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À l’orée de ses quatre-vingt-dix ans, Anaïs ne s’attendait certainement plus à vivre une aventure aussi extraordinaire. Cependant, guidée par la détermination et l’énergie contagieuse de sa petite-fille Chloé, elle se lance dans un périple parsemé de rencontres, de découvertes et de réflexions sur le sens de la vie. Embarquez avec elles dans une aventure où l’amitié, l’amour et les surprises sont au rendez-vous, car après tout, un voyage qui ne vous transporte pas ailleurs vaut-il vraiment la peine d’être vécu ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Nicolas Poy-Tardieu, empreint de spiritualité asiatique, est l’auteur de deux romans distincts : "Foufoune - la chatte de Mme Duong", un road trip drôle et déjanté, et "Le syndrome du samouraï", un récit méditatif proche d’un journal intime. À travers chacun de ses écrits, il cherche à révéler la profondeur d’âme des individus, explorant leurs différences et leur excentricité.
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Nicolas Poy-Tardieu
Le fabuleux voyage d’Anaïs
Roman
© Lys Bleu Éditions – Nicolas Poy-Tardieu
ISBN : 979-10-422-2988-7
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122 – 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122 – 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335 – 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Il n’y a d’homme plus complet que celui
qui a beaucoup voyagé,
qui a changé vingt fois
la forme de sa pensée et de sa vie.
Alphonse de Lamartine
Anaïs était une grand-mère généreuse, douce et tendre comme une madeleine tiède sortie du four, au même titre que bien d’autres aïeules que le veuvage et l’isolement avaient rendues toujours plus affectueuses envers leurs proches au fil des années. Affable, parfois à l’excès, elle ne voulait que le bien-être de ses enfants et de ses petits-enfants au plus fort d’elle-même, prête à tout donner, son temps, sa chemise ou les quelques pièces de monnaie logées au fond de son aumônière aux bords de cuir usés de bout en bout.
Anaïs ne se comportait pas de la sorte par « charité bien ordonnée qui commence par soi-même ». Elle avait reçu une éducation judéo-chrétienne aussi stricte que pesante chez les sœurs, mais elle n’aspirait pas pour autant au rachat de son salut dans l’au-delà. Elle faisait les choses simplement, elle suivait les règles de sa personnalité désintéressée et de son caractère profondément magnanime, un point c’est tout. Nulle question de karma la concernant.
Alors qu’elle n’était qu’une jeune fille, Anaïs avait frémi sous les bombardements assourdissants qui résonnaient dans le ciel sombre de la Deuxième Guerre, elle avait connu les privations, l’anxiété, la peur du lendemain et le stress de tout perdre. Sa mère, restée seule à élever sa fratrie, devint veuve comme beaucoup de femmes quand l’armistice fut signé.
Cette période de sa vie, Anaïs l’avait subie comme le vol de ses plus belles années, la désintégration de son enfance et une insouciance qui lui échappa. À quinze ans, elle avait rencontré Marcel, son Marcel, âgé de trois années de plus qu’elle, avec lequel une jolie relation sentimentale naquit. La distance géographique liée au travail obligatoire en Allemagne, qui fut imposée à bien des hommes sous l’occupation, les sépara trop tôt. Ils eurent le temps de se désirer, mais pas celui de se fréquenter en tant qu’amants.
Heureusement, Anaïs et son mari partagèrent ensuite une existence féconde, même si les deux complices connurent la faim, le dénuement d’un ménage qui partait de zéro, et les nuits sans sommeil que seul l’amour rendait supportables. Les deux amoureux s’étaient habitués à cette existence sans relief et sans attraits qu’ils pensaient que ce serait ainsi jusqu’au crépuscule de leur vie.
Les années d’immédiate après-guerre s’annoncèrent difficiles, voire brutales. Les besoins de reconstruire la nation constituaient une évidence, certes, mais la production industrielle avait du mal à s’en remettre après des années de bombardement. Une restructuration économique s’imposa au pays, ce qui prit du temps. D’autant que tout vint à manquer, la nourriture et les biens de première nécessité. Le rationnement alimentaire dura encore quelques années, après la fin du conflit. Anaïs avait accueilli ses grossesses comme des joies inaltérables au milieu de ce climat d’incertitude, tout en mesurant le fardeau financier qu’elles faisaient peser sur la précarité de l’équilibre matériel du foyer. Les soins coûteux que réclamait l’éducation de jeunes enfants apparurent au couple comme l’abandon total de leur envie de liberté, mais le devoir parental apporta une stabilité affective et la force indispensable pour s’en sortir. Son époux et elle formaient un duo robuste, une montagne inébranlable, qui apprit à traverser de multiples épreuves desquelles ils avaient toujours su se relever. Anaïs et Marcel vécurent une histoire à deux qui ne fut pas un long fleuve tranquille, mais plutôt une route parsemée d’épines autant que de roses, et leur union solide avait forgé le caractère généreux et sensible d’Anaïs. Le goût du malheur lui avait fait apprécier les subtils instants de bonheur qu’octroyait l’existence.
Depuis ce temps, celle que l’on surnommait maintenant mamie Anaïs ne pouvait s’empêcher d’offrir toute son empathie à son prochain, dès qu’une once de misère s’abattait sur la moindre âme égarée dans ce bas monde. Il pouvait être un réfugié au ventre creux survivant dans un camp insalubre, un exilé traversant les mers sur un radeau de fortune, un clochard apatride et paumé au milieu de la foule. Mamie l’aiderait sans hésiter, rien de plus, rien de moins.
Aimante.
Entière.
Chloé avait dix-sept ans. Elle était la cinquième petite-fille de mamie Anaïs, et n’en déplaisait à ses autres petits-enfants, elle était sa préférée. Trois cousines de Chloé habitaient en Martinique et ne revenaient que très exceptionnellement visiter la famille en métropole. Il s’agissait pour cette famille éloignée d’attendre que l’occasion se présentât justifiant un pareil déplacement, ce qui laissait peu d’espace aux chances de voyage en dehors du décès d’un parent proche. Elles se prénommaient Nina, Carly et Laure, issues d’un mariage métissé avec un « béké » de la diaspora transgénérationnelle locale. Carly et Nina étaient jumelles et âgées de quinze ans, Laure la cadette avait à peine treize ans. Toutes trois préféraient occuper leurs journées et leurs soirées à enrichir leurs pages respectives sur les réseaux sociaux, elles s’imaginaient en papesse de la mode. Elles triaient les meilleures photos magnifiant leurs seins galbés et fermes comme des citrons, et leurs fessiers rebondis, pour la plus grande satisfaction de leurs fans. Elles se concentraient sur le choix de leur prochain damoiseau qui interagirait avec enthousiasme sur une de leurs publications Instagram. Si l’élu était ainsi retenu, il jouirait à coup sûr du privilège de leur futur dépucelage, une suprême récompense après une sélection virtuelle sur la toile.
On devinait chez Nina, Carly et Laure les prémices d’une sexualité hyper exacerbée, qui était devenue leur unique point de conversation. À part les ultimes tenues portées par les dernières influenceuses élevées au rang de maîtresse à penser, le sujet de l’érotisme était d’une importance capitale. « Chez nous, on a une libido précoce ! », rétorquaient les trois sœurettes, riant sans complexe de la situation totalement assumée. Il fallait dire que tout ceci procédait d’une tradition familiale, presque une question de fierté. Leur mère avait perdu sa virginité à l’âge de quatorze ans sur la plage des Trois Îlets, par l’intervention d’un fringuant quinquagénaire d’origine guadeloupéenne en excès de testostérone surnommé « tonton ». L’homme était passé expert dans le butinage lubrique en compagnie de jeunes filles émoussées, il apparaissait coutumier du fait. Celui-ci endossait sa fonction de prédateur auprès des adolescentes venues se faire déflorer, en pleine conscience, par un mâle plus expérimenté qu’elles.
Il opérait, sans états d’âme, tel un professeur spécialisé en copulation suivant un échange de bons procédés. L’éventuelle paternité qui pouvait succéder à ces relations initiatiques n’était en rien le problème de cet homme, « tonton », qui estimait que sa mission d’éducation se limitait à une interaction physique, un apprentissage comme un autre. Il ne souciait pas non plus de l’opprobre possible, qui avait peu de chance de couvrir ces jeunes filles de honte. Pas de quoi fouetter un chat, après tout. Un objectif se révélait très clair pour ces ados en mal de première expérience charnelle, somme toute compatible avec leur dégoût avéré d’une scolarité effacée de leur agenda. Les trois cousines voulaient « voir le loup » comme maman, et devenir de vraies femmes.
Affaire d’honneur.
À dire vrai, Nina, Carly et Laure restaient aussi belles l’une que l’autre, mais elles ne suscitaient pas pour autant l’admiration de leurs professeurs du collège et du lycée. Un capital séduction à son maximum et des résultats scolaires qui naviguaient à l’opposé. Leur teint de peau, tout comme les contours de leurs visages, ne dénotait aucun vrai point de ressemblance. Cela laissait à penser qu’elles ne possédaient probablement pas le même père. Mais ces doutes ne comptaient pas à leurs yeux, malgré les mères « maquerelles » des alentours qui alimentaient leurs conversations moralisatrices autour de rumeurs nauséabondes, qu’elles représentassent des dames mariées, des célibataires ou des veuves. Les places de marché et les sorties des messes dominicales évangélistes, baptistes ou luthériennes, rythmaient effectivement la vie locale et se nourrissaient de ce genre de sujet de discussion. Tuant au passage l’ennui associé au fait de résider sur une si petite île. Car le syndrome insulaire n’épargnait personne : ni les expatriés, ni celles et ceux qui y habitaient depuis des générations. Alors pour conjurer ces sentiments de confinement, d’isolement et d’exiguïté, trouver de quoi parler au quotidien se transformait en véritable occupation sociale. Les trois cousines avaient opté pour une désinhibition érotique élevée au rang de hobby.
Une quatrième cousine germaine, Cathy, avait rompu toute relation familiale afin de se consacrer pleinement à son destin de surfeuse. Elle arpentait le monde et expérimentait son histoire de lesbienne globe-trotter. Ses décisions s’étaient avérées totalement incompatibles avec l’omniprésente religion qui guidait la vie et les avis de ses parents. Les rites liturgiques, tridentins et toutes les célébrations eucharistiques avaient mis à mal l’efficacité inépuisable de la célébration du Saint Sacrifice, qui n’avaient eu aucune influence sur Cathy. Même la recommandation de Saint-Augustin : Christiani propter nos, episcopi propter vos était dépourvue d’effet, au point de faire de Cathy une brebis égarée et éloignée du troupeau divin pour l’éternité. Une fois l’âge de la majorité civile atteinte, elle avait aussitôt fait le choix de prendre le large et la houle, trimballant sa coiffure peroxydée et ses « dreadlocks » jaunis par le soleil, sa pochette à herbe et son gode-ceinture, traquant la vague et l’hymen parfaits aux quatre coins de la planète. La dernière fois que Cathy avait aperçu Chloé et Anaïs, c’était pour fêter le départ à la retraite de cette dernière. Autant dire que cela faisait un bail. « Elle est libre, Cathy, elle est libre, y en a même qui l’ont vu voler », chantonnait sa grand-mère lorsqu’elle venait à parler d’elle.
Chloé était dotée d’une nature complexe, mais relativement moins torturée que le reste de sa famille. À l’école, elle manifesta des aptitudes intellectuelles hors du commun, associées à un caractère très indépendant. Durant toute son éducation, elle aligna des résultats scolaires impressionnants.
Chloé était celle à qui Anaïs souhaitait tout donner et consacrer son temps, son amour, sa tendresse et son réconfort de tous les instants. Elle était de petite taille. Beaucoup de celles et ceux qui la croisaient la confondaient avec une jeune collégienne, avec son air rebelle dans le regard, sans doute parce qu’elle avait été élevée à la garçonne par son seul frère Laurent, dit « Lolo ». Ce frère aîné, déscolarisé très tôt pour indiscipline, n’ambitionnait pas de fréquenter de nouveaux établissements. Surtout depuis son triple redoublement en classe de troisième et après avoir fait le mur des dizaines de fois. Il avait été renvoyé de quatre institutions écolières. Une cinquième chance ne serait pas pour lui. « We no need ze edu-ca-tion ! » aimait à rire Laurent au sujet des pérégrinations hasardeuses liées à sa scolarité.
Chloé et Lolo avaient formé un duo détonant. Des parents inexistants, pour raison professionnelle, s’étaient résignés à confier le destin de leur fille à leur fils aîné presque analphabète. Ce qui présenta l’avantage pour Chloé de se trouver livrée à elle-même, de se méfier des autres, et de ne compter que sur son instinct de survie.
Le goût de Lolo pour la guitare, le blues et le son « heavy metal » avaient eu cela de positif que la culture rock’n’roll de sa cadette demeurait intarissable. Le soutien scolaire sur les matières considérées comme plus classiques, allant de l’histoire aux mathématiques, était devenu absent de cette période tutélaire pour le meilleur et pour le pire. Mais l’essentiel était sauf, car « On est rock ou on ne l’est pas ! » scandaient Lolo et sa sœur en chœur. Poing droit fermé en l’air. Sauf l’index et le petit doigt. Un signe de ralliement. Comme le fredonnaient les chanteurs Wesley Willis, Woody James, Tom Dean, Neil Young qui perpétuaient le mythe à leur sauce musicale : « Rock’n Roll will never die ».
Chloé arborait un « look » bien à elle : une mini-jupe très courte, des collants troués, des baskets blanches, de multiples croix et de longues chaînettes argentées autour du cou, un rouge à lèvres carmin violacé et un maquillage minimaliste au « kol » noir soulignant les contours de son regard à la façon gothique. Ses yeux d’un bleu intense, hypnotique, insondable, retenaient toute l’attention de ses interlocuteurs. Les garçons de son âge préféraient fuir, poussés par la peur de perdre tout contrôle, de se laisser prendre dans les tentacules d’une amourette qui les auraient entraînés dans les eaux profondes d’un océan de sentiments inconnus où ils se seraient inévitablement perdus.
Ses cheveux noirs aux reflets bleuâtres étaient taillés suivant un carré court strict, ce qui lui permettait de faire balancer ses mèches avec un mouvement de vagues très ordonné. Le contraste entre sa tignasse sombre et son teint de peau, aussi pâle que celui d’une geisha japonaise, donnait à son visage un air de petite fille fragile, pas si sage, auquel il ne valait mieux pas trop se frotter.
Chloé aimait provoquer une certaine gêne chez les autres, elle cultivait ainsi un exquis mélange de séduction et d’intimidation. Une évidente contradiction l’habitait et se traduisait dans son comportement, comme c’était souvent le cas des gamines entre deux âges. Chloé affichait un sourire tantôt charmeur, parfois ravageur, qu’elle régulait avec une précision métronomique, selon qui se trouvait en face d’elle. Cette façon à elle de se préserver maintenait une distance utile vis-à-vis de ceux qui oubliaient de voir en elle une simple ado. Elle se méfiait des adultes au côté pernicieux, avec leur propension lubrique inavouée d’assouvir leurs désirs sexuels les plus salaces. C’était le cas, trop souvent. Chloé le savait. Elle pensait que la vraie liberté est de ne rien devoir à personne, et la vraie richesse, ne rien attendre des autres. Elle l’avait lu quelque part dans le livre d’un philosophe du Sahara, elle avait fait cette pensée sienne.
Le goût du sport pratiqué depuis ses plus jeunes années, entre la gymnastique, la danse contemporaine, le tennis, et plus récemment, le jiu-jitsu brésilien (un art de combat qui se déroule essentiellement au sol, mixe des techniques de judo, de MMA et de lutte parmi lesquels on retient les étranglements, les immobilisations, les compressions musculaires, les clefs d’articulation et les soumissions) avait légué à Chloé un corps tonique doté d’un sens très précis de l’équilibre.
Elle pouvait se vanter d’avoir des jambes fines et musculeuses, une ceinture abdominale à six plaquettes surmontées d’une paire d’épaules carrées à la nageuse. Pas un pet de gras. Une silhouette chaloupée de chanteuse de rock. Chloé se déhanchait comme personne, encore mieux qu’un top model sur son estrade un soir de défilé. Elle profitait de sa souplesse naturelle et savait aussi balancer un coup de pied au niveau d’un visage, ce qui faisait la fierté de son frère Lolo. Allure sèche et rock’n’roll !
Ce matin, Anaïs s’était levée aux aurores. Elle arborait un sourire aux lèvres aussi rayonnant que le soleil faisait scintiller les casseroles en cuivre pendues sous un meuble de la cuisine. Aujourd’hui, mamie Anaïs accueillait sa petite fille Chloé pour le déjeuner. Elle avait à cœur de bien la recevoir, de sortir ses meilleures recettes avec les légumes fraîchement dégotés à la supérette du coin de la rue, telle une contre-offensive désespérée s’opposant à la toute-puissance des hypermarchés. Elle trouvait son acte militant, comme un modeste début de rébellion contre la mondialisation.
Babylone avait gagné depuis longtemps. Anaïs l’ignorait.
Les fourneaux entraient dans une phase d’effervescence. Les senteurs d’échalotes, d’ail et d’épices se dégageaient de la pièce ; un parfum doux émanait de manière indicible, celui d’une complicité entre les deux femmes pourtant séparées par près de soixante-dix printemps. Qui a dit que la cuisine ne pouvait pas devenir un acte d’amour, lorsqu’elle était mitonnée avec le cœur ?
Anaïs comptait bien profiter de ces instants fugaces et rares, si agréables, pour goûter à l’incomparable joie de l’éphémère. Elle alimenterait la discussion portant sur tous les sujets envisageables avec sa Chloé chérie venue prêter main forte pour la préparation des petits plats dans les grands.
Quelques casseroles, mandolines, passoires, couteaux d’office et autres spatules plus tard, Anaïs se hâtait d’engager la conversation :
— Tu vas te régaler ma cocotte, crois-moi cette recette de pot-au-feu, c’est ma mère qui me l’a enseignée, et qui la tenait de sa grand-mère. Pas une nourriture en barquette pleine de sucre et d’huile.
— Mamie, ils sont très bons ces plats et bien pratiques, tu sais. Tu ouvres hop, tu réchauffes hop, deux minutes au micro-ondes, hop et ton repas, il est tout prêt ! lui asséna Chloé.
— Ma chérie, cette nourriture industrielle, c’est de la crotte ! Tu ingurgites autant de bicarbonate de soude que de viande et des légumes qui sont tous bourrés de conservateurs. Et hop hop hop ! rétorquait Anaïs.
— C’est toi qui m’as toujours appris que le bicarbonate de soude, c’est un antiseptique et qu’il détruit les pesticides sur les fruits… vrai ou pas ? interrogeait Chloé.
— Oui, c’est ce que nous disait ma grand-mère.
— Alors, tu vois bien mamie !
— Oui, oui, elle disait même que le bicarbonate facilite la digestion et qu’il enlève les brûlures d’estomac. Mais la science a fait de grands progrès depuis cette époque. De nos jours, on a tout de même des médicaments qui sont bien plus efficaces. Et crois-moi, de nos jours, les pesticides qu’il y a sur les fruits et les légumes, ce n’est pas que du bicarbonate de soude. Ça tue toutes les abeilles des campagnes, leurs cochonneries, tu es au courant quand même ? revendiqua la grand-mère, en déclinant le ton à la fin de sa phrase, un peu dépitée.
— Je sais, Mamie, oui. Mais bon, si on n’accepte pas le progrès, on retournera à la carriole tirée par les bœufs et on mangera du soja, du tofu et des racines, comme tous ces débiles de végans.
— En tout cas, les végétariens, ce sont les seuls qui proposent des produits bios sans ajout chimique qui ne tuent pas les insectes et polluent les rivières. Les vrais paysans qui respectent la terre, ils sont rarissimes par les temps qui courent.
Soudainement, la sonnette retentit à l’entrée, interrompant la conversation. Anaïs semblait surprise, peu habituée qu’elle était à recevoir de la visite à l’exception d’un inexplicable courrier recommandé. Chloé parut beaucoup moins étonnée et prit l’initiative d’aller ouvrir la porte et découvrir qui insistait en sonnant encore et encore.
— J’y vais, je vais voir qui c’est et je reviens.
Chloé marchait vers le hall d’entrée, traversant la pièce du salon et de la salle à manger sans se cogner à une table basse ou à un guéridon abritant un nombre incalculable de bibelots. Tout cela ressemblait à un amas de souvenirs inutiles en tout genre, mais ils demeuraient si précieux aux yeux de mamie Anaïs. Main en direction de la poignée.
Ouverture enclenchée.
Contact visuel. Rencontre.
Un livreur malingre à casquette, une vingtaine d’années tout au plus, portant un imposant sac de transport de forme cubique marqué « Pizza Scooter », se tenait debout devant Chloé. Le gars portait un casque posé au-dessus du crâne, à deux doigts de tomber à l’arrière. Un pantalon de survêtement à la couleur incertaine laissait entrevoir le caleçon apparent jusqu’au milieu des fesses. Un blouson rouge surdimensionné pour la corpulence de l’employé maigrichon arborait un large logo « Pizza Scooter » sur le côté gauche de sa poitrine. Pas de bonjour. Peu de civilités.
Le messager s’avançait directement d’un mètre en direction de Chloé, lui offrant à la fois un mélange d’odeurs de gaz d’échappement et de transpiration ainsi qu’un carton à pizza. Il lui asséna d’un ton sec, sans la moindre forme de politesse :
— La pizza quatre fromages c’est là ou quoi ?
— Oui, c’est ici, répondit Chloé, visiblement informée de la livraison.
— C’est quinze euros ma toute belle, en espèces ou en espèces. Mon terminal de cartes, il est HS.
— Il n’y a pas de ma toute belle déjà, alors calme-toi, reste tranquille OK ?
— Wesh, elle fait sa princesse en plus la naine, vas-y, reste tranquille là, fais pas ta mijaurée.
— Et voilà, on fait le mariole et en plus vous n’êtes pas foutus de préparer la bonne commande. Elle est bizarre votre quatre fromages, non ? récrimina Chloé après avoir ouvert le rabat de la boîte à pizza et découvert une version orientale, merguez, oignons, poivrons, très éloignée de la pizza fromagère qu’elle s’attendait à recevoir.
Elle s’adressa alors au livreur agacé, visiblement énervé de ne pas avoir eu le dernier mot. Chloé renchérissait un ton au-dessus.
— Alors, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Ben, je vais vous le dire, vous allez me préparer une nouvelle commande et me la ramener, hein ?! Et puis, une vraie pizza quatre fromages avec tout ce qu’il faut dessus, pas de merguez pas de poivrons, OK ? C’est facile à comprendre, là non ?
Le livreur parut éberlué, choqué qu’une adolescente qui faisait une tête de moins que lui ait pu oser lui parler sur ce ton. Il ne sut pas comment réagir, pas plus qu’il ne trouvât quoi répondre sur l’instant. Zéro répartie. Il entama un mouvement de recul, comme un aveu de sa défaite verbale. Il se concentra plutôt à rattraper son casque qui lui échappait et manqua de tomber à l’arrière. Ses quelques gestes maladroits, ses bras maigres qui s’agitaient dans tous les sens en maintenant son casque, le carton à pizza et la boîte de livraison revêtaient un caractère fortement burlesque. La situation amusait Chloé, fière d’imposer sa gouaille naturelle, comme à son habitude. Sans surprise, Chloé esquissa un petit rire moqueur en direction du livreur devenu jongleur malgré lui, qui semblait aussi idiot que malhabile en tentant de reprendre son attirail. Une drôle de scène.
Vexé, le coursier de Pizza Scooter et ses longues jambes fluettes s’en retourna sans demander son reste, après avoir finalement enfoncé son casque jusqu’à couvrir le haut de son crâne et englober sa casquette. Le type marmonnait sa frustration dans une langue difficilement intelligible, avant de claquer la porte d’entrée de l’immeuble dans un vacarme assourdissant. Tant pis pour la quiétude du voisinage. Le pot d’échappement de son scooter pétarada sitôt la porte refermée, indiquant qu’il repartait en direction du four à pizza.
Sans doute.
Nouvelle route.
Nouvelle pizza.
De son côté, Anaïs concevait qu’à son âge, rien de ce qui pouvait se passer ne pourrait perturber sa mission culinaire ni changer l’ordre des événements. Rissoler, cuire, saisir ne sont pas des tâches que l’on improvise lorsqu’on s’attelle en cuisine comme aimait le faire la grand-mère concentrée sur la réussite de sa recette. Elle découpait et éminçait avec minutie, épluchait et rinçait avec grand soin, mijotait le tout afin de parfaire l’ouvrage de son bœuf mitonné façon pot-au-feu. La fenêtre resta ouverte pour aérer. La journée apparaissait fraîche et limpide. Les premières chaleurs de la fin de matinée emplissaient peu à peu la pièce. Les délicates senteurs du repas en préparation s’échappaient vers la cour intérieure de l’immeuble. Elles ne manqueraient pas de rendre les voisins jaloux, conscients qu’une simple assiette de pâtes agrémentées de beurre n’atteindrait pas ce niveau de raffinement et de goût.
Attention. Cheffe en cuisine.
Chloé dut prestement faire une halte par les toilettes, après avoir clôturé son altercation avec le livreur aux longs bras. Vessie (trop) pleine. Elle s’y arrêta. Une fois soulagée, il prit à Chloé une soudaine envie de s’abandonner à un plaisir solitaire. Elle commença donc par glisser deux doigts dans l’intimité de sa fente encore humidifiée par l’urine, continua avec des petits mouvements réguliers de va-et-vient censés l’amener à l’extase. Elle insista, une ou deux minutes tout au plus, puis elle se sentit envahie par un sentiment de culpabilité, en repensant à sa grand-mère qui l’attendait. Peut-être n’était-ce pas le meilleur moment ? Évidemment, non. Elle décida rapidos de reporter sa séance de veuve poignet. Fin de la pause volupté dans les toilettes.
Plaisir solitaire interrompu.
De retour en cuisine, Anaïs ne s’embarrassa pas de questions sur qui avait sonné ou pourquoi Chloé mit autant de temps à revenir. Elle préférait reprendre le fil de la conversation, constituant le piment de cette matinée selon elle.
— Tu sais, ma chérie, le progrès c’est un peu bizarre, on imagine avancer alors qu’en même temps on nous retient, on tient à ce que l’on reste normal, dans les clous. On veut nous mettre dans des cases, alors qu’il n’y a rien de plus contre nature que de dire à quelqu’un qu’il est dans la norme. Faire rentrer les gens dans le rang les pousse à en sortir, s’interrogeait Anaïs avec philosophie.
— OK, mais être dans la norme, c’est simplement accepter de vivre avec les autres ? Il y a quand même des règles à suivre en société, sinon tout part en vrille, affirma Chloé.
— Mais si on est tous dans la norme, on finira par tous se ressembler, comme des moutons, tu ne crois pas ? questionna Anaïs.