Le décaméron 2.0 - Laurent Dupuit - E-Book

Le décaméron 2.0 E-Book

Laurent Dupuit

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Laurent, psychiatre désabusé et écrivain en quête de renouveau, propose à sa nièce Manon de vivre le confinement lié au Covid-19 dans sa paisible retraite en Anjou. Ils sont rejoints par huit jeunes adultes, âgés de 18 à 31 ans, tous en quête de sens dans ces temps incertains. Ensemble, ils devront puiser dans leur imagination et leur créativité pour surmonter les défis de ces dix semaines d’épreuve. Y parviendront-ils 

À PROPOS DE L'AUTEUR 

Pour Laurent Dupuit, l’écriture est à la fois un moyen de détente et un outil précieux pour clarifier sa pensée. La littérature devient alors son terrain de jeu favori, où l’imaginaire s’anime avec passion, lui permettant d’explorer les mystères et les profondeurs de l’âme humaine.

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Laurent Dupuit

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le décaméron 2.0

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Laurent Dupuit

ISBN : 979-10-422-4526-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le mot décaméron, tiré du grec ancien, signifie littéralement « dix jours ». Notre confinement a duré huit semaines…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le bon choix, de loin, c’est de préférer un peu de saveur à beaucoup d’insipidité.

Giovanni Boccaccio, dit Boccace,

Le Décaméron (1350-1353)

 

 

 

 

 

Les invites

 

 

 

Les jeunes femmes :

– Manon, 18 ans, étudiante en première année de droit, nièce du narrateur ;
– Adèle, 19 ans, étudiante en première année à Paris Dauphine (petite amie de Manon) ;
– Faustine, 26 ans, pianiste, doctorante en histoire de l’art (cousine d’Adèle) ;
– Giulia, 25 ans, Italienne, étudiante en arts appliqués ;
– Abelone, 24 ans, danoise, influenceuse et blogueuse ;
– Restitude, 22 ans, master de lettres modernes à la Sorbonne ;
– Virginie, 28 ans, gardienne du château de Montfissault.

 

Les jeunes hommes :

– Alban, 31 ans, orthodontiste (ami d’enfance de Faustine) ;
– Frederic, 28 ans, journaliste au Figaro, en formation à l’IRIS ;
– Marc, 30 ans, directeur financier d’une start-up.

 

 

 

 

 

Prodrome

 

 

 

(15 mars 2020)

 

Je suis tombé par hasard sur Manon, rue de Varenne, à hauteur du musée Rodin. Cela m’a étonné. Ma sœur Aline, que j’avais eue au téléphone le matin même, m’avait appris que mes trois nièces allaient passer leur confinement à Reims, « en famille » selon son expression, ce qui, au demeurant, ne l’enchantait guère. Manon a toujours été la préférée de mes filleules, même si, il me faut l’avouer, je n’avais fait aucun effort pour la rencontrer depuis qu’elle étudiait à Paris. Elle aussi n’était pas venue toquer à ma porte, d’où peut-être la raison de nos gênes respectives lors de cette rencontre fortuite.

Nous ne nous sommes pas fait la bise (geste barrière oblige), mais nous nous sommes sentis l’un comme l’autre obligés de ne pas nous satisfaire d’un bavardage futile sur un bout de trottoir. Il faisait beau en ce mois de mars, je l’ai invitée à prendre un café en terrasse. Elle a accepté. Comme elle et moi ne savions quoi nous dire (cela faisait trois ans que nous ne nous étions vus, un siècle pour une jeune fille venant tout juste d’atteindre sa majorité), nous avons évoqué, comme tous les Parisiens en ce dernier week-end de liberté, l’épidémie de Coronavirus et ses conséquences. C’est ainsi que j’ai appris qu’elle ne retournerait pas dans la maison familiale (la faute à des relations tendues avec son père) et qu’elle restait dans la capitale, non pas dans son petit studio, où elle serait morte d’ennui, mais dans le trois-pièces d’une de ses amies, quatre-vingts mètres carrés donnant sur le champ de Mars, abandonné par les parents de ladite amie au profit d’une maison de campagne à Deauville. Habitant à deux pas de la rue du Bourbonnais, je lui ai proposé les clefs de mon appartement, lui permettant ainsi une plus grande intimité (et un excellent confort) tout en restant à proximité de sa copine. Ma proposition l’a intéressée. Elle m’a demandé si elle pouvait passer un coup de fil. Je le lui ai permis.

C’est ainsi que tout a commencé.

Cinq minutes plus tard, alors que nous discutions du déroulement de ses études en ces mois difficiles, nous ont rejoint deux demoiselles. La plus âgée, Faustine, était déjà une très jolie femme. Rousse, élégante et coruscante. Intimidante si son regard n’avait été si doux (ou l’inverse : intimidante parce que les yeux débordant de douceur et d’étincelles dorées). « Je suis la cousine d’Adèle », s’est-elle présentée. Adèle, ai-je compris, était l’amie chez qui Manon allait habiter. C’était encore une gamine, mais elle ne manquait pas d’assurance. Apprenant que j’étais le parrain de Manon, elle a tenu à me raconter comment elles avaient fait connaissance. Cinq mois plus tôt, lors d’une soirée à Neuilly, à trois heures du matin, quand la brume avait envahi leur esprit. Depuis, elles ne se quittaient plus. Ceci dit la main de l’une sur la main de l’autre, Manon évitant de croiser mon regard. J’en ai déduit ce qu’il fallait déduire, et, faisant signe au garçon, j’ai voulu commander quatre expressos. Les filles ont préféré un verre de Chardonnay. Alors, j’ai pris un double Jack Daniel’s.

S’en suivit une discussion passionnée dont je n’ai été que l’humble spectateur. Avec mes deux chambres et mon canapé s’ouvrait la perspective de réunir d’autres personnes, trois en plus de ces trois-là, donc six au total, ai-je compris, ce qui leur permettait de continuer à se fréquenter (et de s’entraider) tout en conservant une indispensable distance. Cela les arrangeait : Faustine avait à la fois promis à sa tante de veiller sur sa jeune cousine, mais aussi de ne pas laisser tomber trois de ses camarades, fraîchement arrivées dans l’hexagone et perdues dans les méandres de la capitale. Giulia, une étudiante italienne se spécialisant dans l’art appliqué et dans le design, Abelone, blogueuse reconnue au Danemark et Restitude, une jeune Corse faisant depuis octobre ses premiers pas sur le continent. Mon offre leur ôtait une épine du pied, elles m’en étaient redevables, m’ont-elles remercié en offrant une seconde tournée.

 

— Vous ne restez pas à Paris ? m’a demandé Faustine.

Manon a parlé à ma place.

Elle a raconté à ses amies que j’étais l’heureux propriétaire d’un château situé sur les bords de la Loire, à l’écart de tout voisinage, au milieu d’un parc de dix hectares, boisé de frênes et de chênes centenaires.

— Vraiment ? a insisté Adèle.

Il m’a fallu répondre.

J’ai précisé que ce n’était pas un château, mais un joli manoir. Il n’était pas situé au bord de la Loire, mais à trente kilomètres au sud d’Angers, sur les rives du Layon. Loin de tout, au milieu de nulle part.

— Mon oncle y vit en ermite. Il ne m’a jamais invitée, a continué Manon.

À cause des yeux de Faustine, une idée folle m’a traversé l’esprit.

— Il n’est jamais trop tard pour bien faire. Venez ! Vous trois et vos amies ! Chacune disposera de sa propre chambre et d’une salle d’eau ; la pièce principale fait plus de cent mètres carrés, ce sera un plaisir de s’y retrouver autour d’une belle flambée… ai-je proposé sans réfléchir.

À ma grande surprise, elles ont accepté.

 

 

 

 

 

La Covid-19

 

 

 

Le 16 novembre 2019, à Wuhan, dans la province de Hubei, en Chine centrale, est apparu un virus inconnu, de la famille des coronavirus, qui en quelques mois s’est répandu dans le monde entier.

Les personnes contaminées présentaient des symptômes proches de ceux de la grippe, fièvre, toux sèche et fatigue, mais aussi des signes neurologiques étranges, telle la perte du goût et de l’odorat. Plus inquiétant, certaines formes graves, résistantes à tout traitement, entraînaient la mort des patients au bout de quelques semaines, le plus souvent des personnes fragiles, mais aussi des sujets jeunes sans comorbidités.

Dès qu’il fût établi que la contagion du virus se faisait par les voies respiratoires, la république de Chine, puis plusieurs pays d’Asie du Sud-Est, touchés des années plus tôt par le SRAS, ont mis en place un cantonnement drastique des régions où la maladie était apparue, interdisant aux habitants de quitter la ville, de se rendre sur leur lieu de travail et de côtoyer des personnes étrangères au cercle familial.

Suivant cet exemple, l’Organisation mondiale de la santé a prononcé, le 30 janvier 2020, l’état d’urgence pour le monde entier. Dans un premier temps, la France ne s’est pas sentie concernée, mais l’ampleur de la maladie en Italie, puis en Alsace, suite à un rassemblement de trois jours organisé par l’Église évangélique, a mis les pouvoirs publics en alerte. Les images de malades agglutinées dans des services d’urgence débordés ont heurté l’opinion publique et l’État a dû réagir. Le président Macron, suivant la ligne définie par la haute autorité de santé, a mis en place, à partir du 17 mars et pour une durée indéterminée, une interdiction de déplacement sur tout le territoire, hors raisons essentielles, avec fermeture des écoles, généralisation du télétravail et mise en place des gestes barrières et de la distanciation sociale.

Pendant près de deux mois, les Français, comme la plupart des habitants de la planète, allaient devoir vivre confinés entre quatre murs…

 

 

 

 

 

Première journée

 

 

 

16 mars 2020

 

Je n’étais pas le seul automobiliste à quitter Paris. Une fois passé le péage de Saint-Arnoult, la circulation est enfin devenue fluide, j’ai pu ainsi téléphoner à Virginie afin de la prévenir de mon arrivée. Virginie est la majordome du château, tel est son titre officiel, mais ses fonctions multiples l’amènent à être à la fois concierge, gardienne et secrétaire particulière. Depuis trois ans, je ne peux plus me passer d’elle. Elle veille sur mes biens angevins avec talent et persévérance, mais aussi, cela, je ne lui ai jamais avoué, sur ma santé mentale. Rien qu’entendre sa voix me mettait du baume au cœur.

 

Ses grands-parents ont travaillé toute leur vie à Montfissault, lui en tant que chauffeur et jardinier, elle comme cuisinière et femme de ménage. Logeant dans une petite maison à l’entrée du domaine, ils faisaient également office de gardiens, et ce jusqu’à ce que je fasse l’acquisition de la propriété et que le notaire m’apprenne que deux personnes vivaient « sous mon toit » sans aucune justification et surtout sans payer aucun loyer. L’affaire m’a contrarié. J’avais acheté ce bien afin de trouver la paix et non pour renvoyer (ou garder gracieusement près de moi, ce qui revenait au même) deux pauvres hères dont je ne souhaitais ni malheur ni bien. Je suis allé leur parler sans vraiment savoir quoi leur dire. C’est Virginie qui m’a ouvert la porte. J’ai été surpris. Je m’attendais à débattre avec une vieille dame et j’ai été reçu par celle qui depuis ma plus tendre enfance traversait telle une fée Clochette mes rêves les plus intimes. Sur ce point, je dois être précis. Virginie est une jolie femme, mais ce n’est pas non plus miss Univers. Elle est grande, blonde et svelte, les traits de son visage sont fins, mais, ce jour-là, son allure était timide et son regard éteint. Ce ne sont pas ses charmes qui m’ont séduit, mais bien la conviction profonde que nous étions faits l’un pour l’autre.

Elle m’a fait asseoir et a appelé ses grands-parents. Le vieil homme m’a servi un verre de Porto et son épouse a ouvert une boîte de gâteaux secs. Ils m’ont ensuite expliqué ce que je venais de deviner, à savoir qu’ils n’étaient plus en mesure de travailler, mais aussi et surtout qu’ils n’avaient nulle part où aller. Par contre, a dit la femme, Virginie était disposée à se mettre à mon service. Est-ce à cause de l’alcool, ou de ma confusion, mais j’ai mal pris ces mots. J’ai cru, pensée ô combien absurde, que ces braves gens me proposaient de coucher avec leur petite-fille en échange de mon hospitalité. Pourquoi cette idée saugrenue m’est-elle venue en tête ? J’ai rougi et Virginie, j’en suis certain, a compris pourquoi je rougissais.

Sottement, je lui ai demandé de se présenter au château le lendemain matin.

Elle est venue à l’heure que je lui avais indiquée.

J’ai gardé mes distances, elle a gardé les siennes. Ses parents étaient morts. Elle était orpheline, sans diplôme, sans avoir jamais travaillé, s’est-elle présentée.

J’ai voulu en savoir plus. Elle est restée silencieuse, les bras le long du corps, la tête tournée vers le sol. J’aurais dû la renvoyer ; je lui ai proposé le poste.

Je ne l’ai jamais regretté.

 

Il faisait chaud pour un mois de mars. Le soleil brillait, les premières primevères batifolaient dans le gazon, Virginie m’attendait vêtue d’une robe légère. Comme chaque fois que je la revoyais m’est venue l’envie de la prendre dans mes bras ; je l’ai saluée, suis entré dans la maison et elle s’est occupé de mes bagages.

En temps ordinaire, je lui donnais mes instructions dans mon bureau. C’était pratique : un lourd meuble en chêne nous séparait et m’interdisait de contempler ses jambes. J’étais le professeur et elle mon élève, moi l’employeur et elle l’employée. Entre nous, aucune ambiguïté.

Cette fois-ci, parce que les jours à venir n’étaient pas ordinaires, je l’ai convoquée dans le salon et j’ai débouché une bouteille de crémant.

Je l’ai informée que j’allais passer le confinement à Montfissault, ce qu’elle savait déjà, et qu’allaient nous rejoindre dans l’après-midi ma nièce et cinq de ses amies. J’avais donc besoin d’elle, autant pour préparer les chambres que pour superviser l’approvisionnement en nourriture et en biens de première nécessité.

— Pas de problème ! m’a-t-elle répondu, fidèle à ses habitudes.

Si, il y avait un problème. Il m’avait tenu éveillé toute la nuit.

Confinement sanitaire oblige, Virginie allait devoir habiter au château, dans l’appartement au-dessus du mien. Hors de question pour elle de retourner dans le cabanon avec ses grands-parents (je me chargeais financièrement de leur ravitaillement) ou de quitter ne serait-ce qu’une petite heure le domaine. J’avais besoin de son aide, c’était une évidence, sans elle je n’aurais jamais pu recevoir tant de monde, mais je ne souhaitais pas qu’aux yeux des autres elle apparaisse en tant que domestique. Montfissault n’était pas un hôtel, chacune de mes hôtes allait devoir le comprendre et se comporter de façon solidaire et responsable. Autre point encore plus important, nul parmi les plus éminents scientifiques qui donnaient depuis peu leur avis n’était capable de nous dire où nous allions. Tout était possible. La mort de nos aînés ou notre propre mort. Nous n’étions pas en villégiature, nous nous protégions du mal et devant le mal nous étions tous égaux. C’est pour cette raison que j’avais décidé de la présenter non pas comme une servante, mais comme une habituée de la région et de la maison (la fille aînée d’une amie chère, ai-je proposé). Elle allait donc devoir s’incorporer au groupe. Plus perturbant encore, nous serions désormais obligés de nous appeler par notre prénom, je serai Laurent et elle Virginie.

Elle a voulu se mettre immédiatement à l’ouvrage. Je l’en ai empêché et lui ai resservi un verre.

Une petite heure durant, je me suis souvenu de mes cours à la fac de médecine et lui ai expliqué ce qu’étaient une pandémie et une contamination par les voies aériennes supérieures. Elle m’a écouté avec intérêt. Malgré la gravité du sujet, cela a été un moment agréable.

 

***

 

Au début des années quatre-vingt, le précédent propriétaire avait souhaité faire de Montfissault un hôtel de luxe et des terres agricoles qui l’entouraient un parcours de golf. Un court de tennis avait été construit, deux suites de quatre-vingts mètres-carrés et dix chambres de grand confort avaient été aménagées au premier et second étage jusqu’à ce que l’explosion de la bulle d’actifs japonaise, de 1985 à 1990, ne vienne modifier la donne. Les partenaires nippons s’étaient retirés du projet, les travaux avaient été arrêtés et le maïs avait continué de pousser dans les champs environnants. Le domaine avait été loué de 1991 à 2014 à une famille ayant huit enfants puis était resté abandonné pendant trois ans. Il avait donc perdu de sa grandeur quand je l’ai visité. L’agencement du plain-pied n’avait pas été retouché depuis la fin du dix-neuvième siècle et les chambres avaient gravement souffert de l’hyperactivité enfantine. Ce sont les deux suites, miraculeusement préservées, décorées et meublées dans un style désuet, certes, mais ô combien précieux, qui m’ont poussé à acheter. Je passais la plupart de mon temps dans la première et c’est dans la seconde que j’ai décidé d’installer Virginie.

Elle n’a pas été enchantée, ou si elle l’a été, elle ne l’a pas montré.

À seize heures, deux camionnettes ont livré les draps, couvertures et serviettes de toilette que j’avais commandés, ainsi que tout un stock de nourriture pour les quarante-huit heures à venir. Virginie a voulu dresser les lits. Je le lui ai interdit.

Le minibus affrété afin de transporter mes invitées de la gare d’Angers jusqu’à Montfissault est arrivé à l’heure où je l’attendais, cinq minutes avant dix-sept heures. Je me répète, la météo était estivale ; le ciel d’un bleu azur et le soleil brillait. Toutes les filles se sont délectées de la beauté du parc et ont souhaité profiter du calme qu’il y régnait. Je leur ai répondu qu’elles étaient ici chez elles, je n’avais rien à leur autoriser ou à leur interdire, mais j’ai malgré tout insisté sur le fait que je souhaitais leur parler à dix-neuf heures, tous réunis dans le grand salon.

J’ai expliqué à ma nièce le comment des opérations. Ses amies pouvaient s’installer dans les chambres numérotées de 3 à 14. Certaines étaient plus agréables que d’autres, mais toutes disposaient d’une clef, d’un placard, d’une salle d’eau avec douche et d’un coffre-fort. Au moindre problème, c’était à elle de me le faire savoir.

Ensuite, j’ai rejoint mes appartements afin de préparer mon intervention.

La situation n’était pas aussi simple qu’elle l’apparaissait. Avec l’âge, disons depuis trois ans, j’étais devenu un ours, quasi un ermite, fuyant la foule et les mondanités, ravi d’être seul dans ma maison de campagne (avec Virginie pas trop loin) afin de pouvoir écrire, réfléchir et respirer dans le calme. L’annonce du confinement était donc du pain béni, puisque légitimant un comportement que tous mes proches, sans exception, critiquaient. Mon éditeur me l’avait dit la veille : « Tu n’auras plus d’excuse à trouver pour t’enterrer dans ton trou. » Or, dans cette tanière, sur un coup de tête inexplicable, pour des raisons futiles (les myriades d’étoiles dans les yeux de Faustine ? La crainte de me retrouver en tête-à-tête avec Virginie ?) je venais d’inviter le bruit et la jeunesse.

Je devais me protéger.

 

À l’heure précise, nulle ne manquait à l’appel.

J’ai proposé un tour de table afin que chacun se présente. Aucune n’a osé ouvrir le bal ; je me suis avancé.

Laurent. Cinquante-six ans. Divorcé. Trois enfants, des triplés, nés il y a vingt-six ans. Docteur en psychiatrie de formation, mais dans les faits philosophe et écrivain. Les droits d’un de mes romans avaient été achetés par un producteur hollywoodien, ce qui m’avait permis d’acquérir Montfissault et d’y vivre confortablement. C’était un plaisir de les y recevoir.

Les autres se sont succédé.

Manon. Dix-huit ans. Étudiante en première année de droit à Assas. Ma nièce et ma filleule. (Elle a avoué qu’elle me connaissait peu, que j’étais peut-être un vieux tonton pervers ou un vampire assoiffé de sang, ce qui n’a fait rire personne.)

Adèle. Dix-neuf ans. Fan de Lady Gaga et de Bradley Cooper (pour moi des illustres inconnus). Parisienne dans l’âme et surtout petite amie de Manon.

Abelone. Vingt-quatre ans. Danoise, en France depuis quelques mois afin de s’éloigner du divorce en cours de ses parents. Blogueuse, influenceuse (?), moderne et connectée, incapable de vivre sans réseau 4G (elle a retrouvé son sourire quand je lui ai donné le mot de passe du réseau wifi).

Faustine. Vingt-six ans. Pianiste émérite (plusieurs premiers prix de conservatoire), mais pas assez pour espérer une carrière de virtuose. Actuellement doctorante en histoire de l’art, son sujet de thèse : « Les instruments de musique dans la peinture de la renaissance italienne » ne l’intéressait guère, elle ne se voyait pas finir dans l’enseignement…

Cette sincérité a encouragé Restitude, vingt-deux ans, en dernière année de master lettres modernes à la Sorbonne, à un peu plus se dévoiler. Ses parents tenaient un restaurant à Calvi, en Corse ; la fermeture administrative de l’établissement pouvait les mettre sur la paille et donc, par ricochet, l’empêcher de terminer ses études (elle souhaitait être professeur d’université et écrire des romans).

Giulia, vingt-cinq ans, étudiante en arts appliqués, en stage chez LVMH, a elle aussi évoqué sa famille. Son père et sa mère étaient l’un comme l’autre médecins hospitaliers à Milan, en Lombardie, dans cette région au nord de l’Italie où avaient déjà été dénombrés plus de 2500 morts du Covid (et parmi ces morts dix pour cent de soignants). Elle craignait pour leur vie, elle avait peur…

Je me suis demandé ce que Virginie allait bien pouvoir inventer après cela.

Elle s’est levée et n’a pas hésité.

Virginie. Vingt-huit ans. Célibataire (quel intérêt d’insister sur ce point sinon celui de lever toute ambiguïté sur notre relation ? j’ai marqué le coup). Orpheline (ce que je savais déjà). Romancière elle aussi, mais souffrant depuis quelque temps de leucosélidophobie, c’est-à-dire du syndrome de la page blanche (quelle imagination !) Elle espérait retrouver l’inspiration en si bonne compagnie.

 

Les présentations étant faites, j’ai tenu à expliquer une bonne fois pour toutes ma démarche.

En tant que médecin, j’ai avoué mon incompétence. Ce nouveau virus pouvait être aussi meurtrier que ne l’avait été celui de la grippe espagnole (plus de quarante millions de morts sur la planète, ai-je rappelé à celles qui l’ignoraient) ou bien disparaître aussi rapidement que celui du SRAS en 2003. Dans le doute, je préconisais un confinement extrême. Interdiction donc à chacune de sortir de la propriété et obligation de distanciation sociale avec les livreurs chargés de nous approvisionner.

Psychiatre, j’ai reconnu que c’étaient les dix, vingt, trente ans qui allaient le plus souffrir de ce confinement. À cet âge, ai-je expliqué, la fréquentation de proches est essentielle dans la construction d’une identité propre et de l’acquisition d’éléments essentiels, tels l’entregent et l’empathie. L’être humain est fondamentalement social, il a besoin de la compagnie des autres, surtout aux prémices de sa vie d’adulte. L’enfermer seul entre quatre murs est un frein évident à son développement intérieur.

Philosophe, enfin, j’ai cité Leibniz et sa théorie de la monadologie. Selon lui, nul individu ne peut et ne doit à notre époque être séparé d’un autre, même reclus dans une maison les volets tirés et la porte fermée à quatre tours, puisqu’il existe potentiellement entre eux une fenêtre paradoxale, via un écran interposé, via internet, via des réseaux sociaux, Facebook, Instagram ou WhatsApp… Je me suis inscrit en faux contre cela. Partager (selon le sens étymologique du terme, c’est-à-dire agir – ageres – en divisant ses biens – partes –, donc en se privant d’une part de soi) ne peut se faire par des mots, des mails, des SMS ou par des photographies. Cela impose une présence physique dans un même lieu, au même moment, dans la confrontation directe à un même problème, à une même joie ou à une même tristesse…

Pour toutes ces raisons, je comptais sur elles pour ne pas rester enfermée des journées entières dans leur chambre. C’est en équipe, avec un « esprit de commando », que nous devions lutter contre cette adversité nouvelle, ai-je conclu.

Faustine a demandé la parole.

Elle m’a remercié pour mon hospitalité de la part de toutes les filles, preuve qu’il ne lui avait fallu que quelques heures pour prendre le leadership du groupe, puis m’a demandé, toujours au nom de la communauté, comment je comptais régenter la vie de leur microcosme, à la fois du point de vue logistique, financier ou pratique. Restitude a alors avoué qu’elle ne disposait que de très peu d’argent à mettre dans une caisse commune. Généreusement, Abelone s’est proposé de payer pour elle. J’ai mis un terme au débat. Durant le temps que durerait le confinement, je m’engageais à prendre à ma charge l’ensemble des frais de nourriture, de toilette et de blanchisserie. Pas uniquement par générosité, mais parce que je jugeais essentiel que nous soyons tous sur un point d’égalité.

— En échange de quoi ? s’est inquiétée Adèle.

J’ai répondu qu’il était hors de question que je m’ingérasse dans leur quotidien, mais qu’en contrepartie j’attendais qu’elle ne vienne pas perturber le mien. J’ai alors proposé que le groupe désignât une responsable, choisie pour la durée maximum d’une semaine puis remplacée par une autre, à qui seraient dévolues les charges de planifier les travaux de chacun, de garantir la bonne tenue de la maison et de gérer sainement les finances. Faustine, parce qu’elle connaissait la plupart des hôtes, me semblait la personne prédisposée pour étrenner le poste. Elle a accepté. Nulle n’y a trouvé à redire.

 

J’ai ouvert un magnum de champagne, Virginie a servi les canapés prévus pour l’occasion et nous avons continué de faire connaissance. L’ambiance était improbable. Pour la plupart des filles, qui deux jours plus tôt n’auraient jamais cru se retrouver « emprisonnées » dans un château en Anjou ; pour moi également, vieil ours solitaire fuyant le monde depuis mon divorce et le départ de mes enfants aux États-Unis. Toutes ces demoiselles étaient plus jolies les unes que les autres, trop aimables et trop réjouissantes pour le bougre que j’étais devenu. Elles m’ont remercié (de ma magnanimité, des toasts au foie gras et des bulles de Veuve Clicquot…) Abelone a mis de la musique et j’aurais pu danser avec elles si Faustine, sans aucun doute la moins encline à ce genre de festivités, n’avait souhaité s’entretenir avec moi. Elle avait remarqué qu’il restait des chambres inoccupées au deuxième étage, d’où sa suggestion d’inviter trois amis, un copain d’enfance et ses deux colocataires. Pas une minute, je n’avais imaginé d’autres hommes que moi dans cette maison, mais, loyal, je me suis plié à la règle que je venais de dicter. J’ai rappelé à Faustine que c’était désormais à elle de prendre les décisions, et donc d’en supporter les conséquences. Elle a été raisonnable et a déclaré qu’elle n’organiserait leur venue que si personne ne s’y opposait. Alors que certaines souhaitaient se coucher, elle a soumis sa proposition et nous a demandé de voter, avec droit de veto absolu. Je n’ai pas osé lever la main.