Le Fantôme de l'Opéra - Gaston Leroux - E-Book

Le Fantôme de l'Opéra E-Book

Gastón Leroux

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Beschreibung

Le Fantôme de l'Opéra, écrit par Gaston Leroux, est un roman gothique captivant qui raconte l'histoire mystérieuse du fantôme qui hante l'Opéra de Paris. Avec sa prose magnifiquement détaillée et son ambiance sombre et inquiétante, Leroux plonge le lecteur dans un monde de passion, de suspense et de mystère. Le récit est rempli de rebondissements inattendus et d'une tension dramatique qui maintient l'intérêt du lecteur jusqu'à la dernière page. Leroux utilise des éléments de la légende du Fantôme de l'Opéra pour créer une œuvre littéraire inoubliable qui combine romance, mystère et intrigue de manière magistrale. Gaston Leroux, romancier et journaliste français du début du 20e siècle, a écrit Le Fantôme de l'Opéra en s'inspirant des rumeurs et des légendes entourant l'Opéra de Paris. Son expérience en tant que reporter lui a permis d'ajouter une touche réaliste à son récit fantastique, donnant ainsi au roman un sentiment de crédibilité et de profondeur. Leroux a su mélanger habillement la fiction et la réalité pour créer un roman qui reste populaire encore aujourd'hui. Je recommande vivement Le Fantôme de l'Opéra à tous les amateurs de mystère, de romance et de littérature gothique. Ce classique intemporel saura captiver et intriguer les lecteurs de tout âge avec son intrigue complexe, son atmosphère envoûtante et ses personnages inoubliables.

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Gaston Leroux

Le Fantôme de l'Opéra

 
EAN 8596547434931
DigiCat, 2022 Contact: [email protected]

Table des matières

AVANT-PROPOS
PREMIÈRE PARTIE
ERIK
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
XII
XIII
DEUXIÈME PARTIE
LE MYSTÈRE DES TRAPPES
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
XII
XIII
XIV
ÉPILOGUE

C'était une étrange et blême et fantastique figure que celle du Fantôme de l'Opéra.

AVANT-PROPOS

Table des matières
OÙ L'AUTEUR DE CE SINGULIER OUVRAGE RACONTE AU LECTEUR COMMENT IL FUT CONDUIT À ACQUÉRIR LA CERTITUDE QUE LE FANTÔME DE L'OPÉRA A RÉELLEMENT EXISTÉ.

Le Fantôme de l'Opéra a existé. Ce ne fut point, comme on l'a cru longtemps, une inspiration d'artistes, une superstition de directeurs, la création falote des cervelles excitées de ces demoiselles du corps de ballet, de leurs mères, des ouvreuses, des employés du vestiaire et de la concierge.

Oui, il a existé, en chair et en os, bien qu'il se donnât toutes les apparences d'un vrai fantôme, c'est-à-dire d'une ombre.

J'avais été frappé, dès l'abord que je commençai de compulser les archives de l'Académie nationale de musique, par la coïncidence surprenante des phénomènes attribués au fantôme, et du plus mystérieux, du plus fantastique des drames et je devais bientôt être conduit à cette idée que l'on pourrait peut-être rationnellement expliquer celui-ci par celui-là. Les événements ne datent guère que d'une trentaine d'années et il ne serait point difficile de trouver encore aujourd'hui, au foyer même de la danse, des vieillards fort respectables, dont on ne saurait mettre la parole en doute, qui se souviennent, comme si la chose datait d'hier, des conditions mystérieuses et tragiques qui accompagnèrent l'enlèvement de Christine Daaé, la disparition du vicomte de Chagny et la mort de son frère aîné le comte Philippe, dont le corps fut trouvé sur la berge du lac qui s'étend dans les dessous de l'Opéra, du côté de la rue Scribe. Mais aucun de ces témoins n'avait cru jusqu'à ce jour devoir mêler à cette affreuse aventure le personnage plutôt légendaire du fantôme de l'Opéra.

La vérité fut lente à pénétrer mon esprit troublé par une enquête qui se heurtait à chaque instant à des événements qu'à première vue on pouvait juger extraterrestres, et, plus d'une fois, je fus tout près d'abandonner une besogne où je m'exténuais à poursuivre--sans la saisir jamais--une vaine image. Enfin, j'eus la preuve que mes pressentiments ne m'avaient point trompé et je fus récompensé de tous mes efforts le jour où j'acquis la certitude que le fantôme de l'Opéra avait été plus qu'une ombre.

Ce jour-là, j'avais passé de longues heures en compagnie des Mémoires d'un Directeur, oeuvre légère de ce trop sceptique Moncharmin qui ne comprit rien, pendant son passage à l'Opéra, à la conduite ténébreuse du fantôme, et qui s'en gaussa tant qu'il put, dans le moment même qu'il était la première victime de la curieuse opération financière qui se passait à l'intérieur de «l'enveloppe magique».

Désespéré, je venais de quitter la bibliothèque quand je rencontrai le charmant administrateur de notre Académie nationale, qui bavardait sur un palier avec un petit vieillard vif et coquet, auquel il me présenta allègrement. M. l'administrateur était au courant de mes recherches et savait avec quelle impatience j'avais en vain tenté de découvrir la retraite du juge d'instruction de la fameuse affaire Chagny, M. Faure. On ne savait ce qu'il était devenu, mort ou vivant; et voilà que, de retour du Canada, où il venait de passer quinze ans, sa première démarche à Paris avait été pour venir chercher un fauteuil de faveur au secrétariat de l'Opéra. Ce petit vieillard était M. Faure lui-même.

Nous passâmes une bonne partie de la soirée ensemble et il me raconta toute l'affaire Chagny telle qu'il l'avait comprise jadis. Il avait dû conclure, faute de preuves, à la folie du vicomte et à la mort accidentelle du frère aîné, mais il restait persuadé qu'un drame terrible s'était passé entre les deux frères à propos de Christine Daaé. Il ne sut me dire ce qu'était devenue Christine, ni le vicomte. Bien entendu, quand je lui parlai de fantôme, il ne fit qu'en rire. Lui aussi avait été mis au courant des singulières manifestations qui semblaient alors attester l'existence d'un être exceptionnel ayant élu domicile dans un des coins les plus mystérieux de l'Opéra et il avait connu l'histoire de «l'enveloppe», mais il n'avait vu dans tout cela rien qui pût retenir l'attention d'un magistrat chargé d'instruire l'affaire Chagny, et c'est tout juste s'il avait écouté quelques instants la déposition d'un témoin qui s'était spontanément présenté pour affirmer qu'il avait eu l'occasion de rencontrer le fantôme. Ce personnage--le témoin--n'était autre que celui que le Tout-Paris appelait «le Persan» et qui était bien connu de tous les abonnés de l'Opéra. Le juge l'avait pris pour un illuminé.

Vous pensez si je fus prodigieusement intéressé par cette histoire de Persan. Je voulus retrouver, s'il en était temps encore, ce précieux et original témoin. Ma bonne fortune reprenant le dessus, je parvins à le découvrir dans son petit appartement de la rue de Rivoli, qu'il n'avait point quitté depuis l'époque et où il allait mourir cinq mois après ma visite.

Tout d'abord, je me méfiai; mais quand le Persan m'eut raconté, avec une candeur d'enfant, tout ce qu'il savait personnellement du fantôme et qu'il m'eut remis en toute propriété les preuves de son existence et surtout l'étrange correspondance de Christine Daaé, correspondance qui éclairait d'un jour si éblouissant son effrayant destin, il ne me fut plus possible de douter! Non! non! Le fantôme n'était pas un mythe!

Je sais bien que l'on m'a répondu que toute cette correspondance n'était peut-être point authentique et qu'elle pouvait avoir été fabriquée de toutes pièces par un homme, dont l'imagination avait été certainement nourrie des contes les plus séduisants, mais il m'a été possible, heureusement, de trouver de l'écriture de Christine en dehors du fameux paquet de lettres et, par conséquent, de me livrer à une étude comparative qui a levé toutes mes hésitations.

Je me suis également documenté sur le Persan et ainsi j'ai apprécié en lui un honnête homme incapable d'inventer une machination qui eût pu égarer la justice.

C'est l'avis du reste des plus grandes personnalités qui ont été mêlées de près ou de loin à l'affaire Chagny, qui ont été les amis de la famille et auxquelles j'ai exposé tous mes documents et devant lesquelles j'ai déroulé toutes mes déductions. J'ai reçu de ce côté les plus nobles encouragements et je me permettrai de reproduire à ce sujet quelques lignes qui m'ont été adressées par le général D ...

«Monsieur,

«Je ne saurais trop vous inciter à publier les résultats de votre enquête. Je me rappelle parfaitement que, quelques semaines avant la disparition de la grande cantatrice Christine Daaé et le drame qui a mis en deuil tout le faubourg Saint-Germain, on parlait beaucoup, au foyer de la danse, du fantôme, et je crois bien que l'on n'a cessé de s'en entretenir qu'à la suite de cette affaire qui occupait tous les esprits; mais, s'il est possible, comme je le pense, après vous avoir entendu, d'expliquer le drame par le fantôme, je vous en prie, monsieur, reparlez-nous du fantôme. Si mystérieux que celui-ci puisse tout d'abord apparaître, il sera toujours plus explicable que cette sombre histoire où des gens malintentionnés ont voulu voir se déchirer jusqu'à la mort deux frères qui s'adorèrent toute leur vie ...

«Croyez bien, etc ...»

Enfin, mon dossier en mains, j'avais parcouru le vaste domaine du fantôme, le formidable monument dont il avait fait son empire, et tout ce que mes yeux avaient vu, tout ce que mon esprit avait découvert, corroborait admirablement les documents du Persan, quand une trouvaille merveilleuse vint couronner d'une façon définitive mes travaux.

On se rappelle que dernièrement, en creusant le sous-sol de l'Opéra, pour y enterrer les voix phonographiées des artistes, le pic des ouvriers a mis à nu un cadavre; or, j'ai eu tout de suite la preuve que ce cadavre était celui du Fantôme de l'Opéra! J'ai fait toucher cette preuve, de la main, à l'administrateur lui-même, et maintenant, il m'est indifférent que les journaux racontent qu'on a trouvé là une victime de la Commune.

Les malheureux qui ont été massacrés, lors de la Commune, dans les caves de l'Opéra, ne sont point enterrés de ce côté: je dirai où l'on peut retrouver leurs squelettes, bien loin de cette crypte immense où l'on avait accumulé, pendant le siège, toutes sortes de provisions de bouche. J'ai été mis sur cette trace en recherchant justement les restes du fantôme de l'Opéra, que je n'aurais pas retrouvés sans ce hasard inouï de l'ensevelissement des voix vivantes!

Mais nous reparlerons de ce cadavre et de ce qu'il convient d'en faire; maintenant, il importe de terminer ce très nécessaire avant-propos en remerciant les trop modestes comparses qui, tel M. le commissaire de police Mifroid (jadis appelé aux premières constatations lors de la disparition de Christine Daaé), tels encore M. l'ancien secrétaire Rémy, M. l'ancien administrateur Mercier, M. l'ancien chef de chant Gabriel, et plus particulièrement Mme la baronne de Castelot-Barbezac, qui fut autrefois «la petite Meg» (et qui n'en rougit pas), la plus charmante étoile de notre admirable corps de ballet, la fille aînée de l'honorable Mme Giry,--ancienne ouvreuse décédée de la loge du Fantôme,--me furent du plus utile secours et grâce auxquels je vais pouvoir, avec le lecteur, revivre, dans leurs plus petits détails, ces heures de pur amour et d'effroi1.

PREMIÈRE PARTIE

Table des matières

ERIK

Table des matières

I

Table des matières
EST-CE LE FANTÔME?

Ce soir-là, qui était celui où MM. Debienne et Poligny, les directeurs démissionnaires de l'Opéra, donnaient leur dernière soirée de gala, à l'occasion de leur départ, la loge de la Sorelli, un des premiers sujets de la danse, était subitement envahie par une demi-douzaine de ces demoiselles du corps de ballet qui remontaient de scène après avoir «dansé» Polyeucte. Elles s'y précipitèrent dans une grande confusion, les unes faisant entendre des rires excessifs et peu naturels, et les autres des cris de terreur.

La Sorelli, qui désirait être seule un instant pour «repasser» le compliment qu'elle devait prononcer tout à l'heure au foyer devant MM. Debienne et Poligny, avait vu avec méchante humeur toute cette foule étourdie se ruer derrière elle. Elle se retourna vers ses camarades et s'inquiéta d'un aussi tumultueux émoi. Ce fut la petite Jammes--le nez cher à Grévin, des yeux de myosotis, des joues de roses, une gorge de lis,--qui en donna la raison en trois mots, d'une voix tremblante qu'étouffait l'angoisse:

--C'est le fantôme!

Et elle ferma la porte à clef. La loge de la Sorelli était d'une élégance officielle et banale. Une psyché, un divan, une toilette et des armoires en formaient le mobilier nécessaire. Quelques gravures sur les murs, souvenirs de la mère, qui avait connu les beaux jours de l'ancien Opéra de la rue Le Peletier. Des portraits de Vestris, de Gardel, de Dupont, de Bigottini. Cette loge paraissait un palais aux gamines du corps de ballet, qui étalent logées dans des chambres communes, où elles passaient leur temps à chanter, à se disputer, à battre les coiffeurs et les habilleuses et à se payer des petits verres de cassis ou de bière, ou même de rhum jusqu'au coup de cloche de l'avertisseur.

La Sorelli était très superstitieuse. En entendant la petite Jammes parler du fantôme, elle frissonna et dit:

«Petite bête!»

Et comme elle était la première à croire aux fantômes en général et à celui de l'Opéra en particulier, elle voulut tout de suite être renseignée.

«Vous l'avez vu? interrogea-t-elle.

--Comme je vous vois! répliqua en gémissant la petite Jammes, qui, ne tenant plus sur ses jambes, se laissa tomber sur une chaise.

Et aussitôt la petite Giry--des yeux pruneau, des cheveux d'encre, un teint de bistre, sa pauvre petite peau collée sur ses petits os--ajouta:

«Si c'est lui, il est bien laid!

--Oh! oui, fit le choeur des danseuses.»

Et elles parlèrent toutes ensemble. Le fantôme leur était apparu sous les espèces d'un monsieur en habit noir qui s'était dressé tout à coup devant elles, dans le couloir, sans qu'on pût savoir d'où il venait. Son apparition avait été si subite qu'on eût pu croire qu'il sortait de la muraille.

«Bah! fit l'une d'elles qui avait à peu près conservé son sang-froid, vous voyez le fantôme partout.»

Et c'est vrai que, depuis quelques mois, il n'était question à l'Opéra que de ce fantôme en habit noir qui se promenait comme une ombre du haut en bas du bâtiment, qui n'adressait la parole à personne, à qui personne n'osait parler et qui s'évanouissait, du reste, aussitôt qu'on l'avait vu, sans qu'on pût savoir par où ni comment. Il ne faisait pas de bruit en marchant, ainsi qu'il sied à un vrai fantôme. On avait commencé par en rire et par se moquer de ce revenant habillé comme un homme du monde ou comme un croque-mort, mais la légende du fantôme avait bientôt pris des proportions colossales dans le corps de ballet. Toutes prétendaient avoir rencontré plus ou moins cet être extranaturel et avoir été victimes de ses maléfices. Et celles qui en riaient le plus fort n'étaient point les plus rassurées. Quand il ne se laissait point voir, il signalait sa présence ou son passage par des événements drolatiques ou funestes dont la superstition quasi générale le rendait responsable Avait-on à déplorer un accident, une camarade avait-elle fait une niche à l'une de ces demoiselles du corps de ballet, une houppette à poudre de riz était-elle perdue? Tout était de la faute du fantôme, du fantôme de l'Opéra.

Au fond, qui l'avait vu? On peut rencontrer tant d'habits noirs, à l'Opéra, qui ne sont pas des fantômes. Mais celui-là avait une spécialité que n'ont point tous les habits noirs. Il habillait un squelette.

Du moins, ces demoiselles le disaient.

Et il avait, naturellement, une tête de mort.

Tout cela était-il sérieux? La vérité est que, l'imagination du squelette était née de la description qu'avait faite du fantôme Joseph Buquet, chef machiniste, qui l'avait réellement vu. Il s'était heurté--on ne saurait dire «nez à nez», car le fantôme n'en avait pas,--avec le mystérieux personnage dans le petit escalier qui, près de la rampe, descend directement aux «dessous». Il avait eu le temps de l'apercevoir une seconde--car le fantôme s'était enfui--et avait conservé un souvenir ineffaçable de cette vision.

Et voici ce que Joseph Buquet a dit du fantôme à qui voulait l'entendre:

«Il est d'une prodigieuse maigreur et son habit noir flotte sur une charpente squelettique. Ses yeux sont si profonds qu'on ne distingue pas bien les prunelles immobiles. On ne voit, en somme, que deux grands trous noirs comme aux crânes des morts. Sa peau, qui est tendue sur l'ossature comme une peau de tambour, n'est point blanche, mais vilainement jaune; son nez est si peu de chose qu'il est invisible de profil, et l'absence de ce nez est une chose horrible à voir. Trois ou quatre longues mèches brunes sur le front et derrière les oreilles font office de chevelure.»

En vain, Joseph Buquet avait-il poursuivi cette étrange apparition. Elle avait disparu comme par magie et il n'avait pu retrouver sa trace.

Ce chef machiniste était un homme sérieux, rangé, d'une imagination lente, et il était sobre. Sa parole fut écoutée avec stupeur et intérêt, et aussitôt il se trouva des gens pour raconter qu'eux aussi avaient rencontré un habit noir avec une tête de mort.

Les personnes sensées qui eurent vent de cette histoire affirmèrent d'abord que Joseph Buquet avait été victime d'une plaisanterie d'un de ses subordonnés. Et puis, il se produisit coup sur coup des incidents si curieux et si inexplicables que les plus malins commencèrent à se tourmenter.

Un lieutenant de pompiers, c'est brave! Ça ne craint rien, ça ne craint surtout pas le feu!

Eh bien! le lieutenant de pompiers en question2, qui s'en était allé faire un tour de surveillance dans les dessous et qui s'était aventuré, paraît-il, un peu plus loin que de coutume, était soudain réapparu sur le plateau, pâle, effaré, tremblant, les yeux hors des orbites, et s'était quasi évanoui dans les bras de la noble mère de la petite Jammes. Et pourquoi? Parce qu'il avait vu s'avancer vers lui, à hauteur de tête, mais sans corps, une tête de feu! Et je le répète, un lieutenant de pompiers, ça ne craint pas le feu.

Ce lieutenant de pompiers s'appelait Papin.

Le corps de ballet fut consterné. D'abord, cette tête de feu ne répondait nullement à la description qu'avait donnée du fantôme Joseph Buquet. On questionna bien le pompier, on interrogea à nouveau le chef machiniste, à la suite de quoi ces demoiselles furent persuadées que le fantôme avait plusieurs têtes dont il changeait comme il voulait. Naturellement, elles imaginèrent aussitôt qu'elles couraient les plus grands dangers. Du moment qu'un lieutenant de pompiers n'hésitait pas à s'évanouir, coryphées et rats pouvaient invoquer bien des excuses à la terreur qui les faisait se sauver de toutes leurs petites pattes quand elles passaient devant quelque trou obscur d'un corridor mal éclairé.

Si bien que, pour protéger dans la mesure du possible le monument voué à d'aussi horribles maléfices, la Sorelli elle-même, entourée de toutes les danseuses et suivie même de toute la marmaille des petites classes en maillot, avait,--au lendemain de l'histoire du lieutenant de pompiers,--sur la table qui se trouve dans le vestibule du concierge, du côté de la cour de l'administration, déposé un fer à cheval que quiconque pénétrant dans l'Opéra, à un autre titre que celui de spectateur, devait toucher avant de mettre le pied sur la première marche de l'escalier. Et cela sous peine de devenir la proie de la puissance occulte qui s'était emparée du bâtiment, des caves au grenier.

Ce fer à cheval, comme toute cette histoire, du reste,--hélas!--je ne l'ai point inventé, et l'on peut encore aujourd'hui le voir sur la table du vestibule, devant la loge du concierge, quand on entre dans l'Opéra par la cour de l'administration.

Voilà qui donne assez rapidement un aperçu de l'état d'âme de ces demoiselles, le soir où nous pénétrons avec elles dans la loge de la Sorelli.

«C'est le fantôme!» s'était donc écriée la petite Jammes.

Et l'inquiétude des danseuses n'avait fait que grandir. Maintenant, un angoissant silence régnait dans la loge. On n'entendait plus que le bruit des respirations haletantes. Enfin, Jammes, s'étant jetée avec les marques d'un sincère effroi jusque dans le coin le plus reculé de la muraille, murmura ce seul mot:

«Écoutez!»

Il semblait, en effet, à tout le monde qu'un frôlement se faisait entendre derrière la porte. Aucun bruit de pas. On eût dit d'une soie légère qui glissait sur le panneau. Puis, plus rien. La Sorelli tenta de se montrer moins pusillanime que ses compagnes. Elle s'avança vers la porte et demanda d'une voix blanche:

«Qui est là?»

Mais personne ne lui répondit.

Alors, sentant sur elle tous les yeux qui épiaient ses moindres gestes, elle se força à être brave et dit très fort:

«Il y a quelqu'un derrière la porte?

--Oh! oui! Oui! certainement, il y a quelqu'un derrière la porte répéta ce petit pruneau sec de Meg Giry, qui retint héroïquement la Sorelli par sa jupe de gaze ... Surtout, n'ouvrez pas! Mon Dieu! n'ouvrez pas!»

Mais la Sorelli, armée d'un stylet qui ne la quittait jamais, osa tourner la clef dans la serrure, et ouvrir la porte, pendant que les danseuses reculaient jusque dans le cabinet de toilette et que Meg Giry soupirait:

«Maman! maman!»

La Sorelli regarda dans le couloir, courageusement. Il était désert; un papillon de feu, dans sa prison de verre, jetait une lueur rouge et louche au sein des ténèbres ambiantes, sans parvenir à les dissiper. Et la danseuse referma vivement la porte avec un gros soupir.

«Non, dit-elle, il n'y a personne!

--Et pourtant, nous l'avons bien vu! affirma encore Jammes en reprenant à petits pas craintifs sa place auprès de la Sorelli. Il doit être quelque part, par là, à rôder. Moi, je ne retourne point m'habiller. Nous devrions descendre toutes au foyer, ensemble, tout de suite, pour le «compliment», et nous remonterions ensemble.»

Là-dessus, l'enfant toucha pieusement le petit doigt de corail qui était destiné à la conjurer du mauvais sort. Et la Sorelli dessina, à la dérobée, du bout de l'ongle rose de son pouce droit, une croix de Saint-André sur la bague en bois qui cerclait l'annulaire de sa main gauche.

«La Sorelli, a écrit un chroniqueur célèbre, est une danseuse grande, belle, au visage grave et voluptueux, à la taille aussi souple qu'une branche de saule; on dit communément d'elle que c'est «une belle créature». Ses cheveux blonds et purs comme l'or couronnent un front mat au-dessous duquel s'enchâssent ses yeux d'émeraude. Sa tête se balance mollement comme une aigrette sur un cou long, élégant et fier. Quand elle danse, elle a un certain mouvement de hanches indescriptible, qui donne à tout son corps un frissonnement d'ineffable langueur. Quand elle lève les bras et se penche pour commencer une pirouette, accusant ainsi tout le dessin du corsage, et que l'inclinaison du corps fait saillir la hanche de cette délicieuse femme, il paraît que c'est un tableau à se brûler la cervelle.»

En fait de cervelle, il paraît avéré qu'elle n'en eut guère. On ne le lui reprochait point.

Elle dit encore aux petites danseuses:

«Mes enfants, il faut vous «remettre»! Le fantôme? Personne ne l'a peut-être jamais vu!

--Si! si! Nous l'avons vu!... nous l'avons vu tout à l'heure! reprirent les petites. Il avait la tête de mort et son habit, comme le soir où il est apparu à Joseph Buquet!

--Et Gabriel aussi l'a vu! fit Jammes ... pas plus tard qu'hier! hier après-midi ... en plein jour ...

--Gabriel, le maître de chant?

--Mais oui ... Comment! vous ne savez pas ça?

--Et il avait son habit, en plein jour?

--Qui ça, Gabriel?

--Mais non! Le fantôme!

--Bien sûr, qu'il avait son habit! affirma Jammes. C'est Gabriel lui-même qui me l'a dit. C'est même à ça qu'il l'a reconnu. Et voici comment ça s'est passé: Gabriel se trouvait dans le bureau du régisseur. Tout à coup, la porte s'est ouverte. C'était le Persan qui entrait. Vous savez si le Persan a le «mauvais oeil».

--Oh! oui! répondirent en choeur les petites danseuses qui, aussitôt qu'elles eurent évoqué l'image du Persan, firent des cornes au Destin avec leur index et leur auriculaire allongés, cependant que le médium et l'annulaire étaient repliés sur la paume et retenus par le pouce.

--... Et si Gabriel est superstitieux! continua Jammes, cependant qu'il est toujours poli et quand il voit le Persan, il se contente de mettre tranquillement sa main dans sa poche et de toucher ses clefs ... Eh bien! aussitôt que la porte s'est ouverte devant le Persan, Gabriel ne fit qu'un bond du fauteuil où il était assis jusqu'à la serrure de l'armoire, pour toucher du fer! Dans ce mouvement, il déchira à un clou tout un pan de son paletot. En se pressant pour sortir, il alla donner du front contre une patère et se fit une bosse énorme; puis, en reculant brusquement, il s'écorcha le bras au paravent, près du piano; il voulut s'appuyer au piano, mais si malheureusement que le couvercle lui retomba sur les mains et lui écrasa les doigts; il bondit comme un fou hors du bureau et enfin prit si mal son temps en descendant l'escalier qu'il dégringola sur les reins toutes les marches du premier étage. Je passais justement à ce moment-là avec maman. Nous nous sommes précipitées pour le relever. Il était tout meurtri et avait du sang plein la figure, que ça nous en faisait peur. Mais tout de suite, il s'est mis à nous sourire et à s'écrier: «Merci, mon Dieu! d'en être quitte pour si peu!» Alors, nous l'avons interrogé et il nous a raconté toute sa peur. Elle lui était venue de ce qu'il avait aperçu, derrière le Persan, le fantôme! le fantôme avec la tête de mort, comme l'a décrit Joseph Buquet.»

Un murmure effaré salua la fin de cette histoire au bout de laquelle Jammes arriva tout essoufflée, tant elle l'avait narrée vite, vite, comme si elle était poursuivie par le fantôme. Et puis, il y eut encore un silence qu'interrompit, à mi-voix, la petite Giry, pendant que, très émue, la Sorelli se polissait les ongles.

«Joseph Buquet ferait mieux de se taire, énonça le pruneau.

--Pourquoi donc qu'il se tairait? lui demanda-t-on.

--C'est l'avis de m'man ... répliqua Meg, tout à fait à voix basse, cette fois-ci, et en regardant autour d'elle comme si elle avait peur d'être entendue d'autres oreilles que de celles qui se trouvaient là.

--Et pourquoi que c'est l'avis de ta mère?

--Chut! M'man dit que le fantôme n'aime pas qu'on l'ennuie!

--Et pourquoi qu'elle dit ça, ta mère?

--Parce que ... Parce que ... rien ...»

Cette réticence savante eut le don d'exaspérer la curiosité de ces demoiselles, qui se pressèrent autour de la petite Giry et la supplièrent de s'expliquer. Elles étaient là, coude à coude, penchées dans un même mouvement de prière et d'effroi. Elles se communiquaient leur peur, y prenant un plaisir aigu qui les glaçait.

«J'ai juré de ne rien dire!» fit encore Meg, dans un souffle.

Mais elles ne lui laissèrent point de repos et elles promirent si bien le secret que Meg, qui brûlait du désir de raconter ce qu'elle savait, commença, les yeux fixés sur la porte:

«Voilà ... c'est à cause de la loge ...

--Quelle loge?

--La loge du fantôme!

--Le fantôme a une loge?»

À cette idée que le fantôme avait sa loge, les danseuses ne purent contenir la joie funeste de leur stupéfaction. Elles poussèrent de petits soupirs. Elles dirent:

«Oh! mon Dieu! raconte ... raconte ...

--Plus bas! commanda Meg. C'est la première loge, numéro 5, vous savez bien, la première loge à côté de l'avant-scène de gauche.

--Pas possible!

--C'est comme je vous le dis ... C'est m'man qui en est l'ouvreuse ... Mas vous me jurez bien de ne rien raconter?

--Mais oui, va!...

--Eh bien! c'est la loge du fantôme ... Personne n'y est venu depuis plus d'un mois, excepté le fantôme, bien entendu, et on a donné l'ordre à l'administration de ne plus jamais la louer ...

--Et c'est vrai que le fantôme y vient?

--Mais oui ...

--Il y vient donc quelqu'un?

--Mais non!... Le fantôme y vient et il n'y a personne.»

Les petites danseuses se regardèrent. Si le fantôme venait dans la loge, on devait le voir, puisqu'il avait un habit noir et une tête de mort. C'est ce qu'elles firent comprendre à Meg, mais celle-ci leur répliqua:

«Justement! On ne le voit pas, le fantôme! Et il n'a, ni habit ni tête!... Tout ce qu'on a raconté sur sa tête de mort et sur sa tête de feu, c'est des blagues! Il n'a rien du tout ... On l'entend seulement quand il est dans la loge. M'man ne l'a jamais vu, mais elle l'a entendu. M'man le sait bien, puisque c'est elle qui lui donne le programme!»

La Sorelli crut devoir intervenir:

«Petite Giry, tu te moques de nous.»

Alors, la petite Giry se prit à pleurer.

«J'aurais mieux fait de me taire ... si m'man savait jamais ça!... mais pour sûr que Joseph Buquet a tort de s'occuper de choses qui ne le regardent pas ... ça lui portera malheur ... m'man le disait encore hier soir ...»

À ce moment, on entendit des pas puissants et pressés dans le couloir et une voix essoufflée qui criait:

«Cécile! Cécile! es-tu là?

--C'est la voix de maman! fit Jammes. Qu'y a-t-il?»

Et elle ouvrit la porte. Une honorable dame, taillée comme un grenadier poméranien, s'engouffra dans la loge et se laissa tomber, en gémissant, dans un fauteuil. Ses yeux roulaient, affolés, éclairant lugubrement sa face de brique cuite.

«Quel malheur! fit-elle!... Quel malheur!

--Quoi? quoi?

--Joseph Buquet ...

--Eh bien? Joseph Buquet ...

--Joseph Buquet est mort!»

La loge s'emplit d'exclamations, de protestations étonnées, de demandes d'explications effarées ...

«Oui ... on vient de le trouver pendu dans le troisième dessous!... Mais le plus terrible, continua, haletante, la pauvre honorable dame, le plus terrible est que les machinistes, qui ont trouvé son corps, prétendent que l'on entendait autour du cadavre comme un bruit qui ressemblait au chant des morts!

--C'est le fantôme!» laissa échapper, comme malgré elle la petite Giry.

Mais elle se reprit immédiatement, ses poings à la bouche:

«Non!... non!... je n'ai rien dit!... je n'ai rien dit!...»

Autour d'elle, toutes ses compagnes, terrorisées, répétaient à voix basse:

«Pour sûr! C'est le fantôme!...»

La Sorelli était pâle ...

«Jamais je ne pourrai dire mon compliment, fit-elle.

La maman de Jammes donna son avis en vidant un petit verre de liqueur qui traînait sur une table: il devait y avoir du fantôme là-dessous....

La vérité est qu'on n'a jamais bien su comment était mort Joseph Buquet. L'enquête, sommaire, ne donna aucun résultat, en dehors du suicide naturel. Dans les Mémoires d'un Directeur, M. Moncharmin, qui était l'un des deux directeurs, succédant à MM. Debienne et Poligny, rapporte ainsi l'incident du pendu:

«Un fâcheux incident vint troubler la petite fête que MM. Debienne et Poligny se donnaient pour célébrer leur départ. J'étais dans le bureau de la Direction, quand je vis entrer tout à coup Mercier--l'administrateur.--Il était affolé en m'apprenant qu'on venait de découvrir, pendu dans le troisième dessous de la scène, entre une ferme et un décor du Roi de Lahore, le corps d'un machiniste. Je m'écriai: Allons le décrocher! Le temps que je mis à dégringoler l'escalier et à descendre l'échelle du portant, le pendu n'avait déjà plus sa corde!»

Voilà donc un événement que M. Moncharmin trouve naturel. Un homme est pendu au bout d'une corde, on va le décrocher, la corde a disparu. Oh! M. Moncharmin a trouvé une explication bien simple. Écoutez-le: C'était l'heure de la danse, et coryphées et rats avaient bien vite pris leurs précautions contre le mauvais oeil. Un point, c'est tout. Vous voyez d'ici le corps de ballet descendant l'échelle du portant et se partageant la corde de pendu en moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire. Ce n'est pas sérieux. Quand je songe, au contraire, à l'endroit exact où le corps a été retrouvé--dans le troisième dessous de la scène--j'imagine qu'il pouvait y avoir quelque part un intérêt à ce que cette corde disparût après qu'elle eut fait sa besogne et nous verrons plus tard si j'ai tort d'avoir cette imagination-là.

La sinistre nouvelle s'était vite répandue du haut en bas de l'Opéra, où Joseph Buquet était très aimé. Les loges se vidèrent, et les petites danseuses, groupées autour de la Sorelli comme des moutons peureux autour du pâtre, prirent le chemin du foyer, à travers les corridors et les escaliers mal éclairés, trottinant de toute la hâte de leurs petites pattes roses.

II

Table des matières
LA MARGUERITE NOUVELLE

Au premier palier, la Sorelli se heurta au comte de Chagny, qui montait. Le comte, ordinairement si calme, montrait une grande exaltation.

«J'allais chez vous, fit le comte en saluant la jeune femme de façon fort galante. Ah! Sorelli, quelle belle soirée! Et Christine Daaé: quel triomphe!

--Pas possible! protesta Meg Giry. Il y a six mois, elle chantait comme un clou! Mais laissez-nous passer, mon cher comte, fit la gamine avec une révérence mutine, nous allons aux nouvelles d'un pauvre homme que l'on a trouvé pendu.»

À ce moment passait, affairé, l'administrateur, qui s'arrêta brusquement en entendant le propos.

«Comment! vous savez déjà cela, mesdemoiselles? fit-il d'un ton assez rude.... Eh bien! n'en parlez point ... et surtout que MM. Debienne et Poligny n'en soient pas informés! ça leur ferait trop de peine pour leur dernier jour.»

Tout le monde s'en fut vers le foyer de la danse, qui était déjà envahi.

Le comte de Chagny avait raison; jamais gala ne fut comparable à celui-ci; les privilégiés qui y assistèrent en parlent encore à leurs enfants et petits-enfants avec un souvenir ému. Songez donc que Gounod, Reyer, Saint-Saëns, Massenet, Guiraud, Delibes montèrent à tour de rôle au pupitre du chef d'orchestre et dirigèrent eux-mêmes l'exécution de leurs oeuvres. Ils eurent, entre autres interprètes, Faure et la Krauss, et c'est ce soir-là que se révéla au Tout-Paris, stupéfait et enivré, cette Christine Daaé, dont je veux, dans cet ouvrage, faire connaître le mystérieux destin.

Gounod avait fait exécuter La marche funèbre d'une Marionnette; Reyer, sa belle ouverture de Sigurd; Saint-Saëns, La Danse macabre et une Rêverie orientale; Massenet, une Marche hongroise inédite. Guiraud, son Carnaval; Delibes, La valse lente de Sylvia et les pizzicati de Coppélia. Mlles Krauss et Denise Bloch avaient chanté: la première, le boléro des Vêpres siciliennes; la seconde, le brindisi de Lucrèce Borgia.

Mais tout le triomphe avait été pour Christine Daaé, qui s'était fait entendre d'abord dans quelques passages de Roméo et Juliette. C'était la première fois que la jeune artiste chantait cette oeuvre de Gounod, qui, du reste, n'avait pas encore été transportée à l'Opéra et que l'Opéra-Comique venait de reprendre longtemps après qu'elle eut été créée à l'ancien Théâtre-Lyrique par Mme Carvalho. Ah! il faut plaindre ceux qui n'ont point entendu Christine Daaé dans ce rôle de Juliette, qui n'ont point connu sa grâce naïve, qui n'ont point tressailli aux accents de sa voix séraphique, qui n'ont point senti s'envoler leur âme avec son âme au-dessus des tombeaux des amants de Vérone: «Seigneur! Seigneur! Seigneur! pardonnez-nous!»

Eh bien, tout cela n'était encore rien à côté des accents surhumains qu'elle fit entendre dans l'acte de la prison et le trio final de Faust, qu'elle chanta en remplacement de la Carlotta, indisposée. On n'avait jamais entendu, jamais vu ça! Ça, c'était «la Marguerite nouvelle» que révélait la Daaé, une Marguerite d'une splendeur, d'un rayonnement encore insoupçonnés.

La salle, tout entière, avait salué des mille clameurs de son inénarrable émoi Christine qui sanglotait et qui défaillait entre les bras de ses camarades. On dut la transporter dans sa loge. Elle semblait avoir rendu l'âme. Le grand critique P. de Saint-V ... fixa le souvenir inoubliable de cette minute merveilleuse, dans une chronique qu'il intitula justement La Marguerite nouvelle. Comme un grand artiste qu'il était, il découvrait simplement que cette belle et douce enfant avait apporté ce soir-là, sur les planches de l'Opéra, un peu plus que son art, c'est-à-dire son coeur. Aucun des amis de l'Opéra n'ignorait que le coeur de Christine était resté pur comme à quinze ans, et P. de Saint-V ... déclarait «que, pour comprendre ce qui venait d'arriver à Daaé, il était dans la nécessité d'imaginer qu'elle venait d'aimer pour la première fois!» Je suis peut-être indiscret, ajoutait-il, mais l'amour seul est capable d'accomplir un pareil miracle, une aussi foudroyante transformation. Nous avons entendu, il y a deux ans, Christine Daaé dans son concours du Conservatoire, et elle nous avait donné un espoir charmant. D'où vient le sublime d'aujourd'hui? S'il ne descend point du ciel sur les ailes de l'amour, il me faudra penser qu'il monte de l'enfer et que Christine, comme le maître chanteur Ofterdingen, a passé un pacte avec le Diable! Qui n'a pas entendu Christine chanter le trio final de Faust ne connaît pas Faust: l'exaltation de la voix et l'ivresse sacrée d'une âme pure ne sauraient aller au delà!»

Cependant, quelques abonnés protestaient. Comment avait-on pu leur dissimuler si longtemps un pareil trésor? Christine Daaé avait été jusqu'alors un Siebel convenable auprès de cette Marguerite un peu trop splendidement matérielle qu'était la Carlotta. Et il avait fallu l'absence incompréhensible, et inexcusable de la Carlotta, à cette soirée de gala, pour qu'au pied levé la petite Daaé pût donner toute sa mesure dans une partie du programme réservée à la diva espagnole! Enfin, comment, privés de Carlotta, MM. Debienne et Poligny s'étaient-ils adressés à la Daaé? Ils connaissaient donc son génie caché? Et, s'ils le connaissaient, pourquoi le cachaient-ils? Et elle, pourquoi le cachait-elle? Chose bizarre, on ne lui connaissait point de professeur actuel. Elle avait déclaré à plusieurs reprises que, désormais, elle travaillerait toute seule. Tout cela était bien inexplicable.

Le comte de Chagny avait assisté, debout dans sa loge, à ce délire et s'y était mêlé par ses bravos éclatants.

Le comte de Chagny (Philippe-Georges-Marie) avait alors exactement quarante et un ans. C'était un grand seigneur et un bel homme. D'une taille au-dessus de la moyenne, d'un visage agréable, malgré le front dur et des yeux un peu froids, il était d'une politesse raffinée avec les femmes et un peu hautain avec les hommes, qui ne lui pardonnaient pas toujours ses succès dans le monde. Il avait un coeur excellent et une honnête conscience. Par la mort du vieux comte Philibert, il était devenu le chef d'une des plus illustres et des plus antiques familles de France, dont les quartiers de noblesse remontaient à Louis le Hutin. La fortune des Chagny était considérable, et quand le vieux comte, qui était veuf, mourut, ce ne fut point une mince besogne pour Philippe, que celle qu'il dut accepter de gérer un aussi lourd patrimoine. Ses deux soeurs et son frère Raoul ne voulurent point entendre parler de partage, et ils restèrent dans l'indivision, s'en remettant de tout à Philippe, comme si le droit d'aînesse n'avait point cessé d'exister. Quand les deux soeurs se marièrent,--le jour même,--elles reprirent leurs parts des mains de leur frère, non point comme une chose leur appartenant, mais comme une dot dont elles lui exprimèrent leur reconnaissance.

La comtesse de Chagny--née de Moerogis de la Martynière--était morte en donnant le jour à Raoul, né vingt ans après son frère aîné. Quand le vieux comte était mort, Raoul avait douze ans. Philippe s'occupa activement de l'éducation de l'enfant. Il fut admirablement secondé dans cette tâche par ses soeurs d'abord et puis par une vieille tante, veuve de soldat, qui habitait Rennes et qui donna au jeune Raoul le goût du métier de toute une lignée célèbre dans les fastes militaires de la France. Il entra à Saint-Cyr, en sortit dans les premiers numéros et choisit son arme: les hussards; mais, las bientôt de la caserne et du mess, il avait demandé à permuter. Et, grâce à de puissants appuis, il semblait devoir être désigné pour faire partie de l'état-major d'une mission dangereuse qui allait s'enfoncer dans l'Est africain, tenter de joindre, par le plus audacieux exploit, les deux océans. En attendant qu'il fût statué sur son sort, il restait dans son arme et jouissait d'un long congé qui ne devait prendre fin que dans six mois. Les douairières du noble faubourg, en voyant cet enfant joli, qui paraissait si fragile, le plaignaient déjà des rudes travaux qui l'attendaient.

La timidité du jeune homme, je serais presque tenté de dire son innocence, était remarquable. Il semblait être sorti la veille de la main des femmes. De fait, choyé par ses deux soeurs et par sa vieille tante, il avait gardé de cette éducation purement féminine des manières presque candides, empreintes d'un charme que rien, jusqu'alors, n'avait pu ternir. À cette époque, il avait un peu plus de vingt et un ans et en paraissait dix-huit. Il avait une petite moustache blonde, de beaux yeux bleus et un teint de fille.

Philippe gâtait beaucoup Raoul. D'abord, il en était très fier et prévoyait avec joie une carrière glorieuse pour son cadet. Il profitait du congé de son frère pour lui montrer Paris, que celui-ci ignorait à peu près dans ce qu'il peut offrir de joie luxueuse et de plaisir artistique.

Le comte estimait qu'à l'âge de Raoul trop de sagesse n'est plus tout à fait sage. C'était un caractère fort bien équilibré, que celui de Philippe, pondéré dans ses travaux, comme dans ses plaisirs, toujours d'une tenue parfaite, incapable de montrer à son frère un méchant exemple. Il l'emmena partout avec lui, il lui fit même connaître le foyer de la danse. Je sais bien que l'on racontait que le comte était du «dernier bien» avec la Sorelli. Mais quoi! pouvait-on faire un crime à ce gentilhomme, resté célibataire, et qui, par conséquent, avait bien des loisirs devant lui, surtout depuis que ses soeurs étaient établies, de venir passer une heure ou deux, après son dîner, dans la compagnie d'une danseuse qui, évidemment, n'était point très, très spirituelle, mais qui avait les plus jolis yeux du monde? Et puis, il y a des endroits où un vrai Parisien, quand il tient le rang du comte de Chagny, doit se montrer, et, à cette époque, le foyer de la danse de l'Opéra était un de ces endroits-là.

Enfin, peut-être Philippe n'eût-il pas conduit son frère dans les coulisses de l'Académie nationale de musique, si celui-ci n'avait été le premier, à plusieurs reprises, à le lui demander avec une douce obstination dont le comte devait se souvenir plus tard.

Philippe, après avoir applaudi ce soir-là la Daaé, s'était tourné du côté de Raoul, et l'avait vu si pâle qu'il en avait été effrayé.

«Vous ne voyez donc point, avait dit Raoul, que cette femme se trouve mal?»

En effet, sur la scène, on devait soutenir Christine Daaé.

«C'est toi qui vas défaillir ... fit le comte en se penchant vers Raoul. Qu'as-tu donc?»

Mais Raoul était debout.

«Allons! dit-il, la voix frémissante.

--Où veux-tu aller, Raoul? interrogea le comte, étonné de l'émotion dans laquelle il trouvait son cadet.

--Mais allons voir! C'est la première fois qu'elle chante comme ça!»

Le comte fixa curieusement son frère et un léger sourire vint s'inscrire au coin de sa lèvre amusée.

«Bah!...»

Et il ajouta de suite:

«Allons! allons!»

Il avait l'air enchanté.

Ils furent bientôt à l'entrée des abonnés, qui était fort encombrée. En attendant qu'il pût pénétrer sur la scène, Raoul déchirait ses gants d'un geste inconscient. Philippe, qui était bon, ne se moqua point de son impatience. Mais il était renseigné. Il savait maintenant pourquoi Raoul était distrait quand il lui parlait et aussi pourquoi il semblait prendre un si vif plaisir à ramener tous les sujets de conversation sur l'Opéra.

Ils pénétrèrent sur le plateau.

Une foule d'habits noirs se pressaient vers le foyer de la danse ou se dirigeaient vers les loges des artistes. Aux cris des machinistes se mêlaient les allocutions véhémentes des chefs de service. Les figurants du dernier tableau qui s'en vont, les «marcheuses» qui vous bousculent, un portant qui passe, une toile de fond qui descend du cintre, un praticable qu'on assujettit à grands coups de marteau, l'éternel «place au théâtre» qui retentit à vos oreilles comme la menace de quelque catastrophe nouvelle pour votre huit-reflets ou d'un renfoncement solide pour vos reins, tel est l'événement habituel des entr'actes qui ne manque jamais de troubler un novice comme le jeune homme à la petite moustache blonde, aux yeux bleus et au teint de fille qui traversait, aussi vite que l'encombrement le lui permettait, cette scène sur laquelle Christine Daaé venait de triompher et sous laquelle Joseph Buquet venait de mourir.

Ce soir-là, la confusion n'avait jamais été plus complète, mais Raoul n'avait jamais été moins timide. Il écartait d'une épaule solide tout ce qui lui faisait obstacle, ne s'occupant point de ce qui se disait autour de lui, n'essayant point de comprendre les propos effarés des machinistes. Il était uniquement préoccupé du désir de voir celle dont la voix magique lui avait arraché le coeur. Oui, il sentait bien que son pauvre coeur tout neuf ne lui appartenait plus.

Il avait bien essayé de le défendre depuis le jour où Christine, qu'il avait connue toute petite, lui était réapparue. Il avait ressenti en face d'elle une émotion très douce qu'il avait voulu chasser, à la réflexion, car il s'était juré, tant il avait le respect de lui-même et de sa foi, de n'aimer que celle qui serait sa femme, et il ne pouvait, une seconde, naturellement, songer à épouser une chanteuse; mais voilà qu'à l'émotion très douce avait succédé une sensation atroce. Sensation? Sentiment? Il y avait là dedans du physique et du moral. Sa poitrine lui faisait mal, comme si on la lui avait ouverte pour lui prendre le coeur. Il sentait là un creux affreux, un vide réel qui ne pourrait jamais plus être rempli que par le coeur de l'autre! Ce sont là des événements d'une psychologie particulière qui, paraît-il, ne peuvent être compris que de ceux qui ont été frappés, par l'amour, de ce coup étrange appelé, dans le langage courant, «coup de foudre».

Le comte Philippe avait peine à le suivre. Il continuait de sourire.

Au fond de la scène, passé la double porte qui s'ouvre sur les degrés qui conduisent au foyer et sur ceux qui mènent aux loges de gauche du rez-de-chaussée, Raoul dut s'arrêter devant la petite troupe de rats qui, descendus à l'instant de leur grenier, encombraient le passage dans lequel il voulait s'engager. Plus d'un mot plaisant lui fut décoché par de petites lèvres fardées auxquelles il ne répondit point; enfin, il put passer et s'enfonça dans l'ombre d'un corridor tout bruyant des exclamations que faisaient entendre d'enthousiastes admirateurs. Un nom couvrait toutes les rumeurs: Daaé! Daaé! Le comte, derrière Raoul, se disait: «Le coquin connaît le chemin», et il se demandait comment il l'avait appris. Jamais il n'avait conduit lui-même Raoul chez Christine. Il faut croire que celui-ci y était allé tout seul pendant que le comte restait à l'ordinaire à bavarder au foyer avec la Sorelli, qui le priait souvent de demeurer près d'elle jusqu'au moment où elle entrait en scène, et qui avait parfois cette manie tyrannique de lui donner à garder les petites guêtres avec lesquelles elle descendait de sa loge et dont elle garantissait le lustre de ses souliers de satin et la netteté de son maillot chair. La Sorelli avait une excuse: elle avait perdu sa mère.

Le comte, remettant à quelques minutes la visite qu'il devait à la Sorelli, suivait donc la galerie qui conduisait chez la Daaé, et constatait que ce corridor n'avait jamais été aussi fréquenté que ce soir, où tout le théâtre semblait bouleversé du succès de l'artiste et aussi de son évanouissement. Car la belle enfant n'avait pas encore repris connaissance, et on était allé chercher le docteur du théâtre, qui arriva sur ces entrefaites, bousculant les groupes et suivi de près par Raoul, qui lui marchait sur les talons.

Ainsi, le médecin et l'amoureux se trouvèrent dans le même moment aux côtés de Christine, qui reçut les premiers soins de l'un et ouvrit les yeux dans les bras de l'autre. Le comte était resté, avec beaucoup d'autres, sur le seuil de la porte devant laquelle on s'étouffait.

«Ne trouvez-vous point, docteur, que ces messieurs devraient «dégager» un peu la loge? demanda Raoul avec une incroyable audace. On ne peut plus respirer ici.

--Mais vous avez parfaitement raison,» acquiesça le docteur, et il mit tout le monde à la porte, à l'exception de Raoul et de la femme de chambre.

Celle-ci regardait Raoul avec des yeux agrandis par le plus sincère ahurissement. Elle ne l'avait jamais vu.

Elle n'osa pas toutefois le questionner.

Et le docteur s'imagina que si le jeune homme agissait ainsi, c'était évidemment parce qu'il en avait le droit. Si bien que le vicomte resta dans cette loge à contempler Daaé renaissant à la vie, pendant que les deux directeurs, MM. Debienne et Poligny eux-mêmes, qui étaient venus pour exprimer leur admiration à leur pensionnaire, étaient refoulés dans le couloir, avec des habits noirs. Le comte de Chagny, rejeté comme les autres dans le corridor, riait aux éclats.

«Ah! le coquin! Ah! le coquin!»

Et il ajoutait, in petto:

--Fiez-vous donc à ces jouvenceaux qui prennent des airs de petites filles!

Il était radieux. Il conclut: «C'est un Chagny!» et il se dirigea vers la loge de la Sorelli; mais celle-ci descendait au foyer avec son petit troupeau tremblant de peur, et le comte la rencontra en chemin, comme il a été dit.

Dans la loge, Christine Daaé avait poussé un profond soupir auquel avait répondu un gémissement. Elle tourna la tête et vit Raoul et tressaillit. Elle regarda le docteur auquel elle sourit, puis sa femme de chambre, puis encore Raoul.

«Monsieur! demanda-t-elle à ce dernier, d'une voix qui n'était encore qu'un souffle ... qui êtes-vous?

--Mademoiselle, répondit le jeune homme qui mit un genou en terre et déposa un ardent baiser sur la main de la diva, mademoiselle, je suis le petit enfant qui est allé ramasser votre écharpe dans la mer.»

Christine regarda encore le docteur et la femme de chambre et tous trois se mirent à rire. Raoul se releva très rouge.

«Mademoiselle, puisqu'il vous plaît de ne point me reconnaître, je voudrais vous dire quelque chose en particulier, quelque chose de très important.

--Quand j'irai mieux, monsieur, voulez-vous?--et sa voix tremblait.--Vous êtes très gentil....

--Mais il faut vous en aller ... ajouta le docteur avec son plus aimable sourire. Laissez-moi soigner Mademoiselle.

--Je ne suis pas malade.» fit tout à coup Christine avec une énergie aussi étrange qu'inattendue.

Et elle se leva en se passant d'un geste rapide une main sur les paupières.

«Je vous remercie, docteur!... J'ai besoin de rester seule.... Allez-vous-en tous! je vous en prie ... laissez-moi.... Je suis très nerveuse ce soir....

Joseph Buquet faisait la description du fantôme, tel qu'il l'avait réellement vu.
Le fantôme était, tout à coup, apparu aux danseuses, sous les espèces d'un monsieur en habit noir.
Coryphées et rats étaient accourus, terrorisés, répétant à voix basse: «Pour sûr, c'est le fantôme!»

Le médecin voulut faire entendre quelques protestations, mais devant l'agitation de la jeune femme, il estima que le meilleur remède à un pareil état consistait à ne point la contrarier. Et il s'en alla avec Raoul, qui se trouva dans le couloir, très désemparé. Le docteur lui dit:

«Je ne la reconnais plus ce soir ... elle, ordinairement si douce....»

Et il le quitta.

Raoul restait seul. Toute cette partie du théâtre était déserte maintenant. On devait procéder à la cérémonie d'adieux, au foyer du la danse, Raoul pensa que la Daaé s'y rendrait peut-être et il attendit dans la solitude et le silence. Il se dissimula même dans l'ombre propice d'un coin de porte. Il avait toujours cette affreuse douleur à la place du coeur. Et c'était de cela qu'il voulait parler à la Daaé, sans retard. Soudain la loge s'ouvrit et il vit la soubrette qui s'en allait toute seule, emportant des paquets. Il l'arrêta au passage et lui demanda des nouvelles de sa maîtresse. Elle lui répondit en riant que celle-ci allait tout à fait bien, mais qu'il ne fallait pas la déranger parce qu'elle désirait rester seule. Et elle se sauva. Une idée traversa la cervelle embrasée de Raoul: Evidemment la Daaé voulait rester seule pour lui!.... Ne lui avait-il point dit qu'il désirait l'entretenir particulièrement et n'était-ce point là la raison pour laquelle elle avait fait le vide autour d'elle? Respirant à peine, il se rapprocha de sa loge et l'oreille penchée contre la porte pour entendre ce qu'on allait lui répondre, et il se disposa à frapper. Mais sa main retomba. Il venait de percevoir, dans la loge, une voix d'homme, qui disait sur une intonation singulièrement autoritaire:

«Christine, il faut m'aimer!»

Et la voix de Christine, douloureuse, que l'on devinait accompagnée de larmes, une voix tremblante, répondait:

«Comment pouvez-vous me dire cela? Moi qui ne chante que pour vous!»

Raoul s'appuya au panneau, tant il souffrait. Son coeur, qu'il croyait parti pour toujours, était revenu dans sa poitrine et lui donnait des coups retentissants. Tout le couloir en résonnait et les oreilles de Raoul en étaient comme assourdies. Sûrement, si son coeur continuait à faire autant de tapage, on allait l'entendre, on allait ouvrir la porte et le jeune homme serait honteusement chassé. Quelle position pour un Chagny! Écouter derrière une porte! Il prit son coeur à deux mains pour le faire taire. Mais un coeur n'est point la gueule d'un chien, et même quand on tient la gueule d'un chien à deux mains,--un chien qui aboie insupportablement, on l'entend gronder toujours.

La voix d'homme reprit:

«Vous devez être bien fatiguée?

--Oh! ce soir, je vous ai donné mon âme et je suis morte.

--Ton âme est bien belle, mon enfant, reprit la voix grave d'homme et je te remercie. Il n'y a point d'empereur qui ait reçu un pareil cadeau! Les anges ont pleuré ce soir.»

Après ces mots: les anges ont pleuré ce soir, le vicomte n'entendit plus rien.

Cependant, il ne s'en alla point, mais comme il craignait d'être surpris, il se rejeta dans son coin d'ombre, décidé à attendre là que l'homme quittât la loge. À la même heure il venait d'apprendre l'amour et la haine. Il savait qu'il aimait. Il voulait connaître qui il haïssait. À sa grande stupéfaction la porte s'ouvrit, et Christine Daaé, enveloppée de fourrures et la figure cachée sous une dentelle, sortit seule. Elle referma la porte, mais Raoul observa qu'elle ne la refermait point à clef. Elle passa. Il ne la suivit même point des yeux, car ses yeux étaient sur la porte qui ne se rouvrait pas. Alors, le couloir étant à nouveau désert, il le traversa. Il ouvrit la porte de la loge et la referma aussitôt derrière lui. Il se trouvait dans la plus opaque obscurité. On avait éteint le gaz.

«Il y a quelqu'un ici! fit Raoul d'une voix vibrante. Pourquoi se cache-t-il?»

Et ce disant, il s'appuyait toujours du dos à la porte close.

La nuit et le silence. Raoul n'entendait que le bruit de sa propre respiration. Il ne se rendait certainement point compte que l'indiscrétion de sa conduite dépassait tout ce que l'on pouvait imaginer.

«Vous ne sortirez d'ici que lorsque je le permettrai! s'écria le jeune homme. Si vous ne répondez pas, vous êtes un lâche! Mais je saurai bien vous démasquer!»

Et il fit craquer une allumette. La flamme éclaira la loge. Il n'y avait personne dans la loge! Raoul, après avoir pris soin de fermer la porte à clef, alluma les globes, les lampes. Il pénétra dans le cabinet de toilette, ouvrit les armoires, chercha, tâta de ses mains moites les murs. Rien!

«Ah ça! dit-il tout haut, est-ce que je deviens fou?»

Il resta ainsi dix minutes, à écouter le sifflement du gaz dans la paix de cette loge abandonnée; amoureux il ne songea même point à dérober un ruban qui lui eût apporté le parfum de celle qu'il aimait. Il sortit, ne sachant plus ce qu'il faisait ni où il allait. À un moment de son incohérente déambulation, un air glacé vint le frapper au visage. Il se trouvait au bas d'un étroit escalier que descendait, derrière lui, un cortège d'ouvriers penchés sur une espèce de brancard que recouvrait un linge blanc.

«La sortie, s'il vous plaît!» fit-il à l'un de ces hommes.

--Vous voyez bien! en face de vous, lui fut-il répondu. La porte est ouverte. Mais laissez-nous passer.

Il demanda machinalement en montrant le brancard:

«Qu'est-ce que c'est que ça?»

L'ouvrier répondit:

«Ça, c'est Joseph Buquet que l'on a trouvé pendu dans le troisième dessous, entre un portant et un décor du Roi de Lahore.»

Il s'effaça devant le cortège, salua et sortit.