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Lisa Bernos, une assistante sociale engagée, consacre sa vie à soutenir les enfants victimes de violences parentales. Son dévouement prend une tournure nouvelle et poignante lorsqu’elle est confrontée à une affaire tragique : une mère s’est suicidée, laissant derrière elle six orphelins. En entrant en contact avec cette famille, Lisa découvre l’ampleur de la toxicité qui les entoure. Parviendra-t-elle à briser ce cycle destructeur et à offrir une autre chance aux plus jeunes membres de ce foyer ?
À PROPOS DE L'AUTRICE
Depuis son enfance,
Aurélie Desjardin puise dans les rencontres de sa vie quotidienne pour écrire des histoires poignantes. Son premier roman, "Le dossier," est le fruit de ses réflexions approfondies et de ses recherches sur la rupture du cycle des maltraitances transgénérationnelles et le suicide comme ultime échappatoire pour les femmes victimes de violences conjugales.
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Aurélie Desjardin
Le dossier
Roman
© Lys Bleu Éditions – Aurélie Desjardin
ISBN : 979-10-422-4362-3
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À toutes ces femmes qui mènent des batailles silencieuses…
À mes enfants, gardez en vous ce trésor qu’est la gentillesse…
À cette petite fille qui avait tant de choses à écrire…
Chaque famille a ses secrets. Chaque famille a ses dossiers. Le premier roman d’Aurélie Desjardin nous montre comment, au fil des épreuves, au fil des choix, la vie de famille peut basculer dans un sens comme dans l’autre. Elle décrit, page après page, sa lecture psychologique de chaque combat de ses femmes qui sont réunies bien malgré elles par la volonté de faire vivre, ou survivre, leur famille, leurs enfants, et, à travers cette volonté, elles-mêmes.
Il est de bons messages portés par de simples messagers. Aurélie nous montre à travers son écriture, et le personnage de Lisa, une réelle empathie et une capacité à traiter les « dossiers » comme étant un long chemin sans autre vérité que celle de la protection. Elle décrit un pluriel « les dossiers » comme étant bien singulier, « le dossier ».
Il n’est de bons messagers sans messages marquants. Je pense qu’ici, à travers ses pages, sa plume, Aurélie nous montre qu’elle associe à la fois la fonction de parfaite messagère à celle de porteuse du bon message.
Steeve Parmentier
Éducateur spécialisé et ami sincère
Dans le domaine social comme dans la vie privée, il faut tout prendre avec calme, générosité, et un petit sourire aux lèvres.
Rosa Luxemburg
Le huit août deux mille seize, le dossier vient d’arriver à la protection de l’enfance, rue Saint-Georges, une petite rue parallèle à l’église de Cambrai. Je suis assistante sociale dans ce service depuis plus de vingt ans. Chaque matin, j’emprunte les mêmes rues, je marche sur les mêmes pavés. Les bâtiments changent au gré des saisons et des rénovations. Je n’ai moi-même plus la vitalité de ma jeunesse. Les cheveux en bataille, j’apprécie partir travailler à une heure matinale. Même si la canicule se fait ressentir. Une légère brise caresse mon visage, le soleil chauffe sans étouffer, l’air est respirable. C’est de loin le meilleur moment de la journée. J’entre apaisée dans le hall de ce grand bâtiment qui a très peu connu de changement en vingt ans. Je salue amicalement la secrétaire. Il y a un mélange de gêne et de compassion dans son regard. Notre conversation est brève, elle n’a aucun message pour moi. Je me sens en forme, je prends l’escalier, l’ascenseur me rappelle l’hôpital. Je traverse d’un pas nonchalant, le long couloir, tous mes collègues semblent avoir le même regard. Sans y prêter attention, je pousse la porte de mon bureau. Je respire la bonne odeur du café qui est en train de couler. Je m’installe sur la chaise, et je regarde les dizaines de pochettes à rabat en attente d’être traitées dans l’urgence. Je regrette que rien n’ait changé dans ce métier, même si dans le travail social nous n’avons plus rien à espérer. Nous sommes loin du temps où nous pouvions prendre le temps et réellement aider les familles. Il y a toujours plus de cas, plus de complexité, il faut être rapide et rentable. Nous perdons peu à peu ce qui humanise nos actions. Au mieux, les usagers sont devenus des dossiers qui s’entassent dans les bureaux, au pire ils sont devenus des chiffres qui coûtent trop cher et ne rapportent rien. Je reviens après un long arrêt maladie. Je souffle : « Bon retour Lisa. » J’ouvre la première pochette qui m’annonce le décès d’une femme dans un beau quartier de Cambrai, a priori un suicide. Une enquête est donc en cours. Le parquet a un doute sur les responsabilités du mari. Le couple a six enfants. Thomas onze ans, Bryan et Dylan neuf ans, Brandon sept ans, Steeve cinq ans et Kelly quatre ans. Ils iront rejoindre leur grand-mère avant de retourner au domicile familial. Je me demande pourquoi ce dossier a atterri sur mon bureau. Un enquêteur social se rendra au domicile de la grand-mère. Je suis sur le point de passer à la situation suivante.
Par acquit de conscience, avant de le refermer, je parcours le dossier en diagonale, une enquête est bien en cours, et nous n’avons que peu d’éléments. Je vois ce que je savais déjà. La solution de placement a déjà été mise en place. Parfait ! Je demanderai à l’enquêteur social de prendre rendez-vous dans la journée pour s’assurer que tout va bien. Il est mentionné que les enfants choqués ont passé la nuit au service pédiatrie de l’hôpital de Cambrai, et qu’une collègue a déjà commencé le boulot. Si c’est réellement un suicide, le dossier sera vite bouclé. Le père récupérera les enfants chez leur grand-mère. La vie finira par reprendre son cours. Chacun apprendra à vivre avec, ou plutôt sans… Sans leur mère. J’envisage alors de téléphoner au père dans quelques semaines, prendre des nouvelles, et proposer un suivi psychologique pour les enfants. Puisqu’il est inutile que je m’attarde, je jette un œil aux autres dossiers. L’un d’entre eux retient particulièrement mon attention, il est écrit : « Enquête sociale pour suspicion de maltraitance sur les enfants : Thomas, Bryan, Dylan, Brandon, Steve et Kelly Carpentier. »
Je suis surprise, et je me demande s’il ne s’agit pas d’une erreur, ou d’un doublon. J’ouvre la pochette, et je comprends… Nous avons été contactés par l’association Toutes avec elles qui soutient les femmes victimes de violences conjugales. Le dossier comprend des photos de la mère des enfants, des rapports médicaux, et un long témoignage d’une vingtaine de pages. Même s’il n’est pas l’auteur de la mort de sa femme, le père y a sûrement contribué. De plus, la maltraitance est constatée sur l’aîné de la fratrie, et dans ce cas, il n’est absolument pas question que le père récupère les enfants si vite. Si je trouve un placement dans la précipitation, les enfants seront séparés. La mère née sous X a été confiée à la Direction Départementale des Affaires Sanitaires et Sociales dès son plus jeune âge. Elle a ensuite été trimballée de foyer en foyer jusqu’à sa majorité. Si on pouvait éviter de reproduire le schéma familial en envoyant ses enfants à l’Aide Sociale à l’Enfance, ce serait une bonne chose, pensais-je. Le père, quant à lui, est en froid avec sa famille. Je jette un œil rapide sur les autres dossiers et délègue les plus urgents. Celui-ci va au minima me prendre la journée. Je ne sais pas pourquoi, mais mon intuition me pousse à approfondir. Je veux pousser les recherches. Au grand dam de mes supérieurs, je ne respecte que très rarement les procédures, parce que la lenteur administrative m’exaspère au plus haut point. Je suis une professionnelle de terrain, une professionnelle de l’ancienne génération, la paperasse ce n’est pas pour moi. Ce comportement m’a valu plusieurs avertissements et suspensions. Personne n’a encore songé à me virer, la réalité du travail social est qu’il manque de professionnels. Ils ne risqueront pas d’éjecter ceux qui ramènent des résultats, même s’ils sont contre leurs méthodes. Je contacte ma collègue du CRIP, la Cellule de Recueil des Informations Préoccupantes. Elle me confirme qu’aucune information préoccupante n’a été signalée. Mais enfin… Comment se fait-il que personne n’ait jamais rien vu ?
J’informe aussitôt mon chef de service, j’irai chercher les enfants à l’hôpital. J’irai les amener moi-même chez leur grand-mère qui habite non loin du centre-ville. Cette démarche me permettra de voir si c’est un endroit sûr, en attendant de prendre une décision. Je ne sais encore rien de la grand-mère, mais je fais confiance à mon instinct. Si elle n’est pas fiable, je le sentirai au contact des enfants. Mon chef ne comprend pas pourquoi je tiens à me déplacer en personne, alors que je pourrais envoyer quelqu’un d’autre. Je ne sais pas le justifier, je le sens dans mes tripes.
À mon arrivée en pédiatrie, je me présente à l’équipe soignante.
« Bonjour, Lisa Bernos, assistante sociale, je suis ici pour les enfants Carpentier.
Nous entrons dans le bureau des infirmiers, où sont présents un vieux pédiatre aux cheveux grisonnants, une puéricultrice très coquette d’une quarantaine d’années, une infirmière aux cheveux courts épuisée par sa nuit de garde et un gendarme.
Après autant d’années de pratique dans ce métier, je n’arrive toujours pas à accepter que l’on puisse cogner un enfant. Ce n’est pas le premier, et malheureusement ce ne sera pas le dernier. Je sais très bien que ce soir en rentrant chez moi, je vais m’effondrer. Mais maintenant, je dois rester professionnelle.
« D’accord… À quand remontent ses blessures ?
Le gendarme qui en a vu d’autres me fait un retour rapide sur la situation. Nous allons devoir collaborer. Lui mènera l’enquête pour déterminer les causes du décès de la mère, et moi je prendrai en charge les enfants. Je vais devoir saisir le juge pour un placement judiciaire seulement pour l’aîné. Toute la complexité est là. S’il est le seul à subir des violences, il sera le seul à être protégé. La séparation avec sa fratrie risque d’être une épreuve psychologique terrible. Nous n’avons pas l’habilité de prédire : « Et si le père finissait par battre les autres ? » Les placements ne sont pas aussi simples que l’on pourrait le croire. Mais ils ne seront pas abandonnés, car nous aurons toujours un œil sur eux. Enfin… C’est ce dont on essaye de se convaincre. Car la réalité de terrain et la surcharge des dossiers nous permettront de les revoir que deux fois dans l’année pour évaluer la situation. Nous ne pourrons faire plus.
Que ce soit à l’hôpital ou dans le véhicule de type Master, aucun des enfants ne décroche un mot. Cela ne me surprend pas. Bon Dieu, qu’ont-ils subi ? Pourquoi leur mère s’est-elle donné la mort juste après avoir contacté une association qui était prête à l’aider ?
Je me gare devant chez la grand-mère. Avant de descendre, je les observe. Les regards sont tristes et perdus, que vont-ils devenir ?
Je remarque une dame pleine de tendresse envers ses petits-enfants. Pour nous permettre de discuter en toute intimité, elle leur propose de regarder un dessin animé dans son petit salon. Thomas accompagne ses petits frères et sa petite sœur. Il me lance un regard méfiant qui ne me surprend pas.
« Il semble bien s’occuper des petits.
— C’est un bon garçon, allons discuter dans la cuisine. Vous voulez boire quelque chose ? Un café ? Un…
— Un café, merci. »
Ses mains ridées tremblent en appuyant sur le bouton de la Senseo, puis elle dépose les tasses doucement sur la table. Nous échangeons un bref regard, et je m’attendris face à ses yeux pleins d’eau. Il y a l’âge bien sûr… Il y a surtout son fils. J’attaque :
« Madame, je suis profondément désolée, mais nous allons devoir aborder un sujet douloureux : Après tant d’années de boulot, cette phrase est toujours aussi difficile à sortir. Pour le bien-être des enfants, vous comprenez ? Nous devons agir vite, très vite.
La pauvre femme me fait terriblement mal au cœur, elle doit rassembler tout son courage avant de répondre.
— Je dois arrêter de le protéger, je l’ai tant aimé si vous saviez ! Mais il est comme son père… Il ne doit plus faire de mal ! J’ai perdu ma fille, maintenant ma belle-fille, mais je refuse de perdre mes petits-enfants.
— Que voulez-vous dire ?
— Je n’ai été une bonne mère, ni pour ma fille ni pour mon fils. Mais je suis une bonne grand-mère, je m’occupe bien d’eux, vous savez…
— Je ne vous juge pas et je vois que vous aimez vos petits-enfants. Mais il va falloir trouver une solution. Une enquête déterminera si votre fils est responsable du décès de son épouse. Et il y aura probablement une ordonnance du juge pour placer Thomas puisque la maltraitance est avérée. Cela mènera à une enquête approfondie sur votre famille. Il est peu probable que votre fils récupère les enfants rapidement. Si je les dépose à la protection de l’enfance maintenant, ils seront séparés. Et cela pourrait mettre du temps pour les réunir à nouveau. Ils conserveront le lien par un droit de visite. En toute honnêteté, je ne pense pas que ce soit la meilleure solution. Pensez-vous être capable d’assumer les enfants ?
— Je ferai ce qu’il faut, mais je dois vous dire que mes jours sont comptés, me répond-elle d’un ton hésitant.
— Avez-vous un entourage proche qui pourrait vous aider ?
— Oh… ma vieille voisine de quatre-vingt-dix ans…
— J’ai vu que vous avez une fille, pouvez-vous me parler d’elle ?
— Oh vous savez… Je n’ai pas grand-chose à dire sur ma fille, et je ne pense pas que ce soit une bonne idée.
— Ah bon ? Et pourquoi ? »
La vieille dame se lève, prend une grosse inspiration et quitte la pièce quelques minutes. Elle revient en traînant les pieds. Elle semble porter toute la douleur du monde sur ses épaules. Elle ouvre une boîte à chaussures sous mon nez :
« Ma fille a quitté la maison à l’âge de dix-neuf ans, je ne l’ai que très peu revue par la suite. Il y a trois ans, j’ai reçu un faire-part de naissance m’annonçant que j’étais de nouveau grand-mère d’un petit Léopold. »
En lisant le faire-part de naissance, les réticences de la grand-mère s’éclaircissent :
Il nous a fallu de longs mois d’amour et de patience pour concevoir de façon peu ordinaire notre famille. Ce 14 mars 2013 à 13 h 50, du haut de ses 49 centimètres, et de ses 3 kilos 500, notre petit Lutin Léopold a réalisé notre vœu le plus cher. Juste en dessous du texte, la photographie d’un bébé bien proportionné, dans les bras de deux jolies jeunes femmes débordant de bonheur. Dans la boîte s’entassent photos, lettres, et cartes. On peut y retrouver les premiers pas de Léopold, son baptême, ses fêtes d’anniversaire en famille, ses vacances, sa première rentrée scolaire. Mais on n’y trouve aucune photographie avec ses cousins, ou sa grand-mère. C’est comme s’ils n’avaient jamais existé. J’ai peine à croire qu’il s’agit de la même famille. D’un côté, on a la sensation d’une famille avec une vie équilibrée, saine. De l’autre, tout semble triste et gris. Léopold paraît être un petit garçon espiègle et rêveur, à l’extrême opposé de ses cousins qui ressemblent à des animaux traqués. Les photographies sont accompagnées de lettres qui décrivent la vie heureuse du garçon, et les frayeurs qu’il peut faire à ses mamans attentionnées : les maladies infantiles telles que la varicelle, sa façon d’explorer le monde qui finit en cascade. Toutes les lettres sont signées par Marie Anne. Les cartes d’anniversaire, de fête des grands-mères, de Noël, de la nouvelle année sont signées : « Léo qui t’aime. » Une façon de montrer que la vieille dame fait partie de sa vie. Il y en a au moins une qui s’en est bien sortie.
— Visiblement, vous avez tout de même gardé un lien avec votre fille.
— Marie Anne n’est pas ma fille, mais ma belle-fille. Peu avant la naissance de Léo, elles sont venues me voir toutes les deux. Je suppose qu’elles voulaient le meilleur pour leur fils. Marie Anne trouvait injuste de le priver de sa grand-mère et voulait que je partage sa vie. Ma fille n’était pas d’accord, cependant elle a approuvé l’idée d’un échange épistolaire à sens unique. Au départ, j’ai pris cela pour de la provocation. Elle connaissait la situation de son frère et elle nous exposait son bonheur sans nous y inviter. Mais elle ne m’a jamais écrit une seule lettre, les mots de ma belle-fille ont fini par me toucher. N’est-il pas mignon ce petit blondinet ?
Attendrie par la photo qu’elle vient de me tendre, j’acquiesce d’un sourire.
— Madame, cette famille me semble tout à fait équilibrée, vous pensez que ce n’est pas une bonne idée parce que votre fille est… euh….
— Lesbienne ? Bien sûr que non. L’homosexualité de ma fille ne me pose aucun problème. Elle fait ce que je n’ai jamais su faire, elle protège sa famille.
— Je ne vois pas où vous voulez en venir.
— Vous m’avez l’air très sympathique, mais je connais les services sociaux. Pour les six enfants qu’il y a dans mon salon, vous avez attendu qu’un drame se produise pour bouger. Mais pour cet enfant, vous allez vous poser la question de savoir si un enfant de trois ans a une vie saine sans repère paternel. C’est normal que ma fille ait tiré un trait sur nous, regardez-nous ! Si vous débarquez chez elle, vous allez saccager sa vie. Alors que contrairement à ceux-là, Léopold ne vit que dans la sécurité.
Les clichés ont la vie dure, je comprends son hostilité.
— Pourquoi faites-vous une telle comparaison entre la vie de votre fille et celle de votre fils ? Que voulez-vous dire quand vous dites que nous avons attendu un drame pour bouger ?
La vieille dame baisse ses yeux, et un long silence se fait entendre. Elle n’est pas prête à tout me dire. J’essaye une dernière petite action :
— Je vous assure que si je vais voir votre fille cela ne sera que dans l’intérêt des enfants, de vos sept petits-enfants. Ne pensez-vous pas qu’ils méritent tous la même vie que ce petit bonhomme ? lui dis-je en lui tendant la même photo, celle où l’on voit le petit garçon assis sur une balançoire, rayonnant de bonheur.
Mon chef de service ne va pas apprécier. Mais je suis bien décidée à prendre quelques jours de déplacements pour partir sur le champ en Charente maritime rencontrer la tante des enfants. J’obtiens que la grand-mère garde les enfants en attendant la décision du juge, et de sa fille. J’insiste. Si on place les enfants maintenant dans un foyer, ce sera une longue bataille pour qu’ils soient de nouveau réunis, et qu’ils ne le seraient peut-être même jamais. Avant de partir, je pose une dernière question.
« Par curiosité personnelle, vous savez pourquoi Thomas ne porte pas le même genre de prénom que ses frères ?
— Mon fils n’est pas son géniteur. Quand le petit est arrivé dans la famille, il avait déjà quelques mois. Ma belle-fille était très croyante, elle aurait aimé pouvoir baptiser chacun de ses enfants, mais mon fils s’y est opposé. C’est lui qui a décidé des prénoms de chacun des enfants qui sont nés après.
— Aviez-vous connaissance des difficultés que traversait votre belle fille ?
— J’ai fait ce que j’ai pu pour l’aider. Elle refusait de porter plainte, ou de quitter mon fils. Une fois, elle a essayé, ça a été terrible pour elle. Un de mes plus grands regrets est de ne pas l’avoir soutenue à l’époque. Elle ne m’a plus fait confiance par la suite. Il y a quelques jours, j’ai remarqué les bleus sur la peau de Thomas. Je l’ai convaincue d’en parler, je l’ai moi-même déposée devant la porte d’une association d’aide aux victimes. »
Il faut parfois du temps pour délier les langues, surtout quand la culpabilité est si présente. Je n’insisterai pas plus aujourd’hui, la situation est suffisamment difficile. Avant de prendre congé, je salue les enfants. Les petits sont recroquevillés les uns contre les autres, mon cœur se sert.
Assise dans le véhicule, j’appelle Franck, un ami avocat en droit de la famille.
« Salut Franck, c’est moi Lisa.
— Mon Dieu j’ai peur ! Dois-je encore trouver un moyen de contourner la loi ?
— Contourner… non… comment dire… aider à ce qu’elle soit mieux appliquée.
— Il est midi, on peut se retrouver sur la place pour manger un morceau et en discuter.
— Impossible, je pars pour Royan dans quelques minutes.
Je l’entends souffler.
— Vas-y, je t’écoute.
— J’ai une solution de placement pour une fratrie de six enfants, il faudrait que le juge m’accorde quelques jours.
— Où sont les enfants ?
— Chez leur grand-mère.
— Je ne vois pas trop ce que je peux faire pour toi.
— Elle paraît assez âgée, je doute que son cœur tienne une année de plus, surtout avec ce qui lui arrive. Écoute… le père est en garde à vue. J’ai un dossier de vingt pages des tortures qu’il faisait subir à sa femme, et il a fini par maltraiter un de ses gamins. Je pars enquêter pour voir si la sœur tient la route.
— Enquêter ! Tu me fais rire ! Tu as raté ta vocation dans la police judiciaire. Et la sœur accepte de tous les prendre ?
— Je ne sais pas encore… Il faudrait que je descende en Charente maritime la rencontrer, en attendant, les enfants resteraient chez leur grand-mère.
— Je résume… je dois demander aux juges des affaires familiales un placement provisoire pour six enfants chez une dame qui va bientôt claquer. C’est bien ça ?
— Et tu ne sais pas tout.
— Quoi encore ?
— La sœur est en couple avec une femme.
— Va te faire voir !
— Oh s’il te plaît.
— Je te rappelle plus tard. »
Je rêve où il m’a raccroché au nez.
Par chance, dans le hall du tribunal, madame la juge est passée pile au moment où nous étions en ligne. Franck a saisi l’opportunité pour lui parler de mon affaire. La juge connaît ma réputation d’emmerdeuse. Elle sait que je ne lâcherai pas. Cette fois, elle approuve ma démarche, elle sait combien il est rare de trouver un placement. Au mieux, on pourrait en placer trois des gamins d’un côté, et trois de l’autre, sans certitude. Franck a vendu le dossier en insistant sur le fait qu’il représente la tante, et qu’elle veut garder les enfants de son frère. Il n’a pas mentionné le petit détail qui aurait risqué un refus d’office.
« Si la grand-mère se sent capable, je fixe l’audience dans une semaine. La tante a intérêt d’avoir un dossier en béton. Je ne laisserai pas les enfants partir chez n’importe qui », conclut-elle avec autorité.
De mon côté, avec conviction, je suis retournée au bureau afin de négocier avec mon chef. Je monte précipitamment l’escalier qui mène à la direction comme si ma vie en dépendait. Je frappe à la porte. Je rassemble mes forces. Je sais que ce ne sera pas facile. Et j’entre. Occupé derrière son ordinateur, ce petit homme en costume cravate m’accueille en souriant :
« Lisa ! Comment se passe ta journée de reprise ?
— Je vais plutôt bien, merci.
— Un souci ?
— Le dossier Carpentier, j’ai amené les enfants chez leur grand-mère.
— Bien. Tu veux un café ?
— Non merci. Il y a une maltraitance avérée pour l’un des enfants, une enquête va probablement être engagée concernant le père. Bien que madame soit de bonne volonté, je doute que le juge lui laisse les six enfants. Monsieur a une sœur, nous pourrions essayer de ce côté.
— Je vois… Nous allons le mettre à l’ordre du jour de notre prochaine réunion d’équipe.
— C’est dans quinze jours !
— Oui et ?
— Il sera trop tard… C’est maintenant qu’il faut monter un dossier solide à présenter au juge.
— Tu penses que j’ai une baguette magique cachée dans un de mes tiroirs ?
— Non, mais si vous alliez un petit peu plus sur le terrain…
— Lisa ! Je suis ton chef, ne l’oublie pas ! Écoute, ça n’a pas été facile pour toi ces derniers mois, et je le comprends. Nous t’avions proposé de reprendre par un mi-temps thérapeutique, mais tu as refusé.
— Je ne travaille pas à moitié.
— Justement… Tu agis avec émotions. »
Ma poche se met à vibrer, c’est un texto de Franck : « L’audience est fixée à la semaine prochaine. Tu as intérêt à avoir un dossier en béton, elle ne te lâchera pas. »
Satisfaite, et oubliant presque la présence de mon chef, je lui réponds aussitôt.
« Super ! Je te revaudrai ça. »
« Je sais comment… Tu diras à la tante de me contacter rapidement, il nous faudra préparer l’audience. »
« Croisons les doigts pour qu’elle soit d’accord. »
« Pour la juge, elle l’est. Fais ton boulot et je fais le mien ! »
D’un mouvement brusque, mon chef m’interrompt :
« Si je te dérange, dis-le-moi, je sortirai de mon bureau.
— Oh pardon… euh… c’était Franck, la juge accepte de me donner une semaine pour recueillir les informations sur la tante des petits.
Il a l’air dépité.
— Si la juge est de ton côté… alors…
— Non, elle est du côté des enfants. Je n’ai rien à gagner dans cette histoire.
— Tu prends tes dossiers ! Je veux un rapport tous les jours ! Tu rentres la veille de l’audience. Concernant les enfants, je mets en place une cellule psychologique avec notre psychologue. Annie accompagnera la grand-mère pour s’occuper d’eux. On pourrait aussi accorder une aide financière, mais le temps qu’elle se débloque… Le plus judicieux est de contacter des associations. Pour tes frais, ne t’attends pas à ce qu’ils te soient totalement remboursés. »
Sur le champ, je réserve une chambre au Bed and breakfast de la Palmyre pour la nuit, dans l’espoir de trouver une solution moins chère sur place. Je ne perds pas une minute, j’ai l’adrénaline d’une super héroïne. Je rejoins mon appartement en marche rapide et je regrette presque de ne pas avoir été bossé en voiture. Mais je suis fière de moi. Pour une nana de cinquante ans qui sort de chimio, j’ai plutôt la forme. Je prépare rapidement une valise avec le strict nécessaire. Je sors ma Clio du garage, je programme l’adresse dans le GPS, et je m’engage sur l’autoroute en direction de la Charente maritime. Je ne sais pas pourquoi je le fais, mais j’y vais. Peut-être est-ce une façon de me prouver que je suis bien vivante. Le pied bloqué sur l’accélérateur, je prends la sortie en direction d’Orléans, lorsqu’un flash aveuglant me renvoie au regard terrifié des enfants.
En début de soirée, j’arrive à bout de cette longue route. Je me gare sur le parking de l’hôtel. Je laisse tomber ma tête sur le volant, je respire. Je descends difficilement de la voiture, j’avance jusqu’à l’hôtel en traînant les pieds. Je réceptionne la clé, et me dirige ensuite vers ma chambre, ma vision se trouble. Je pose ma valise, et m’allonge sur le grand lit. Les bras écartés, les yeux rivés vers le plafond, je suis vidée de toute énergie. Ce dossier est différent des autres, il me renvoie inconsciemment à de vieilles blessures. Le genre de blessures qui continuent de faire mal, même quand elles sont refermées. D’humeur mélancolique, je n’ai finalement plus envie de rester à l’hôtel. Mais il se fait tard pour débarquer chez la tante des enfants. D’ailleurs, je ne sais même pas, s’il vaut mieux annoncer ma venue et prendre un rendez-vous, au risque d’un refus de me rencontrer, ou arriver sans prévenir, me présenter et qu’elle me claque la porte au nez. Après une bonne douche, je décide d’aller dîner sur le front de mer, dans une brasserie « attrape touristes ». Je finis ma soirée par une promenade sur la plage. L’air est doux, le vent frais balaye doucement mes courts cheveux. À bout de forces, je décide de rentrer à l’hôtel.
Par habitude, j’allume mon ordinateur. Un message d’Annie, l’éducatrice spécialisée qui est chargée d’accompagner la grand-mère s’affiche immédiatement sur l’écran.
« De : [email protected]
Le huit août
Bonsoir Lisa,
Voici mon rapport :
J’ai contacté diverses associations. J’ai pu récolter des matelas, des oreillers et des couvertures. Les Restos du Cœur et le Secours populaire ont fourni nourritures et vêtements pour les enfants. La maison étant sous scellé le temps de l’enquête, les enfants n’ont plus rien. Je suis allée faire quelques courses pour qu’ils puissent avoir du nécessaire de toilette. La grand-mère semble dépassée, mais pleine de bonnes volontés. Je l’ai aidée pour le bain, et les repas. Hormis Bryan et Kelly, les autres ne parlent pas et sursautent au moindre petit bruit. Le passage au bain était une douloureuse épreuve. Brandon était tétanisé, Steeve a fait pipi sur lui. Bryan et Dylan ont éclaté en sanglots et Kelly s’est sauvée. Sans l’aide de Thomas, je n’y serais pas arrivée.
Demain, je les amènerai chez la psychologue de la Protection de l’Enfance, aurais-tu le rapport du pédiatre qui les a vus à l’hôpital ?
J’espère que ton voyage s’est bien passé, à demain pour le prochain rapport. Bonne soirée.
Annie »
Quelle imbécile ! Dans la précipitation, j’ai embarqué le rapport de l’hôpital. Je le sors de mon sac, et j’imagine les mauvais traitements qu’ont pu subir les enfants. J’imagine les punitions pour les faire obéir, les insultes, les claques, les douches glacées pour les discipliner. Le sourire en coin du père, et son regard triomphant « c’est moi le chef ! » nous sommes trop nombreux à l’avoir connu. Je réponds aussitôt à Annie, je lui propose d’envoyer une photo du rapport sur son téléphone portable. Je relis mes notes, j’arrache un bout de feuille et griffonne un début de génogramme pour garder une visibilité de la famille. Je le compléterai au fur et à mesure de l’enquête.
La nuit est bien entamée, je décide de me coucher, épuisée des émotions contraires que m’a procurées cette première journée de reprise.
Le lendemain matin, après une nuit difficile, c’est la sonnerie du téléphone qui me réveille. Je jette un œil sur l’écran et décroche :
« Franck ?
— Salut Lisa, comment vas-tu ? Sa voix est douce et chaleureuse.
— Bordel, il est six heures, comment peux-tu être de si bonne humeur ?
— Oups, je n’avais pas vu l’heure… Sacré décalage horaire.
— C’est ça, fous-toi de ma gueule… Bon que me vaut cet appel matinal ?
— Tu as des nouvelles de la tante ?
— Je viens d’arriver ! Je n’allais pas débarquer à vingt et une heures.
— Je plaisante… Je voulais te prévenir de la situation. Le père des enfants est en expertise à l’hôpital de Cambrai, il a essayé de se suicider.
— Lui aussi ? lui dis-je avec surprise.
— Sûrement une tactique pour le rendre irresponsable, et lui éviter la prison. D’autant qu’il a déjà fait quelques séjours en psychiatrie par le passé.
— Sa mère ne m’en a pas parlé.
— Tu vas voir la tante aujourd’hui ?
— Non, j’attends quelques jours, je voudrais d’abord profiter de mes vacances (dis-je d’un ton sarcastique). Je l’entends rire.
— Je vais devoir raccrocher, n’oublie pas de dire à la tante de me contacter au plus vite. Cette affaire semble plus complexe que prévu. Je pourrais peut-être prendre quelques jours et te rejoindre.
— Cela ne sera pas nécessaire, mais tu pourrais aller voir les enfants et leur grand-mère pour préparer le terrain.
— Pas de problème, j’y avais pensé.
— Contacte Annie à la Protection de l’Enfance, elle est chargée de soutien.
— OK, bon j’y vais.
— À bientôt… Et merci Frank.
Juste avant de raccrocher :
— Lisa ?
— Oui ?
— Tu vas bien ?
— T’inquiète depuis que mes cheveux ont repoussé je suis en pleine forme. Bonne journée Franck.
— Prends soin de toi. »
Je raccroche, et les souvenirs de notre rencontre remontent à la surface. J’ai rencontré Franck il y a quelques années. J’étais mariée, lui était célibataire. Nous étions invités chez des amis de mon mari. Je me sentais terriblement seule, enfin je crois que je me suis toujours sentie seule, sauf avec Franck. Lors de ce repas, nous avons tout de suite accroché. Il était sympa, réservé, drôle. Il avait quelque chose de pétillant dans le regard. Il était tout le contraire de mon mari. Les cheveux châtain foncé en bataille, il portait une chemise froissée, un jean et une paire de baskets. Nous nous sommes souvent revus par la suite, mon mari et lui travaillaient sur les mêmes affaires. Nous nous tenions compagnie lors d’interminables dîners d’avocats. J’aurais pu me faire des amies parmi les épouses et conjointes, mais aucune de ces poupées superficielles ne m’intéressait. Petit à petit, j’ai commencé à tomber amoureuse, et je voyais bien que ce sentiment était réciproque. Notre complicité était visible aux yeux de tous nos amis. Le seul à ne rien voir était bien sûr mon mari. Il était tellement centré sur lui-même et ses réussites qu’il n’a pas vu que sa femme lui échappait. Il n’y a eu qu’un seul baiser, long et savoureux, le plus beau de toute ma vie. Lors d’une interminable soirée, j’étais d’humeur maussade. Plus tôt dans la journée j’étais intervenue sur le placement d’un bébé de trois mois. Il était hospitalisé en pédiatrie à l’hôpital de Cambrai, ses jours étaient en danger. L’enfant dénutri portait des traces de coups, de brûlures de cigarettes, ses ongles avaient été arrachés. Après être passés en comparution immédiate, ses parents ont été placés en détention provisoire dans l’attente du procès. Ils ont tous deux conservé l’autorité parentale, mais n’avaient plus le droit d’approcher le petit. Franck nous avait représentés lors de l’audience. Ce soir-là, j’étais seule, je survolais la ville endormie au travers d’une des grandes fenêtres de l’immense appartement du collègue de mon mari. L’avocat est arrivé, deux coupes à la main, il m’en a tendu une :
« Comment te sens-tu Lisa ?
Je plongeai mes yeux dans les siens, j’ai eu une soudaine envie qu’il me prenne dans ses bras.
— Je ne vais pas trop mal, merci Franck.
— Tu penses à cet enfant ?
— Évitons d’en parler ici, je ne veux pas attirer les regards en me mettant à pleurer.
— Alors sortons… »