner, sans paraître s’occuper de nos alliés, dont les vaisseaux marchaient mal.

Le 22, par suite de la manœuvre de M. de Court, les Français se trouvèrent à l’avant-garde et les Espagnols à l’arriè re : mais ces deux corps d’armée étaient malheureusement fort éloignés l’un de l’autre, et l’amiral anglais, qui était maître du vent, profita de cette faute pour tomber sur les Espagnols.

Voici la composition des escadres française et espagnole au moment de l’action :

ESCADRE FRANÇAISE7.

BRÛLOTS.

Le Saint-Pierre, de Chabot, capitaine,

Le Vainqueur, de Matheux, capitaine,

La Bellone, de Beaussier de Quier, capitaine,

Le Fors-Hopital, Truguet, capitaine.

ESCADRE ESPAGNOLE.

L’amiral anglais, encore supérieur en forces, quoiqu’il eût détaché plusieurs vaisseaux de sa flotte, engagea le combat. Son escadre, qui comptait trente vaisseaux de ligne, dont cinq à trois ponts, partagée en trois divisions, courait sur une ligne prolongée. A l’avant-garde est Rowley, Mathews est au centre et Lestock à l’arrière-garde.

L’armée combinée formait également trois divisions : la première, en tête, était conduite par M. de Gabaret 8 ; la seconde, au centre, se trouvait sous le commandement de M. de Court ; Dom José Navarro commandait la dernière. Mathews, qui était au vent, profita de l’éloignement des Français pour tomber avec son corps de bataille sur le Real-Philippe, couper notre ligne et envelopper notre arrière-garde. Les Espagnols, qui se virent séparés de leurs alliés et attaqués les premiers, se battirent avec une bravoure inimaginable, et pendant trois heures ils essuyèrent seuls le feu du corps de bataille et de l’arrière-garde des ennemis. Rowley se porta sur notre corps de bataille ; mais les canons de nos vaisseaux furent si bien servis, que son avant-garde, malgré les trois vaisseaux à trois ponts qui s’y trouvaient, fut contrainte de s’éloigner.

Quelques vaisseaux espagnols ayant été désemparés, lais sèrent rompre leur ligne ; Mathews eut alors la liberté d’attaquer avec trois vaisseaux le Real-Philippe, à bord duquel flottaient les insignes de l’amiral espagnol. Blessé deux fois 9, Dom José Navarro fut contraint d’abandonner le pont, que balayaient les boulets anglais, où son capitaine de pavillon, M. de Gerardin, avait été tué. Mathews, apercevant M. de Court, qui, après être resté long-temps à observer Rowley, venait prendre part à la lutte engagée entre lui et le Real-Philippe, se décide à avoir recours à une de ces machines de destruction inventées par un art infernal, pour incendier le Real-Philippe ; en conséquence, il fait avancer un brûlot. Ce petit bâtiment n’était plus qu’à une faible distance du vaisseau amiral, lorsque quelques officiers parlent d’amener. Le chevalier de Lage, de Saint-Malo, qui se trouvait remplacer M. de Gerardin dans le commandement, leur dit : « Vous avez donc oublié que j’étais à bord ! » En même temps qu’il fait mettre un canot à la mer, pour changer la proue du brûlot de direction, il fait tirer sur ce bâtiment incendiaire, qui est atteint à la flottaison. Le capitaine du brûlot, voyant qu’il allait couler, mit le feu avec tant de précipitation, qu’il périt par l’explosion qui eut lieu, sans pouvoir endommager de ses débris enflammés le Real-Philippe.

M. de Court, ayant vu que les Anglais portaient leurs efforts sur les Espagnols, avait fait signal à son avant-garde de virer de bord pour les secourir. Comme elle était fort éloignée et que la fumée pouvait l’empêcher de voir le signal du Terrible, l’amiral français se décida à faire le mouvement ordonné avec sa division seule, persuadé que M. de Gabaret l’imiterait. A l’approche des Français, Mathews fit ralentir l’attaque du vaisseau amiral espagnol, pour répondre au feu des nouveaux combattants. Le Terrible engagea le combat avec une indicible ardeur contre le vaisseau amiral anglais, mais il ne put réparer le mal causé par l’absence de l’escadre française, dont l’avant-garde n’avait pas encore tiré un seul coup de canon. Le Solide, qui appartenait au corps de bataille, attaqua bord à bord le Northumberland ; le Ferme et le Saint-Esprit se distinguèrent particulièrement par leur audacieuse attaque et la vivacité de leur feu. Enfin, tous nos vaisseaux amenés sur le champ de bataille engagèrent successivement le combat contre les vaisseaux ennemis. Le jeune de Suffren reçut dans cette affaire le baptême du feu, et montra cette bravoure qui devait tant de fois briller dans nos luttes contre les Anglais. Malgré l’infériorité de leur nombre durant la première phase du combat, il n’y avait eu qu’un seul vaisseau espagnol, le Poder10, à s’être trouvé dans la nécessité d’amener son pavillon : mais le Terrible eut le bonheur de le reconquérir sur les Anglais.

Le combat dura jusqu’à cinq heures et demie : les alliés laissèrent le champ de bataille aux ennemis, quoique ceux-ci eussent plusieurs vaisseaux fort endommagés, et l’un d’eux, le Marlborough, coula11. L’armée franco-espagnole, craignant le retour instantané de la division anglaise envoyée en mission, crut prudent de se réfugier dans les ports d’Espagne, qui étaient sous le vent. Au moment de la retraite des alliés et pendant toute la nuit, l’escadre de France se tint entre les Anglais et les Espagnols, pour mettre ceux-ci à même de se réparer. Le 23, au jour, le vaisseau espagnol l’Hercule, s’étant égaré durant la nuit, était sur le point de tomber au pouvoir de Mathews, si M. de Court ne se fût porté à la rencontre des vaisseaux ennemis qui allaient l’envelopper. Le 24, les escadres firent voile vers Carthagène, où elles arrivèrent sans avoir perdu un seul bâtiment12. Après s’être ravitaillée, l’armée française rentra à Toulon.

Assurément, quoique M. de Court montrât dans le feu une grande valeur, sa manœuvre méritait d’être blâmée. En France, on s’attendait à ce qu’il eût passé devant un conseil de guerre ; mais le gouvernement commençait à montrer cette faiblesse qui caractérisa le règne de Louis XV, pendant lequel toutes les fautes des officiers de la marine restèrent impunies. Le duc d’Orléans, qui avait valu à ce général le commandement de l’escadre, empêcha que cette affaire n’eut des suites plus sérieuses que celles de l’exil au château de Gournay, seule punition à laquelle il fut condamné. Ce vieillard oublia sa disgrâce dans les délices de ce séjour enchanté qui lui appartenait, et dans les fêtes qu’il donnait aux Parisiens. Cinq ans après, M. de Court rentra en faveur près du roi ; le 7 février 1750, il fut élevé au rang de vice-amiral et le 28 avril nommé grand’croix de l’ordre de Saint-Louis13. Le cardinal de Fleury avait négligé nos ports ; il ignorait qu’une marine oubliée est une marine détruite ; aussi la nôtre ne fit que déchoir d’année en année.

Le printemps suivant, le jeune Pierre-André s’embarqua sur la Pauline, qui faisait partie de l’expédition que commandait le capitaine de vaisseau de Macnemara, composée de cinq vaisseaux de guerre et de deux frégates. Cette escadrille, destinée pour les îles de l’Amérique, rencontra plusieurs fois des divisions ennemies qu’elle combattit et mit en fuite. Dans toutes les occasions, elle soutint avec distinction l’honneur du pavillon français. Le sang-froid que le jeune de Suffren montra dans ces diverses rencontres put faire présager ce qu’il devait être un jour. La Pauline désarma, et le garde de la marine, de Suffren, fut employé dans son grade à bord du vaisseau le Trident, capitaine d’Estourmel 14. En 1746, le gouvernement du roi songea à reconquérir ce qu’il n’avait pas su garder : en conséquence, il fit partir de Brest une escadre de quatorze vaisseaux, pour reprendre le Cap-Breton, et ruiner la colonie anglaise d’Anapolis. Mais, comme tout ce qui se fit à cette époque était marqué au coin de l’inintelligence et du malheur, Maurepas, qui dirigeait nos opérations maritimes, confia au duc Danville cette opération, comme si on devait, dans des expéditions de cette importance, essayer les talents d’un homme parce qu’il est duc. La mésintelligence se mit tout d’abord entre lui et les capitaines sous ses ordres, jaloux de ce seigneur, qu’ils appelaient un intrus, n’ayant pas passé par les grades inférieurs ; les deux officiers qu’on lui avait donnés pour conseil ne s’entendirent point non plus : le duc, qui avait besoin d’être guidé, ne pouvant agir d’après eux, n’osa agir d’après lui-même. Non seulement aucun capitaine ne voulut aider son inexpérience, mais ils contribuèrent à lui faire faire des fautes, qu’ils lui reprochèrent ensuite. Danville dirigea son escadre dans le sud des îles Açores, où il n’avait pas besoin d’aller, et resta vingt-deux jours en vue de ces îles, pris par le calme. La disette d’eau, la mauvaise qualité des vivres, occasionnèrent le scorbut parmi les équi pages. Au milieu des dissentiments qui avaient éclaté, les opérations se ressentirent de l’incapacité du chef qui les dirigeait ; retardée dans sa marche, l’escadre fut assaillie par une violente tempête, qui la dispersa ; bientôt après, la majeure partie fut prise en détail par l’armée anglaise ; le reste de la flotte ne rapporta à Brest, pour tout fruit de l’expédition, que la peste. Le Trident fut du petit nombre de ceux qui parvinrent à regagner le port.

Le duc Danville, que la nature n’avait pas pourvu d’une constitution robuste pour résister aux fatigues de la mer, profondément affligé de l’insuccès de son opération, alla terminer, sur un rivage éloigné, une carrière qu’il eût sans doute illustrée dans les armées de terre.

Mais cet esprit d’insubordination, qui avait régné parmi les capitaines de l’escadre, et auquel on devait les désastreux résultats qui eurent lieu, fit une vive et douloureuse impression sur l’esprit du garde de la marine ; il semblait pressentir que, lui aussi, aurait un jour à subir la funeste conséquence de cette faiblesse et de cette insouciance que montrait le ministre Maurepas pour le défaut de discipline des capitaines envers les généraux. Cependant, ainsi qu’on le lui reprocha plus tard, s’il eût fait quelque exemple éclatant des mutins de l’escadre du marquis d’Antin, ou des mécontents de celle du duc Danville ; s’il eût fait trancher la tête à ce Maison-Fort ou à ce Poulkonque, plus coupable que l’amiral Byng, fusillé peu de temps après en Angleterre 15, il eût rendu un grand service à l’État, et épargné bien des fautes et des malheurs.

M. d’Estourmel, dans son rapport au ministre, rendit un témoignage avantageux sur l’activité, la bravoure et le zèle du jeune Suffren, ce qui lui valut le brevet d’enseigne de vaisseau ; et ce fut dans ce nouveau grade qu’il embarqua, en 1747, sur le Monarque, capitaine de la Bédoyère, en armement à Rochefort.

La cour avait équipé avec beaucoup de peine, en la rade de l’île d’Aix, une escadre de huit vaisseaux, et l’avait confiée à M. de l’Etenduère, officier d’un grand courage. Cette escadre avait mission de convoyer deux cent cinquante-deux navires marchands allant en Amérique, et qui étaient venus se rallier à elle. Toutefois, l’exécution de cette mission était hasardeuse, car l’Angleterre, qui comptait à cette époque deux cent soixante-neuf bâtiments de guerre, couvrait les mers de ses croiseurs ; nos bâtiments de commerce, traqués partout, ne pouvaient plus naviguer seuls, et réclamaient l’escorte de nos vaisseaux.

Le 17 octobre 1747, M. Desherbiers de l’Etenduère partit de l’île d’Aix avec son escadre et le nombreux convoi qu’elle protégeait : pris de calme, le chef d’escadre fit jeter l’ancre à La Rochelle, d’où il appareilla le lendemain. Après être sorti des Pertuis, M. de l’Etenduère fit valoir la route le O.-N.-O. jusqu’au 23 qu’il vint à l’O. ¼; N.-O., et le 24 à l’O. Les succès de ces premiers jours de navigation devaient se terminer par un échec aussi glorieux qu’une victoire. Le 25 octobre, ayant dépassé le méridien du cap Finistère 16, la flotte courait encore à l’O., favorisée par des vents d’E. variables au S.-E., lorsque les vigies du Neptune, vaisseau serre-file de l’escadre, annoncèrent qu’elles voyaient environ cinquante bâtiments au vent et un peu de l’avant, mais qu’en même temps elles en voyaient d’autres dans les eaux de l’escadre. Le signal ayant été fait au général, l’Etenduère fit venir au vent, sous petites voiles, pour rallier les premiers, en leur signalant l’ordre de rejoindre le gros du convoi. Ces navires déclarèrent que, pendant la nuit, un bâtiment était venu leur dire, de la part de l’amiral, de faire valoir la route O. ¼; S.-O.

L’escadre mit ensuite en panne pour attendre les voiles qu’on avait vues de l’arrière, croyant qu’elles composaient un fragment de la flotte : mais comme ces bâtiments, couverts de toile, approchaient vite, on les reconnut pour ce qu’ils étaient : le Neptune signala dix-neuf vaisseaux de guerre ennemis. L’Etenduère fit aussitôt le signal de l’ordre de bataille et celui de se préparer au combat. Ce fut à cette prompte résolution et à ce noble dévouement de notre chef d’escadre que le convoi dut son salut. A huit heures, il hissa deux pavillons à la tête de son grand mât, qui exprimaient l’ordre au convoi de fuir en forçant de voiles ; la flûte le Content dirigea les bâtiments marchands, tandis que la frégate le Castor resta spectatrice du combat qui allait se livrer.

L’Etenduère attendait audacieusement, babord amures, ses nombreux et formidables adversaires dans l’ordre suivant :

En approchant, l’ennemi, qui était sur une ligne de front, se forma sur la ligne de bataille. Voici les vaisseaux qui com posaient l’escadre aux ordres de l’amiral Hawke, et sur la force de laquelle les écrivains ont si souvent varié 17 :

ESCADRE ANGLAISE

Un peu avant midi, au moment où les Anglais accostaient notre arrière-garde, M. de l’Etenduère lui fit le signal de forcer de voiles pour se rapprocher du Tonnant ; mais il était trop tard : onze vaisseaux ennemis prolongèrent notre armée sous le vent, et quatre autres la doublèrent au vent à babord, plaçant l’arrière-garde entre deux feux. Quoique le combat fût inégal, il avait duré près de quatre heures sans aucun événement remarquable, lorsque le Neptune démâta de tous ses mâts et perdit en même temps son capitaine, le brave Fromentière ; ne pouvant plus manœuvrer, ce vaisseau fut contraint d’amener son pavillon. Le Monarque, écrasé sous le feu de trois vaisseaux anglais, fut contraint de céder à la nécessité, et son pavillon descendit sans tache de sa gaule de poupe. Le courageux La Bédoyère, qui le commandait, venait de mourir, et il n’eut pas connaissance de la reddition de son vaisseau, qui donnait une forte bande, malgré la perte de son mât d’artimon, de son grand mât de hune et de sa grande vergue. Le Severne, ras comme un ponton, et le Fougueux, dont les gaillards étaient couverts des débris de son grand mât, furent obligés de se rendre aux vaisseaux ennemis qui les entouraient ; alors il ne resta plus que les quatre vaisseaux d’avant-garde.

Le nombre des assaillants augmentait au fur et à mesure de la reddition d’un des nôtres ; chaque vaisseau français eut trois vaisseaux anglais à combattre à la fois. Au soleil couchant, le Trident se rendit au vaisseau-amiral le Devonshire, en lui envoyant sa dernière bordée : ses munitions étaient épuisées. Le Terrible, capitaine Duguay, était mitraillé par quatre vaisseaux ennemis acharnés à sa destruction ; il avait cent cinquante hommes tués ou blessés, quatre pieds d’eau dans la cale, ses voiles criblées et son gréement si haché que ses mâts menaçaient de s’abattre. Dans cette position désespérée, l’intrépide Duguay combattait toujours ; il croyait n’avoir pas encore assez fait pour l’honneur de son pavillon, qu’il avait cependant si dignement défendu. Son intention était de prolonger la lutte, lorsqu’un boulet coupa le bâton de poupe et emporta le pavillon fleurdelisé qui s’y déployait avec majesté, M. Duguay ne le remplaça pas : il s’était décidé à amener, et son feu cessa 18. Pendant qu’on amarinait le Terrible, le grand mât et le mât d’artimon se rompirent à quelques pieds au-dessus de leurs étambrais.

Les Anglais avaient tiré à désemparer nos vaisseaux, et ils avaient réussi dans leur but. Au moment où le Tonnant perdait son grand mât de hune et son perroquet de fougue, il démâta de son petit mât de hune un des vaisseaux qui le combattaient à bas-bord, et coupa la vergue du grand hunier à un autre qui le cannonait à tribord. Assailli par cinq vaisseaux, son itague du petit hunier fut coupée, et la vergue tomba sur le pont. Aussitôt l’Etenduère établit ses basses voiles toutes criblées, et continua une lutte héroïque : il veut par une défense désespérée illustrer sa défaite. La chute du mât d’artimon lui paraît inévitable, et dans l’état de détresse qui augmente, il allait ou se rendre ou périr ; mais de Vaudreuil, qui aperçoit la position critique de son général, laisse porter, abandonne ses adversaires, traverse la flotte anglaise, et vient le secourir ou succomber avec lui. L’Etenduère ne pouvant avoir aucune assistance de la frégate le Castor, lui hisse le signal de prendre son parti ; elle se dirige de suite vers la flotte, dont les bâtiments les plus près étaient à l’entrée de la nuit à cinq lieues sans avoir été poursuivis. 19

Le Tonnant et l’Intrépide restent donc seuls exposés à l’artillerie de toute la flotte ennemie. Déjà cinq vaisseaux anglais désemparés par le feu des Français sont contraints de se reti rer ; d’autres reviennent à la charge, puis laissent arriver pour s’éloigner du champ de bataille, et réparer à leur aise les donunages qu’ils ont essuyés.

M. de l’Etenduère, qui avait vu six de nos vaisseaux amenés, profita de l’éloignement des Anglais pour laisser arriver vent arrière le cap à l’ouest ; à minuit il fit route au nord-ouest et à quatre heures au nord, non pas positivement dans l’espoir de se soustraire aux ennemis, mais plutôt pour donner le temps à la flotte d’échapper, en cas d’une nouvelle chasse de leur part. Au jour, il ne vit plus que trois vaisseaux ennemis extrêmement loin : alors il fait mettre le cap au N.E. ¼; N., et prend la remorque de l’Intrépide, qui avait jeté tant d’éclat sur son nom. A huit heures, ne voyant plus les vaisseaux anglais, il fit route au N.-O.

Enfin, lorsqu’il se fut réparé, l’Etenduère se dirigea sur Brest où il rentra le 9 novembre 1747 avec ses deux héroïques vaisseaux 20.

La résistance inouïe de ces deux vaisseaux fit une impression bien vive dans l’esprit du jeune enseigne : elle développa dans son cœur le germe du sentiment des grandes actions qu’il accomplit plus tard. Pendant sa belle campagne de l’Inde, il se plaisait à raconter dans le plus grand détail ce fait d’armes, qu’il désignait comme un des plus glorieux qui se fussent livrés sur mer.

Suffren, fait prisonnier, fut conduit en Angleterre avec les six vaisseaux français que l’amiral Hawkes amena en triomphe jusque dans la Tamise. L’arrogance britannique lui déplut, et ce fut durant les quelques mois de sa captivité qu’il conçut les premières impressions de cette haine profonde qu’il voua aux Anglais, et qu’il ne cessait de proclamer.

Notre devoir d’historien nous impose la douloureuse obligation d’évoquer les honteux souvenirs de cette époque où la France sans vaisseaux n’osa plus hasarder son pavillon sur l’Océan : réduite à un système d’inaction, elle fut contrainte à le laisser abattu. Ce fut alors que la nation maudit la politique suivie sous le ministère du cardinal Fleury, politique timide et fausse qui avait laissé nos chantiers déserts et nos arsenaux démunis de tout ; politique funeste, qu’on n’osa pas louer, même dans l’oraison funèbre du cardinal ministre. Après lui, pour qu’il ne manquât rien à la ruine de la marine, on ne vit plus donner aucune suite, aucune direction aux affaires de l’État ; après sa mort, le royaume, qui n’admet pas les femmes à le gouverner, fut livré aux caprices de toutes les maîtresses d’un monarque blasé : les plus chers intérêts de la France furent sacrifiés à des intrigues de boudoir.

Au milieu du flux et du reflux des événements qui agitaient l’Europe, des négociations qui avaient pour but de faire cesser les hostilités se poursuivaient à Aix-la-Chapelle ; la prise de Maëstricht par le maréchal de Saxe décida toutes les puissances à accepter une paix devenue nécessaire : elle fut en effet signée le 18 octobre 1748.

Suffren était revenu à Brest, où la paix le condamnait au repos, car le marin ne porte pas en compte les fatigues et les périls auxquels peuvent l’exposer les vents des tempêtes ou les écueils de l’Océan, dans le cours d’une navigation pacifique. Destiné par sa famille à entrer dans l’ordre de Saint- Jean-de-Jérusalem, le jeune enseigne de vaisseau, auquel l’inaction ne convenait pas, profita de cette circonstance pour se rendre à Malte, et à son arrivée il fut admis au nombre des chevaliers. Suffren se confonna ensuite aux prescriptions de son ordre, en faisant des caravanes exigées par les règlements et en se battant contre les barbaresques ; ses courses contre les Infidèles, sur les bâtiments de la Religion, durèrent jusqu’à la fin de l’année 1754, époque à laquelle il quitta Malte pour revenir à Toulon.

Lorsque la France, par le traité d’Utrecht, céda l’Acadie (Nouvelle-Écosse) à l’Angleterre, les limites, par une négligence impardonnable, ne furent pas arrêtées d’une manière positive. Des commissaires nommés réciproquement avaient ouvert des conférences qui duraient depuis plusieurs années mais on était loin de s’entendre ; on ne cherchait qu’à gagner du temps. Durant ces longs pourparlers, les Anglais, qui désiraient la guerre, faisaient des armements considérables dans les ports britanni ques pour la pousser énergiquement lorsqu’ils seraient en mesure de la déclarer ; ils savaient que les termes ambigus du traité d’Utrecht leur en fourniraient l’occasion quand ils le voudraient.

Louis XV désirait conserver la paix pour laquelle il avait fait tant de sacrifices, et dont la jouissance lui était si précieuse, depuis que le repos l’avait fait retomber dans son engourdisse ment naturel.

Cependant, en présence des préparatifs de la Grande -Bretagne 21, la France équipa, dans les ports de Brest et de Rochefort, vingt vaisseaux formant deux divisions. La première, de six vaisseaux de ligne et trois frégates, tous armés en guerre, commandée par M. de Macnemara, lieutenant-général ; et la seconde, par M. Dubois de la Motte, chef d’escadre, forte de quatorze vaisseaux de ligne et de deux frégates, dont trois vaisseaux seulement, l’Entreprenant, le Défenseur et le Dauphin-Royal, montés par MM. Dubois de la Motte, de Beaussier et de Montalais, étaient armés en guerre ; les autres, portant vingt-deux canons, avaient été destinés à transporter douze bataillons qu’on faisait passer au Canada avec M. le baron de Dieskau. Le chevalier de Suffren, qui ne voulait laisser échapper aucune occasion de se signaler, sollicita et obtint l’ordre de s’embarquer à bord du Dauphin-Royal, de soixante-dix canons.

Dès ce début, on commit une série de fautes, qu’il est utile de relever pour l’enseignement de la postérité. La première fut, de la part du ministère, de s’amuser à négocier avec l’Angleterre, dans l’espoir de l’endormir, au lieu d’agir. D’après les ordres donnés au Canada pour la construction et l’avancement des forts, il devait s’attendre au ressentiment du gouvernement de la Grande-Bretagne, lorsqu’il apprendrait que ces ouvrages étaient poussés avec vigueur. En effet, aux premiers avis qui lui en parvinrent de ses établissements d’Amérique, il adopta le système violent qu’on vit bientôt éclore. La seconde faute fut de n’armer qu’en flûtes la plupart des vaisseaux de l’escadre de M. Dubois de la Motte, et de garder en Europe celle de M. Macnemara, qui avait relâché à Brest, après le départ du chef d’escadre, au lieu de poursuivre sa route pour le rejoindre. Ce général sembla seconder la fausse politique du ministère, en rentrant, sous prétexte d’une maladie, et laissant percer son inquiétude par le débarquement de son argenterie et la confection de son testament. En allant directement à sa destination, il aurait pu rendre un service réel, n’eut-ce été que celui d’en imposer à nos rivaux. En retenant dans le port l’escadre de M. de Macnemara, le ministère se flatta de montrer en cela son désir de conserver la paix, puisqu’il ne donnait aucun ombrage sérieux aux Anglais.

Le gouvernement britannique, qui avait suivi les mouvements de nos deux escadres de Brest et de Rochefort, certain d’une grande supériorité de forces en Amérique, persista dans les ordres hostiles qu’il avait donnés à l’amiral Boscawen. Ainsi donc, tandis que notre ambassadeur, M. de Mirepoix, négociait encore à Londres avec les ministres, et M. de Bussy, un des premiers commis des affaires étrangères, à Hanovre, avec le roi d’Angleterre, l’escadre anglaise s’empara des vaisseaux l’Alcide et le Lys, qui s’étaient séparés malheureusement de leur flotte. Le Dauphin-Royal, égaré avec eux, s’en était tiré plus heureuse ment et avait échappé. Profitant de la supériorité de sa marche, il se réfugia dans le port de Louisbourg, et parvint ensuite à effectuer son retour à Brest.

L’Angleterre fut d’abord étonnée de la résolution hardie que ses ministres venaient de prendre. L’amiral Boscawen lui-même était si peu glorieux d’être le premier pirate de la Grande -Bretagne, qu’il crut se donner un air de modération, en disant qu’il n’attaquerait que les vaisseaux chargés de secours pour le Canada et l’Ile-Royale. Mais, au bout de deux mois, les chefs d’escadre anglais ne firent plus de distinction et se mirent à écumer les mers : chaque vaisseau de guerre de cette nation devint un forban redoutable aux bâtiments marchands, soit qu’ils allassent ou qu’ils revinssent des Antilles, soit qu’ils fussent affectés à la pêche de Terre-Neuve ; il l’était même pour le voyageur passager. Ce n’est point la guerre que nous faisons, disaient-ils. Ils avaient raison : c’était un brigandage ; l’Océan restait en proie à leurs rapines. Le voyageur qui n’a pas entendu parler de guerre est surpris de trouver des ennemis dans les mers d’Europe, là où il ne doit rencontrer que des voisins amis. Il demande vainement, au corsaire qui le dépouille, quelle est la nation dont il est prisonnier ; et avant que son étonnement cesse, les ports de l’Angleterre s’emplissent de leurs vaisseaux, traînant à la remorque des bâtiments français chargés de riches marchandises. Le gouvernement autorisait le pillage, en attendant que le Parlement décidât s’il était permis.

Cette conduite de l’Angleterre, que la France taxa d’injustice, de perfidie, de violation du droit des gens, qui la rendit odieuse aux nations, que blâmèrent même les plus honnêtes citoyens des Trois Royaumes-Unis, fut bientôt justifiée par l’impunité et le succès. Les fausses mesures que prit notre ministère, qui n’agissait jamais qu’avec timidité et mollesse, vinrent contraster avec la réponse fière du duc de Mirepoix, qui, sur la notification qu’on lui donna des instructions de Boscawen, répondit que son maître regarderait le premier coup de canon tiré en mer, d’une manière hostile, comme une déclaration de guerre. Ce coup de canon, on le tira sur des vaisseaux du roi, qu’on arrêta et conduisit dans les ports de la Grande-Bretagne ; des bâtiments de commerce, sous le pavillon de la France, sans hostilités légi times, furent pris et livrés au pillage22. Les officiers et les passagers, dépouillés avant de débarquer, se trouvèrent exposés aux traitements les plus indignes et à l’insulte, plus cruelle que la dureté. Nos matelots, victimes d’un procédé odieux que la justice réprouve et qui révolte l’humanité, furent enfermés dans des vaisseaux gardes-côtes.23 Là, entassés les uns sur les autres, ils ne reçurent qu’une faible ration de biscuit et de salaison corrompus. On eût dit que la destruction de ces infortunés marins était le but que se proposait le gouvernement britannique. Le vice de ces aliments, le mauvais air de ces prisons infectes, occasionnèrent des maladies, et en peu de temps ces vaisseaux-prisons ne présentèrent plus qu’un affreux spectacle de malades et de mourants. Mais, qu’importe au cabinet de Saint-James que la raison combatte contre lui et que l’opinion le flétrisse dans sa machiavélique politique ? Il a pour lui la force et la fortune, et cela lui suffit.

La France suspendit encore quelque temps la vengeance qui lui était due ; fatale temporisation dont se riait le gouvernement britannique en continuant ses exactions. Tandis que le vaisseau de soixante-quatre, l’Espérance, capitaine Bouville, armé en flûte, était attaqué et pris par l’Oxford, de soixante-dix canons, Louis XV faisait reconduire en Angleterre la frégate le Blankeford, que son escadre de Brest avait arrêtée en se rendant à Cadix. Persistant dans son système de modération, ou plutôt de pusillanimité, le gouvernement fit adresser, le 21 décembre 1755, par le ministre des affaires étrangères, un mémoire par lequel S. M. très chrétienne demandait au roi d’Angleterre satisfaction de tous les brigandages commis par sa marine. En effet, les Anglais doutaient tellement de la légitimité de leurs prises, qu’ils avaient demandé, le 2 décembre, au Parlement, de les déclarer légitimes et valables. Après de longs débats, l’intérêt l’emporta sur la justice, et le Parlement déclara les prises bonnes.

Le 13 janvier 1756, sur la réponse négative de M. Fox, la France se décida à agir de représailles contre la Grande- Bretagne. Quelques écrits animés d’un style noble et chaud, qu’on répandit à profusion, vinrent éclairer la nation, mal instruite jusqu’alors de ses intérêts et des discussions politiques. Ils excitèrent à un si haut degré son indignation, qu’on vit renaître la haine invétérée qui n’était qu’assoupie contre ces perfides rivaux : la fureur devint telle, qu’on ne songea plus qu’à leur rendre les maux qu’ils nous avaient causés.

Nous avions encore soixante vaisseaux, mais la plupart n’étaient là qu’en nom, puisque trois étaient condamnés, huit avaient besoin d’être refondus, et quatre n’étaient pas encore achevés de construire ; plusieurs des quarante-cinq autres avaient besoin d’un radoub pour pouvoir prendre la mer. M. Machault, ministre, faisait tous ses efforts pour suppléer au temps et se mettre en état d’entrer en ligne. A cette époque, l’Angleterre comptait quatre-vingt-neuf vaisseaux de guerre, dont seize à trois ponts.

Forcé de combattre, le gouvernement fit avancer quatre-vingt mille hommes des meilleures troupes sur les côtes de l’Océan et de la Méditerranée. On ordonna en même temps l’armement de trois escadres : l’une fut destinée à porter des troupes en Amérique ; l’autre à protéger le siège de Mahon, qu’on projeta ; la troisième se tint dans la rade de Brest, prête à appareiller au premier signal, pour se porter où sa présence serait jugée nécessaire.

Le chevalier de Suffren, qui venait d’être fait lieutenant de vaisseau et qui appartenait au port de Toulon, obtint la permission de rejoindre son département maritime ; là il s’embarqua sur l’Orphée, l’un des douze vaisseaux qui com posaient l’escadre confiée à M. Roland-Michel Barrin, marquis de la Galissonnière. Douze mille hommes, sous les ordres du maréchal de Richelieu, étaient répartis sur cent cinquante bâtiments-transports.

Cette escadre partit de Toulon le 10 avril 1756 et des îles d’Hyères le 12, faisant éclairer sa marche par cinq frégates. Le 17 elle parut devant Minorque, et le lendemain jeta l’ancre devant Ciutadella. La ville se rendit à la première sommation : mais il fallut faire le siège du fort Saint-Philippe, où s’était retirée la garnison anglaise, commandée par le général Blackeney.

M. de la Galissonnière, pour empêcher cette place d’être secourue, avait établi sa croisière entre Majorque et Minorque, lorsque, le 17 mai, il eut connaissance de l’escadre de l’amiral Byng, forte de treize vaisseaux, dont un à trois ponts, qui arrivait de Spithead, d’où elle était partie le 5 avril, pour empêcher la descente ou jeter du secours dans la place.

C’était la première fois que M. de la Galissonnière com mandait en chef ; sa conduite fit regretter qu’il n’eût pas été chargé plus tôt de quelques grandes expéditions. Jamais on ne combattit avec plus d’ordre et de méthode ; jamais le feu ne fut mieux réglé, les signaux mieux entendus, mieux suivis, et les distances mieux observées. Il n’en fut pas de même du côté des Anglais : ils firent plusieurs fautes, quoiqu’ils eussent l’avantage du vent, et nous restâmes maîtres du champ de bataille. Quelque médiocre que fût la victoire des Français, l’importance du service qu’elle rendait dut la grossir aux yeux de la nation reconnaissante ; c’est à elle qu’on fut redevable de la prise de Mahon, qui eut lieu quelque temps après 24.

Rentré à Toulon avec son escadre victorieuse, la Galisson nière se mit en route pour Fontainebleau, où était la cour ; mais il expira aux approches de cette résidence royale 25. Les lauriers dont son front était ceint ne purent le garantir de la mort, et la France perdit en lui son meilleur officier de mer.

Il fut le premier à humilier dans cette guerre le pavillon britannique, et il faut ajouter que malheureusement il fut le dernier. Depuis le combat naval de Minorque, les Français n’éprouvèrent plus sur mer que des pertes, et, ce qui est pis encore, de la honte.

M. Machault, qui avait déployé beaucoup d’activité comme ministre de la marine, et que Louis XV appelait le ministre suivant son cœur, céda sa place à M. Moras. Le roi eut la faiblesse de le sacrifier à une intrigue de boudoir ; on put dès lors présager la ruine de la marine et la servitude de la nation.

En 1757, le chevalier de Suffren reçut l’ordre de passer sur l’Océan, de quatre-vingts, vaisseau amiral d’une escadre de six vaisseaux et deux frégates, aux ordres de M. de la Clue. Cette escadre appareilla de Toulon en novembre, pour Brest, où elle devait se réunir aux vaisseaux destinés à porter des secours à notre colonie du Canada ; mais l’amiral français n’osa pas forcer le détroit, où il trouva les Anglais en nombre supérieur, sous le pavillon de l’amiral Holburne. En conséquence, le 7 décembre, il relâcha à Carthagène, sous le prétexte d’y faire de l’eau. Bientôt il fut bloqué si étroitement dans ce port espagnol, que le ministre, M. de Moras, se détermina à armer de nouveaux vaisseaux pour aller à son secours et le mettre à même de tenir tête à l’ennemi. Le Foudroyant, de quatre-vingts, l’Orphée, de soixante-quatre, l’Oriflamme, de cinquante, et la Pleyade, frégate de trente-six, appareillèrent sous le commandement de M. le marquis Duquesne ayant mission de rejoindre l’escadre de M. de la Clue. Le 28 février 1758, le Foudroyant et l’Orphée vinrent se faire prendre en vue de Carthagène, d’où l’amiral français put contempler leur défaite avec une impardonnable indifférence. Cet officier-général, le croirait-on ! n’essaya même pas d’aller les dégager. Suffren fut si outré de la conduite pusillanime de son général, qu’il en conserva toute sa vie un souvenir pénible, et bien des fois, dans l’intimité, il lui arriva de laisser percer le sentiment d’indignation qu’il avait ressentie à la prise des deux vaisseaux français. Le Foudroyant et l’Orphée combattaient si près du port, que les vergues des bâtiments français étaient garnies de spectateurs. Après cette malheureuse expédition de M. Duquesne, le voyage de M. de la Clue, dont l’objet était d’aller aux îles de l’Amérique et de passer ensuite à Louisbourg, déjà trop retardé, fut absolument manqué. Cet amiral se trouva consolé d’avoir pu, dans son échec, rentrer à Toulon avec son escadre. Quant à son heureux compétiteur, sous les auspices duquel s’était passé le blocus de Carthagène et la prise des deux vaisseaux, le Parlement britannique le remercia au nom de la nation.

M. Berryer avait remplacé M. Moras, et nous venions de perdre le Canada, faute d’avoir pu y porter les secours nécessaires. L’escadre de M. de Beaussier avait été brûlée ou capturée à la prise de l’Ile Royale, et sa perte était un nouveau coup porté à la marine française. L’espérance de la France était l’invasion du sol britannique, que méditait le maréchal de Belle-Ile, et pour laquelle on se consumait en préparatifs immenses. L’escadre de Brest n’était point assez forte pour l’appuyer ; on songea à l’augmenter par celle de Toulon.

C’était malheureusement encore M. de la Clue qui la commandait. Boscawen, qui avait commencé la guerre, conquis Louisbourg et détruit les vaisseaux de Beaussier, fut chargé de bloquer le port de Toulon. Cependant, pour provoquer l’amiral français à sortir et à le combattre, il poussa l’insolence, le 17 juin, jusqu’à tenter de faire brûler, par quelques-uns de ses vaisseaux, deux navires qui étaient en grande rade, sous la protection des canons de notre escadre.

M. de la Clue ne fut pas plus ému de cette insulte chez lui qu’il ne l’avait été à Carthagène, à la vue de la prise du Foudroyant et de l’Orphée ; il laissa les vaisseaux ennemis tombés en calme, fort maltraités par le feu des batteries du fort, et contraints de se faire touer par leurs embarcations, se retirer sans les poursuivre. Suffren, dont l’audace était la qualité la plus caractéristique, se trouvait humilié, comme officier français, de la lâcheté de son amiral ; tout disait cependant à M. de la Clue de profiter de la circonstance favorable qui se présentait pour attaquer les Anglais. En effet, Boscawen se trouvait en si mauvais état, par suite de son entreprise, qu’il fut contraint de lever le blocus et de regagner Gibraltar pour y réparer ses vaisseaux. M. de la Clue, dont rien ne pouvait aiguillonner la nonchalance, au lieu de saisir pour appareiller l’instant où se retirait son antagoniste, qui n’aurait pu l’attaquer avec avantage, ne voulut mettre en mer que bien certain de n’avoir plus d’ennemis en vue. Ah ! s’il est du devoir de l’historien de transmettre à la postérité les noms des héros chers à la patrie pour qu’on les honore, il faut aussi qu’il ose inscrire ceux des hommes qui l’ont mal servie, afin qu’ils soient livrés à la vindicte publique !

L’escadre française, après avoir perdu beaucoup de temps, mit sous voile et se dirigea vers le détroit. Elle était ainsi composée :

Boscawen, qui avait jugé la timidité de son adversaire, se douta qu’il profiterait de son absence pour tenter le passage du détroit ; et, afin d’éviter qu’il le fit impunément, il mit en station deux de ses plus fins voiliers, l’un à la côte d’Espagne et l’autre à la côte d’Afrique. Le soir du 16 août, profitant d’un vent sous vergue, M. de la Clue serra la côte de Barbarie et se glissa dans le détroit. Il était déjà rendu par le travers de Ceuta, quand il fut aperçu à huit heures par la frégate le Gibraltar, l’une des vedettes de Boscawen. Aussitôt ce bâtiment fit des signaux de nuit qui furent aperçus par l’amiral anglais ; celui-ci, informé de l’arrivée des Français, mit sous voiles, et à dix heures, l’escadre anglaise vidait la baie de Gibraltar.

L’armée française continuait son aire, en forçant de voiles pour sortir du détroit et gagner la pleine mer. Mais, soit par couardise, soit par une ignorance impardonnable, ou par une fatalité dont on ne peut rendre raison 26, les capitaines du Fantasque, du Lion, du Triton, du Fier et de l’Oriflamme, dont le poste était au centre de l’armée, ainsi que ceux des trois frégates, dont la destination est de ne jamais perdre de vue le vaisseau commandant, se séparèrent de l’escadre au milieu d’une nuit d’été, où il n’y avait pas de parfaite obscurité, par un vent d’E., qui n’est jamais violent dans un canal étroit, et lorsque aucun incident atmosphérique ne pouvait justifier cette séparation. Le 17 août, à la pointe du jour et à son grand étonnement, M. de la Clue ne vit autour de l’Océan que le Redoutable, le Guerrier, le Souverain, le Téméraire, le Modeste et le Centaure.

Désespéré de cet affaiblissement de son escadre, il perdit la tête. D’abord, il tint le vent et gouverna sous les huniers pour attendre des voiles en vue, qu’il prit pour les vaisseaux qui lui manquaient. Plus tard, lorsqu’il eut reconnu les ennemis, au lieu de sacrifier le Souverain, lourd de marche, et, de forcer de voiles avec les six autres vaisseaux qu’il sauvait, en gagnant le port de Cadix, rendez-vous de l’armée, en cas de séparation, il régla sa vitesse sur celle du vaisseau le Souverain. Boscawen profita de cette faute pour le rejoindre. Néanmoins, malgré la lenteur de marche de l’armée française, il ne put l’atteindre, avec ses quatorze vaisseaux, que fort avant dans l’après-midi, près du cap Santa-Maria.

Si M. de la Clue n’avait montré que de la pusillanimité et de l’hésitation jusqu’à ce moment, une fois le combat décidé, il montra du courage. Nos vaisseaux en ligne attendirent les Anglais. L’engagement commença, et l’Océan et le Centaure combattirent avec une grande résolution. L’Océan tira à lui seul deux mille cinq cents coups de canon. Le Namur, monté par Boscawen, perdit son mât d’artimon, son bâton de foc et deux vergues. Ce vaisseau se trouva tellement désemparé, que Boscawen le laissa à son capitaine de pavillon Carné, et passa sur un autre. Toutefois, le capitaine à qui revint tout l’honneur de cette journée fut M. de Sabran-Grammont. En effet, le Centaure, quoique successivement assailli par cinq vaisseaux, et, en dernier lieu, par le Kernosprik, de quatre-vingt-dix canons, à bord duquel l’amiral anglais avait hissé son pavillon, fit des prodiges de valeur, et n’amena qu’après avoir été réduit à l’état de ponton. La belle résistance de ce vaisseau, qui occupa l’ennemi jusqu’à la nuit, aurait pu sauver l’escadre, s’il y eût eu plus d’intelligence et de conduite. Le contraire eut lieu : tandis que M. de la Clue était étendu sur son cadre, où on lui amputait une jambe fracassée par un boulet, MM. de Panat et de Rochemore, oubliant leur devoir et faisant infraction aux ordonnances, profitèrent de l’obscurité pour abandonner leur chef d’escadre et se réfugier à Lisbonne. Cette évasion découragea et les capitaines, et les équipages. Dès ce moment ce ne fut plus qu’une déroute honteuse. Nos vaisseaux, qui avaient sous leur écoute le port de Lagos, appartenant au roi de Portugal, ne songèrent plus qu’à s’y réfugier, en invoquant l’immunité du pavillon neutre de Bragance. Mais, au lieu d’y trouver la protection qu’ils avaient droit d’attendre, les Anglais, sans respect pour le droit des nations, vinrent attaquer nos quatre vaisseaux jusque sous les forts portugais. Le Téméraire et le Modeste furent pris ; l’Océan et le Redoutable brûlés. Le lieutenant de vaisseau, chevalier de Suffren, tomba de la sorte, une seconde fois, au pouvoir des ennemis, et fut envoyé prisonnier en Angleterre. Nous le verrons, plus tard, prendre, en pareille circonstance, sa revanche sur les Anglais.

Le ministre de la marine, M. Berryer, voulait faire passer tous les capitaines de M. de la Clue devant un conseil de guerre. Ils le méritaient bien. Mais, comme il tenait plus à sa place qu’à la justice et à l’honneur du pays, il craignit de révolter contre lui la noblesse de Provence, à laquelle appartenaient ces capitaines, et d’indisposer le corps entier de la marine dont quantité de membres inculpés avaient intérêt à ce qu’il n’y eût point de recherches qui pouvaient les atteindre. En conséquence, les choses en restèrent là ; l’enquête n’eut pas lieu. La seule punition des coupables fut, à leur retour à Toulon, d’être hués par la populace, tandis qu’ils virent M. de Sabran-Grammont et ses officiers fêtés dans ce port, à Paris et à la cour.