Le bonheur ce n’est pas du cinéma ! - Alain Berger - E-Book

Le bonheur ce n’est pas du cinéma ! E-Book

Alain Berger

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Beschreibung

La vie est plus importante que les films. C’est ce que Suzanne, auteure de livres pour enfants, finit par inculquer à François, cinéaste en mal d’adaptation à la vie réelle. Mais… au bout de vingt ans et grâce à une occasion qu’elle n’espérait plus ! Elle affronte alors, héroïne de son époque, un tartuffe contemporain. Fin des errances sentimentales de François, espère-t-elle : aux oubliettes le Danube blond, à la décharge la fleur de Liban. Mais pas si vite, petite, le mal a plus d’un tour dans son sac !

À PROPOS DE L'AUTEUR

Après des expériences humaines multiples et enrichissantes, notamment à l’occasion d’exercice de fonctions administratives de haut niveau, Alain Berger a choisi de s’autoriser une nouvelle vie en tissant des récits qui libèrent l’imagination et apportent le sourire. Son intérêt pour le septième art et la littérature, son goût pour les voyages et les cultures étrangères, ainsi que son profond dégoût pour les tartuffes, l’ont conduit à écrire ce deuxième roman.

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Alain Berger

Le bonheur ce n’est pas

du cinéma !

Roman

© Lys Bleu Éditions – Alain Berger

ISBN : 979-10-422-3926-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À mon épouse

Cher… Essonne

Dourdan, août 2027, c’est l’après-midi

Suzanne et François ont débarrassé la table. Leur fille Catherine est partie jouer dans sa chambre. Tantôt ils iront se promener au parc.

« Je vais lire sur la terrasse », a dit François.

Suzanne a souri. Elle pense que son mari va plutôt visionner un film sur une tablette. Tendant l’oreille, elle lui imagine ces mots : « téléphone, beau téléphone, dis-moi combien haute est ma renommée. »

Madame Hausmann est heureuse de voir son réalisateur de mari tirer parti d’un engagement soudain pour Valentine Marinelli. Inconnue il y a douze mois, la violoniste, lasse du dépérissement moral de son pays, s’est lancée en politique et, à la surprise générale, a été élue Présidente de la République. Elle avait choisi François pour sa communication et elle le charge encore de « capsules » ayant trait au renouveau de l’humanisme national et de la transparence culturelle, thèmes au cœur de son mandat. Ce qui vaut à François un soutien à la diffusion de ses films, dont Suzanne est la scénariste.

Celle-ci passe machinalement une main dans son épaisse chevelure rousse. « Je suis Suzanne Hausmann, la co–autrice des films à succès de François Nidole ». Son plaisir, sa réussite, sa vie avec l’homme qu’elle aime, leurs enfants, elle les vit comme ils sont venus. Sans penser devoir en rendre grâce à qui ou à quoi que ce soit. Sans retour sur sa vie d’avant : ni sur le manque de reconnaissance professionnelle dont elle a souffert, ni sur sa douleur de l’absence de François, ni sur ce qui lui fit trouver la force de sauver celui-ci quand elle eut décidé de le délivrer des périls auxquels l’avait exposé son imprudence.

Elle avait connu François lors de leurs études.

Mais l’immaturité affective de son condisciple, que rageuse elle appelait muflerie misogyne et priapisme séductionnel, avait empêché que se transforme alors en projet de vie son attirance pour lui. Seulement avait-elle pu continuer à en suivre la carrière. Ainsi, sans que jamais elle le revit, il n’était jamais resté loin de ses pensées. Celles-ci étaient douces quand elle se remémorait les moments passés ensemble, amères quand elle voyait ce que faisait de sa vie cet esprit brillant. Consternation qui avait fini par faire aux yeux de Suzanne de tous les hommes des êtres inconstants, faibles, immatures. À tel point que jamais elle n’avait formé de couple, alimentant ainsi chez les uns des interrogations sur ses orientations sexuelles, chez les autres des espérances liées à ces doutes.

Quand, en 2021, le hasard lui avait fait retrouver son amour de jeunesse, elle n’avait pourtant pas hésité. Elle était intervenue dans sa vie, toute à un plaisir d’y prendre enfin une part. Et aussi de pouvoir lui exprimer ce qu’elle pensait de ses comportements !

Aujourd’hui, en 2027, Suzanne aime et est aimée : elle élève les enfants qu’elle a eus avec François. Surtout : elle écrit en liberté. Le bonheur est, se dit-elle, la première des libertés, la clé qui ouvre le coffret de toutes les autres. Oui vraiment, poursuit-elle, le bonheur, c’est l’inverse de la boîte de Pandore : alors qu’un parfum dégage de celle-ci les mauvaises humeurs de l’humanité, le bonheur en fait surgir toutes les fleurs et transforme toute semence en jardin d’Eden.

Elle entend ces mots et leur harmonie lui plaît : C’est beau comme du Hausmann…

Elle s’est installée à la table d’où elle a vue sur leur grand jardin.

Elle bénit l’informatique. Sans s’éloigner de ceux qu’elle aime, elle trouvera dans un instant toute une documentation.

Comme elle doit compléter ses connaissances à ce propos, elle a tapé « trains de nuit » dans une barre de recherche. Les premiers titres apparaissent : la bête humaine, le Mécano de la générale, Colette dans l’amour en fuite, la cavale de Roger Thornill…

***

« Maman, je m’ennuie…, couine Catherine. »

Suzanne se dit qu’elle doit avancer. Que même c’est même impératif question délais. Que François n’ait qu’à s’occuper de leur fille : « Va chez papa, maman travaille ! »

Elle sourit. S’esclaffe de cette inversion du titre qui avait – il y a cinquante ans ! – marqué le féminisme1.

François a acquiescé. Suzanne les a regardés s’éloigner en ne pensant plus qu’aux prénoms de leurs enfants.

François avait renoncé à Alfred (pour Hitchcock), mais voulait Jean (pour Renoir). Finalement ç’avait été… Catherine (pour Deneuve). Plutôt qu’Adèle (pour Haenel). Mais, deux ans plus tard, pour un garçon, Suzanne a imposé une vraie contemporanéité. Ken (tous deux adoraient Loach) ? « Nooon, leur avait dit un chœur d’amis : on appellera sa sœur Barbie ! ». Alors ils ont finalement retenu : Gérard. Gérard et Catherine dans une famille, ça sonnait aussi bien que Deneuve et Depardieu sur les toiles ! Et puis c’était, bien plus qu’à l’acteur sulfureux, un hommage discret à l’étoile qui, fulgurante, avait traversé le cinéma français : Gérard Philipe.

Ils sont sortis et Suzanne est revenue à son écran. Voici Jean Gabin et Simone Simon ; Cary Grant et Eve Marie Saint ; Marie-France Pisier et Jean-Pierre Léaud ; Emile Zola ; René Clément et la bataille du rail. Puis des legs de cultures fanées : des trains qui s’engagent dans des tunnels, la mécanique productiviste des grosses locomotives à vapeur…

« Miel ! »

L’ordi s’est éteint et, pour exprimer son dépit, Suzanne a préféré le nectar apicole à la bouse bovine. C’est qu’elle interdit à ses lèvres toute expression familière, a fortiori ordurière. Elle s’est promis d’être, pour celui qu’elle aime, une Catherine Deneuve du quotidien. Et elle n’imagine pas Marion Steiner2 avec les accents de Madame sans gêne !

Rageuse, elle fait les cent pas. Regrette un instant de ne plus fumer ! Se sert un verre de Badoit. Pour gérer son impatience, elle prend son smartphone. Vite : barre de recherche, « trains ». Elle surfe nerveusement, reçoit toute sorte d’images de cheminots. Une d’entre elles lui dit quelque chose : elle clique et est dirigée vers une page Facebook. Elle éclate de rire. « Je dois voir ça sur le PC, dit-elle. Maintenant, sûrement, il est assez chargé. »

Sur l’écran : une silhouette, massive sans être lourde. Sous le pseudo « Lantier », c’est René, l’ami de toujours de François ! Tiens, à son bras, une femme en robe de mariée ? « Et… Il ne nous a pas invités… ? »

Elle est vraiment glamour, se dit Suzanne : longs cheveux noirs en liberté, décolleté discret, robe fuseau à mi-mollet : La classe ! Par contre : son nom ? Elle lui trouve un teint oriental. Tout à coup : Mais… c’est ma robe de mariée qu’elle porte ! Oui, c’est bien le clone de la sienne à son mariage avec François.

Ce jour-là, René avait été le témoin de François.

Grâce à elle ! Car les deux amis d’enfance s’étaient alors distanciés. Elle est fière de les avoir réconciliés sur son autel matrimonial ! Même si cette joie avait été de courte durée : depuis ce jour, le couple est sans nouvelles de René.

Suzanne ne parlera pas à son mari de cette femme sublime. Elle tient la jalousie pour l’esprit aussi vulgaire que la trivialité pour le vocabulaire ! Mais elle trouve que le sourire de la Joconde est moins énigmatique que celui de l’inconnue. Et puis sa robe l’intrigue, de même que savoir comment elle a pu se trouver au bras de René : Celui-là, il avait bien caché son jeu. Et François qui a parfois pensé que son pote était gay…

Catherine rentre quelques instants avant son père.

Suzanne embrasse tendrement sa fille, lui sert un goûter. Puis l’envoie dans sa chambre.

Elle a décidé : elle montrera la photo, ne parlera pas de la créature. Elle est nerveuse et procrastine. Après le repas, elle appelle sa mère sous prétexte de Gérard, laissé pour une semaine à ses grands-parents.

« Vaut mieux que tu sois assis, dit-elle enfin en déposant son PC déposé sur la table du salon. Pas sûr que tu leur feras un présent… »

François rougit puis blêmit. Un murmure inaudible s’échappe de ses lèvres. Le manège n’échappe pas à Suzanne. Mais elle ne l’interroge pas, sentant des mots prêts à défier sa maîtrise : sans doute le genre de petite p… que prisait autrefois François.

Quand, sans un mot, celui-ci a quitté la pièce, Suzanne efface le fichier et vide la corbeille. Mais le regrette presque aussitôt : si c’était cette aventurière qui, un jour, lui avait été évoquée comme relation maléfique de François… ?

François ne trouve pas le sommeil. Et, dès qu’il est assuré du rythme régulier de la houle des ronflements de son épouse, il quitte la chambre. René ne répond pas à son appel.

Le lendemain matin, François prétexte un rendez-vous urgent : « Je dois aller à Paris. Un contact avec le premier assistant-réalisateur ». Sur la première aire de stationnement, il appelle encore son ami. Mais de nouveau seule la messagerie lui vient.

À l’heure du déjeuner, comme il fait beau, il a pris un sandwich, s’est assis sur un banc. Le soleil d’août a chassé René de ses préoccupations. François ricane et fait des gestes sur son siège : René est un grand garçon. Il épouse qui il veut. Il convoque Coué : j’aurai perdu de vue son invitation. Il ne s’est pas aperçu que, emporté par le lyrisme qui lui vient aisément dans les moments d’émotion, ces mots, il les a prononcés à haute voix. Ni que ses voisins de banc se sont alors éloignés, amusés ou perplexes, précipitamment.

Le bonheur qu’il vit auprès de Suzanne, le succès retrouvé dont il se sait lui être redevable, ont chassé son attirance frénétique et immémoriale pour les jolies femmes. Pas plus que son épouse, il ne s’interroge sur ce qui a pu amener au bras de René celle qu’il a reconnue et qu’il voudrait seulement chasser de son esprit pour les chagrins qu’elle lui a causés jadis. Mais cette quête est plus ardue qu’évanouir de son cœur le remords de ne s’être jamais enquis du devenir de son ami d’enfance.

Une colère lui vient soudain : il a pensé à celui qui avait amené la Mona Lisa dans sa vie ; celui qui avait fini par constituer un danger dont il n’a été sauvé, pense-t-il, que par Suzanne. Ce souvenir le charge, malgré le soleil d’été, d’un frisson et il intrigue encore les promeneurs : en dispersant le gravier d’un trépignement de pieds, il crie : « Que l’Enfer garde ses enfants ! »

François est revenu en ce temps où il était devenu contraire aux bonnes mœurs de se serrer les mains, criminel de s’embrasser, irresponsable de dévoiler les traits de son visage et où se rendre dans une salle de cinéma était tout simplement impossible.

***

En cette fin d’après-midi d’été 2021, François n’attendait personne. Il fut donc surpris quand il entendit les premiers accords de la valse n° 2 de Chostakovitch. Se souvenant qu’il venait de les programmer pour sonnerie d’appartement, il décrocha prestement le parlophone. Au bout : « Police de Paris. Nous devons monter. »

C’était deux policières, assez jeunes.

François imagina aussitôt la première, blonde à lunettes, cheveux noués sur la nuque, la poitrine engageante en dépit de la sévérité de l’uniforme, en déshabillé, échevelée, lascivement étendue sur un lit. Mais ce fut l’autre, brune aux cheveux courts et à la silhouette râblée, qui s’adressa à lui : « Veuillez nous suivre, dit-elle. Rien qui vous concerne, mais votre nom était dans une poche d’un homme trouvé inconscient quai des Grands Augustins. »

Il régnait un profond désordre dans les institutions hospitalières. Seules les affections respiratoires semblaient encore dignes de soins. Les autres malades étaient abandonnés dans les couloirs, transformés en salles d’attente. Souvent en gares de triage ou morgues.

« Que faut-il faire de ce Monsieur, Nadine ? avait demandé la jeune interne Sonia Laginel. Il n’y a plus de place en cardio avec tous les Covids qu’on nous amène.

— Je ne sais rien faire à cela. On n’est pas en Chine ici. On ne va pas construire un hosto en quelques heures. Attends un peu, vérifie régulièrement s’il n’est pas mort. Si oui, recouvre-le d’un drap. S’il est vivant, prie qu’il ne meure pas avant qu’une place en cardio se libère. »

La jeune femme retenait difficilement ses larmes : J’ai fait des études. Je suis médecin. Pas croque-mort ni assistante sociale.

On a frayé pour François et les policières un chemin entre les lits. Arrivé le long d’un mur où la lumière de l’été finissant l’éblouit un instant, il dit d’une voix claire : « C’est Alfred Dorcel, un producteur de cinéma. » Il n’ajoute rien, pensant seulement : pas besoin d’être fils d’Hippocrate pour voir qu’il est mort.

Dorcel lui paraît plus petit que dans son souvenir. Rien à voir avec la vive impression que, jadis, il lui avait faite : taille supérieure à la moyenne, barbe noire et pointue qui lui conférait tantôt une posture doctorale vénérable, tantôt des traits patibulaires redoutables. Aujourd’hui, en tout cas, il est bien inoffensif : rabougri, rachitique, scrofuleux. Médiocre jusque dans son rictus mortuaire. À mille lieues de ses craintes de jadis, François se souvient de ces mots : « Connaissez-vous, Nidole, ce que disait Napoléon 1er ? » Prenant un accent corse, le singulier personnage avait poursuivi : « Il y a deux moyens de manipuler les hommes : la peur et l’intérêt. Eh bien moi, Nidole, j’utilise les deux : je promets, je menace, je tiens mes promesses du reste et exécute mes menaces. Ainsi, je peux faire des propositions qu’on ne peut refuser… »

Sans crainte de l’ignominie du sentiment, l’absence de vie qu’observe François le rassérène.

Soudain, il s’attarde aux traits du défunt. Il se dit que ce ne peut être un arrêt organique qui en explique la contorsion des traits. Il y a là, pense le cinéaste, quelque chose qui lie à Satan et aux visages multiples que prend le Malin pour tromper les Justes. Le teint du visage lui paraît tout aussi singulier : flamboyant. Comme si, derrière une peau diaphane dansaient des flammes.

Ses yeux se portent ensuite sur le vêtement de Dorcel : une robe de chambre ! Dont, détail qui le frappe, à la pointe de l’encolure, le tissu est noirci. François se dit même qu’il est en train de se consumer.

***

C’est à ce moment que la vision de François le céda à son odorat. Il a humé quelque chose d’étrange, de singulier, de malaisant. Jamais je n’ai… pensa-t-il d’abord… Mais si ! Cette fragrance âcre, âpre aux conduits nasaux et qui racle les muqueuses nasales ; cette odeur insupportable, je l’ai déjà reniflée. Et où ? Auprès de Dorcel justement !

« Il faut vraiment que tu ailles voir Alfred Dorcel. … » Ces mots récurrents de son imprésario lui reviennent. Stéphane Rochiel n’avait rien dit de plus. Sinon que ce Dorcel était en France une sorte de gourou régnant sur la Culture. « Je ne sais d’où il tient ses pouvoirs, avait-elle seulement un jour soufflé d’une voix lasse et les yeux baissés. En tout cas pas seulement d’être à la tête du Ministère… »

De ce jour où enfin il avait cédé à cette pression, François évidemment se souvient dans le mortuaire improvisé. Il se remémore les images qui ornaient la salle où il vit, pour la première fois, Monsieur Dorcel. Il se souvient des lumières qui s’y jouaient jusqu’à largement occulter son interlocuteur. Font aussi retour les odeurs acides qui en imprégnaient l’atmosphère.

Et puis cette voix qui s’était adressée à lui. Puissante, à la limite de la terreur, elle avait été successivement ironique et sarcastique, condescendante pour l’artiste qu’il prétendait être devenu, simplement mystérieuse. Et pourtant, François l’avait trouvée aussi rassurante et porteuse d’un renouveau de son existence.

***

« Ouf je te trouve enfin… »

Sur le pavé froid de la morgue de fortune, il ne l’a pas entendue arriver.

Son émotion des plus récents évènements embrume son esprit. Il se souvient pourtant vaguement : la veille, Suzanne lui a interdit de sortir. Mais il ne sait par contre pas du tout s’il l’a avisée de la présente escapade avec les pandores et s’ils s’étaient fixés un moment pour se rejoindre.

Elle est hors d’haleine, mais enveloppe immédiatement un bras de François du sien. Il ne lui rend sa tendresse ni par un sourire ni par un quelconque merci. Mais cela n’a pas d’importance pour Suzanne. Elle est heureuse de ce qu’elle constate, de la part qu’elle y a prise, du rôle joué auprès de François. « Mon François, pense-t-elle, celui pour qui un orchestre de cordes vibre dans ma tête et me fait fredonner :

Que serais-tu mon amour sans moi

Qu’une étoile sans firmament ?

Que serais-tu pauvre François

Si sur toi je n’avais veillé à chaque instant ? »

Elle n’a pas honte de la pauvreté de ses rimes. Ni du piètre hommage qu’elle rend à Aragon et à Ferrat. Elle maîtrise seulement sa joie, se disant : Je ne hais point ce Dorcel. Je sais seulement que, si anges et démons se sont disputé son âme, le combat aura été bref et, à l’heure qu’il est, Dorcel est le Directeur de cabinet du maître des enfers. Sans lui pourtant, je ne me serais jamais souvenue de François Nidole que comme l’homme qui des femmes n’aimait que les fesses…

Le visage de Suzanne s’est fermé sur sa gauloiserie, son sourire s’est estompé. Non par dignité, mais parce que ses derniers mots lui renvoient des souvenirs. Des souvenirs qui remontent à près de vingt ans…

Les amours manquées

En 2004, ils s’étaient rencontrés à la FEMIS, porte d’entrée des amants du septième art. Suzanne s’orientait vers le scénario, François vers la réalisation et la direction d’acteurs.

Dans cette école, Suzanne a trouvé une forme d’épanouissement et perspective sociale. C’est là qu’elle s’est émancipée de la nostalgie et de l’amertume que lui imposaient, pour une terre perdue et lointaine, ses parents et leurs amis. L’enceinte de l’établissement s’est révélée non des murs, mais des portes vers un monde nouveau, aux antipodes des intonations ayant fait la fortune de plusieurs générations d’humoristes : l’accent des Français d’Afrique du Nord.

Swawila Alimila était née d’un Harki et d’une Française. Enfant, elle s’accommodait aisément de cette peau à peine plus hâlée que celle de ses camarades de jeu. Mais s’agaçait de : « pied noir » ! Aussi chaque soir récurait-elle énergiquement ses voûtes plantaires ! Avec un entrain si abrasif qu’il finit par la mener chez une dermatologue. Elle en subit docilement les traitements, mais tut héroïquement l’origine de son trouble.

À la FEMIS, son enthousiasme pour les matières n’avait d’égal que le goût qu’elle prit très rapidement à la compagnie de François Nidole. Elle l’admirait tant qu’elle ne pouvait le tutoyer. Lui, de son côté, trouvait satisfaction à une distanciation si datée. Son visage anguleux semblait se tendre plus encore aux élans romanesques de François, sous les principes moraux dont il truffait ses propos, à l’audition de son érudition intellectuelle générale. Surtout cette propension à définir chaque point de la vie sociale par une référence à l’histoire du cinéma, faisant du monde le produit d’une anthropologie cinématographique. Si Hegel a défini l’esprit par son rapport à la conscience, exprimait-il, il en est de même aujourd’hui du cinéma. Ces propos ou d’autres du même genre, il les balançait d’un sourire qui le dispensait, aux yeux de Suzanne en tout cas, d’en démontrer l’actualité et la conformité à la pensée d’Hegel.

Pour ses projets, la jeune rousse voulut se trouver un nom plus français. Par égard pour ses parents, elle entendait bien garder les lettres de son nom dans le pseudonyme qu’elle adopterait. Mais, quand elle s’aperçut que son patronyme était un palindrome, elle choisit : Hausmann.

C’est beau, ça, comme nom. En France, c’est un nom de bâtisseur.

Un jour, la malice d’un correcteur orthographique lui fit écrire : « baptisseur ». Elle sourit du lapsus : oui, la production culturelle, c’est bâtir un monde nouveau et y accueillir des profanes.

Un autre jour, elle se dit qu’elle avait choisi Hausmann parce que ça faisait un peu juif et que, dans le monde du spectacle, cela pouvait toujours être utile. Elle eut honte aussitôt…

Quand elle raconta sa mue patronymique à François, celui-ci lui demanda : « mais pourquoi Suzanne ? ». Elle déposa la bière et essuya la mousse qui lui recouvrait les lèvres et dit : « Pourquoi Suzanne ? Réfléchissez un instant mon cher François, vous qui êtes un homme qui aimez les femmes et semblez si peu vous y attacher, qui préférez l’amour aux amoureuses. Auriez-vous oublié Schiffman ? »3

Amusé du propos, il s’abstint de lui dire que, dans le Clan des Siciliens, Henri Verneuil avait retenu Suzanne Hausmann pour une fausse identité de passeport : « Voici un nom, avait dit Gabin, qui sonne bien français. »

***

Dans la moiteur de la morgue, Suzanne se dit que, avant elle, Beaumarchais avait déjà fait de son prénom celui d’une malicieuse héroïne dont le culot déjouait la violence d’un Harvey Weinstein de son temps.

Un sourire discret salue cette appréciation qu’elle a d’elle-même. Mais qui ne chasse pas le souvenir amer d’un instant auparavant. Elle revient à ce… défaut qu’elle avait haï chez François sans pour autant jamais lui retirer son affection : son attrait pour le genre féminin.

Peu portée sur les introspections et les analyses « psychomachin » auxquelles elle ne réservait que sarcasme et mépris, Suzanne ne connaissait rien de François qui fût antérieur à leur rencontre.

Elle ignorait donc tout de cette excursion de François à la Cinémathèque lors de sa prime adolescence. De la fascination qui l’avait saisi devant une photo de Marie-France Pisier en déshabillé, se peignant les ongles des pieds. Ne pouvait soupçonner comment cette image avait fixé sur la rétine de François l’idée du charme féminin. Encore moins qu’elle en avait comme imprimé dans son cerveau, une interrogation – les jambes des femmes sont-elles magiques ? – aussi récurrente qu’était romanesque la réponse qu’il avait retenue : Non. Ce sont elles qui sont magiques. Leurs jambes sont seulement les branches d’un compas qui dessine les cercles dans lesquels évoluent ceux qui les aiment. Ce sont les courbes formées par ces cercles qui donnent aux hommes leur équilibre.

Suzanne aurait de même ricané si on lui avait parlé du rôle joué par la mère de François dans ce goût qui lui était venu. Car c’était Martine qui lui avait inculqué, à partir de sa propre personne, le goût de la beauté féminine. Par hasard, en le tenant par la main…

Comme sa mère était grande, la taille rehaussée encore par des talons aiguille, François devait hisser sa main à hauteur de sa propre épaule pour tenir la sienne. Et distinguer alors le visage de sa mère, lui était impossible : il ne voyait que les pointes des boucles de sa longue chevelure brune et le bas de ses pendants d’oreille. Il devait donc tendre les muscles du cou au maximum pour lui saisir les traits et ce faisant, ses yeux s’arrêtaient au genou de sa mère et à la chair de sa cuisse, dévoilée par chacun de ses pas. Ces derniers les avaient un jour tous deux portés vers une autre jeune femme. Celle-ci avait pris François dans ses bras et sa mère dit qu’elle serait désormais sa maîtresse. François avait trouvé l’expression déplacée : Je suis trop jeune pour avoir une maîtresse. Je ne suis même pas marié. Mais il avait, au bruit des talons de sa mère s’éloignant, retenu du moment la leçon : on peut passer du charme de l’une au plaisir de l’autre. Car tous ces êtres sont magiques et donnent l’amour et la sécurité.

Au fil des années, sa fascination pour le genre féminin n’avait cessé de croître.

D’abord à cause de la facilité qu’il observait aux femmes de modifier leur aspect.

Ah cette aisance à jouer des coiffures ! Telle blonde pouvait sans délai devenir rousse ou brune. Du jour au lendemain, chacune pouvait brider la liberté de ses cheveux et en faire battre dos et épaules, les nouer en nattes, en chignons, au–dessus de la tête ou à l’arrière de celle-ci, les attacher sur la nuque en catogan. (« Ne dis jamais, avait-il un jour entendu sa mère dire à sa fille, née deux ans après François, queue de cheval. Tu comprendras un jour pourquoi ! ») Les femmes pouvaient avoir une chevelure lisse, imprimer à celle-ci des ondulations ou au contraire en faire des boucles très serrées. Des choix qui pouvaient illustrer une grande sagesse, donner des images d’insoumission ou afficher un charme provocateur.

Et cette variété de façon de se vêtir ! Jupes, robes, pantalons, en ensembles ou pas, la panoplie était large. Les femmes peuvent tirer parti de cette large gamme de parures pour rappeler leur féminité et leur charme, se disait François, ignorant que cette liberté n’en est une que pour autant que leurs admirateurs ne confondent pas séduction et invitation, sourire et joie de subir.

François aimait les femmes.

Il aimait suivre du regard celles dont les jupes courtes faisaient sauter le tissu à chacun de leurs pas et leur battait les cuisses. Tout autant que celles dont des jupes plus longues, fendues sur une jambe, découvraient celle-ci au rythme de leurs pas saccadés.

Un jour, à Amboise, se dirigeant du monument d’Abd el Kader vers la rue qui longe le château en direction de la Loire, il avait de loin vu une de ces déesses. Elle était longue, élancée. La brise légère avait semblé à François n’exister que pour donner rythme à la longue chevelure châtain clair, dont les mèches se balançaient au rythme des talons dont elle martelait le sol. Ses pas la menaient en direction du fleuve et étaient trop vifs pour que sa marche et celle de François les fissent se frôler. Alors les vingt ans de François s’étaient dits : Hélas : sécantes seront nos routes, distantes nos destinées.

Suzanne ne connaissait de François à ce propos qu’un plaisir viriliste et puéril à séduire. Quant à un attachement durable, Suzanne était bien convaincue qu’il était totalement absent de toute perspective de sa part.

Un jour qu’il s’était risqué à lui énoncer sa théorie sur les jambes féminines, elle avait seulement pouffé de rire. Quand elle s’était reprise, elle lui avait conseillé tout à la fois de faire tribut à l’histoire du cinéma et surtout de lui abandonner systématiquement toute écriture scénarique qui revisiterait des classiques.

Suzanne portait des cheveux roux très courts. Sur son oreille droite seulement : une boucle en or. Elle affectionnait, quelle que soit la saison, des vêtements amples qui retenaient ses interlocuteurs de deviner si, en définitive, elle penchait vers Beyonce ou vers Jane Birkin comme modèle. Elle ne portait que jupes ou robes, toutes lui couvrant les genoux, même quand elle était assise. Ses seules fantaisies vestimentaires étaient deux tee-shirts portant les mots « les films avancent comme des trains dans la nuit ». Sur le premier figurait la silhouette de Jean-Pierre Léaud, sur l’autre celle d’Alexandra Stewart.

La jeune femme n’était pas amoureuse de François. Elle le voyait seulement avec cette admiration qui se porte aux êtres ordinaires dotés d’un talent extraordinaire : parler avec simplicité d’œuvres classiques et, d’un sourire et avec des mots courants et enflammés tout à la fois, en souligner l’actualité des passions.

Elle aimait François en dépit de son autre interrogation récurrente : « Pourquoi les femmes croisent-elles systématiquement les jambes dès qu’elles sont assises ? ». Sans doute perçut-il le ridicule de ces mots le jour où, attablés à une terrasse avec Suzanne, il lui avait posé la question. Elle avait prestement hélé une serveuse : « pour mon ami, ce sera deux boules, beaucoup de crème fraîche et surtout un verre d’eau glacée. »

***

Hormis qu’il était né en octobre 1984, Suzanne n’avait jamais rien entendu de la vie familiale de François. Elle savait à peine qu’il avait passé son enfance à Villandry. Elle ignorait tout de ses parents : Martine et Auguste Loined.

Et de ce moment originel aux si grands effets sur toute la vie de François.

François avait dix ans quand son père disparut subitement. Dix mois plus tard, Martine annonça gravement à ses enfants qu’un courrier du ministère des Affaires étrangères lui faisait comprendre que la vocation naturaliste d’Auguste Loined avait trouvé aboutissement dans le tube digestif d’un félin solitaire.

Loin de tout chagrin, François et sa mère avaient développé une rancœur à l’égard du disparu de les avoir abandonnés. François l’exprima en troquant son patronyme pour une anagramme de ce dernier : Nidole. Devant élever seule ses enfants, Martine reprit une épicerie sur la route nationale, à proximité de l’auberge du cheval rouge et la maison familiale y fut installée.

Baguette, Chavignol et rillettes auraient pu témoigner des envolées lyriques qui la saisissaient quand elle évoquait de son fils l’immensité des talents et l’inéluctable accès à la gloire : « un esprit sur lequel jamais ne se couche le soleil du génie ni celui de l’inspiration. »

Sa mère avait instillé en François l’idée qu’il était normal qu’il fût admiré de chacun. Cette éducation l’avait nanti d’une grande confiance en lui. Mais par contre démuni contre les pièges de l’existence et inhibé toute capacité à en percevoir les dangers. Elle ne lui avait pas non plus appris à rémunérer d’une juste affection celles et ceux qui lui manifestaient amitié et amour.

Les élans laudatifs de Martine lui faisaient largement négliger la sœur de François. Cette dernière en avait développé un sentiment de solitude et de dépit. Quand, dissimulée derrière une encoignure de porte, elle entendait les panégyriques maternels pour son frère, elle trouvait Martine pitoyable.

Elle ne ménageait pourtant pas ses efforts pour intéresser sa mère à sa passion : le vélo acrobatique. Voltige et dérailleur valent bien, disait-elle, rimes et fantasmes. Cette passion arrogante lui avait fait élire le parking du château autant que les berges du Cher comme pistes de lancement pour sauts périlleux et vélodromes pour sprint sur roue arrière. À d’autres moments, elle faisait de la route à Azay le Rideau, un théâtre où, à la seule force des bras et du torse et défiant une allure chétive et maigrichonne, son engin devenait un avion sans ailes. Chaque année depuis l’âge de ses dix ans, elle avait obtenu d’être inscrite à des stages de plus en plus loin : Tours, Bordeaux, Biarritz. Elle en ramenait des vidéos enregistrées sur téléphones portables et téléchargeables sur la télévision de salon. Mais, toujours, sa mère n’y accordait qu’un court moment d’attention, ne s’inquiétant même pas des dangers physiques auxquels s’exposait l’enfant.

Ce manque d’intérêt avait incité Arlette à s’orienter vers une forme de publicité plus contemporaine de ses exploits : leur « mise en ligne » sur des « réseaux sociaux ». Très rapidement, ses pages sur Facebook lui valurent de nombreux followers. « Tu devrais dire : admirateurs, lui disait régulièrement François. Ici, on est en France et en France on parle français. » Cette condescendance ne blessait Arlette qu’un instant. Aussitôt après, elle se réjouissait qu’un membre de sa famille lui prêtât enfin attention. « Merci, François, je vais faire attention, lui disait-elle distraitement. »

Vivre au cœur du Val de Loire avait donné à François le goût de l’Histoire de France. Ou plus exactement de ses visions romancées forgées par Dumas et Hugo. Et la gloire n’était-elle pas son voisin ? Il la voyait à Azay en la maison de Balzac ; à l’Islette dans les ombres figurant la passion de Camille Claudel et de Rodin. Il se rappelait la paix de Colombiers4 signé dans le château avant qu’il portât le nom de Villandry.

François en était convaincu : les hommes se battent pour leur Roi et pour l’honneur de leurs belles ; toujours domine l’esprit chevaleresque ; il n’y a de sentiments humains qui ne correspondent point à la rectitude des jardins de Villandry. Souvent, devant les toits gris du hameau jouxtant la demeure de Balzac à Azay, il pensait, contre toute vraisemblance historique et littéraire, que le regard d’Honoré s’était un instant arrêté devant les mêmes profondeurs sylvestres que celles qui mouillaient ses yeux quand il y plongeait son regard. À d’autres moments encore, il traînait sur les berges du Cher, un livre à la main, y déclamant des alexandrins.

Sa sœur, elle, ne voyait dans ces personnages classiques que l’expression d’un machisme désolant. Pour Arlette, les jardins de Villandry n’étaient source que de frustration. Jamais on ne la laisserait, maugréait-elle, se livrer à des pirouettes cyclistes entre terrasse et parterres. « D’ailleurs, fulminait-elle, à quoi bon cultiver des légumes à l’ancienne alors qu’il y a un Intermarché à Azay où on les trouve sans se baisser autant ? » Elle avait vu « Tenue de soirée » et paraphrasait volontiers Blanc dans une de ses répliques :

Oui ça m’emm… de me baisser.

Car je suis fragile des lombaires

Et je préfère le supermarché

À toutes vos cultures potagères.

Arlette avait perdu son père, sa mère était aussi absente que l’avait été l’Auguste disparu. Quant à son frère…

Heureusement il y avait le sympathique Monsieur Google. Grâce à lui, elle était devenue skybike37.

Sur la toile, elle avait rencontré Shoshana75016. Son profil la disait vivre à Paris (elle se gardait de lui parler de son quatre-vingt-treize) où il y a des esplanades immenses sur lesquelles on peut sans danger, disait-elle : skater, roller, trottinnetter et… voltiger.

Un jour, Arlette vint à Paris et les deux adolescentes se rencontrèrent au Trocadéro puis allèrent à Bercy. Mais, conformément à leur culture « post book », elles ne s’appelèrent que de leurs pseudos et Swawila n’emmena pas Arlette au–delà du périph. Et les adolescentes n’échangèrent ni leurs noms ni leurs numéros de portables.

Jamais Arlette ne parla de sa rencontre à son frère. Et Suzanne ne connut pas le nom de famille de sa rencontre d’un jour.

En 2001, Martine, alors âgée de 47 ans, se plaignit de douleurs intercostales. Mal soignée, elle ne revit jamais Villandry.

Pendant la courte hospitalisation de sa mère, Arlette porta seule la gestation du drame. Il lui semblait vivre une grossesse inversée : son temps s’achèverait par une mort, pas par une vie ; sa conclusion emporterait celle qui lui avait donné le jour plutôt que célébrer un être venant à l’existence. À son frère qui avait obtenu de finir son Lycée à Paris pour, disait-il, une classe prépa, elle ne parla qu’à la veille du décès. J’espère, se dit-elle, que je lui fais payer son égoïsme, son absence de sentiment pour moi et qu’il souffrira un max.

François, pérenne dans son manque d’empathie envers sa sœur, eut moins de larmes pour celle-ci et pour sa mère qu’il ne nourrit d’inquiétude quant à savoir auprès de qui, désormais, il trouverait expressions laudatives et auspices de succès et de gloire… La lumière lui vint de la fosse dans laquelle allait, quelques instants plus tard, être descendu le cercueil de sa mère. Se souvenant de sa rencontre avec son institutrice, il se dit que cette séparation était certes douloureuse. Mais que l’élément ne l’anéantirait pas : « le monde est plein de jolies femmes dont le charme articulera ma vie. »

Quelques semaines après la mort de sa mère, François vit sur Arte un documentaire sur l’histoire du parti communiste. Les combats contre l’injustice retinrent particulièrement son attention. Porté par le simplisme de sa vision romantique de l’Histoire, il se convainc bientôt qu’il n’y avait jamais eu que les Communistes et leur parti pour lutter contre les iniquités. La mort de Maman aussi, finalement c’est injuste, s’était-il dit en se sentant soudain de tous ces combats. Le lendemain, il prit sa carte au Mouvement des Jeunes Communistes de France.

Son ami d’enfance René lui fit observer que la mort de sa mère relevait d’un autre type d’injustice que la lutte des classes. René le visitait très régulièrement et le lui répétait inlassablement. Il était toujours habillé avec soin.

François se voulait communiste un point c’était tout ! Comme dans Vive la sociale Maurice Decques était passé du communisme familial à la vocation de naufragé volontaire puis à celle d’organisateur du french wedding tout en pleurant la mort de Mao5, François Nidole voulait marier romantisme et communisme et que s’épousassent Dumas et Zola, Lamartine et Hugo, Anatole France et Henri Barbusse.

René le mettait en garde contre cette tentation de soumettre l’existence aux théories, aussi nobles soient-elles. « Les idées, lui disait-il, ne sont jamais plus importantes que la vie. » Parfois René ajoutait en souriant : « c’est un futur cheminot qui te le dit, François : les idées comme les trains doivent se soumettre aux impératifs du temps dans lequel elles s’expriment où qu’ils traversent ».

Mais François refusait toujours d’entendre ces propos du petit bourgeois conformiste à l’image duquel il tenait désormais René. Il voulait faire justice de la mort de sa mère. Et pour cela, devenir un artiste militant.

Bientôt il n’eut plus pour héros que : Eisenstein, Ken Loach, Robert Guédiguian ; Louis Aragon et Fernand Léger ; Jean Ferrat et Bernard Lavilliers. Il lisait avec fièvre tout ce qui rappelait les origines sociales de cet âge d’or qu’avaient été, à ses yeux, les films de Renoir et Carné–Prévert.

Sa vision du monde était désormais binaire et rien ne pouvait l’affecter à ce propos.

Il s’y crut conforté par un « signe du destin » à son installation à Paris comme étudiant à la FEMIS. Il avait abouti à la Butte aux Cailles, dernier lieu de la Commune de Paris. Et, devant son logement rue moulin des prés, il y avait un mur tagué dont les motifs, il en était persuadé, illustraient la gloire des communards. Pensée que n’ébranlait pas le moins du monde la gentrification du quartier.

La maison de Villandry fut vendue et c’est à cette occasion qu’il vit pour la dernière fois avant longtemps sa sœur. Arlette partit vivre auprès d’un lointain parent en Auvergne. François se sentait éprouver pour sa sœur des sentiments dont la hauteur, se disait-il quand, très rarement, il lui arrivait d’y penser, est telle que les exprimer est inutile. Il en déplora un moment l’incompréhension par Arlette, mais, très rapidement, tira prétexte de ce qu’il désigna comme sottise pour ne plus jamais prêter intérêt à sa sœur, ce qui eut pour effet qu’il en resta toujours dans l’ignorance du devenir.

Arlette s’engagea d’abord dans un délire schizophrène. Elle transforma son ressentiment pour sa mère de l’avoir tant négligée en une dévotion de chaque instant pour son souvenir. Les seuls faits dont elle autorisait le réalisme de la réminiscence, elle les attribuait à l’abandon d’Auguste dont elle maudissait la mémoire avec autant d’énergie qu’elle en réservait à chérir celle de sa mère.

Lassée un jour de ses vaines malédictions et de la solitude sociale qui les accompagnait, elle prit un autre chemin. À chacun chacune, elle se présenta comme enfant unique et bientôt : orphelin unique également, introduisant ainsi en Indre-et-Loire l’Immaculée Conception venue de Palestine et délaissée depuis vingt siècles.

Très satisfaite du meurtre fantasmé de son frère, elle décida pourtant de trouver une revanche en imaginant le concurrencer sur le domaine de la production. Elle devint éditrice de livres pour enfants.

***

François ressent une douleur : les doigts de Suzanne se sont enfoncés dans son bras. C’est qu’un autre souvenir lui est venu : la fête de fin d’année de la FEMIS en 2006, au parc des loges, au sud de Paris.

Une semaine plus tôt, François l’avait emmenée dîner puis ils s’étaient rendus dans un ciné-club. Entre « Brève rencontre » et « Et la tendresse Bordel ? », ils avaient choisi ce dernier et s’étaient beaucoup amusés d’une réplique anaphore relative aux pratiques sexuelles.

Après le film, ils s’étaient rendus chez François.

Je me demande comment ça b… un cinéaste séductiomaniaque ? avait soudain pensé Suzanne, toute à sa récente vision et multipliant les poses provocantes. Porté par la même inspiration, François avait tôt dit : « Allons-y puisque tu es venue pour ça ».

C’est l’alcool, se justifie-t-elle aujourd’hui, qui m’a empêché de relever sa goujaterie. Elle oublie que, malgré la douleur que lui a infligée la précipitation de François au moment de leur rapport, elle s’était promis de recommencer dès que possible : « je ne suis pas plus mal quand même que toutes ces filles qu’il regarde dans la rue… ». Le souvenir de cette envie lui fait honte, tant il est irrespectueux de toutes les victimes de violences sexuelles. D’un mouvement brusque, elle abandonne le bras de François.

Le surlendemain, rentrée dans son appartement à Longjumeau, elle avait reçu un texto de François : « désolé ». Elle l’avait appelé pour le rassurer et ils s’étaient promis de se retrouver samedi au parc des Loges.

Elle avait préparé une large jupe bohémienne et un tee-shirt noir avec un fonds bleu ciel sur lequel il y avait : « l’amour c’est n’avoir jamais à dire qu’on est désolé ». Elle imaginait le sourire de François quand il la découvrirait…

Elle était encore en pyjama quand elle entendit frapper à sa porte : « j’ai entendu parler d’une fête du cinéma. Ça me plaît beaucoup le cinéma, tu le sais bien Suzanne. On y va ensemble ? »

Quoiqu’embarrassée, Suzanne accepta. Je suis Française et depuis 1789, la vocation de la France est d’accueillir celles et ceux qui en aiment l’esprit et en respectent les traditions. La pauvre petite Roumaine est seule ici. C’est mon devoir. Alors elle dit à la gracile figure toute en sourire : « oui bien sûr quelle bonne idée j’allais te le proposer. Et je te présenterai François Nidole, un homme charmant, très cultivé et que j’aime beaucoup. » Elle ne lui précisa pas la nature de ses sentiments…

Elles prirent la voiture de Mariana. En quittant l’emplacement de parking, Suzanne appela François : « rendez-vous devant Mediart. » Mariana était impressionnée : tant d’images en 3D de célébrités qu’elle ne voyait jamais que sur du papier glacé.

Elles trouvèrent François à un lieu où se tenait une réception joyeuse : un couple formé durant les études y célébrait son mariage. Se succédaient aux buffets, producteurs, et metteurs en scène…

« Je te présente Mariana, avait dit Suzanne. C’est ma voisine. Mariana tu as devant toi un artiste plein d’avenir et qui…

— Enchanté Madame, avait coupé François.
— Mademoiselle ! Chise. Comme chaise. Sans A, mais pour vous servir quand même. Et le E se prononce avec un accent aigu. »

Mariana portait une longue robe gris scintillant et qui lui découvrait discrètement la poitrine, largement les épaules. Ses longs cheveux bouclés blonds étaient attachés sur le sommet de sa tête.

Suzanne s’étant un instant éloignée, François et Mariana s’étaient trouvés seuls. François, amusé de la réplique de Mariana, remarqua enfin la frimousse ronde.

« Vous êtes là pour qui ? Le fiancé ou sa dulcinée ? avait-elle lancé en montrant les ambitieux tourtereaux.

— Le mariage ce n’est pas un match ! Et vous ?
— Moi je suis là parce que j’ai été invitée. Et je reste parce que je me sens bien.
— Moi de même. Surtout maintenant, avait répliqué François après un court silence.
— Oui ?
— Maintenant que je suis près de vous. Quoi… que…
— ?
— Il vous manque quelque chose.
— ?
— Aux mariages, en France, on boit du champagne. Je vous en cherche une coupe. »

Suzanne était de retour quand il revint avec les coupes. Elle dut se résoudre à s’en chercher une elle-même. François entendit une petite voix : « Je m’appelle Mariana. Je suis Roumaine. Installée depuis peu à Paris. J’aime bien qu’on m’appelle Marie–Anne. Comme Chazel dans les Bronzés, celle qui joue Gigi.

— Alors je vous appellerai Marie-Anne. Avec joie. Plutôt avec plaisir.
— Merci Monsieur.
— Et vous m’appellerez François. »

Il sourit. Elle aussi.

« Tu ne m’avais jamais dit que tu avais une voisine si charmante et cultivée. »

Suzanne se souvient avoir pensé à ce moment nécessaire de mettre sa voisine à distance et lancé : « je ne savais pas, François, que notre intimité faisait qu’on doive partager nos secrets de voisinage. »

François ne réagit pas et Mariana éclata de rire : « Vous êtes sympathiques. C’est moi maintenant qui vous offre à boire ».

Sympathique… Au singulier ou au pluriel ?. Suzanne avait observé comment les yeux de François avaient accompagné la Roumaine. Sans imaginer les pensées venues à son amant d’un jour : les courbes des hanches de cette femme découpent l’espace de la chaude après–midi en deux parties très inégales : elle et le reste du monde. « Elle est drôle, non ? » avait seulement murmuré Suzanne sans entendre de réponse de François.

Quand Mariana revint avec deux cocktails seulement, au moment où elle en tendait un à sa voisine, François le lui prit des mains et dit : « des boissons accordées à d’aussi jolies mains sont déjà un délice. » Le sourire de Mariana l’encouragea à ajouter : « J’adore votre parfum.

— C’est l’air du temps, de Dior, répliqua Mariana.
— Pas du tout : ce parfum c’est vous. »

Suzanne avait tressailli : C’est ça, celui que j’appelle mon amant ? Ce mufle ? Cet adepte de drague lourde, débiteur de propos éculés et qui ne se soucie plus de celle avec qui il a… quelques jours plus tôt ? La réminiscence lui avait un instant brûlé le cœur.

Irritée des rires de Mariana, Suzanne avait pris une autre physionomie. D’un ton pincé, elle persifla, au moment où sa voisine était partie chercher la troisième boisson : « Callipygeophile cher François ? Je l’apprends. Bah ainsi au moins je n’aurai pas perdu ma journée. Au fait, Depardieu est là ? Je l’espère : je lui demanderai un autographe, mais lui interdirai de le signer sur ma poitrine. Mon fantasme serait plutôt qu’il me récite la tirade finale de Cyrano : j’ai envie d’entendre un discours qui respecte les femmes. »

Indifférent à Suzanne, François était heureux, enchanté de l’effet qu’il se sentait produire sur Mariana. Suzanne s’efforçait de garder un air enjoué.

Mariana balançait entre son plaisir de plaire et le respect qu’elle pensait encore devoir à sa voisine pour la relation qu’elle lui avait devinée avec François. Mais elle ne fut pas longue à se dire que ce n’était pas elle qui trompait son amante. Alors, François s’étant éloigné, elle s’approcha de Suzanne au plus près et plongea sa main dans son sac : « Voici les clés de la voiture. François veut rester seule avec moi et je suis consentante. »

Sa mémoire lui rapporte son dépit devant ce vent inattendu subitement levé. Il avait chassé les oiseaux de son jardin, fait d’elle une Perette déconfite et elle était partie sans un mot.

Ce qui l’avait protégée de ces mots de François adressés à Mariana à son retour : « On ne t’a jamais dit que tu ressemblais à Claudia Cardinale ?

— Non, on ne me l’a jamais dit, avait répondu Mariana en maîtrisant mal le rosissement de ses joues.
— Pourtant c’est vrai. Car jamais je n’ai été attiré par une fille qui ne ressemblât pas à Claudia Cardinale. »

Quand elle fut seule, Suzanne se souvint d’une rengaine. « Tiens c’est moi Pauline ? Je suis donc une de ces filles dont les rêves sont piétinés par de mauvaises amies aux bonnets D, nanties de charmes dont elles-mêmes se sentent dépourvues6. » Elle n’éprouvait par contre pas de ressentiment contre celle qu’elle tenait pour mangeuse de saucisses aux fesses replètes !

Cette trivialité d’esprit ne lui appartenait pas et pourtant elle la fit rire et enchaîner avec résolution : Aucun homme ne mérite qu’on le pleure. En être éloigné, c’est aussi être protégé de ses vices, ajouta-t-elle. Tiens et si j’essayais le saphisme ? Dans le fonds, je me demande comment ça b… une réalisatrice ?

Avant de démarrer la voiture, elle ajusta le rétroviseur et, comme si François eût été derrière le tain, clama : notre relation de la semaine dernière, c’était un malentendu. Je ne regrette qu’une seule chose : l’avoir prise au sérieux.

Mais, aujourd’hui, devant le cadavre de Dorcel, elle sait très bien que tout cela n’avait été que posture de cœur blessé, prestance devant une impuissance.

Tout le long de sa route vers Longjumeau, elle rejetait tout désappointement. Alternant le cynisme – un homme c’est quoi ? Une excroissance de chair qui, s’enfonce dans la vôtre pour parfois un peu de plaisir ! – et la fierté de genre – avons-nous besoin de cela pour nous réaliser ? Puis fantasmant une présence : Si, Nidole, ce que tu veux, c’est t’élever aussi haut que la raie de cette petite, c’est ton affaire pas la mienne. Tu révèles seulement ta nature de connard. Moi, je vais continuer à vivre, à écrire, à imaginer, à prendre plaisir à ce monde que j’ai choisi et qui me donnera le seul maître que jamais je reconnaîtrai : le grand Alfred. Pendant ce temps, François, tu pourras continuer à ignorer que la vie, ce n’est pas du cinéma ! Mais sache le je ne serai plus ce bout d’essai dont tu détruis le fichier à peine téléchargé !

À ces mots, elle est rassérénée. Regrette juste d’avoir dit : connard. Mot indigne de mes lèvres, se dit-elle.

Elle doit, décence du lieu oblige, réprimer un sourire quand elle songe à ce qui se passa un an plus tard.

Absente de la cérémonie marquant la fin de leurs études, elle reçut de François un Messenger. Il lui faisait part de sa propre « plus grande distinction ». C’était une photo de lui, le visage substitué à celui de Bonaparte dans le célèbre tableau de David « Napoléon franchissant les Alpes ». Le lendemain, Suzanne lui envoya deux pièces attachées à un courriel vide de texte. L’une était un portrait du général Cambronne avec en fonds une image de l’Empereur accablé. Elle avait ajouté la mention : « sous-titre inutile, je suppose ».

L’autre était Humphrey Bogart sur l’affiche de « Plus dure sera la chute ». François haussa les épaules en le voyant. Il n’en parla pas à Mariana devenue entretemps sa compagne. Il ne se souvenait pas que ce film contait la descente aux enfers d’un sportif ayant recouru à des pratiques inavouables pour relancer sa carrière.

Avant que le destin ne les réunisse, Suzanne ne contacta plus jamais François…

***

Le subjonctif imparfait, mmmmh…, s’était dit Mariana aux derniers mots de François : « aussi séduisant par son expression que lourdaud dans sa drague… » Le plaisir qu’elle prenait à la forme conjuguée lui faisait aussi occulter sa propre dissemblance avec la star aux cheveux noirs et à la taille élancée : elle était petite, blonde, un peu enveloppée. La maladresse de François lui permettait pourtant d’aisément le « calculer » : Dîner, coucher, m’emmener dans un lieu culte de sa passion, me laisser. Le tout en deux jours au maximum ! Mais ça : pas question !

François avait bien ces intentions, mais ne les envisageait qu’à partir de fantasmes liés à un ego hypertrophié : il se voyait volontiers harcelé par des paparazzi en meute, agglutinés sous les fenêtres de tous les hôtels où il emmenait ses conquêtes.

Elle était dans l’attente. Lui dans l’embarras.

Il trouva l’inspiration devant un stand dédié au cinéma d’exploration : « Vous aimez les voyages ? lui lança-t-il.

— Oui, bien sûr.
— Vous êtes allée où ?
— En Roumanie !
— Et aussi ailleurs ?
— Vous ne savez pas ce que je fais comme métier ? Que pensez-vous ? Dites-le-moi François. Pensez-vous que je suis institutrice, infirmière, secrétaire ? Et qu’une fille comme moi, élégante et qui plaît aux hommes – je vous plais sinon vous ne m’auriez pas laissé chasser Suzanne – ne peut exercer qu’un métier où elle s’endort dans des draps roses en rêvant à son patron qui malheureusement est marié à une femme superbe et, comble de malheur pour la petite, est fidèle ? C’est ça que vous vous dites François, comme un bon Français moyen, macho dans ses actes et phallocrate dans sa tête ? Et dont on dit : il aime St Tropez. »

D’abord décontenancé, François était à présent éberlué. D’autant plus que Mariana avait éclaté de rire. Se reprenant : « Il aime St Tropez est une contrepèterie que vous venez de m’inspirer : ils pètent trop mes seins. » Heureuse d’avoir élevé son discours au niveau de vulgarité de la drague de François, elle reprit d’une voix tendre : « Je suis chauffeur – ce n’est pas joli chauffeuse, hein ? – de bus international. Oui, comme je parle plusieurs langues étrangères – en plus du roumain bien sûr et du français, je parle l’anglais et un peu l’italien et l’espagnol –, je n’ai pas eu de mal à me faire engager dans une société auprès de laquelle j’ai passé un permis poids lourds. »

Heureuse de l’effet produit, elle avait poursuivi : « un jour, au Maroc, grâce à mes talents de routière, j’ai tiré une Berbère d’un gros problème. Et celle-ci et moi sommes devenues des amies. Je vais vous raconter… »

Marianna avait entraîné François à une table de consommation. Là, elle adopta une toute petite voix qu’elle voulait très sensuelle : « Mais je vais attendre : vous êtes trop occupé à me mater sans pudeur en faisant semblant de lire la carte de consommation. » François voulait répondre quelque chose, mais elle avait de nouveau été plus vive que lui : « pas de souci : ça me plaît beaucoup de penser que je vous excite. »

Mariana était pressée de s’engager. Elle accepta sans minauder d’accompagner François chez lui. Elle pensait du lieu qu’elle allait découvrir : qu’importe le balcon pourvu qu’on ait les caresses ! Et, quand ils arrivèrent Rue Moulin des prés, elle ne put s’empêcher de chuchoter : je suis arrivée chez moi.

Dans le salon, l’observant assise, il pensa : Dieu que j’aime ces jambes croisées. Mais pourquoi donc les femmes croisent-elles donc toujours ainsi les jambes ? Mais il dit : « tu es magique ». Après l’amour, il se risqua : « pourquoi les femmes croisent-elles si souvent les jambes ? ». Elle répondit : « dors ! »

« Je vais faire du café. Vous pourrez en prendre une tasse. Et il doit me rester des croissants d’hier matin. Ce n’est bon de partir à jeun et je ne suis pas sûr que vous trouviez une boulangerie ouverte le long du RER un dimanche matin. »

Elle entendit de la cuisine : « Tu m’as entendu Marinella ? » puis, quand il fut rapproché : « J’ai à faire aujourd’hui… »

Elle s’était assise dans le lit et avait enfilé un tee-shirt de François qu’elle avait trouvé sur une chaise. « Je ne m’appelle pas Marinella, dit-elle. Et je crois qu’on peut se tutoyer, non ? Plus facile pour ce que je vais t’expliquer. Viens ici. »

Quand il arriva avec une tasse à la main et qu’il la lui tendit, elle le fit asseoir d’un geste impératif de la main sur le rebord du lit, du côté opposé à l’endroit où elle se tenait.

« Bon voilà… Tu fais bien l’amour, tu as de l’avenir dans ton métier, ta voix est douce et ton café sent bon… Et rien n’est plus important que le café au petit matin. » Elle s’était mise à fredonner : « encore un jour qui vient au monde… ma rose elle se lève… elle est la plus belle du monde… Elle enchaîna. Alors voilà : comme tu me plais et ton appartement aussi, je vais m’y installer ! Car, cher François Nidole, vous avez pris un risque énorme en séduisant quelqu’une qui n’est ni une p… ni une groupie étourdie ! Oui, à partir de cet instant, tu as moi, je suis à toi ! »

Elle s’était levée et souriait. Elle pensait seulement : Je veux vivre et m’établir dans ce pays sommet de la culture et du savoir-vivre avec cet homme.

François était resté muet. Se demandant d’où cette Roumaine échappée du postcommunisme, chauffeuse – je lui dirai un jour qu’on peut dire : conductrice – de poids lourds connaissait Jean Ferrat et son « point du jour »7 : Moi et ma culture : normal. Mais elle ? Son ébahissement le retint de relever l’omission par son invitée d’une phrase du texte de l’Ardéchois : « mon bonheur me fait un peu honte ! »

Souvent, avec les femmes, François avait l’habitude de céder moins à ses envies qu’aux opportunités.

À présent, il se disait, l’esprit largement gâté déjà par les mœurs du milieu dans lequel il comptait bien faire carrière, que mettre, sans autre forme de procès, à la porte cette Diane à l’élan affectif débridé et que rien n’autorisait à soupçonner d’érotomanie, l’exposerait peut-être à un opprobre social ? Et que celui-ci serait alors difficile à maîtriser. Sans parler, ajoutait-il encore, des railleries de Suzanne qui finirait bien par en être informée ?

Mais céder à Mariana c’était renoncer à cette vie d’amours fortuites, d’aventures érotiques qu’il affectionnait.

« Je suis née en 1986 en Roumanie. J’ai grandi à Cluj-Napoca. C’est une ville de province moyenne, au cœur d’une région autrefois prospère. Mes parents, des professeurs de lettres, avaient été des bâtisseurs d’un socialisme qui avait voulu succéder au fascisme. Leur étoile a été éteinte par le prédateur Ceausescu. Mais ce salopard n’a pas tué leurs valeurs, notamment la liberté des femmes et l’égalité avec les hommes. Si je suis venue en France, c’est parce qu’aujourd’hui, il n’y a plus moyen de vivre dignement ces valeurs en Roumanie. Mais, comme disait Sartre8, je suis cette liberté et c’est elle qui me fait choisir aujourd’hui celui que je veux aimer pour la vie, lui jurer fidélité devant Dieu (elle s’était signée à l’orthodoxe à ces mots) et fonder une famille avec lui. »

François l’avait entendue.

À la fin de la tirade, il se dit qu’un tel engagement avait une noblesse. Alors il entendit une voix intérieure : Vas-y. Autant celle-là qu’une autre…

***

Le tendre culot de Mariana avait laissé François pantois.

Après ses derniers mots, elle s’était levée, avait pris une douche ; puis dit : « va chercher des croissants j’ai faim ». Quand il revint, elle portait de nouveau sa robe de séduction. Elle avait fait un autre café, plus doux, comme les cœurs dont elle entendait qu’ils fussent unis désormais.

Puis elle était partie.

Revenue quelques heures plus tard avec un sac de voyage. François l’entendit dire au chauffeur : « Je vous paie. Pas besoin d’attendre mon mari. »

Elle ne lui dit jamais si elle avait un instant parlé à Suzanne. Il en conçut un lâche soulagement.

Deux mois après son installation, après dîner, elle brandit, triomphante, un papier et s’écria : « Tu as devant toi une conductrice – tu vois j’ai bien retenu ce mot ! – de bus parisien. Adieu Flixbus Bonjour RATP ! J’ai postulé un emploi au lendemain du début de notre vie commune et je viens d’être engagée. Ce sera mieux, non ? De ne plus avoir de longs déplacements à faire. Alors qu’est-ce que tu dis de ta femme ? » Il la félicita, sans effusion.

François s’aimait en Pygmalion. Non sans condescendance : « Vraiment, dit-il un jour, tu te cherches encore dans notre culture. Si tu te décourages, il te restera toujours tes jeux vidéo. » François faisait alors allusion au temps que passait Mariana devant des écrans d’ordinateur.

Sans lui en avoir parlé, Mariana suivait des formations informatiques très poussées. Elle avait même déjà acquis un niveau remarquable. François ignorait qu’elle avait déjà mis cette nouvelle qualité au service de leur ménage en en assurant le suivi de la gestion. Encore moins que les collègues de Mariana faisaient souvent appel à ses connaissances quand les notes des services d’appui de la RATP les laissaient dubitatifs.

« On m’appelle souvent : petite pomme, avait-elle seulement dit à François. »

François avait trouvé amusant le sobriquet. Peu au fait des stars de l’informatique, « petite pomme » ne signifiait pour lui qu’un type de femmes ! Il avait un jour vu au « L’homme qui aimait les femmes » et se souvenait de la classification qu’en faisait Charles Denner : longues tiges ou petites pommes. Ce « savoir » avait indigné Mariana et elle le lui avait exprimé vivement.

Mariana avait mis François dans sa vie. Pour marquer ce tournant d’existence, elle avait sacrifié sa longue chevelure pour une coiffure plus courte, qui convenait mieux, se disait-elle, à une femme mariée. Elle se voyait en effet ainsi dans sa relation avec lui : juste comme un marin qui, au premier pas sur le bâtiment où il a posé le pied, sait que ce moment l’attendait depuis toujours. François était à ses yeux, un prolongement d’elle-même, le confluent d’une aspiration à une vie digne et à une intégration dans une culture et un État qui lui en offraient la possibilité.

Aussi, à chaque fois qu’elle en a désormais l’occasion, elle le désigne comme son mari. Elle se délecte des deux syllabes et affectionne plus encore de les placer dans une phrase, du genre : « j’attends mon mari. »

Sa situation, elle la qualifiait d’idéale. Idoine même. « François, disait-elle avec affectation classique, est de mon existence l’élément idoine. »