Le bonheur… en fuite - Alban Tattanelli - E-Book

Le bonheur… en fuite E-Book

Alban Tattanelli

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Beschreibung

Il était au monde bien avant sa naissance. D’où vient-il ? Comment s’est-il construit ?

Deux familles issues d’horizons et de cultures bien différentes, vont se rapprocher sans jamais se rencontrer, trop occupées, par des temps tourmentés, de trouver le bonheur ; ce ressenti en mouvement constant, propre à chacun et toujours en fuite.


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Alban Tattanelli

LE BONHEUR … en FUITE.

LES GALICIENS

C’était en GALICIE aux pieds des CARPATES, région polonaise aujourd’hui mais entièrement intégrée à cette époque dans l’empire Austro/Hongrois. Une noblesse Polono/Austro/Hongroise y possédait de grands domaines agricoles, généralement gérés par des Juifs dont la population ethnique était la troisième en importance (21,5%) de cette région, qui avait comme capitale LVIV ou (LAMBERG sous le régime autrichien).

La communauté juive s’était formée au cours des siècles et notamment au moyen Age par les immigrés d’Allemagne, les Ashkenazes, persécutés qu’ils étaient dans cette période et dont tous parlaient le yiddish, mélange d’allemand (Hoch-Deuch) et d’hébreu, enrichi par la suite d’expressions et de mots slaves, une langue à part entière, propre à cette population juive.

C’est dans cette communauté que naquit Chochana REISEN à RIMANOV en 1892 d’une famille hassidique, grande, tant par le nombre que par son prestige, puisque descendante en 4ème génération d’une branche issue d’un aïeul qui fut Rabbi, disciple du fondateur du mouvement religieux hassidique au 18ème siècle et considéré comme un grand par les Hassidim.

Chochana grandit très sagement dans cette famille bigote et stricte, élevée dans une secte religieuse ou l’intégrisme et le sectarisme sévissait, comme toutes les autres communautés dont l’antisémitisme était patent.

A 16 ans, elle avait atteint sa taille définitive, très petite, 1,45 mètre, pas spécialement belle mais cependant mignonne et suffisamment pour plaire aux hommes d’une communauté très repliée sur elle-même. Elle était cependant toujours célibataire, ses parents n’ayant pas trouvé un candidat à leur convenance, c’est à dire pieux, pratiquant et surtout considéré dans le domaine religieux.

Nous étions dans les derniers jours de Janvier 1918, l’empire Austro/Hongrois était toujours en guerre contre les pays de l’Entente. Chochana rentrait chez elle : bien emmitouflée, la tête et son visage invisibles, parce qu’enfoncés profondément dans la capuche d’un manteau, qui lui descendait jusqu’aux chevilles, dissimulant ainsi des godillots en cuir noir tous crottés, aux semelles cloutées pour éviter une usure rapide et ne pas glisser sur les plaques de neige verglacée. A chaque pas on voyait son haleine s’évaporer dans la cadence régulière comme le ferait une locomotive et on entendait un bruit sourd de raclure tel, qu’on aurait pu la suivre au son, les yeux fermés.

Elle faisait un petit détour, en revenant de la synagogue pour rentrer chez elle, par l’atelier d’un de ses oncles : David tailleur de son état. Elle venait récupérer la veste que son père avait remis à son frère, afin d’y fixer une nouvelle doublure. Il était 15 heures 30 quand timidement, elle poussa la porte et entra dans une petite boutique éclairée par la seule vitrine, qui voulait bien laisser passer un peu de lumière, en ce jour sombre, aux nuages gris etbas.

Il n’y avait personne, et, pour bien s’en assurer, elle jeta un regard circulaire et scrutateur d’un bout de la porte d’entrée, maintenant refermée, à l’autre ; les murs étaient garnis de casiers d’où sortaient des balles de tissus semblant rangées par couleurs, son regard tomba sur une longue table de travail sur laquelle étaient déposés deux gros ciseaux de tailleur, un centimètre, une pelote de laine piquée d’épingles, un aimant que terminait une ficelle et deux craies. Au bout de cet établi, une porte ouverte d’où s’échappait le bruit d’une machine à coudre. Puis après, plus sur la gauche, à un mètre cinquante du mur, un poêle à charbon diffusant une chaleur douce, dans tout l’espace. Encore plus à gauche une psyché au bout d’un tapis rouge foncé rectangulaire sur le plancher et sur lequel se trouvait une chaise.

L’odeur caractéristique du tissu neuf pénétra dans ses poumons à chaque inspiration, elle se retenait un peu pour ne pas perturber la quiétude de l’endroit et peut être aussi par timidité.

Elle attendit quelques instants puis enfin, elle appela en yiddish :

–Il y a quelqu’un ! puis encore plus fort

–IL Y A QUELQU’UN !!!

Le bruit de la machine à coudre se tut et on entendit des pas secs et fermes sur le plancher. David apparut dans l’encadrement de la porte : bel homme, une petite moustache rectangulaire, les cheveux courts, bruns, sur lesquels reposait une kippa, les yeux marrons, le regard vif et un grand sourire.

–Je suis désolé, je ne vous ai pas entendu, que puis-je pour vous ? 

Chochana retira ses moufles en laine tricotée, qui sortaient à peine de ses trop longues manches, puis elle abattit sa capuche en arrière, sa tête et son visage apparurent ; Un visage très ovale laissait voir un grand front, des yeux bruns tous ronds au regard sévère, une petite bouche sérieuse, la peau blanche d’une rouquine, entourée d’une chevelure dense, longue et rousse.

–Je viens chercher la veste de Papa !

–Mais c’est ! ma nièce ! Chochana !! Comment vas-tu ?

Il s’élança pour la prendre dans ses bras et lui coller deux grosses bises, une sur chaque joue, avant qu’elle ne puisse réagir (en tant que juive orthodoxe, aucun homme ne peut s’approcher d’une femme avant le mariage en théorie).

David ROSENFELD était né 33 ans plus tôt en 1885 à LOMNA, une petite ville située à moins de 150 kms de RIMANOV, d’une famille juive très pieuse. Fils de Rabbin, il n’avait cependant pas vocation à reprendre la succession de son père. La gaîté et l’optimisme à fleur de peau ne cadrait pas avec le sérieux d’un rabbinat, sans pour autant l’empêcher d’être très pratiquant, l’un ne supprimant pas l’autre.

Lui aussi descendait d’une lignée de rabbins, qui dans le passé lointain œuvrèrent de façon significative, sur le plan religieux mais encore sur le plan social et culturel d’une région de France où des ancêtres s’étaient établis au moyen-âge ; lui aussi était de la mouvance hassidique, puisqu’il était descendant en troisième génération, du même ancêtre créateur de l’hassidisme que Chochana. Il faut préciser que chez les juifs, les titres de « noblesse » se donnent par la religion, de façon formelle et bien réelle, et aussi par la réussite en affaires.

–Je vais froidement, mais ça va… et toi ? Tu as l’air en pleine forme.

–Je suis justement en train de terminer la veste de ton père, j’en ai pour 5 minutes et si tu peux attendre, tu pourras l’emporter. Viens, entres dans l’atelier, j’ai mis de l’eau à chauffer, veux-tu un peu de thé ? j’allais m’en servirun. 

Il s’écarta pour la laisser passer et la suivre. Elle entra dans une pièce pas plus grande que la boutique, les murs tous fraichement blancs, en face une fenêtre, un gros fourneau dans le coin gauche, dont le tuyau noir contrastait avec le blanc des murs et qui chauffait un vieux cruchon en fer blanc fumant légèrement et ronronnant comme un chat en plein bonheur. A droite, une grande table de travail sur laquelle étaient déposées des étoffes de couleurs sombres sur un tapis de coupe, quelques bobines de fil, un dé à coudre et une paire de gros ciseaux ainsi qu’une roulette marqueuse, une chaise se trouvait là et plus à gauche deux machines à coudre professionnelles à pédalier et leur grosse roue ; sur l’une d’elles était déposée une veste ¾ de couleur noire. Un peu plus loin : un mannequin de couturier dont sur l’une des épaules se suspendait un centimètre. Au plafond un grand luminaire d’atelier, réglable en hauteur, diffusait par son ampoule un éclairage blanc très pâle.

–Allez, viens te réchauffer, prends la chaise et assieds-toi, je te sers une tasse de thé.

Et aussitôt il alla prendre dans une sorte d’armoire/placard situé contre le mur de la porte d’entrée, deux tasses blanches, une grosse boite ainsi qu’une passette. D’un revers de main il poussa quelques affaires qui gênaient sur la table et y déposa tout ce qu’il venait d’aller prendre. Il ouvrit la boite, prit une grosse pincée de thé qu’il bourra dans la passette, la plaça ensuite sur l’une des tasses, prit au passage un torchon pour saisir le cruchon et versa l’eau bouillante par-dessus.

–Tu l’aimes comment, très infusé ou peu ?

–Moyen, ce n’est pas un problème.

–Je me mets au travail en attendant, mais dit moi ! que deviens-tu ? Cela fait un moment que je ne t’ai pas revu et ta maman, va-t-elle mieux ? La fois dernière elle toussait beaucoup, a-t-elle suivi mes conseils ?

Tout en parlant, il s’était mis à la machine à coudre, avait saisi le veston noir, s’était mis un dé sur son majeur, repris une aiguille avec son fil restée plantée sur un coussinet dédié à cet effet et commença à coudre la doublure au niveau de l’emmanchure.

–Oh, très bien ! elle s’est complètement remise grâce à toi, mais on n’a plus de miel à la maison. Le principal c’est, qu’elle soit bien portante et pour nous aussi, on est plus tranquille, elle a retrouvé son calme. Moi je suis toujours occupée par le ménage, les courses et j’aide maman pour les repas. Autrement rien d’autre, tu connais maman, à part aller à la synagogue, elle trouve toujours quelque chose pour m’empêcher de sortir.

–Voilà j’ai terminé !

Dit-il en coupant le fil à coudre, puis il retira son dé, le mis dans sa poche en se levant et promptement, en deux pas, il alla prendre la passette, qui reposait sur la tasse destinée à Chochana, pour la posée sur l’autre et dans laquelle il versa l’eau chaude. Puis il se dirigea vers le placard, y prit un pot de miel et une petite cuillère, qu’il posa à côté des tasses.

–Dimanche prochain, l’après-midi, on fête l’anniversaire de Rebecca, une de tes copines, chez les BEMFELD, elle aura 18 ans. Tu n’as qu’à venir vers 17 heures, j’y serai moi aussi avec mon violon, pour faire la fête. Cela te changera un peu, les ROTH y seront également, tu les connais aussi très bien, je crois. Il n’y aura que du monde, que nous connaissons !

David était un fameux violoniste, bien qu’il n’en jouât qu’en amateur. Il s’y était mis assez tôt, vers 12 ans, entraîné par des copains de jeux, des tziganes, nombreux dans cette région avec la Bohème toute proche. Doué, il en jouait si bien, qu’il était l’invité régulier des fêtes de famille, les Bar-Mitzvah, pour y mettre l’ambiance et peut-être se faire un peu d’argent de poche. C’était également un excellent joueur de flûte à bec et depipo.

Elle prit une cuillérée de miel, remua son thé l’air pensive, puis reposa la petite cuillère sur la table, pris sa tasse et en but une grande gorgée, le petit doigt en l’air.

–Je ne sais pas si je pourrais, il faut que j’en parle à maman. Si rien n’est prévu, ça sera avec joie ; je n’ai pas vu les ROTH ni le BEMFELD depuis longtemps.

–Eh bien voilà ! … J’en parlerai à ton père, je suis sûr que tu pourras venir puisque j’y vais, je suis quand même ton oncle, on passera un bon moment, on a le droit de s’amuser un peu.

–Oui, cela me ferait plaisir. Dit-elle avec enfin un léger sourire. En plus j’aime beaucoup t’entendre jouer du violon.

Soudain retrouvant sa mine sérieuse, presque sévère en fronçant les sourcils : 

–Mais il faudra que j’amène un cadeau… 

–Oy wei mye ! … c’est vrai, un cadeau ! Dit-il. Mais ta présence sera déjà un cadeau ! Quelques mirbekirhens (petits gâteaux secs typiquement juif) suffiront, ta maman sait si bien les faire.

–Oui mais les mirbes c’est pour tout le monde, il faut un cadeau pour Rébecca, je vais réfléchir… Peut-être un grand châle, je verrai. 

Puis elle reprit sa tasse, qu’elle vida d’un seul trait et se leva.

–Il faut que j’y aille, maman m’attend.

–Mais tu viens d’arriver et déjà tu repars ?

–Oui, je dois l’accompagner chez le poissonnier, on doit préparer des carpes farcies et des boulettes de poissons pour le shabbat.

–Eh bien tu me quittes très vite, je vais être triste, mais, si c’est Rachel qui l’exige, alors…

Il se retourna, pris le vêtement qu’il plia soigneusement sur la table, se saisit d’une feuille de journal d’une étagère qui était en dessous, y plaça la veste, reprit une autre feuille de journal qu’il mit pardessus, en plia les extrémités, alla prendre dans l’armoire une pelote de ficelle fine pour en dérouler un long bout qu’il coupa avec le ciseau posé là et ficela le paquet.

Pendant qu’il s’affairait, elle lui dit :

–On se reverra dimanche, si je suis disponible, mais là maintenant je ne peux pas rester.

Dit-elle toute flattée. Elle avait remis ses moufles, il lui donna le paquet et la saisit par les épaules pour lui coller une bise très appuyée vers l’oreille à la naissance du cou ; le visage de Chochana s’empourpra.

–Donne le bonjour à ta mère de ma part, pour la veste : je vois çà avec ton père et je lui parlerai pour dimanche. 

Ils passèrent dans la boutique ensemble, elle remit sa capuche sur la tête, ouvrit la porte pour sortir en se retournant et dit :

–Merci pour le thé. A bientôt… David…

Lui offrant un large sourire d’affection et un regard de douceur.

Lui : resté en arrière, un peu mélancolique, l’accompagnait d’un regard plein de tendresse.

–A très bientôt Chochana… !

Elle referma la porte et un silence pesant emplit aussitôt l’atmosphère, laissant David rêveur quelques secondes, plongé totalement dans cette sorte de vide, que l’on ressent au départ d’un être cher, puis lentement, il retourna dans le silence de l’atelier.

LA FETE

…La maisonnette des BEMFELD se situait à l’extrémité nord de cette petite ville de RIMANOV, au bout d’une rue de terre battue toute enneigée, face à des champs sur lesquels était habituellement cultivé du blé. Sans doute une masure retapée et agrandie où logèrent à une époque un métayer/cerf et sa famille. Au loin on apercevait la montagne si blanche de neige, qu’on ne pouvait en distinguer le relief confondu avec les nuages bas, du ciel.

Le maître des lieux : Isaac, était maquignon et il vivait là avec sa femme Sarah et ses trois filles, Hélène l’aînée, Rebecca la deuxième et Maly la dernière.

La porte d’entrée donnait sur un petit vestibule, qui permettait un porte manteau le long du mur sur la gauche. Juste après : un rideau cachant une entrée directe sur la cuisine, en face s’ouvrait une salle de séjour /salon où l’on pouvait voir sur toute la longueur du mur : un banc et des chaises sur le retour. Du côté droit du vestibule un placard et un escalier menant vraisemblablement aux chambres.

Il y avait déjà du monde quand Chochana entra, après avoir gratter ses bottines pour en faire partir la neige et avoir frapper à la porte en ce dimanche après-midi au ciel couvert, mais qui laissait filtrer de temps à autre, un faible rayon de soleil dans ce froid mordant sans fin, de l’hiver galicien. Une chaleur bienfaisante et le bourdonnement des conversations l’enveloppa, contrastant avec le silence glacial et pesant du dehors. Un panier à la main, elle le posa sur le sol à coté de rangées de godillots mis là, au vestiaire, sous les vêtements. Elle ôta les siens pour se mettre des escarpins, qu’elle sortit de son panier et enleva son pardessus, qu’elle chercha en vain à suspendre sur une pile de manteaux, accrochés les uns sur les autres aux crochets. Elle s’y reprit à plusieurs fois en sautant, mais sans réussir, son vêtement retombant à chaque fois et à cette dernière tentative, il emporta les autres, qui lui tombèrent sur le dos. Comme elle s’abaissait pour ramasser le sien avec les autres, Rebecca survint :

–Ouiii… Chochana ! Quelle bonne surprise, je suis contente que tu sois venue.

Energique, elle ramassa les manteaux qu’elle suspendit aux crochets du vestiaire et embrassa Chochana.

–David est là, tu sais ! et il m’a déjà fait le plaisir d’une aubade si belle… que j’en ai eu les larmes aux yeux.

Plutôt grande, brune, les cheveux courts, les yeux noisette, expressifs, la taille prise et bien marquée, dans une robe à fleurs roses et fuchsias sur fond noir, qui réveillaient à ravir son teint mat et pale, elle rayonnait. Chochana se précipita sur son panier posé à terre, qu’elle souleva et l’offrit à Rebecca.

–Tiens c’est pour toi ! Pour ton anniversaire ! Bon anniversaire Rébecca !

–Merci, mais c’est trop… Ola la !!! des mirbekirhens, on va se régaler, Ohhh… le beau châle, superbe, magnifique, mercii…

Et, elle l’embrassa, puis la prenant par les épaules, elles entrèrent dans la salle de séjour qui, sur la gauche, s’ouvrait sur une pièce plus grande, pleine de monde et de jeunesse, auprès d’une grande table ovale poussée dans un coin, le long du mur et sur laquelle étaient disposés des bouteilles, des pots, des tasses et des verres, ainsi que des tartes et des gâteaux. Malgré l’invitation c’était de fait, l’auberge espagnole.

–Maman ! Les filles ! C’est Chochana ! … Maman regarde ce qu’elle m’a apporté !

Une huitaine de jeunes filles entourèrent le couple en s’esclaffant et une petite dame se détacha d’un groupe de femmes plus âgées en pleine discussion. Pas grande, la cinquantaine, boulotte, les pommettes saillantes, les cheveux noirs grisonnants entièrement pris dans un fichu, les yeux noisette en amande qu’accentuait un sourire prenant tout le visage, montrant une dentition parfaite.

–Mazel-tov !!! La petite REISEN … comme c’est gentil d’être venue, c’est une longue marche de chez toi par cette température. Viens manger quelque chose ! Regarde David est déjà là et il nous fait rire avec ses histoires drôles ! David ! David ! Regarde ! ta petite nièce est là…

David était en grande conversation avec quelques hommes dont monsieur BEMFELD, le violon et son archer d’une main et de l’autre une tasse. Il se retourna et à la vue de Chochana son visage s’illumina, ses yeux brillèrent encore plus. Il posa sa tasse et s’élança vers sa nièce les bras ouverts. Il aurait bien voulu l’étreindre mais il s’en empêcha, ce genre d’effusion entre hommes et femmes étant interdit en public, il se contenta d’une courbette accompagnée d’un immense sourire. Puis ils s’avancèrent vers la table, accompagnés par toute la troupe piaillant comme un essaim de perdreaux. Madame BEMFELD poussa quelques filles pour s’approcher de la table, y saisit une assiette, prit une fourchette et y disposa une part de tarte aux pommes encore disponible, pour la donner à Chochana. David dit alors :

–Rebecca ! … où es-tu…, ah ! s’il te plait ! ma nièce est timide, je te la confie, moi je vais jouer, vous allez pouvoir chanter et danser… aujourd’hui c’est ton anniversaire, on s’amuse !

Et sous les applaudissements et les approbations d’une partie des adolescentes, il passa à l’autre bout de la pièce, se mit l’instrument sous le menton et entama une polka du folklore bohémien.

Aux premières notes du violon le silence se fit et après un moment, pour marquer le rythme on claqua des mains. Puis les plus jeunes se lancèrent sur l’espace laissé libre pour y danser, d’abord seuls en marquant les pas et balançant les hanches tout en tournant des mains et en hochant la tête, puis en couple en sautillant dans le rythme et en tournoyant comme des toupies. Et tout à coup, ne tenant plus, madame BEMFELD se lança à son tour. Les yeux fermés, elle faisait tourner sa jupe longue, qui en se soulevant laissait apparaître des ballerines noires sur des bas-mousses marrons, parsemés de lurex (un luxe à cette époque), qui scintillaient à la lumière. Au son de cette musique et de cette danse, madame BEMFELD vibrait complètement, déjà la transpiration perlait sur son front et sur son cou, elle semblait comme envoûtée. C’est alors que monsieur BEMFELD rejoignit son épouse, lui aussi pas très grand, ventripotent, chauve, étriqué dans une veste à queue de pie noire, le visage illuminé par un regard lubrique, il enlaça sa femme et entamèrent ensemble un va et vient, bousculant toutes les danseuses qui s’écartaient comme une nuée de moineaux.

Chochana était là, immobile, elle n’avait pas bougé. Elle était dans sa robe chasuble beige, comme absente…, mais non… elle bougea…, lentement elle porta à sa bouche le dernier morceau de tarte, le visage tourné vers David, qu’elle regardait en l’écoutant jouer.

Le violon bien calé sous le menton, maintenu par sa main gauche dont les quatre doigts paraissaient danser sur les cordes, David faisait aller et venir l’archer pour émettre une musique dont la tonalité, comme toujours, mettait sous le charme toutes celles et tous ceux qui l’entendaient. La fin de la polka fut jouée, des applaudissements se firent entendre et aussi des OH… Déjà ! … de regrets. Mais une valse musette succéda et les couples se reformèrent, les femmes et aussi les jeunes filles dansaient entre-elles ou seules, comme l’exige la bienséance religieuse, les hommes de toute façon trop timides, dans un coin regardaient, sauf les BEMFELD : hassidiques, mari et femme se permettaient de danser ensemble. C’était parti, la fête s’annonçait joyeuse et tout ce petit monde s’animait au son du violon de David.

Certaines cavalières fredonnaient tout en dansant comme pour montrer, qu’elles connaissaient et sûrement aussi de plaisir. Les danses se succédèrent, folklore juif surtout et aussi, valse autrichienne, paso-doble, mazurka, polka et csardas s’enchaînaient les unes après les autres, infatigable qu’était David.

Au bout d’une bonne heure l’ambiance était à son comble et même les timides étaient sur la piste, se dandinant sur place faute d’espace et séparés des femmes selon la règle, sauf Chochana… elle n’avait pas bougé et toujours immobile, elle observait David, le visage impassible. En respect de son éducation hassidique stricte et le rang de sa famille dans la hiérarchie religieuse, elle ne s’autorisait pas à manifester et à s’exposer de la sorte, elle se devait d’être réservée.

Le moment de la pause arriva, David s’arrêta de jouer la sueur au front. Il s’approcha de la table, accompagné par quelques applaudissements, pausa son violon et l’archer, se saisit d’un broc d’eau et d’un verre, qu’il remplit à ras bord et le but d’un seul trait. Il s’approcha de Chochana et lui dit :

–Alors ? Je ne t’ai pas vu danser ?

–Oh, mais je danse très mal tu sais, pour ainsi dire je ne sais pas danser et puis je préfère t’écouter, tu joues tellement bien. Lui répondit-elle en esquissant enfin un grand sourire, les yeux tous ronds.

–Quel dommage, tu devrais savoir qu’au pays des Nababs en Ceylan, les bons danseurs deviennent riches, et les meilleurs sont même nommés ministre des finances, comme l’a fait le roi Nabussan, fils de Nussanab, petit fils de Nabasun et arrière-petit-fils de Sanbusna. Danser c’est facile, ici tu peux apprendre, c’est à la bonne franquette ! Moi aussi j’aimerais danser, mais je ne peux pas jouer du violon et danser en même temps, c’est pour ça que je ne suis pas riche.

Chochana eut un instant d’hésitation, ses yeux devinrent encore plus ronds, évidemment son éducation religieuse n’accordait certainement aucune place à VOLTAIRE, de plus un français. Elle lui répondit :

–Mais ici on n’est pas à Ceylan ! Et ne t’inquiètes pas, je suis venue pour t’écouter et voir les BEMFELD, pas pour danser. Mais où sont les ROTH ? je ne les vois pas.

–Peut-être peuvent-ils encore arriver, ils viennent toujours ensembles et comme le père ROTH a beaucoup à faire en cette fin d’hiver : ces jours derniers son cabinet était plein, il termine son travail toujours très tard.

Les BEMFELD s’approchèrent avec les trois filles. Isaac s’adressant à David :

–Tu es irrésistible ! Comment tu fais pour tenir le coup et jouer aussi longtemps ?

–La passion, le plaisir de faire plaisir et de vous voir danser tous les deux, vous êtes superbes pour votre âge.

–Mais qu’est-ce que tu crois ? Nous sommes toujours jeunes ! puis s’adressant à Chochana : Et toi, que deviens-tu ? … Cela fait un moment que je ne t’ai pas vu ! ça va ? Tu t’amuses ? Ça te plait ? David tu sais, il met l’ambiance !

Il s’adressait à elle, en lui parlant comme à une enfant. Sans doute sa petite taille et son visage juvénile y faisait quelque chose, bien qu’elle ait 26 ans, elle en paraissait 16. Il n’attendit pas que Chochana lui réponde, il se tourna vers la table, car il avait besoin d’absorber quelque chose, de refaire des calories, mais il n’y avait plus rien à manger, quelques mirbekirhens restaient encore, il les prit tous et par deux se les fourra dans la bouche en mâchant la bouche ouverte, laissant échapper des miettes, qui finirent par s’éparpiller sur sa bedaine et même sur le revers de sa veste noire à queue de pie. Pas très grave finalement, il était chez lui, quand tout à coup son visage devint rouge, il ne respirait plus, un mirbe ne passait pas et refusait de descendre, le visage devint cramoisi. Isaac cherchait désespérément sur la table, un verre à remplir de n’importe quoi, pourvu que ce soit du liquide, qu’il n’y avait plus, si… une bouteille de Vodka pour faire impression, presque dissimulée à l’autre bout de la table, s’y trouvait toujours, il s’élança, bousculant tout le monde sur son passage, attrapa la bouteille, l’ouvrit enfin et au goulot fit couler le liquide salvateur dans sa bouche ouverte.

Quelques secondes s’écoulèrent… une éternité sans doute pour notre homme, et, la délivrance survint, mais pas dans le sens qu’il eut fallu, Mirbe et Vodka : le tout fut éjecté comme l’aurait été le magma longtemps contenu d’un volcan, car sous l’effet de la Vodka, il y avait même les vapeurs. Enfin Isaac était délivré, c’était le plus important. Sarah et ses filles restaient immobiles, surprises, sans comprendre, comme toute l’assistance, puis réalisant enfin : elles s’élancèrent pour soutenir le pauvre bougre, qui en avait bien besoin. On alla chercher une chaise pour asseoir le malheureux, dont le regard implorait la compassion. Puis les serviettes et les torchons s’employèrent à effacer les dégâts. David reprit son violon et se remit à jouer, pour faire oublier l’incident et faire repartir l’ambiance, la fête n’étant pas terminée.

Et la gaité fut rétablie et dura bien après la nuit tombée, tout le monde chantait et dansait y compris Isaac plus enjoué que jamais, l’élixir miracle nommé vodka faisant effet, mais aussi le devoir qu’a le maître des lieux, d’animer la fête et de faire oublier l’instant de faiblesse, dont il avait été l’objet. Cependant tout a une fin, la fête se terminait.

David était en train de ranger son violon dans l’étui aidé de Chochana tout à coup fringante, comme elle n’avait pas dansé ; quelques-uns des invités commençaient par se dire au revoir, quand Sarah s’écria :

–Ah non ! NON !!! Personne ne part ! j’ai préparé une bonne soupe à l’oignon pour tout le monde avant de nous quitter, c’est MA SPECIALITE ! par ce froid pour rentrer, cela vous réchauffera. 

Evidemment cela aurait pu être une bonne idée, sauf que depuis plusieurs heures, tout le monde s’étant trémoussé à qui mieux mieux, à par Chochana, chacun avait amplement mouillé sa chemise. Mais personne n’osa contester la maîtresse de maison, la politesse exigeait que l’on déguste la soupe. On entendit même :

–Oui ! Oui ! une soupe, super…

On débarrassa la table, qu’on remit au centre de la pièce, on installa les chaises et chacun prit place autour comme il le pouvait. Puis on amena des bols et des cuillères, qu’on déposa au centre de la table, chacun se servant. Les conversations commencèrent ou reprirent, des rires, des exclamations… On attendait cette fameuse spécialité, la soupe à l’ognon de Madame BEMBELD, impatient (peut-être pas pour la soupe) mais on attendait. Sans doute on la réchauffait et bien sûr cela prend du temps, un peu…. Beaucoup… Pas du tout eut été préférable… On patientait, on attendait, on meublait comme on pouvait, quand David se leva :

–Mesdames et Messieurs je vous raconte une blague,

–OUI ! OUI !... Une histoire drôle.

–C’est trois « mechigues » qu’on vient de relâcher de l’asile. Heureux, gonflés à bloc, l’un dit aux deux autres : « vous savez, moi j’ai été champion du monde de plongeon, j’ai sauté de la plus haute tour du monde. » « Qu’est-ce que tu nous racontes, toi champion du monde. » « Oui ! MOI ! » « Je ne te crois pas. » « Eh bien je te le prouve tout de suite, tiens là… Il y a une boite de conserve, si tu me la places correctement, je plonge dedans du toit de cette tour. » « Chiche. » Et le voilà en haut de la tour, une hauteur de 20 mètres au moins. Il s’adresse à l’un des deux compères restés en bas : « Peux-tu rapprocher un peu plus près, la boite… Plus à gauche… Encore… Voilà… C’est parfait… Ne touche plus à rien. » Il se prépare et en effet, il plonge… C’est alors que le copain, resté en bas, donne un grand coup de pied dans la boite et dit : « maintenant casse toi la gueule… » Le troisième resté à coté lui, dit : « Ce n’était pas la peine, il a oublié de mettre l’eau dedans… » Tout le monde se mit à rire…

–Bravo David ! Celle-là je ne la connaissais pas… Mais où vas-tu les chercher ?… 

Cependant la soupe se faisait toujours attendre, et vraiment on commençait par trouver le temps long… Quand enfin, Isaac se présenta portant une grande casserole avec son couvercle, suivi de Sarah une louche d’une main, une serviette de l’autre et les filles chacune avec une bouteille de vin rouge, tous à la queue leu leu, puis en rang d’ognons. Les convives exprimèrent leur joie,

–Ahh… Voilà la soupe, Mmmhh… Ça sent bon… On a bien fait de rester !

Et Chochana aussi, assise parmi les femmes et dont on voyait seulement la tête au-dessus de la table, montrait de la voix pour manifester sa présence. La casserole fut mise au centre de la table et le couvercle retiré laissa échapper la vapeur, qui en se diffusant donnait une odeur indéfinissable, entre choux, poireaux ou oignon, difficile à dire. On se leva légèrement pour admirer ce qu’il y avait dedans, la soupe était certes chaude mais très claire et on pouvait voir le fond, quelques petits pois verts et d’autres choses surnageaient à la surface et là… Oui là… Il y avait un oignon. David était rassuré, c’était bien une soupe à l’ognon parce qu’à l’odeur… C’eut été plutôt difficile à dire. Madame BEMFELD commença à servir, plongeant la louche dans l’eau chaude et remplissant les bols, que chacun lui présentait. Impatients les invités dégustaient, visiblement on avait besoin de recharger les batteries, de se réhydrater et comme c’était bouillant des Fluuuuu…Haahhhh…. Remplaçaient momentanément les paroles, quand David demanda :

–Est-il possible d’avoir un peu de sel ?

–Non David ! Répondit Sarah le regard triste, la mine désolée. - On n’en n’a plus ! J’ai oublié d’en racheter, mais tu peux mettre un peu de vin rouge, c’est pour cela qu’on l’a amené, tu fais chabrot.

Puis voyant l’expression contrariée de David hésitant :

–Mais j’ai du poivre si tu veux ?

–Non, ça ira comme ça ! Le vin, je préfère le boire sans mélange.

Ce qu’il fit sur le champ en se prenant un verre, dans lequel il versa prudemment un tout petit peu de vin. En connaisseur il regarda la robe… Un peu liquide, sans doute un vin nouveau de l’année dernière, et cul sec, il l’envoya au fond de son gosier. On eut l’impression qu’il se raidissait, visiblement, comme on le regardait, il faisait des efforts pour être naturel, il parvint même à sourire, enfin…Une espèce de sourire… Et prenant son bol à deux mains, il le porta à sa bouche aussi lentement qu’il le pouvait pour en absorber une gorgée, qui parue interminable. David expérimentait une nouvelle façon de faire chabrot. Seuls les bons observateurs avaient compris, en tout cas pas Chochana, qui ne l’avait pas quitté du regard un seul instant, les yeux tous ronds et cette fois énormes, parce que faire chabrot pour elle c’était du chinois, elle découvrait la chose. David la dissuada d’en faire autant, pas de soupe et surtout pas du gros rouge, un simple verre d’eau.

Cette fois la fête se terminait avec le potage. On se leva progressivement pour saluer tour à tour les BEMFELD, complimentant Sarah pour sa soupe délicieuse, resouhaitant plein de bonnes choses à Rebecca, puis le lieu se vida au fur et à mesure des départs.

David et Chochana furent parmi les derniers à partir, bien emmitouflés et à l’abri de la nuit, pressés l’un contre l’autre, David tenait par les épaules Chochana en la serrant tout contre lui ; ils marchaient vite pour lutter contre le froid, elle tenant son panier d’un côté et de l’autre, il tenait son violon de son bras libre.

–Belle ambiance ! Dit David. Heureusement qu’Isaac a bien récupéré, les mirbekirchens de Rachel sont trop bons et dangereux, un bon moyen de se débarrasser des gens qu’on n’aime pas.

–Mais c’est méchant ce que tu dis.

–Je rigole… A part ça : comment as-tu trouvée la soirée ?

–Oh… Bien…, très, très bien ! je t’ai écouté jouer sans arrêt, c’était super. N’es-tu pas un peu fatigué ?

–Un peu quand même, mais le plaisir que j’ai d’amuser et de faire passer du bon temps aux autres et surtout à toi ... Ça me donne du punch.

Ce « à toi » fit battre le cœur de Chochana encore plus fort et si ce n’était la nuit on aurait pu voir, au travers de sa capuche dans laquelle sa tête était toute enfouie, ses joues rougir jusqu’aux oreilles. Pour toute réponse, elle se pressa un peu plus contre lui. Ils allaient bon train ensembles, malgré la neige au sol et les petits pas, que tentait d’allonger en vain Chochana, toute agrippée au bras de David. Le ciel était nébulisé d’étoiles, une pleine lune diffusait son éclairage fade, métallisant l’enveloppe laiteuse des rues, accentuant l’étrange du couple, telle une ombre fantasmagorique avançant sans un bruit, dans la nuit glaciale. Ils marchaient depuis un bon moment quand enfin, ils arrivèrent presque à la hauteur de l’atelier de David, dont le logement était juste au-dessus. Il dit : 

–Je vais t’accompagner jusqu’à chez toi, mais auparavant je vais déposer le violon, puisqu’on passe devant mon chez moi.

–Pas de problème David.

Ils arrivèrent devant une porte contiguë à la vitrine du magasin, il fouilla dans ses poches pour en sortir une grosse clef, qu’il introduisit dans la serrure et poussa cette porte pour l’ouvrir, s’effaçant afin de laisser passer Chochana et comme elle hésitait :

–Tu ne vas pas rester dans le froid à m’attendre, viens… Monte cinq minutes. Elle passa devant, il pressa un bouton et une lumière pâlotte inonda un long corridor étroit dont la peinture des murs partout s’écaillait et au bout duquel, était un escalier en colimaçon très étroit.

–Tiens-toi à la rampe, les marches sont hautes, méfies-toi ! Lui dit-il.

Ils montèrent l’un derrière l’autre, elle butait contre les marches avec ses petites jambes cassées et maladroites. Les marches en bois mal dégrossi, craquaient et grinçaient à donner des frissons comme si le froid n’eut pas suffi. Au premier étage une seule porte, sans palier, devant laquelle David s’arrêta, fouillant dans la poche de son manteau à nouveau, il en sortir la clef. Essoufflée elle butta contre lui et ils entrèrent directement dans la pénombre d’une grande pièce. Une bouffée de chaleur apaisante, prodiguée par un petit fourneau dans un coin et dont les braises encore rouges, envoyaient un faible reflet sur un lit à l’édredon blanc et douillé. La lumière se fit et David referma la porte. Au milieu de la pièce était une petite table avec quatre chaises, en face contre le mur, un porte manteaux et une armoire avec sur sa droite une entrée donnant probablement sur les sanitaires. Au sol un tapis usé servant plus à amortir le bruit des pas sur un plancher souffrant, qu’au décore. Pas de superflus, plutôt spartiate mais quand même accueillant avec ce fourneau que David s’empressa d’alimenter par deux briquettes de charbon, à l’aide d’un tisonnier, qu’il alla prendre dans un sceau jouxtant le poêle, après avoir posé délicatement son violon sur la table. Chochana, en retrait dans un coin de la pièce, découvrait l’endroit, son regard se fixa sur un canapé en coin et des doubles rideaux rouges, qui entouraient une fenêtre, rendant la pièce plus chaleureuse et intime, très cosy.

–Eh bien avances-toi ! Assieds-toi ! Nous avons un petit moment, le temps de nous réchauffer. Mais enlèves ton manteau ! Sinon tu vas prendre froid en ressortant tout à l’heure.

Lui avait enlevé le sien, elle en fit autant après avoir retiré ses moufles et le posa sur une chaise, puis ensembles ils prirent place sur le canapé.

–C’est bizarre comme la vie est faite. Dit-elle. C’est la première fois que je viens chez toi, j’ai toujours été au magasin, mais je ne suis jamais montée ici.

–Il faut bien une première fois, maintenant que c’est fait, comment trouves-tu ?

–Pas mal pour toi tout seul !

–Bien des fois j’aurais voulu t’inviter, mais je n’ai jamais osé le faire, je suis timide… Tu m’intimides.

–Ah ! tiens… Toi timide ? Moi, je te fais impression ?

Et avant qu’il ne puisse faire un geste, elle s’élança, s’agrippa à lui en le serrant sur sa poitrine de ses deux bras, elle approcha son visage du sien et dans un élan fébrile, elle colla ses lèvres sur sa bouche avec une fougue et une passion, qui contrastaient avec sa réserve habituelle…

L’Autriche/Hongrie et son allié allemand ayant perdu la guerre en cette fin d’année 1918, son empire étant dissout, les Ruthènes (Ukrainiens) revendiquèrent la Galicie à la Pologne reconstituée, aussi les deux pays entrèrent en guerre en novembre de la même année. Les Ruthènes avaient conquis LEMBERG la capitale régionale proche de RIMANOV toujours aux mains des Polonais, l’ambiance était donc lourde et l’anxiété des populations visible sur leurs visages déjà sévères après tant d’années de guerre, surtout dans la communauté juive plutôt favorable aux Ruthènes. C’est dans cette ambiance que se noua l’idylle entre David et Chochana en secret de tous, l’éducation stricte surtout chez les hassidiques l’exigeant. L’inquiétude se développa encore plus avec les premières victoires de la Pologne qui mieux armée, soutenue par l’Entente dont la France pour s’opposer aux bolcheviques, commençait par reprendre du terrain.

LA BONNE NOUVELLE.

C’était le début du mois de Février 1919 : arrivée devant l’atelier de David en ce début d’après-midi, Chochana prit quelques précautions pour s’assurer, qu’il n’y avait pas de clients, puis elle poussa la porte et entra.

–David ! David !

Elle se dirigea directement dans la partie atelier. David était en train de découper une étoffe de tissus sous un patron. Il leva la tête surpris mais tout sourire.

–Ma Chochana, que se passe-t-il ?

Tout en abandonnant son ciseau, il la prit dans ses bras et l’embrassa. Visiblement elle était nerveuse, bien plus contractée que de normale, vraiment stressée.

–J’ai des craintes David ! Cela fait 10 jours que j’aurais dû avoir mes ennuis périodiques et aujourd’hui : toujours rien. Je n’ai jamais eu de retard… alors je suis inquiète.

–Tu veux me dire que tu n’as pas eu tes règles, c’est ça ?

–Oui, exactement !

David devint pensif, puis il dit en l’enlaçant et la pressant contre lui :

–Je suis le plus heureux des hommes ! Mais c’est vrai ! Cela pose problème. Tes parents ne s’y attendent pas, bien que mon frère souhaite notre union… J’en suis sûr. Cependant on va être la risée de tout le monde si on apprend que tu es enceinte, mais on n’est pas obligé de le leur dire, pas même à ton père et surtout pas à ta mère. Personne ne doit le savoir. J’ai besoin de réfléchir. Reviens ce soir après la fermeture, on discutera, il faut trouver une solution. Mais saches ma tendresse, que je suis très heureux.…

David venait à peine de fermer la porte du magasin, que Chochana arriva. Ils montèrent à l’appartement et sitôt la porte refermée, après s’être assis ensemble à la table, il lui dit :

–Ecoutes ! cela fait un bon moment qui j’y pense. Si tu n’avais pas été là, je serais déjà parti. Depuis longtemps nous subissons les guerres dans ce pays et cela continu, les polonais à mon avis vont la gagner : ils ont les alliés avec eux. Ils ne pardonneront pas notre penchant en faveur de l’Ukraine ; ça sent mauvais pour la communauté. En plus ce n’est pas ici que nous aurons une vie tranquille, descente, d’avenir pour nous et nos enfants, cette région est trop discutée par les uns et les autres. Il faut partir dans un pays plus stable, où notre communauté est importante, plus riche, plus dynamique. 

–David, te rends tu comptes de ce que cela veut dire ! Tous les problèmes que cela pose, ici on n’a peut-être pas grand-chose, mais on a quelque chose. Partir, c’est l’aventure et moi je suis maintenant en sainte. Et où voudrais tu partir ? 

–J’y pense depuis longtemps, et je crois que la France est le bon endroit, dans cette région des mines, qu’ils viennent de récupérer aux Prussiens, particulièrement riche avec son fer et son charbon, toujours en demande de bras. Je me suis renseigné dans la communauté, il y a dans ce coin une population juive bien implantée, très dynamique avec des yeshivas un peu partout et on trouvera du monde qui nous aidera à nous y établir. On ne sera pas seuls.

Il lui avait pris les mains, elle se redressa sur la chaise.

–Mais tu ne vas pas faire le mineur, quand même ?

–Qui t’a dit que j’allais faire le mineur ? Il y a une population nombreuse, qui gagne de l’argent et qui veut s’habiller.

–Oy weï mye… C’est trop de choses à la fois pour moi ! Je dois réfléchir. Je reviendrai demain, mais là ce soir… C’est assez… Et je dois rentrer, ils vont se demander ce que je fais. Elle l’embrassa, prit son manteau et sortit en se pressant. 

Très souvent la nuit porte conseil et quand ils se retrouvèrent le lendemain soir, David avait déjà élaboré une stratégie pour faire passer la « pilule » à la famille. D’abord, il s’inquiéta de connaître la pensée de Chochana.

–As-tu réfléchi ma tendresse, comment penses-tu qu’il faille s’y prendre ? 

–En ce qui concerne le fait d’aller vivre ailleurs, je pense que tu as raison : l’hostilité est croissante avec les polonais et même avec les ukrainiens, on ne se sent plus en sécurité et on ne sait même pas comment tout ça va se terminer, entre les pays de l’Entente et les communistes russes auxquels je n’y crois pas non plus. 

–Alors voilà ce à quoi j’ai pensé : lui dit-il, nous allons tout dire à tes parents ; Je vais allez les voir dès demain ! si tu es d’accord et les mettre en face de la situation. Je leur dirai aussi que nous voulons partir et tenter notre chance ailleurs. Ils ne pourront pas s’opposer à quoi que ce soit vue la situation, ils voudront organiser notre union très vite, ce qui nous arrange. On organisera le mariage dans les délais obligatoires et comme nous partirons aussitôt après, l’honneur sera sauf pour toute la famille et pour nous aussi. J’ai un peu d’argent de côté, plus les dons du mariage et les aides que j’obtiendrai, nous tiendrons pour financer le voyage et vivre le temps que je trouve du travail. Qu’en penses-tu ? 

–Tu parles d’une discrétion ! Il faut réserver le Mikvé dans des délais raisonnables et respecter la chronologie des cérémonies ! Il faut donc s’y prendre très vite… Et si mes parents ne sont pas d’accord ? Qu’est-ce qu’on fait ?

–Ils seront d’accord ! vis-à-vis des autres ! on n’est pas les premiers dans notre position familiale à fonder un foyer. A part l’enfant et ça ne se voit pas, seuls tes parents seront au courant, rien d’anormal.

–Je te fais entièrement confiance mon chéri.

Tout se passa selon les prévisions de David, qui après avoir fait sa demande à son frère, sut convaincre Rachel, très pointilleuse sur les règles religieuses et très attachée à sa réputation.

Le mariage eut lieu le 02 Juin 1919 dans les premiers jours du printemps et 10 jours plus tard les papiers en règle, le couple ROSENFELD prenait le train de 7 heures 14 à la gare de RIMANOV, en départ pour KRAKOV.

LE VOYAGE DENOCE.

Il était 7 heures et il faisait encore nuit quand ils arrivèrent sur le quai, accompagnés de quelques membres de la famille et amis venus leur dire adieux et les aider à porter pour tous bagages, deux grosses valises sur lesquelles était attachée une couverture roulée en boudin, fixée au moyen de deux lanières. Seule Chochana avait en plus un grand sac en bandoulière, rempli de victuailles et de boissons pour le voyage.

Rachel la maman était absente, préférant sans doute ne pas montrer son trouble mais aussi sa contrariété. On se serra les mains, on s’étreignit, on s’embrassa, les larmes aux yeux, peu de paroles, inutiles, superflues dans ce moment pesant, chacun sachant qu’on ne se reverrait sans doute plus jamais, tant l’histoire du moment était agitée et incertaine. Les deux époux montèrent dans un des wagons de 3ème classe et ils s’installèrent dans un compartiment inoccupé, puis après avoir abaissé les vitres, ils sortirent leurs têtes pour s’adresser à leurs proches restés à quai. On se fit quand même des promesses : pleins, des souhaits : des tas, du bonheur et de la réussite, pour les uns et les autres. Les portes furent fermées dans un claquement sourd et le coup de sifflet fut donné. Le train démarra lentement, la locomotive rugissante, faisait échapper de sa cheminée des volutes de vapeur blanche et prenait de plus en plus de vitesse, obligeant les proches, désireux de prolonger les adieux sur le quai, d’abord marcher, puis de courir et finalement s’arrêter.

On remonta les vitres, Chochana et David s’assirent côte à côte sur la banquette en bois dans le sens de la marche, l’un tout contre l’autre en se tenant par la main. Les gorges étaient serrées, les cœurs lourds et l’émotion visible, pensifs, les regards fixes, les visages figés affichaient la tristesse : quitter la famille, ses amis, laisser ici sa jeunesse, ses souvenirs malgré les épreuves et la dureté de cette vie construite d’une histoire qui se défaisait et refaisait sans cesse et aussi l’appréhension d’une aventure qui commençait, qui questionnait, pleine d’incertitudes, d’imprévues et aussi un peu d’espoir pour se donner du moral ; De toute façon ailleurs, cela ne pourrais pas être pire qu’ici.

David cru bon de parler pour dissiper tout ça :

–Tu te rappelles, qu’elle est notre première étape ? Il questionnait pour commencer à dire quelque chose.

–Bien sûr que je sais, on en a parlé plus d’une fois ! KRAKOV où nous devrons changer de train pour BRATISLAVA et là on changera encore pour VIENNE où nous sommes attendus. Lui répondit-elle.

–Une fois à VIENNE nous reprendrons le train pour l’Allemagne, jusqu’à NUREMBERG. 

–C’est exactement çà. Comment te sens-tu ? N’as-tu pas trop froid ?

Il se leva et descendit du porte bagages une des valises pour en défaire la couverture, puis l’ayant remise en place, il emmitoufla Chochana comme on emballerait une porcelaine. Les 3ème classes n’étant pas chauffées, il faisait froid, très froid et une buée s’était déjà formée sur les vitres, rendant pénible la vision sur l’extérieur. De toute façon il faisait encore nuit et comme on s’était levé très tôt, il n’y avait rien d’autre à faire que de se serrer l’un contre l’autre, de fermer les yeux et de sommeiller autant que faire sepeut.

Le voyage était interminable, le train s’arrêtant à chaque gare des villes traversées : KROSNO-PILZNO-TARNOV-BRZESKO-BOCHNIA-WIELICZKA, avec les cohortes de voyageurs : le compartiment se remplissant, se vidant, un échange constant, un Va et Vien régulier de passagers avec leurs valises qu’on met en place, puis qu’on retire, qu’on remet, les contrôles des billets et des papiers, le claquement des portières, les coups de sifflet des chefs de gare pour les départs, les hurlements de la locomotive à chaque passage à niveau, à toutes les gares, à chaque virage ; tout cela rendaient impossible le minimum de quiétude. Au bout de 3 h 30 on arriva à CRACOVIE et beaucoup de monde était déjà debout à attendre dans le couloir du wagon, impatient mais résigné jusqu’à l’arrêt définitif et l’ouverture des portières. Elles furent ouvertes et un souffle d’air pur mais glacial s’engouffra dans le wagon, chassant l’air vicié et le peu de chaleur humaine, qui emplissait l’atmosphère intérieure.

Chochana était restée dans le compartiment, seul David était sorti en quête d’un porteur. Il le trouva rapidement et revenant ensemble, ils ressortirent avec les bagages, suivis de Chochana. Heureusement il n’y avait qu’une gare à CRACOVIE, encore fallait-il trouver le quai et s’assurer de l’horaire exacte pour BRATISLAVA, heureusement le porteur le sachant, il n’y eut pas une longue marche à faire pour être au bon endroit. Le convoi était présent, alors on pénétra dans le premier wagon 3ème classe trouvé. Quelques zlotys pour libérer le porteur tout jeune, qui empocha son dû sans un mot, pour s’en aller en courant vers d’autres clients. Le train était bondé, David mit du temps pour découvrir deux places, l’une en face de l’autre et enfin s’installer, les valises posées sur le porte bagages au-dessus de leurs têtes. Le confort était identique au train précédent, celui d’une 3ème classe : banquette en bois, dossier raide, pas d’appui-tête, pas de chauffage non plus et un espace rendu étroit, comme il valait mieux garder son manteau pour essayer d’avoir chaud et adoucir la dureté des bancs.

Il n’était pas loin des 11 heures 30 quand le sifflet d’un chef de gare se fit entendre, alors le convoi s’ébranla sortant de sa torpeur, lentement, progressivement, pesamment.

L’allure se renforça au sortir de la ville, le wagon se secouait au passage des aiguillages, faisant hocher les têtes des passagers, comme le feraient les violonistes d’un orchestre dans le rythme et la cadence de cette musique, que provoquent les roues métalliques sur les rails cahoteuses au passage de chaque tronçon. Puis, ce refrain toujours le même, monocorde, très monotone, finit par les emporter sur les chemins lointains des rêves d’une espérance de bonheur, avec l’insouciance d’un enfant qu’on berce.

Seul David était éveillé, il essuya avec la manche de son manteau la vitre embuée pour voir au-dehors. Le train longeait une rivière en partie gelée, il y avait beaucoup de neige, les sapins en fuite défilaient recouverts d’un blanc immaculé et ressemblaient à ces gâteaux abondamment saupoudrés de sucre glace, dégustés au moment des fêtes avec un bon café bien chaud.

David prit conscience qu’il avait faim. Il s’adressa à sa moitié qui sommeillait,

–Chochenle… Si on mangeait quelque chose ? Depuis tôt ce matin, nous n’avons rien pris.

Il s’adressait à elle en yiddish pour que les passagers ne le comprennent pas, bien qu’ils fussent apparemment tous assoupis, de toute façon Chochana ne parlait que yiddish, rien d’autre à par un tout petit peu d’allemand.

–Il suffit de le demander.

Lui répondit-elle. Elle se leva, voulu saisir son sac posé sur le porte bagage au-dessus de sa tête, mais trop petite elle n’y parvint pas, alors c’est David qui le lui donna. Elle prit une bouteille thermos et lui demanda,

–Tu veux boire du chaud ou du froid ? J’ai du café ou du thé froid. 

–Je prendrai du café, il vaut mieux le boire pendant qu’il est encore chaud.

Elle lui tendit la thermos puis déballa un sandwich d’un cornet de papier journal et le lui donna.

–Oh là… Tout ça ! c’est trop, tu partages avec moi ? 

–Si tu veux. 

Se restaurer dans ces moments, c’est aussi un moyen de faire passer le temps et de s’occuper. Ils prirent leur temps, en mastiquant lentement, très lentement pour faire durer.

La première étape du train fut la ville de BILSKO-BIALA. Jusque-là son allure était correcte, ce fut après que les choses se compliquèrent. En passant dans de petites gorges très encaissées, la ligne de chemin de fer se trouvait encombrée de neige, forçant la locomotive à réduire sa vitesse dans les montées surtout. Sur les rails enneigés et verglacés ses roues patinaient au point de provoquer des grincements métalliques et des jets d’étincelles, tels de minis feux d’artifice. Maintenant, du monstre de métal s’échappaient de sa cheminée, des volutes de poussières grises et de vapeur blanche rythmant sa course lente comme une haleine sifflante. A d’autres endroits, des congères s’étaient formés au point qu’il fallut stopper le convoi et après un freinage, qui faisait trépider tous les wagons, mettant sous la pression les passagers bousculés, compressés les uns sur les autres, les deux mécaniciens et le chauffeur sortaient munis de pelles pour dégager la voie, puis on repartait en faisant tousser la locomotive, crachant de sa cheminée son trop plein d’impuretés. Une fois la gare de ZILINA dépassée, la vitesse redevint normale mais à la nuit tombée en pleine raz-campagne, le train s’arrêta de nouveau. Au bout d’une demie heure d’attente on finit par s’inquiéter du pourquoi de cet arrêt : que se passait-il ? Des voyageurs descendirent du wagon pour s’informer et on rapporta que la locomotive avait heurté de plein fouet un cerf, qu’il fallait dégager. Les mécaniciens et le chef de train examinèrent les dégâts provoqués par le choc, ils estimèrent qu’il n’y avait pratiquement rien, le voyage pouvait reprendre jusqu’à la prochaine gare, qui était celle de TRENCIN. On redémarra en avançant à toute petite vitesse, laissant anxieux une bonne partie des passagers soucieux d’arriver à destination à l’heure et sans incident plus grave, le train se trouvant peut-être sur une portion unique de rails à double sens. Enfin on arriva à la gare de TRENCIN située à l’entrée de la ville. Quelques voyageurs quittèrent le compartiment sans que d’autres ne les remplacent, permettant ainsi plus d’espace pour chacun. Le train ne repartait pas, vraisemblablement un contrôle supplémentaire de sécurité à la locomotive s’effectuait, tandis qu’en même temps on reconstituait les réserves d’eau et de charbon. Les ROSENFELD en profitèrent pour se dégourdir les jambes en marchant un peu dans le couloir. Par une fenêtre, ils regardèrent au dehors : il y avait là debout sur la colline, dominant toute la ville, un château médiéval en partie éclairé qui s’apercevait, se détachant dans le ciel auguste sans nuages. Cette construction d’antique forteresse farouche, à la fois imposante, belle et majestueuse, affirmait sa puissance protectrice sur TRENCIN. Le donjon carré au toit d’aloses de velours sombre, avec sa pointe ornée d’une croix, si bien éclairée qu’elle se découpait dans la nuit, l’ouvrant à l’extase, transmettant sa blancheur au reste du bâtiment, lui-même prolongé de chaque côté par des murailles hautes, plongeant dans le noir des ténèbres. Difficile de voir autre chose dans cette obscurité, tant la majesté de l’ensemble impressionnait les esprits et s’incrustait dans les mémoires telle une carte postale, indélébile. Dans les bras l’un de l’autre serrés, les deux tourtereaux admiraient sans un mot et rêvaient peut-être de se voir les seigneurs d’un lieu semblable… Mais, un coup de sifflet se fit entendre et les sortit du songe. Ils retournèrent à leurs places sans plus tarder et à peine assis, un autre coup de sifflet très court retentit, suivi aussitôt encore d’un autre beaucoup plus long. Les secondes d’après, le convoi se mouvait comme d’habitude lentement, progressivement, très progressivement il prenait de la vitesse… On était en route pour BRATISLAVA.

Les ROSENFELD étaient assis côte à côte sur la banquette et s’étaient assoupis, une couverture leurs recouvrait les jambes. Quand le convoi fit étape à PIESTANY, aux alentours de 21 heures, endormis : ils ne s’aperçurent de rien.

Le train roulait depuis un certain temps quand David se réveilla, un besoin pressant l’y obligeait et en bougeant pour retirer la couverture, Chochana, la tête appuyée sur son épaule, se réveilla :

–Ça y est ? On arrive…. Où vas-tu ?

–J’ai un petit besoin à satisfaire, reposes toi encore, je reviens tout de suite.

Quelques instants plus tard David réapparut et ce fut au tour de Chochana de s’absenter. Puis au moment où elle revenait, un homme d’une quarantaine d’années la précédait, très grand : un mètre quatre-vingt-cinq au minimum, imposant de carrure, sous sa casquette d’uniforme : le visage buriné, l’expression sévère, les pommettes saillantes, les yeux en amande au regard froid, le front bas et le nez épaté sur des lèvres fines et amères, mâchoire carrée, le teint mat. Il portait une sorte d’uniforme anthracite qui n’appartenait ni aux militaires, ni à la police, plutôt une milice, la taille serrée d’une large ceinture de cuir noir de couleur identique à ses bottes, qui lui montait à mi mollet. Il entra dans le compartiment et vociféra : 

–PAPEIR…SCHNELL. 

Les voyageurs saisis et surpris, pâlirent, y compris David et chacun se mit à chercher son portefeuille, fébrile, crispé, tremblant, la peur étant visible, quand Chochana restée derrière la brute, s’écria en allemand :

–Dite moi Monsieur ! Est-ce que je peux rejoindre ma place, s’il vous plait ? Qu’est-ce que c’est que ce manque de courtoisie avec une femme ! C’est quoi votre éducation ? Et d’abord : vous êtes qui, vous ? Veuillez-vous présenter ! 

Dit-elle du haut de ses 1 mètre 45, droite comme un I et le regard perçant comme le serait celui d’un aigle. Le colosse étonné s’écarta pour la laisser passer, puis il bredouilla :

–Mais je… Je suis le contrôleur.

–Alors Monsieur, il faut le dire avant de demander les papiers ! Voici les miens ! Je me plaindrai au chef de gare de BRATISLAVA. On y sera dans combien de temps ? 

–Euhh... Dans un petit quart d’heure.

Il rendit les papiers et s’en retourna sans même contrôler les autres passagers. L’intervention plutôt culottée d’une femme, avait fait son effet sur notre homme, pas du tout habitué à ce genre de réaction de la part de la gent féminine ; rabroué devant tout le monde, il préféra disparaître au grand soulagement des passagers. On se prépara gentiment pour quitter le train, la locomotive commençait par ralentir et faisait entendre son sifflet aigu à l’approche de l’arrivée en gare, comme une trompette de cavalerie préparant la charge…

…Tout le monde était descendu et chacun se précipitait le long du quai et du train sans s’occuper de rien d’autre que de son seul souci de l’instant. Et le souci de David, était de savoir à quel quai il fallait aller, pour prendre le train en départ pour VIENNE. Un porteur de bagages, qui offrait ses services, lui indiqua que c’était le train juste en face, par bonheur, mais pour l’atteindre il fallait passer un contrôle des papiers et des billets et c’est ainsi que les ROSENFELD se mirent au bout d’une queue pas possible, qui n’avançait pas. Les fonctionnaires ne contrôlaient pas seulement les papiers, mais aussi les bagages à la lumière jaune des becs de gaz et des lanternes, ils prenaient leur temps, ils pouvaient puisqu’eux n‘avaient pas le train à prendre. On s’interrogeait sur la raison de cette fouille à un tel moment, recherchait-on un trafiquant ? Ou peut-être un terroriste, avec sa bombe ? Ou tout simplement, on subissait un excès de zèle pour satisfaire l’humeur du moment, d’un gradé agissant à l’abri de sa fonction.