Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Le fauteuil invisible représente une tranche de vie, de recherche de soi à travers un monde fantasque. C’est un ouvrage qui invite chacun à trouver sa place, à se frayer un chemin dans l’impalpable du quotidien, dans l’histoire de ses gênes. L’auteur met au centre de ce récit des mots usuels et fondamentaux parmi lesquels affronter, rire, combattre, aimer…
À PROPOS DE L'AUTEUR
Pour
André Javel, lire est un moyen d’évasion. Il se laisse bercer par le chant des mots, la mélodie des phrases, mais aussi l’atmosphère du récit qui quelquefois l’entoure et fait naître une folle émotion. L’écriture lui apporte la brillance dont il a besoin. Dans
Le fauteuil invisible, il invite chacun à trouver son chemin à travers l’humilité, la résilience et l’amour.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 454
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
André Javel
Le fauteuil invisible
Roman
© Lys Bleu Éditions – André Javel
ISBN : 979-10-377-8837-5
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Ce récit est une fiction. Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé ne serait que pure coïncidence.
Ce que l’on déteste chez les autres est parfois ce que l’on n’accepte pas en soi.
Laurent Gounelle
Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot, te mettre à rebâtir
Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties
Sans un geste et sans un soupir
Rudyard Kipling
Je suis digne de moi, je dois pouvoir sortir de ce sépulcre.
Henri Charrière
Préface
À tous ces êtres marqués par la transparence.
Il tape sans comprendre.
Il crie sans comprendre.
Il écoute sans comprendre.
Cet enfant te regarde comme un être fantastique, celui qui sait, celui qui voit, celui qui entend.
Lui ne voit pas bien, lui n’entend pas bien, lui ne sait pas bien. Et là, comme cela ne suffit pas, la nature lui a laissé un travail non fini. On appelle cela la famille des dys.
Dyspraxie, dysphasie, dyslexie, dysorthographie, dyscalculie, dys… Tous ces dys pour dire que votre enfant n’est pas dans la norme, qui lui manque un truc.
Et là patatras. Un pan de mur s’écroule sur moi. Une déferlante anonyme m’étouffe.
Mais vais-je, moi, parent ou autre, accepter cette différence ?
Mais quelle différence au juste ?
J’ai terminé mes années professionnelles avec ces enfants.
Ces dernières années m’ont troublé, interrogé en tout cas. Pourquoi ai-je fini ma carrière vers eux, au milieu d’eux ? Avais-je besoin de voir de près ce qui me manquait, enfin essayer de combler un vide, me donner une image, me réconcilier ?
Rien ne me prédisposait à faire ce genre de démarche, mais à la cinquantaine passée je me suis dit : regarde ta vie, ne ressemble-t-elle pas à toute cette campagne pleine de bosses de ton Périgord aimé. Et me voilà parti, vers où ! Je ne sais pas vraiment, mais me voilà prêt au départ pour une course de fond, voire de grand fond.
Je vais essayer de tout relater avec des mots simples et surtout sans tabou. N’y a-t-il rien de pire que les non-dits ? Cette vie m’a appris le respect de la différence. Mot bien bafoué, pourtant si beau et rendant si serein. Point d’orgueil, point de larmoiement, point de sensationnel ; tout sera dans l’humilité.
Pourquoi cette démarche ? Pour deux raisons :
Oh ! La première en est bien simple ; le savoir pour mes proches, la thérapie pour moi. Je porte depuis tant d’années des images, des actions, tout cela sans rien dire, rien dévoiler, par pudeur, par timidité, par je ne sais quelle réserve me disant au creux de l’oreille : attends. Cette petite voix, ce bras me retenant, parfois me suppliant, m’exhortant à attendre. Sois patient ! Je n’entendais que cela. Parfois, cette attente me mettait dans de grand désarroi et même de colère. En même temps, je ne fais pas partie de ceux me livrant, m’extasiant sur les maigres exploits d’une vie. Contradictoire, me direz-vous ? Vous avez certainement raison.
L’on ne se refait pas. Au fil du temps, voyant la pauvreté de certains, je me suis rendu compte que ceux qui en parlent le plus en font le moins. L’adage est donc bien vérifié et pas seulement pour les parties de jambe en l’air.
Pour la seconde, je fais partie d’une famille ayant une histoire dans la grande Histoire. Cette partie sera traitée ultérieurement, je l’espère. Et pour cette raison aussi, je ne souhaite pas laisser aux oubliettes une vie bâtie de labeur, de sueur, de peur, de grandiose. Cette famille a su me donner bien des choses, en tout cas celle de se dépasser, de viser la lumière au bout du chemin. Cela paraît certes prétentieux et même orgueilleux, mais rien de tout cela n’est vers toi cher ami lecteur. C’est tout vers moi, mon ego.
Allez ! Il faut partir à la conquête d’hier, fouiller les tréfonds des méninges, trier ce qu’il faut trier.
Je ne sais pas quelle forme l’ensemble de ces mots va prendre. Je vais me laisser aller, ne surtout rien calculer. J’y vais à mon envie du moment, à ma condition physique de l’instant. Je m’entraîne depuis des années. Ma tête se lève, regarde sans voir la ligne d’arrivée, fait son parcours virtuellement, je me penche légèrement, le cœur palpite à tout rompre, et pourtant je suis si bien. Cela va au-delà de la concentration, je m’immerge tout doucement dans les nuées sidérales de ma mémoire…
Par un beau dimanche de juillet, j’ai eu la chance de naître dans la normalité, celle souhaitée de tous, enfin sans les soucis de mes petits chérubins écoliers. Déjà dès cet instant, un chiffre s’est attaché à moi comme une marque indélébile. Être naît un sept, le septième mois de l’année, une année se terminant par sept, le septième jour de la semaine, à sept heures et de brouettes, cela n’est pas donner à tout le monde. Et ce chiffre jalonnera ma vie, sans aucune invitation de ma part. Donc un petit garçon enorgueillissant ses parents. Mais le souci était ailleurs, plus invisible, plus insidieux, voire sournois.
J’étais l’enfant désiré, mais pas l’enfant attendu.
Mon père voulait une fille, et donc pas de prénom pour lui à son arrivée en ce monde, en braillant comme tout bambin.
Il voulait une fille, comme si un garçon n’existait pas. C’était une pensée lascive, taiseuse, une envie forte. Neuf mois d’espoir au féminin, neuf mois de montée d’adrénaline.
Mais elle, là-dedans, ma mère, que voulait-elle ?
Oh elle ! Petite femme engluée dans ses principes, coiffée par ses sœurs aînées, elle se taisait, et priait. Peu importe ce que cela sera. Pourvu que ce bébé soit beau et normal.
C’est un beau garçon ! annonça la sage-femme dans la chambre de la ferme.
J’ouvrais les yeux sur cette famille, cet univers, dans le lit de mes parents, la sage-femme s’étant déplacée.
Ils se turent, seul un sourire sur les lèvres marquèrent leur joie, de façade certainement pas, mais un sourire de tant pis on fera avec, et la prochaine fois sera la bonne. Il y aura une prochaine fois. C’est certain. Dans ces couples bretons de cette époque, on ne s’arrêtait pas à un seul enfant. Une belle fratrie montrait la suite au cas où, et puis la fierté de montrer sa portée, comme son cheptel.
Étaient-ils déçus ? Non, pas vraiment. Ils avaient un enfant. En plus un beau bébé un peu trop gros et grand pour cette femme menue, quelque peu chétive.
Elle était fière d’avoir pu mener à son terme ce bébé potelet, dans son petit ventre. Ses seins avaient un peu grossi. Cela accentuait sa silhouette, affinait sa taille, mais c’est surtout son visage qui avait changé. Elle portait désormais en elle et sur elle cette aura, cette sérénité de mère. Dieu l’avait comblé.
Il était fier. Il était père. Point de bondieuserie là-dedans, il acceptait sa femme avec ses messes et monsieur le curé, et la famille, mais surtout pas plus. Bien sûr il allait aux grandes occasions, mariage, enterrement, voire un petit Noël. Un acte de présence.
Comment allez-vous l’appeler ? demanda la sage-femme.
La mère voulait un prénom composé, du genre Jean et quelque chose, pas question pour le père. « Il y a assez de Jean et quelque chose, un prénom simple sera très bien ».
Nous n’avons pas encore choisi, répondit le père. Nous allons y réfléchir.
— Vous pourriez donner le prénom de ton parrain, dit sous-entendu la grand-mère à sa fille.
Donc après accord, le prénom du parrain de la mère lui fut donné.
— Tu as raison maman. En plus, je le trouve très joli. Il n’est pas commun.
Mon père paru satisfait. Cela l’arrangeait. Cette tâche de donner un prénom l’ennuyait fortement et à un enfant, garçon non désiré, raison de plus. Il avait choisi depuis longtemps le prénom de sa fille, mais le garçon, il n’y avait même pas pensé. Il voulait un garçon, mais pas tout de suite. Il s’était forgé à l’idée d’avoir deux enfants ou plus, mais une fille en premier.
Allez savoir pourquoi. Issu d’une fratrie de six enfants, il était l’aîné par procuration, car sa grande sœur était morte à ses trois ans, lui ayant dix-huit mois. Peut-être voulait-il inconsciemment combler ce vide, cette blessure, ce drame.
Aujourd’hui, l’homme que je suis est très fier de ce prénom, car peu usité. De plus, c’est un prénom très ancien et donc chargé d’histoire. Les saintes Écritures l’ont même affublé d’une croix martyre. Lors de son baptême, deux autres prénoms se sont rajoutés, l’un aussi ancien que le premier, il paraît qu’ils avaient le même copain, et l’autre un peu ronflant anglo-saxon, mais prénom de roi…
Quand nous devenons parents, nous ne voyons que l’image extérieure du petit être babillant de sa bouche à la goutte de lait perchée. Parent nous découvrons une suite de nous et… ah oui ? Que va-t-il se passer ? On ne sait strictement rien. Nous sommes heureux de ce cadeau attendu, espéré, voulu.
Neuf mois de gazou gralliou, de guiliguili, d’écoute, de tu sens, de il bouge, de là un pied, de rire, de pleurs, d’angoisse, d’espérance…
Nous sommes Parent. Wouah ! Nous avons réussi à créer une suite de nous, un être unique. C’est le plus beau bébé du monde.
« Il a tes yeux ! Si ! Si ! C’est vrai. Et cette pommette c’est tout à fait toi ! »
Et l’autre côté, pour ne pas être en reste ou à la traîne, « de toute façon, il sera grand, c’est de famille ».
Eh oui, nous sommes là, parents tout neufs, fraîchement créés, titre bien ronflant, mais ô combien lourd de sens, de vie…
Mais parent de quoi ? D’un être à notre image ? Fait pour nous et par nous ? D’une continuité façonnée comme nous voudrions et comme nous voudrons. Une sorte de perche de et sur l’avenir dont nous avons-nous même choisi les couleurs, les formes.
Ou d’un être indépendant, unique, seul, que nous devons mettre sur les rails de la vie. Ah oui ! Je vous vois venir. Mais c’est mon enfant, m’exclamais-je ! Oui, vous avez fait un enfant, mais il n’est pas votre propriété. Vous comprenez ? Pas votre propriété. Il est lui unique et seul. Vous allez le guider, l’aider à affronter la vie, mais sans jamais vous l’approprier. Avez-vous songé à vous, à votre intérieur, à votre moi ? Comment moi, le moi de mon moi j’aurais aimé être, vivre, exister ? Être libre, libre de mon moi, libre de mes pensées, libre de mes rires, libre pour…
Comment j’aurais aimé le guidage de ma vie donnée, ce mode d’emploi donné par des êtres plus vieux, plus grands, plus… comment dire… pleins de savoir ?
Que c’est beau d’être parent ! Que c’est beau !
Mais…
Aujourd’hui, nous prenons plus en compte ces différences, grâce au progrès de la médecine, à l’éveil du regard des autres, à la non-ignorance de la peur d’autrui. Nous nous cachons de moins en moins. Nous vivons notre vie comme elle nous a été donnée. Enfin nous essayons. Car cela n’est pas facile devant et face à la normalité qui nous entoure, et aussi et surtout face aux tabous cultivés au fond de nous, intrinsèquement, religieusement.
Mais au fait ! C’est quoi la normalité ? Allez toujours plus vite sur une boule. En fait, nous tournons toujours en rond. Allez toujours vers une sorte de suprématie de l’autre, comme si… Ah, oui comme si nous avions peur ? Mais oui, c’est de cela que nous avons peur. Mais peur de quoi ? Peur de finir de tourner en rond ou peur de ce que nous ne voulons pas avouer, la mort. Car nous savons tous, à partir d’un certain âge ou pas. Elle vous fauche là, maintenant, flûte j’avais un truc à faire, trop tard ! Au moment où on y pense le moins, et pff, retour à la terre mère de cette boule.
La puce de ton lit, le papillon léger, le chat câlin, le poisson bullant… Est-il comme nous conscient de son passage sur la boule ? Il y a vraiment que nous humains qui sommes conscients de ceci et nous nous enfermons dans des carcans, des préjugés, des non-dits qui nous font devenir stupides, avides, violents.
Voilà, où depuis des décennies l’homo sapiens a bâti sa maison, sur la peur de l’après.
Un jour d’octobre de l’année suivante, un cri strident retentit dans la maison. Ça y est un cataclysme ! Pour l’heure, je ne comprenais rien à ce vacarme. Ce cri se transforma en pleurs. Chouette, je vais avoir un copain de jeu. Patatras, c’était une fille. Cette fille tant désirée par le père. Là, le prénom fut immédiat, car mûrement réfléchi depuis plus d’un an. La patronne de Paris entrait dans ma vie. Bien sûr, elle aussi a un deuxième prénom, celui de notre grand-mère paternelle, en son souvenir, prénom d’une beauté virginal.
La cuisinière ronflait du feu de dieu, enfin de dieu, tournons plutôt vers l’enfer, en ce mois de septembre frais pour la saison. Il travaillait ses rangs de vignes avant les vendanges sur son tracteur rouge Massey Fergusson. Il fallait donner un peu de confort aux futurs vendangeurs. Les moissons n’avaient pas été mauvaises. Les vaches laitières ruminaient alanguies dans les prés. Il était un agriculteur, cultivateur, paysan en polyculture. Il était passionné de son métier même si cela n’avait pas été celui de ses rêves. Mais son père et le père du père, et… étaient des manuels de la terre, de ce sol dictant ses désirs, de cette météo déroutante, imprévisible. Il cultivait et faisait vivre sa famille en plein épanouissement sur sa petite vingtaine d’hectares. Ces hectares que son père avait achetés lors de la migration bretonne dans le sud-ouest.
Arrêtons un instant sur cette petite histoire dans la grande Histoire.
Tous ces Bretons migrants, quittant leur terre natale, à la suite de la Grande Guerre, la Der des Der comme ils disaient. Cette volonté politique de repeupler une région sinistrée par la disparition de fratrie entière, et aussi de vider cette région à la limite de l’implosion successorale. Le peuple breton était prolifique au contraire des gens plus au sud. Donc chez eux, les gosses envahissaient des cours trop petites, des biens trop étriqués.
En ce début d’automne des années vingt, des couples, des familles entières prirent la décision de partir tenter leur chance ailleurs, dans d’autres contrées. Mes grands-parents et leurs bambins babillant se sont séparés sur un quai de gare. Les femmes partaient seules de leur côté avec les enfants, les hommes partaient du leur avec meubles, matériels agricoles et bétails.
Dans ces années en pleine mutation, création, chacun s’accommodait de la situation du moment. Et devant la frénésie du nouveau, tous acceptaient les contraintes, car au bout le bonheur, le soleil.
Les femmes voyagèrent en un jour et demi dans des trains de troisième bondés, au milieu de braillement et des bagages.
Les hommes mirent une belle semaine pour ce même voyage. Les erreurs d’aiguillage, les retours en arrière, n’étaient rien comparé aux arrêts obligatoires pour l’entretien des bêtes. Matin et soir traite des vaches, sans compter les vêlages et autres incidents. Point de Société Nationale lissant le temps et la distance.
Ils arrivèrent fourbus, crottés, forts en odeur dans leur nouvelle contrée.
Une nouvelle vie commençait.
Y aurait-il regret, nonchalance de la terre mère ?
Point de cela, il fallait avancer. Ils avaient décidé.
Cette ferme, donc, se construisait une nouvelle histoire depuis déjà trois décennies, avec une autre guerre au milieu, un lieu de repli pour le maquis, un lieu de cache suite aux parachutages. Là, une nouvelle page se tournait. Les décennies à venir seront-elles chaotiques, empreintes de la folie des hommes ?
La cloche du village s’affolait.
Le tracteur rouge se garait devant la maison.
Elle avait fait un pot-au-feu sur cette cuisinière, mitonné comme il se doit. Elle aidait son mari parfois au champ, mais souvent, elle s’occupait de la maison, des volailles, des lapins et du cochon.
Tous deux aimaient cette vie simple, cette vie de labeur, cette vie de terre, emplie d’amour et de confiance mutuelle. Et puis ils étaient parents depuis trois ans et deux ans déjà. Pris dans leur quotidien rude, et avec deux gamins gambadant partout, pas le temps de penser à autre chose.
Oui deux gamins. Une fille était arrivée quinze mois après le garçon. Le père était enfin heureux, aux antipodes de la paternité. Il avait deux enfants, et surtout une fille. Il en avait pris son parti, et il était heureux. Le couple du coup s’en trouvait plus serein, plus constructif.
Mais…
Cette satanée guerre avait marqué leurs esprits de noir indélébile, de frustrations quotidiennes, de peur au ventre. Donc aujourd’hui, dix après, heureux comme ils étaient de voir leurs bambins prospères, sans souci, pas comme eux. Leur avenir se présentait bien. Ils étaient normaux…
« Nous avons la chance d’avoir des enfants normaux. »
Enfin normaux ! Pas tout à fait. Le garçonnet commença par se faire remarquer. Dès les premières tétées, il montra des problèmes. Chaque biberon était rejeté. Sa mère ne pouvait le nourrir faute de lait pauvre en nutriment. Donc le lait de ces bonnes vaches, bien entier, bien gras, sans additif ou autre UHT entrait dans l’alimentation. L’enfant vomissait toutes ses tétées et du coup amaigrissait. On s’alarma. On consulta le médecin. À peine quelques jours et déjà il n’était pas dans la normalité.
Verdict : intolérance au lactose.
— Vous avez tout ce qu’il faut dans votre jardin, dit le médecin, homme de science, homme mince au visage anguleux, mais à la voix douce.
Imaginez les yeux de la mère.
— Vous lui ferez des soupes de légumes. Sucrées bien sûr !
Désormais biberon de soupe de légume sucrée. Un condensé de vitamine. En l’espace de quelques mois, le bambin prit des forces au grand soulagement de tous. Il grandissait, babillait, souriait dans une ferme du bas Périgord, limite Agenais.
Du jour où le nouveau bébé arriva, je ne voulais plus du biberon. J’avais quinze mois. Je pris donc mes soupes sucrées au bol, comme un grand.
— Bébé biberon, baragouinai-je.
À cette époque, les parents possédaient toujours leur petite ferme d’une vingtaine d’hectares, héritée des grands-parents paternels, ayant fait le grand saut. Le cheval était encore de service, le tracteur arrivant plus tard, et la machine à laver était la fontaine du coin. Pas ce lavoir de village bâti, non, une simple fontaine d’eau limpide parmi les broussailles, aménagée simplement.
À part cette allergie au lactose, cette première année de vie se passa sans heurt. Je profitais bien. Ma grand-mère maternelle, une femme plus qu’admirable, me trouvait merveilleux malgré : « tu ne trouves pas qu’il a les jambes courtes ? ». Cela laissait ma mère interrogative. Je n’ai pas connu mon autre grand-mère, morte durant la guerre d’une grippe mal soignée. Le médecin de l’époque, brave homme, n’avait plus toutes ses facultés, les jeunes étant partis à la guerre et autres activités de ces temps troublés. Il la fait sortir du lit en plein hiver, croyant à un mieux. Rechute fatale…
Je poussais donc, je n’avais que ça à faire, me direz-vous. Mes jambes, elles…
Premières années d’insouciance, de bonheur dans les bras maternel ou paternel, d’attention quotidienne, sans encombre, car aujourd’hui encore rien dans mes souvenirs n’a marqué mon esprit. Donc, cette période fut, je pense, joyeuse, aimante. Et puis les jeux, les cris, les rires avec l’autre gamin, plutôt gamine de la maison. Ah oui, une petite sœur avaient-ils dit. C’est quoi une petite sœur ? Oui c’est vrai, ce gamin était là tous les jours, braillant tous les matins dans son lit. Et puis les journées se passaient entre amusements, sieste et manger les bons petits plats de la mère. Tous de la ferme, évidemment. Très tôt, le garçon marqua sa différence. Ses assiettes bien remplies de soupe sucrée aux légumes du jardin remplaçaient toujours ce lait. Rien que l’odeur l’écœurait, lui donnait des relents. Le lait beurk ! Son estomac n’en voulait toujours pas. Mais il restait un gros mangeur, comme ils disaient, et donc il devenait un beau petit, comme ils disaient. Ce garçon était devenu au fil du temps la fierté de ses parents. Le père l’emmener partout où il pouvait. Bien sûr les foires agricoles avaient la primeur. Il faut reconnaître une chose : bien que paysans comme l’on dit, les parents ne restaient pas enfermer dans leur ferme, comme des taiseux, des petits. Ils n’hésitaient pas à sortir et partaient régulièrement en touriste visiter les environs culturels. Il faut dire que la région d’enfance est très riche historiquement et géologiquement. Très tôt, les enfants ont mis des lieux de grottes ornées ou à concrétions, des sites et châteaux féodaux aux bastides moyenâgeuses dans leurs têtes, sans parler de vallées escarpées, abruptes aux panoramas époustouflants.
— C’est quoi cette odeur ? demanda la mère.
— À quire pot !
Une anecdote me revient cependant. C’est ma mère qui me la racontait des années plus tard : Un jour, cette maman attentive, sent dans la cuisine une odeur anormale, mais quelque chose de nullement dangereux. Enfin, allez savoir ! Je devais avoir à peine trois ans.
La mère regardait le gamin du haut de ses trois ans, il répétait « à quire pot ». La mère ne comprenait pas. Que voulait-il dire, ce gamin, avec son « à quire pot » ? Plus le temps passait, plus l’odeur devenait âcre, puissante, insoutenable. Et le gamin fier, droit, serinait de sa petite voix chantante son « à quire pot ».
La mère machinalement ouvrit la porte du four. Dans les fermes, la cuisinière à bois fonctionnait toujours pour mitonner les bons petits plats. Elle chauffait en toute saison, et par des étés puissants, la pièce servant de salle commune était une étuve, un sauna.
Donc dans le four, la mère découvrit une masse informe verte dans le couvercle de la boîte de cube du gamin.
— À quire pot, répétait le gamin.
La mère ne comprit pas sur le coup. Que pouvait bien être cette chose verte en plastique ? Du regard, elle interrogeait son fils.
— À quire pot !
La mère dans un demi-sourire houspilla son fils pour la dangerosité du four. Mais elle le fit de cette belle manière qu’ont les mamans quand elles voient la malicieuse innocence dans le jeu et les yeux de l’enfant.
Elle alla jeter cette chose sans se poser plus de questions. Des jours plus tard, elle comprit en ouvrant l’armoire où le pot était remisé pour une retraite bien méritée ou en attente des prochaines petites fesses…
Ce fut de mon enfance, ma grosse bêtise. Je n’étais pas un enfant turbulent. Je poussais, comment dire… tranquillement.
Dans la ferme, les activités menaient grand train. Depuis plusieurs jours la météo était clémente, et permettait à tous de travailler dans de bonnes conditions et avec l’espoir d’une bonne récolte. Pas comme l’année précédente, un peu pourrie comme ils disaient.
Le tracteur rouge entrait dans la cour, tonitruant, pétaradant. C’était une période effervescente, préparatoire, dangereuse pour tous. Cette période de près moisson, comme celle de près vendange entraînait les paysans dans une sorte de frénésie, de soûlerie de l’espoir. La récolte sera-t-elle bonne ? L’on savait des jours avant, si cela se présentait bien. Mais il y a toujours cette crainte de l’inconnu climatique, cette peur de ne pouvoir payer ses traites comme ils disent. Le paysan se sait contraint par la banque et autres administrations. Cette période était aussi en pleine création, en pleine folie du rendement et donc de l’argent. Fini les chevaux, les araires, les haies…
Tout passait par le tracteur, la charrue, les grands espaces. Il fallait produire, produire…
L’on multipliait les hectares, le cheptel… et les heures de fatigue. Mais l’on souriait à cet avenir miroité par au-dessus.
Devant les deux grands portails des granges, une pour les vaches et l’autre pour la vieille jument et le stockage des foins-paille, et matériels, donc dans cette cour de ferme où l’on entendait les beuglements, les hennissements, les grognements, les caquetages et les aboiements, les voix des hommes hurlaient sur les moteurs des tracteurs.
Le soleil montait entre les hautes toitures.
— La journée sera belle, annonça un paysan.
— Et la récolte aussi, répondit l’autre.
Chacun s’affairait à sa tâche. Qui attelait la remorque, qui préparait les fourches, qui déliait les ficelles, qui chauffait la machine à moisson. Quelques femmes, cheveux serrés dans un foulard, participaient à l’effervescence. Et les gamins dans tout cela. Eh bien, eux, ils étaient au milieu de fracas de cette fête à venir, de cette découverte.
Quelle cour d’école ! Quelle leçon de choses !
Quel danger aussi !
Tout ce monde palabrait, haranguait, riait, bousculait.
Tout ce monde avait conscience du danger, mais pris dans la frénésie, ils l’ignoraient, où tout au moins ils n’y prenaient pas garde.
Il fallait aller vite, les autres attendaient, espéraient eux aussi aux beaux jours quotidiens. Chacun des fermiers savait et savourait la richesse de l’entraide, cette camaraderie dans le devenir, cette camaraderie dans la survie.
Pas le temps de s’occuper des gamins au milieu de leurs jambes, pourtant houspillés parfois. Les femmes étaient là pour cela. On leur demandait beaucoup à ces êtres fragiles, graciles, impotentes après de multiples grossesses. Aider aux travaux et s’occuper des mioches. Et en même temps, il fallait que le repas soit prêt pour ces hommes tannés en sueur, au poitrail d’éteule et pantalon de graisse.
Ces femmes humbles, croyantes, soumises, effacées. Dans cette fausse relation, elles savaient pourtant se faire entendre et écouter des hommes parfois rustres, emplis de labeur, et pour beaucoup propriétaire terrien. Elle n’avait amené qu’une dot plus ou moins importante. Un petit plus qui permettait au mari de se sentir maître chez lui. Elle avait pour elle la force de l’entretien, de la table, mais surtout de l’héritage. Ces fermes ne pouvaient mourir. Il fallait donc une continuité. Donc un fils.
Un cri retentit dans l’espace. Il surpassa tous les autres.
Il emplit la cour de ferme comme une déferlante, une vague dévastatrice.
Il figea dans leur posture les corps courbés, les mains terreuses, les cheveux hirsutes.
Seul le bruit des tracteurs ignorants pétaradait.
L’on se figea, se regarda, se questionna, se bouscula.
Une femme était étendue au sol, sur le dos, son enfant entre les jambes, les mains sous ses aisselles, l’empoignant fermement. Les pieds à quelques centimètres de la roue arrière du tracteur.
La mère venait de sauver son gamin d’une mort certaine, derrière cette grosse roue.
Le père, pris dans son travail, n’avait pas vu son gamin de trois ans.
Il reculait les yeux fixés sur l’engin à atteler.
Une fraction de seconde et le drame.
Une fraction de seconde et votre vie bascule.
Le père stoppa net, éteignit le moteur, dégringola de son engin.
Il s’agenouilla, regarda sa femme et l’enfant. Les prirent dans ses bras.
La femme secouée de pleurs, de peur, regarda son mari, son enfant dans les bras.
Il était vivant.
Pas un mot.
Il était vivant.
La mort n’a pas voulu de lui ce jour-là.
La mort n’a pas voulu de moi ce jour-là.
La vie reprit dans la ferme. Les moissons furent belles. Le grain beau et rond tombait à l’envie dans les trémies. Cela sera une belle année.
Dans la grange les vaches attendaient les prés, le pis plein de ce lait apportant un revenu substantiel.
Le jardin donnait de beaux légumes et le poulailler de beaux œufs.
Chaque jour la mère concoctait des plats savoureux, mitonnés de longues heures sur la cuisinière à bois.
Les pot-au-feu, les poules au pot, les œufs au lait, les îles flottantes, les légumes farcis, les rôtis de toutes sortes, les… tant et tant de belles et bonnes assiettes de produits savoureux.
Tous de la ferme, nourris, cultivés avec amour et nécessité.
Notre vie de bambin se déroulait comme toute vie de bambins aimés. La ferme nous procurait moult découvertes, une vraie ouverture sur le pourquoi nous sommes sur terre. Bien que peu attaché au travail de la terre, j’ai toujours trouvé celle-ci trop basse, j’ai en moi un immense respect pour tous ces artisans de nos campagnes, même si certains aujourd’hui la bafouent. Je sais que beaucoup sont de véritables artistes respectueux, appréciant, se délectant de la beauté, la saveur, la couleur de chaque magnificence décorant notre univers : une abeille butinant sa fleur parfumée, un chat se léchant délicatement au soleil, un oiseau multicolore gazouillant sur l’arbre, un épi de blé se dorant au soleil, un vin éclatant sa robe parfumée dans un verre. J’admire chaque jour cette beauté qui nous entoure, et dont nous ne sommes qu’un minuscule maillon.
Parmi les merveilles de la ferme, une magnifique jument de trait sortait parfois de sa stalle. J’ai eu l’immense chance de pouvoir monter dans la carriole tirée par elle. J’en ai qu’un souvenir très vague, mais l’image me reste, surtout elle dans sa stalle. Et un jour, un engin tout rouge est arrivé. Qu’il était moche avec ses roues de devant en V sous son ventre ! Mon père, perchait là-haut, assis très en arrière, en était très fier pourtant.
Ce tracteur qui avait failli être mon assassin…
Heureux est le mot.
Heureux de cette belle campagne, de ce lavoir où la mère lavait le linge, le battant contre la pierre, le savonnant, le triturant, le frictionnant, le rinçant dans cette eau limpide sortant directement de la fontaine. La pauvre femme, je la vois encore battre ses tissus à genou au bord de l’eau. Quel havre de beauté, de paix, d’éblouissement où les oiseaux donnaient concert et les grenouilles jouaient ! Et ma sœur et moi, nous gambadions.
C’était un endroit magique. Dans mon coin de campagne, nous appelons ces fontaines des tourons, car creusées naturellement dans la roche. Un bâti permettait de retenir l’eau de la source, et juste à côté, cette retenue d’eau pure, limpide où têtards, tritons et grenouilles s’épanchaient. Nous les agacions avec nos bâtons. Nos jeux, nos articles de jeux se trouvaient dans la nature : morceaux de bois, escargots, l’eau, boîtes usagées et surtout le grenier. Magnifique et étrange comme tous les greniers de vieilles maisons. De vieux meubles, le casque de la Grande Guerre de mon grand-père, des vieux disques avec un tourne-disque à manivelle, un cornet à pistons, une tour Eiffel ciselée en bois cassé, un tuba fatigué et puis, et puis… Tout le reste.
Aujourd’hui, je n’ai rien pu garder de ceci, même un petit rien. La vente de cette maison a perdu à jamais mes souvenirs palpables. Ce fut une erreur de mes parents. Nous en reparlerons.
Mais revenons au lavoir. Nous ne devions pas bouger de ce lieu, et pourtant dans le prolongement du fossé recueillant les eaux souillées par les lessives, nous apercevions un trou noir dans les ronces. Qu’y avait-il de l’autre côté ?
Plus tard, plus grand, nous avons découvert ce que nous appelions le vivier, en fait une réserve d’eau bâtie par l’homme pour faire boire les bêtes. N’allez pas croire que ces pauvres vaches buvaient de l’eau lessivée. Avec le peu de lessive et la volumétrie importante d’eau, la réserve se renouvelait rapidement.
Ce touron reste un lieu secret, aujourd’hui toujours vivant, mais de sauvagine. L’homme, lui, a acheté la machine à laver. Quel confort pour nos charmantes moitiés !
Quel havre aussi ces moments intimes dans l’arrière-cuisine.
Point de salles de bain et autres sanitaires dans la maison de cette époque.
Ces toilettes coincées entre l’atelier et une grange, derrière une porte de guingois grise par l’usure du temps. Ces toilettes de bois rêche, où l’on déféquait dans un trou sombre et puant à l’envie, et point de papier ouaté, mais du bon vieux journal pour redonner une certaine propreté à notre postérieur. Ce lieu en toute saison où l’on restait en fonction de la température, en fonction des bestioles. Ce lieu vidé deux fois l’an dans des effluves sympathiques.
Cela ne veut pas dire que nous étions sales, bien au contraire. L’on se plaisait mieux près de la porcherie, dans cet endroit brut donnant d’un côté sur la cour et de l’autre sous le hangar à bois, ce lieu où se côtoyait une baignoire en zinc pour le bain proche de la cheminée, le feu par temps frais ronflait du tonnerre de Brest, et une immense table servant à toute sorte de cuisine de porc et de volaille, de mise en conserve de fruit et légumes.
Chaque soir, les deux bambins babillaient et gloussaient dans cette eau mousseuse où les rires et les taquineries faisaient parfois enrager notre protectrice.
Chaque soir, le gant de la mère frictionnait les petits corps, ses petits êtres…
Les journées se passaient ainsi, entre la fontaine enchanteresse au linge, les vaches aux prés pentus, la visite des granges immenses, et des escargots cachés sous les pierres des vieux murs.
Des jeux simples, observateurs de cette nature si productive, si belle, si aimante.
Une simple planche de bois, trois cailloux, de la mousse, un peu d’eau et voilà un paysage d’enfant pour faire gambader les jolis gastéropodes. Nous les regardions sortir de leur coquille et glisser langoureusement dans ce jardin créé de nos mains. Nous avions moins de six ans. Un vivarium tranquille, apaisant à l’allure des petits êtres portant maison. Le jeu consistait à toujours améliorer la maquette et trouver le plus beau spécimen. Les yeux d’enfant s’émerveillaient, découvraient cette vie, cette richesse.
Mes parents nous laissaient parfois seuls pour aller travailler dans les champs, mais jamais nous n’avons cherché la bêtise à faire. Bien au contraire, nous avons toujours fait en sorte de leur faire plaisir. Je me rappelle, un jour en revenant des champs, ils ont découvert une salade composée que nous leur avions préparée.
C’était notre vie de gamin de la campagne, composée de bonheur simple.
Les hivers avec les courtes journées se passaient proche de la cheminée, et les étés dehors, toujours dehors.
Le jeudi, le père et la mère allaient au marché du chef-lieu de canton. C’était le moment des rencontres, des concours, des tractations et bien sûr des courses. Le couple se séparait. L’un partait vers le matériel et les marchés aux bestiaux sous le foirail, et l’autre vers les étals de boucherie et autre poissonnerie. L’un avait son fils et l’autre sa fille. Parfois aucun des deux, restés à la maison avec les grands-parents de passage. Ce jour-là on faisait plus vite, soit l’on ne voulait pas laisser trop longtemps les enfants avec les vieux, soit l’on se languissait de leur absence. L’on remontait sur le vélo, plus tard dans la voiture et l’on rentrait une fois les achats faits. L’on ne s’attardait point aux babillages, pourtant si important pour le père. Sa femme lui avait bien dit de se retrouvait à telle heure aux vélos.
— Je t’avais bien dit…
— Oui je sais, mais un untel m’a retenu, et je n’ai pas vu l’heure passer.
— Tu es toujours pareil. Allez ! On y va.
Une fois par trimestre, il fallait ne pas rater l’heure du bus, qui lui n’attendait pas. La famille partait au grand marché de la sous-préfecture. C’était un beau et grand voyage, avec un marché beaucoup plus grand, beaucoup plus de monde, et une très large rivière. On mangeait sur place, le bus ne faisant le retour que l’après-midi. On revenait de cette aventure toujours très fatigué, mais si heureux d’avoir pris et appris autant de nouvelles idées.
Le village de l’enfance, petite bourgade de quelques centaines d’âmes, se résumait à la fête annuelle et à la messe dominicale. Les hommes du côté gauche de la nef et les femmes et enfants à droite. Tout ce monde à vélo, les enfants dans le siège sur le porte-bagages. Nous partions seuls, et sur les deux kilomètres il n’était pas rare de rencontrer les voisins des fermes alentour. Souvent l’on finissait à pied à refaire le monde ou la famille. Le curé attendrait bien un peu.
Et puis voilà, un jour, ils emmenèrent le gamin dans un lieu inconnu. Un lieu où ce petit homme dut rester seul.
Pourquoi ces parents ont abandonné ce jour-là leur enfant ?
Abandonné est un bien grand mot, car ils ont dit à ce soir et soit sage. « Écoute bien la maîtresse ! »
C’est quoi une maîtresse ? Et puis c’est qui tous ces gamins ? Et c’est quoi cet endroit ?
Un monsieur et une dame tapèrent dans les mains. La dame replète paraissait gentille, effacée avec sa blouse de couleur bleu ciel descendant sous les genoux, et sa chevelure choucroute. Le monsieur long, sec était bizarre avec sa blouse grise, plate et longue, longue… L’on nous dit de nous mettre en rang deux par deux. C’est quoi se mettre en rang deux par deux ? L’on nous montra avec plus ou moins de bienveillance. Nous aurions dû savoir. Oui, mais les escargots qui attendent ! Ils ne sont pas en rang eux !
L’on dut prendre la main du gamin à côté. Tiens, une fille ! Les yeux, sans un sourire, se dévisagèrent, s’étudièrent. Une file de visages figés attendait l’ordre suivant.
Entrez !
Comme personne ne bougeait, la dame se précipita en tête et invita les premiers à monter les marches et franchir la porte vitrée. Le préau nous abritait d’une pluie fine en ce début septembre.
Docilement, les gamins entrèrent dans un grand couloir lui aussi tout en longueur. On dit d’accrocher les vestes ici au crochet sous notre nom. On devait savoir lire sans doute. Il fallut bien se repérer. On dit de mettre une affreuse blouse bleue, courte, elle. On dit d’enlever les chaussures et de mettre les chaussons. On dit de…
Entrez !
À la queue-leu leu, la peur au ventre et en même temps curieux, l’on franchit une porte allant dans une grande salle pleine de tables bizarres. Les sièges étaient attachés aux tables. Enfin bref c’était bizarre ! On appelait ça des bureaux.
La dame dit « toi tu te mets là, toi là et toi ici ». Elle paraissait toujours gentille. Déjà, la maison, la petite sœur manquait. Être seul, personne vers qui se rassurer. Les yeux partout sans rien voir. Les lèvres basses. La tête vide.
La dame est allée vers un autre truc bizarre. Un truc comme un gros cube, en bois marron clair. Son bureau, pas pareil, plus gros, plus fermé, et puis plus haut, comme si elle voulait passer au-dessus de nous, nous survoler. Elle était perchée sur un socle, enfin était sur un socle ! Son bureau, sa chaise, et elle. Elle voulait peut-être encore se grandir par rapport à nous. Cela nous impressionnait en tout cas, nous du haut de nos cinq ans.
Elle a beaucoup parlé. Pour la première fois, le gamin a compris le sens des mots école, élève, maîtresse, camarade. Et puis vinrent les mots tableau, cartable, trousse, crayon, encre…
Ah oui, l’encre dans l’encrier en porcelaine, encastré dans le bureau en haut à droite. Dur pour un gaucher ! Et comme un vieux couple, le porte-plume. Voilà un joli mot ! Qui porte des plumes. Comme porte-plume, seules les bêtes de la basse-cour en portaient.
Qu’elles étaient belles ces lettres toutes tordues avec leurs pleins et déliés. Nous étions des petits artistes de l’art graphique. Je commençais à reconnaître certains mots dans les livres.
Les chiffres, eux se rajoutaient, se soustrayaient, se multipliaient, se divisaient. Je découvrais émerveillé les multiples façons de triturer, d’imbriquer ces nouveaux symboles. Et, en plus on réussissait à former un ensemble de plusieurs chiffres : le nombre. C’était infini. Là, j’entrais dans un autre univers. Plus je faisais d’opérations, eh oui, il paraît que c’est le nom donné, plus mes nombres se transformaient, s’agrandissaient, se rétrécissaient. Magique ! NON.
Première année d’une longue série de découvertes.
Les premiers jours s’égrenèrent sans vraiment d’encombre. Nous étions tous dans cet esprit de découverte, de nouveauté. Très vite, le gamin prit conscience de l’absence de la chaleur maternelle, sauf le soir dans notre baignoire en zinc. Ça a été aujourd’hui ? demandait la mère. Les bons petits plats de la ferme étaient remplacés par la cantine. Souvenir bien contraire à la maison. Enfant, avez-vous mangé au moins chaque semaine des haricots et roulés de couenne ou encore une soupe noire aux fèves non pelées. Cela vous laisse un arrière-goût de regret d’être venu. La cantinière était une femme de campagne pourtant, et l’école était aussi à la campagne, mais la cantine était d’ailleurs. Une autre dimension dans le rata. Comme tous gamins, les jeux de cour se passaient normalement. Comme tous gamins, les heures de classe se passaient normalement.
En période chaude ou ensoleillée, il fallait baisser les stores des grandes baies de classe, l’hiver il fallait faire fonctionner le poêle. En cette saison froide, tous les matins, avant de rentrer en classe, tous les bambins étaient de corvée pour casser les sarments de vigne pour les deux gros poêles. Maintenant ils paraîtraient petits, mais du haut de l’âge des bambins ils étaient énormes.Avez-vous déjà essayé de casser des sarments avec des petites mains de gamins de pas sept ans ? Malgré sa douceur, oui la vigne a un bois doux, le sarment se casse brutalement, par traîtrise, vous cinglant les doigts, les mains, les poignets trop faibles, encore trop fragiles. Et parfois, une branche sournoise vous flagelle le visage. Eh bien, c’était notre première obligation de bons petits élèves de primaire.
La première année de cours préparatoire reste une année sans grand souvenir.
Cependant une chose reste gravée à jamais, l’instituteur des grands, le monsieur tout en gris, le sec, le glabre, l’échalas…
L’année suivante la petite sœur est arrivée, avec sa tête blonde toute bouclée, une petite beauté…
Le grand frère continuait à travailler du mieux qu’il pouvait. J’étais un élève moyen, comme on dit, me maintenant toujours au-dessus du dix fatidique. Je n’étais pas un crack à l’école. En plus je ne faisais pas de bruit. Le genre petit gars tranquille, effacé, timide, envers qui on n’avait rien à redire, et parfois rien à dire. Je faisais mon bonhomme de chemin, parfois un peu perdu, un peu chahuté par mes camarades au caractère plus affirmé. La compagnie des filles me sécurisait et c’était plus en adéquation avec mon ego, mon moi. Mais à cet âge-là, que penser !
De l’autre côté du mur, un cri violent me fit sursauter et terrorisa toute la classe.
— Ce n’est rien les enfants, dit la maîtresse.
La porte s’ouvrit violemment.
— Tu me gardes celui-là, dit l’homme gris sur un ton péremptoire.
Le monsieur, stature à la Modigliani (pardon monsieur Modigliani, ce n’est pas faire honneur à votre art, mais je ne connais que vous avec des silhouettes pareilles) gris de partout, âpre dans ses mots, a frappé les esprits un jour sur les bancs de cours élémentaires, un ou deux, les deux de toute façon. Et de ce jour, le petit garçon connaissait la provenance des cris derrière la porte. Cette porte qu’il allait franchir un jour, que nous allions tous franchir un jour. Le gamin l’avait bien vu tous les jours, dans la cour de récréation ou dans la classe à l’appel de la maîtresse, mais il n’avait pas encore saisi l’importance, pas encore fait le rapprochement. Il a fallu cet événement pour réveiller en moi une forme de crainte, de questionnement, pas encore de peur.
La maîtresse, aux allures de reine mère, paraissait gentille. C’était bien se tromper, car quand elle n’arrivait plus à tenir sa classe, à se faire obéir… Oui parfois comme tous gamins on est coquins… elle appelait le cri d’à côté. Et, là arrivait le géant, sec comme un coup de trique, aux cheveux gris en brosse, à la blouse grise. Aux yeux petits et d’une lueur froide. Les nôtres, nos yeux se dilataient dans les orbites, les cœurs se mettaient à battre très fort, nos mains tremblaient sur les bureaux. Un cri, une vocifération, et les petits rentraient dans leur bulle.
Le cri gris repartait aussi vite qu’il était entré.
Elle était complice du cri.
Le cours reprenait dans le calme. La hantise de voir le géant dans la porte nous tétanisait. Et pourtant, je l’ai vu plus d’une fois. Je peux vous dire que nous savions où nous allions après la classe de cours élémentaire deux. C’était à nous de franchir cette porte, cette inconnue violente, cet univers de peur.
La maîtresse n’agissait pas physiquement, jamais un coup de règle sur les doigts, jamais une gifle, elle laissait ce sale boulot à son mari, le futur maître.
Complice…
Nos premières années, ma sœur et moi, côté maîtresse, se passèrent sans encombre notoire, sauf parfois le monsieur. Mais il était de l’autre côté de la porte.
Je passais la porte.
La peur au ventre. De cela, le petit garçon que j’étais se souvient.
J’avais passé ses trois années avec la maîtresse, et là deux années à écouter le monsieur. Normalement deux !
Malgré les deux mois de vacances à la ferme, avec les parents et tout un panel d’oncles, tantes, cousins et amis comme tous les étés, une maison vide à ces périodes n’a pas existé, j’appréhendais cette nouvelle rentrée. Le monsieur allait être tous les jours devant moi. Il allait me parler. Il allait crier. Il allait frapper peut-être. Mais le gamin ne montrait rien de sa peur. Parce que j’avais peur, simplement peur.
Les parents savaient, mais ne disaient rien. Bien des années après, l’on sut…
Donc cette rentrée se fit.
Le premier jour, notre mère accompagna sa fratrie comme chaque année. Toujours notre mère. Pourquoi ?
Toujours sans réponse encore à ce jour.
Dans mes souvenirs lointains et les premières années, je ne sais pas comment elle nous menait à l’école, car ils ne possédaient pas encore de voiture. Certainement à pied comme nous tous les matins et tous les soirs.
Mais revenons à cette école du village.
D’abord à ce village, avec son château ruiné, brûlé au 19° siècle, mais dont le donjon reste imposant. Ce village avec son église du XIIe siècle et son clocher mûr. Ce village tout en longueur avec sa seule rue, son cimetière où les miens reposent à l’ombre de cyprès majestueux. Ce village qui en ce temps avait son boulanger, deux épiceries, son bar-tabac, son forgeron, son ferrailleur, ses artisans, et puis, et puis… son école : toute neuve celle-là, l’autre, celle de mes parents, étant devenue trop vétuste. Dans l’ancienne, mes parents ont connu l’étude sereine, l’étude respectueuse. Dans la nouvelle, ma sœur, mes camarades et moi, nous avons connu l’étude, certes, mais violente, sournoise, irrespectueuse.
Malgré les années, je reste personnellement très marqué par ce passage. Je sais que certains seront plus modérés, mais je suis de ceux qui ne s’asseyent pas sur sa dignité.
Pour les autres jours, depuis un an, nous allions et revenions de l’école à pied, la ferme se trouvant à environ deux kilomètres. Et puis nous n’étions pas les seuls gamins sur cette route de campagne, très peu passagère à cette époque. Le gamin marchait droit, sans jamais dérouter de son chemin, comme pressé de terminer la chose, de ne plus en parler. La petite sœur suivait, même si parfois elle aurait aimé suivre les autres dans les champs ou fossés alentour. Par temps de pluie, imaginer l’état de certains. J’avais horreur de la boue, de me salir. Quelque part, ma timidité m’a sauvé des vindictes parentales.
Un bon petit gars bien sage, trop sage…
Juche sur son estrade, derrière son bureau, la silhouette grise nous toisait. Nous étions tous assis sagement à nos bureaux encriers, à écouter la leçon.
Il déambulait dans la classe tout en parlant, un camarade devant le tableau noir.
Montre-moi tes doigts, dit-il à un grand. Et vlan, le coup partit. La règle frappa durement le bout des doigts. Un cri suivi de pleur. Double peur au ventre.
Mais parlons un peu de cet individu, qui se prenait pour le seigneur des lieux. En d’autres temps, les croquants auraient brûlé son château.
Le cri, comme je l’ai dénommé spontanément, avait le physique de son caractère, ou le caractère de son physique, anguleux, sec, brutal, sadique. Cet individu, je ne dis pas homme, car cela lui ferait trop d’honneur, maître d’école, n’a jamais honoré son titre, et à même déshonoré celui-ci, profession ô combien essentielle, indispensable, honorable. L’avenir du savoir est entre ses mains.
Du haut de mes huit ans, je ne comprenais pas trop le drame qui se jouait. Je savais que moi aussi je pouvais subir cette chose. Au fil des jours, des semaines, des mois, le nombre de coups de règle, de gifle, de prise par le col et amené prestement au coin, s’intensifiait. Je voyais cette violence, mais n’était pas touché, ni physiquement ni moralement. Je pensais. C’était toujours les autres, mes camarades. Moi, enfant sage, il ne me touchait pas. Je n’ai jamais subi de violence physique de sa part. Et pourtant, en écrivant ces lignes, l’émoi, le frisson, la rage est encore là.
Ce n’est qu’après, avec l’arrivée de ma petite sœur que tout alla plus vite, plus fort, plus…
J’ai dû redoubler ma première année de cours moyen. Pourquoi ? Avec le recul, cette violence quotidienne a certainement joué un rôle dans mon travail, dans mon état d’être.
Je me retrouvais dans la même classe que ma sœur.
On commença cette nouvelle année. J’avais espéré la dernière pour moi ici. Mais…
Toi va au tableau !
Un camarade en cours moyen, un comme moi se leva, craintif comme nous tous.
Question en attente d’une réponse. La craie à la main, le garçon écrivit au tableau. Erreur.
Le corps, la tête cognèrent contre le tableau. Une fois, deux fois, trois… le tableau se décrocha du mur. Les cris mêlés des deux, le bruit du tableau tombant alertèrent la maîtresse. Les classes étaient tétanisées…
Personne ne bougea, personne ne dit rien, personne ni pendant, ni après ne dirent rien…
Le camarade tomba au sol, sonné.
Il se releva quelques instants plus tard, sans aucune attention du monsieur ou de la dame.
Va à ta place !
Les jours passèrent…
— Dis, qui t’a fait ça ?
Le monsieur.
Le côté gauche de la tête de ma petite sœur était bleu. Son oreille était cramoisie. Les cheveux restaient dans la brosse.
C’est vrai ça ? me demanda ma mère.
Oui, cette fois et d’autres, j’étais le témoin de la violence physique sur ma sœur. Je l’ai vu être traîné par les cheveux dans la classe. J’ai vu le coup de poing sur son oreille. J’ai vu les gifles à répétition. J’ai vu les coups de règles sur ses doigts. J’ai vu…
Moi rien, jamais… physiquement.
Durant deux ans, j’ai subi, j’ai vécu, j’ai senti tous ces coups sur ma sœur. Durant deux ans, je ne disais rien à la maison, par peur de représailles.
Jamais, mon père n’est allé confronter ce fou qui martyrisait ses enfants. Jamais.
Jamais, il n’a dit… quoi au juste… qu’il nous aimait et qu’il allait faire quelque chose.
Jamais.
Les deux années se passèrent dans cette violence, cette peur de chaque instant. À pied tous ces matins sur cette route de campagne, les gamins marchaient vers leur incertain, avec en tête toujours en boucle le cri à venir, et cette phrase « je ne veux pas y aller ».
La journée de classe commençait. Le nœud au ventre, le rata dans l’assiette.
Le soir, toujours sur cette route, comme une fuite, une liberté retrouvée malgré parfois des pleurs des restes de la journée, mais vite l’on rentre à l’abri. Dans cette folie, tous les enfants n’étaient pas logés à la même enseigne. Plus tard, nous saurons que certains n’étaient pas touchés et même soutenus. Seule une partie des élèves subissait l’orage, la lâcheté, la méchanceté pure. Cet état bestial et vil, où l’humain est le plus grand prédateur même envers ses semblables. Et quand cela touche des enfants, c’est encore plus abject.
Je terminais ma troisième année avec une moyenne passable, mais avec la moyenne requise pour passer en sixième.
Ma petite enfance se termine.