Le fauteuil roulant malgré lui - François-Marie Pons - E-Book

Le fauteuil roulant malgré lui E-Book

François-Marie Pons

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Beschreibung

Les aventures d'un fauteuil roulant et de son utilisatrice.

Il fallait tomber sur lui, le fauteuil roulant narrateur des misères de sa « patronne » : il nomme ainsi la patiente qu’il transporte, une personne peu banale qui s’est réveillée à moitié paralysée un lendemain de Saint-Valentin, dans une chambre d’hôpital. Une opération qui a mal tourné et un cancer qui récidive. Ça aurait pu virer au pathos, mais ce serait sans compter avec l’incroyable opiniâtreté de ce tandem singulier : la patronne, petit soldat de tous les possibles, fantaisiste et imprévisible, passionnée d’aquarelles et le fauteuil roulant, tendre, espiègle et râleur. Une complicité inattendue motivée par la colère… sa colère à elle d’être contrainte de devoir réapprendre à marcher comme une enfant ; sa colère à lui, exceptionnellement doué de pensée et de sentiments, de n’être considéré que comme un vulgaire moyen de transport pour handicapé ! Et puis, il y a le patron aussi, le mari, l’« aidant » qui a parfois du mal à trouver sa place dans ce maelström, qui pousse le fauteuil et fulmine contre les innombrables obstacles dans les rues mais qui tente de positiver faute de mieux. La patronne donne le ton quand elle déclare tout de go que mourir, ça n’est vraiment pas intéressant ! Le récit débute le jour de l’anniversaire de leurs noces d’émeraude, il nous embarque dans l’odyssée à la fois quotidienne et singulière, triviale et surréaliste, émouvante et facétieuse de l’étrange trio aux prises avec l’infortune.

Un témoignage touchant et insolite sur le quotidien d'une personne affaiblie physiquement mais qui fait preuve d'une grande force de caractère !

À PROPOS DES AUTEURS

Sylvie Pons est née en Touraine en 1950. Elle a fait des études de droit international et enseigne à l’Alliance Française (Pereira en Colombie et à Paris). Spécialiste du Français Langue Étrangère, elle a publié de nombreux ouvrages en ce domaine (Hachette, Clé Internationale). Elle poursuit une activité artistique depuis de longues années : tissage, aquarelles, huiles et peinture chinoise.

François-Marie Pons est né en Touraine en 1949. Il a fait des études de Littérature et de linguistique. Il a exercé plusieurs activités différentes : directeur d’Alliance Française en Colombie ; journaliste rédacteur en chef et reporter à Fleurus et au CCFD, photographe et réalisateur vidéo, consultant directeur associé à Gimca et à Inergie, et conférencier dans les domaines des relations humaines, de la créativité et de l’innovation, enseignant en université. Il a publié de nombreux articles, des récits et des scénarios de bandes dessinées pour la jeunesse (Fleurus, Desclée de Brower, Editions Ouvrières), des essais méthodologiques (ESF, Eyrolles, les Échos), un roman et des biographies (L’Harmattan, Éditions Alexandrines).

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Des mêmes auteurs

François-Marie Pons

Roman

Éditions L’Harmattan (collection Ecritures)

Fils-père, 2013.

Biographies

Éditions L’Harmattan (collection Graveurs de Mémoire)

avec René Navarre, créateur de Fantômas au cinéma en 1913,

Fantômas c’était moi, 2012.

Editions Alexandrines (collection Sur les pas des écrivains : balade en région Centre)

Pierre Halet, dramaturge de la Paix et de l’Humour, 2012.

Publications pour la jeunesse

Desclée de Brouwer (collection CCDF, Un jour chez moi)

Le Cerf-Volant de Rafiulla, récits, 1985.

Le Train qui mène à la mer, récits, 1985.

Éditions Ouvrières

Création et direction de collection

Histoires vraies, Turbulence, 1990 (20 titres parus.)

Ouvrages méthodologiques

ESF (avec Hubert Jaoui)

La Communication Pratique au service des entreprises, 1992.

Éditions Eyrolles (avec Marjolaine de Ramecourt)

Ces Mots qui en disent long, (illustré par Gabs) 1999.

L’Innovation à tous les étages, 2001.

Manager par les défis, 2007.

Éditions Les Échos (collection Management Stratégique)

S’Organiser pour Innover, 2007.

Sylvie Pons

Ouvrages Méthodologiques (Français Langue étrangère)

Hachette Co-auteur

Alter Ego (2007-2013)

Café Crème (1999)

Nouvel Espaces (1992-1996)

Reflets (2001)

À Virgile et Clément.

Et à tous nos proches, famille et amis

qui nous soutiennent dans l’épreuve

et nous aident à la transformer

en aventure créative.

Merci à Gabs

pour l’humour et la sensibilité

de ses illustrations.

« J’ai raconté toute la route à présent. »

Jack Kerouac

Préambule

Le récit du fauteuil roulant témoigne

de ce qui nous est arrivé :

une opération neurochirurgicale qui a mal tourné

et a provoqué une paralysie des membres et des muscles faciaux, aggravée d’une récidive de cancer

qui s’est reportée en métastases sur la colonne vertébrale.

Même s’il touche beaucoup de monde,

l’accident est toujours exceptionnel pour ceux qui le vivent.

Et partager son infortune avec les autres

fait partie intégrante de la thérapie.

Ce n’est pas toujours très simple.

Raconter ses malheurs peut vite inciter l’apitoiement, le pire adversaire à la dignité.

Alors, on a demandé au fauteuil roulant

de prendre ça en main…

de témoigner à sa manière de ce qu’il a vécu.

On lui a donné carte blanche

et même l’entière possibilité

d’exprimer des émotions et des réflexions

comme les humains.

Il s’est acquitté de sa tâche avec précision et humour. Avec empathie aussi, ce sentiment primordial qui aide à faire circuler l’énergie entre les uns et les autres…

Chacun en a besoin pour son mieux-être.

Les auteurs

1 – Les Noces d’Émeraude

Le passage pour piétons s’ouvre devant nous comme un champ de course. Une puissante poussée s’exerce sur les tubes de mon dossier. Il pleut, il vente, on ne traîne pas : tracer la route, avaler du macadam, traverser les places, enfiler les couloirs, crapahuter sur les monte-charges, avancer, c’est ma devise de fauteuil roulant. Rien que d’y penser, forcément, ça me gonfle ! Imaginez : quand sa raison d’être ici-bas est d’avancer, d’avancer toujours, il y a un moment où l’on voudrait être autre chose et c’est si difficile d’être ce qu’on est malgré soi ! Mais bon, avec des boudins en guise de pneus et des tuyaux à la place du cerveau, inutile d’espérer beaucoup mieux… même pas le droit de me défiler, ni me plaindre d’être crevé, quant à parler d’état d’âme, c’est mort de rire garanti ! J’en ai pas mal marre, même si, et vous allez le comprendre rapidement, j’ai quelques compensations qui m’ont rendu philosophe et m’ont appris que le mieux est de ne pas y penser, d’y aller et de se concentrer sur l’instant présent.

Ma roue arrière droite effleure les calandres des voitures stoppées in extremis au feu rouge. Un soupçon de brume s’échappe du naseau des mécaniques. Les zébrures marquées sur le bitume filent à vive allure à une poignée de centimètres au-dessous de mes repose-pieds, lesquels n’en mènent par large de cette chevauchée en rase-mottes, juste en première ligne de la moindre crevasse où se planter, ou d’une ordure égarée où s’enliser. Les gens s’écartent devant moi, les uns très civilement comme pour un convoi exceptionnel, VIP, ambulance, corbillard et les autres précipitamment, l’esprit immergé dans l’écran de leur téléphone portable ; ceux-là ne se rendent même pas compte qu’ils se mettent en travers de ma route. Oups ! En voilà un qui se prend les jambes dans les repose-pieds :

– Oh excusez !

– Eh oui, ducon, véhicule prioritaire, tu veux que je mette un gyrophare, une sirène avec des motards en escorte ?

Carrément barbares tous ces humains accrocs à ce bidule au design de savonnette extraplate, ils sont pendus aux messages qu’ils reçoivent, turlupinés par ceux qu’ils ne reçoivent pas, envoûtés par une conscience de substitution ; ils en oublient les vrais autres en chair et en os qui se grouillent en même temps qu’eux.e

Bon, d’accord, plus tard la sociologie. Derrière, ça pulse, pressé d’arriver. Attention : chaussée bombée en train de s’avachir dans le caniveau, au ras du trottoir. Au ras, pas si sûr… il faudrait que le bateau soit d’une élévation raisonnablement faible, ça permettrait non seulement aux piétons de franchir le passage, éventuellement aux poussettes, hypothétiquement aux fauteuils roulants pour handicapés ! Tout est question de vitesse : si elle est suffisante, ça passe, avec un léger soubresaut mais ça passe, sinon… Le bout de la chaussée et le bord du trottoir fondent sur nous. Aucun signe de décélération. L’option du saut sans escale est retenue. Pourtant, plus on s’approche, plus la charretière se montre épaisse et massive. On est loin du gué bien lisse et indolore ! Pour percevoir la nuance, il faut voir les choses à hauteur d’accoudoirs, comme moi, comme les enfants, les chiens, les nains, en tout cas très différemment des humains adultes. Eux, ils sont trop grands, trop sûrs d’eux et tombent dans le panneau de l’effet parallaxe !

Mais quelqu’un d’autre partage ma hauteur de vue. Dans le langage fauteuil roulant, celui ou celle qu’on transporte est le « patient ». Pour moi, ce sera une « patiente »… c’est la patronne. Quant à celui ou celle qui pousse, la « tierce personne » ou, plus largement l’« aidant », c’est le patron. Je les appelle « les patrons » depuis le début, ça fait plus d’un an et demi que je suis avec eux… En fait, je n’ai jamais vraiment accepté d’être un fauteuil roulant, à la botte des gens, comme un exécutant servile aux ordres d’un autre, d’un seigneur, d’un maître, d’un chef, d’un client… d’un patron, quoi ! C’est « patron » qui est resté, le patron, la patronne… mais ce n’est pas par hasard. Il s’est passé quelque chose d’étrange entre la patiente qu’on m’a attribuée et moi, une sorte de complicité où nous avons d’emblée éprouvé le besoin réciproque l’un de l’autre et un sentiment en commun : la colère et la frustration… être contrainte de passer des mois et des mois à essayer de remarcher et moi qu’on réduit à « transporte et tais-toi », sans même me demander ni mon avis ni si je peux faire autre chose. En même temps, la patronne n’en a rien faire de mes histoires, je ne suis qu’un objet utilitaire indispensable. Ça ne l’empêche pas de répéter autour d’elle que sans moi elle ne pourrait rien !

C’est ce mélange de mise à l’écart et de reconnaissance qui a fait naître en moi le désir de mieux la comprendre, le désir surtout de montrer que je voudrais être plus, et être mieux, qu’un simple moyen de transport ! Quant au patron, c’est lui qui s’occupe la plupart du temps de me faire avancer. Nous formons un tandem quasi physique, d’homme à homme pourrait-on dire ! Du coup, « patron » ne convient pas si mal : il y a toujours le petit côté lutte des classes, les patrons sont mes patrons, ils le sont plus ou moins quand ça les arrange, mais une relation familière existe bel et bien entre nous, à l’égal du patron et de la patronne d’un bistrot derrière leur comptoir ou d’une petite entreprise artisanale. Nous avons formé ainsi un trio au fil du temps soudé par la nécessité et par la rage de vouloir sortir d’une situation que nous refusons de subir…

J’aurai très vite l’occasion de vous en dire davantage sur eux deux, mes patrons, mais l’urgence est de conter la suite. Ça peut paraître bizarre un fauteuil roulant qui raconte une histoire, et ça justement c’est toute une affaire ! Figurez-vous qu’à force de les fréquenter, mes patrons m’ont donné d’eux-mêmes la part la plus franche, un peu comme à un animal de compagnie qui devient le miroir de la pensée intime de ses maîtres. Ce ne sera pas la première fois d’ailleurs qu’un chien, un chat ou un perroquet se fait le reflet indiscret, pour ne pas dire insolent, de ceux qui les domestiquent. Divagations ou non, qu’importe, depuis que l’homme a inventé les fables et défloré la Lune, il a du même coup défriché les impossibles ! Qui s’étonne de quoi désormais ? En plus, je suis sûr que tous les fauteuils roulants ont un tas de trucs à raconter, mais qui les écoute ?

Donc, là, on est limite, je le sens bien, je le sais bien, je me rends bien compte que les roulettes pivotantes de devant ne franchiront pas l’obstacle ; la patronne elle aussi voit bien qu’on va droit dans le muret ! Elle garde le silence, elle fait comme si c’était sa vue un peu distordue qui la trompait et que le patron savait ce qu’il faisait. Voilà presque deux ans qu’elle a perdu l’équilibre et qu’elle ne peut plus marcher, elle a compris d’emblée que son parcours serait semé d’embûches pour un bon bout de temps encore ; alors tout ce remue-ménage à propos d’un trottoir, ça ne l’intéresse pas ! Elle a une autre pensée en tête, j’aimerais vous en dire un mot, mais… aïe, aïe, aïe ! La bande de roulement s’écrase net sur les horribles centimètres du butoir bétonné, le châssis grince douloureusement, le choc est rude. La patronne bien secouée accuse le coup et le patron fulmine : « Quel est le con qui m’a construit des trottoirs pareils ? » Comme d’habitude dans ces cas-là, il se penche vers elle emmitouflée dans un plaid, bords et bourdalous de leurs chapeaux s’accolent.

– Ça va, t’as pas mal ? demande-t-il empressé.

– Ça va.

– Tu es sûre ?

– Tout va bien.

Qui peut présager de l’exacte sincérité à tous deux ? D’ailleurs, patron, excusez, mais le mal est fait, il faut se calmer ! Même si je savais le lui dire, je ne le ferais pas, je le sens tellement excédé, quelle situation pourrie ! Les rafales de vent, la pluie glaciale et puis merde, une galère comme ça, ce n’est vraiment pas de chance ! Le patron s’énerve dans mon dos, son pied droit cherche fébrilement le « tube basculeur » sur lequel appuyer pour soulever l’avant et poser les roulettes sur ce foutu trottoir. À plusieurs reprises, la semelle de sa bottine glisse, dérape, il jure. En même temps, il s’y prend avec une infinie douceur pour hausser enfin les roues sur l’étendue luisante et sombre sans le moindre à-coup, comme si la maîtrise de la manipulation et le bon geste lui étaient revenus instantanément. Regain de self-control au cœur de la débâcle. Pause vitale pour souffler et se refaire une sérénité. La patronne laisse faire. Le patron s’énerve, c’est sûr. Tout est gris. Ça va passer, se dit-elle.

Car ce jour est bien spécial pour eux deux : ils fêtent leur quarantième année de mariage ! Noces d’émeraude, serviteur !

Le matin même, quelques heures plus tôt, l’ambiance s’annonce au beau fixe, le soleil est dans le salon, le patron a réservé une table pour déjeuner à Vins & Marées, restaurant de « poissons, fruits de mer et petite pêche » – « Rien que la musique de ces mots petite pêche, dit souvent le patron, ça me met l’eau à la bouche ! » – situé à quelques rues de la maison, avenue du Maine. La patronne rêve de boucles d’oreilles élégantes et légères qu’elle pourra conserver pendant la nuit, ils iraient à la galerie commerciale de la Tour Montparnasse. L’idée de ce bon plan les met d’humeur radieuse : un repas fin, un achat plaisir, bel après-midi en perspective. La baie vitrée du salon s’ouvre sur un espace de verdure résidentiel, on aperçoit un bout de ciel et sa clarté hivernale prometteuse entre les immeubles. Un peu avant midi, je comprends que c’est l’heure d’y aller. La patronne met un dernier coup de pinceau à l’aquarelle qu’elle est en train de peindre, comme elle le fait tous les matins et ses tableaux sont de plus en plus magnifiques. Le patron l’aide à trouver des titres, il l’encourage, lui dit que sa création est très inspirée tous les jours davantage (expression que je l’entends souvent répéter, comme une espèce de prière qui inciterait les progrès quotidiens à s’accomplir, les plus imperceptibles, les apporteurs d’espoir). Elle jette un coup d’œil prolongé sur les couleurs vives qui animent les formes, se lève de son siège bleu à hauteur réglable, se demande comment elle terminera le tableau, attrape les deux poignets du guidon de son déambulateur, un Rollator tout terrain, moquette, trottoir, pelouse, allée de jardin public… et se dirige vers les toilettes de son pas hésitant. Quand on pense qu’il y a seulement quelques mois, il lui était impossible de traverser l’appartement autrement qu’assise sur mon coussin noir spécial anti-escarres !

Le patron me débarrasse du monceau de fringues entassé sur mon dos. On me prendrait pour un débarras qu’on ne ferait pas mieux. La chasse d’eau éternue bruyamment, suivie dans la foulée par le couinement mécanique discret et rythmé du Rollator dans le couloir. La patronne réapparaît dans l’embrasure de la porte, elle glousse drôlement, une sorte de réflexe conditionné activé par sa bonne humeur originelle. « Je suis prête ! » dit-elle d’une voix chaude, légèrement vibrante et suraiguë ; le timbre frais de ses désirs de vivre évoque certaines voix d’actrices dont l’enfance intacte et les beaux souvenirs ravivent une existence bien mûrie.

Sortir en ville procède d’un cérémonial qui me fait bien marrer parce que mes patrons sont tout sauf réglés comme des horloges. Ils ont beau répéter les mêmes gestes et les mêmes processus, à chaque fois ils oublient quelque chose et c’est incorrigiblement différent d’un jour à l’autre ; un coup ce sera mon sac à dos qu’ils n’auront pas accroché, un coup ce sera les lunettes de la patronne égarées quelque part entre la table de chevet et ses carnets à dessins, un coup ce sera les fenêtres qu’il faut fermer ou une machine à mettre en marche. On dirait que la seule idée de la routine les effraie et qu’ils se trouvent toujours un petit truc pour y échapper ! Disons-le, les patrons ne sont pas vraiment des modèles de conformisme ! La patronne a enseigné le français, à l’Alliance Française, à des étrangers tous plus passionnés et passionnants les uns que les autres ; certains d’entre eux restaient quelques semaines, parfois même plusieurs mois et le caractère fantaisiste et imprévisible de celle que je transporte ne pouvait que s’épanouir dans ce qui ressemblait plus à la Tour de Babel qu’à une salle de classe ! Son succès à elle, parce qu’elle était devenue une vraie reine, tenait à une solide expérience bien sûr, mais surtout à un accord d’attention et d’humour dont elle a le secret et à un charme qui donne le sentiment que tout semble couler de source en toutes circonstances. Ils sont nombreux les anciens étudiants et les collègues qui continuent de la voir et de correspondre avec elle, depuis que je la connais.

Quant à celui qui me pousse par tous les temps, le patron, c’est une espèce d’artiste qui ne dit pas son nom, il a touché un peu à tout, enseignant, journaliste, photographe, animateur, conseil en créativité (dans les organisations, tout un programme !), en innovation, communication, relations humaines… en raton laveur (oups, patron, pardonnez-moi, ça m’a échappé !). Ils partagent tous les deux la passion d’écrire des livres, de voyager aux quatre coins de la planète et de se mitonner de la bonne bouffe. Ils se sont rencontrés presque par hasard dans un avion en partance pour l’Amérique du Sud ; ils étaient l’un et l’autre portés par un désir d’exotisme, pas trop dans l’intention d’y rencontrer un congénère de sa cité natale ! C’est pourtant ce qui leur est arrivé… Et depuis tout ce temps, ils se font l’un à l’autre : elle, un bélier pur jus, têtue et optimiste ; lui, un vrai lion contestataire et aventurier. Tous deux aussi bordéliques et de mauvaise foi, ils ont fait deux fils ensemble.

Moi aussi j’ai dû me faire à eux. Voilà un an et demi que je suis à leur service et même si mon incarnation en fauteuil roulant n’est pas l’étape de mon cycle que je préfère, ils m’ont montré comment pratiquer le what’s good about it, formule favorite du patron qui résume à peu près toutes ses aptitudes anglophones, pour dire qu’il faut chercher à tirer le meilleur d’une situation merdique. Alors je m’en sors vaille que vaille, tendre, espiègle, râleur… Après tout, à défaut d’être maître de son destin, chacun est responsable de son karma et c’est mieux de faire avec que de broyer du noir en imaginant que cela aurait pu être autrement !

Sortir en ville procède d’un cérémonial, j’en étais là : ses besoins satisfaits, la patronne revient dans le salon, elle se tient bien droit sur son Rollator. Je sens qu’elle jubile intérieurement, il est loin derrière le long tunnel où la notion même d’équilibre avait déserté son corps. La séquence suivante du corset blanc jette une ombre insolite sur le tableau : je ne m’habituerai jamais à cette carapace dans laquelle la patronne doit s’enfermer comme jadis les dames de la cour le faisaient, sauf que là, c’est pour lui maintenir la colonne vertébrale endommagée. Une amie à eux dit que les vertèbres ont « giclé », prêtant aux mots le pouvoir de chasser la maladie… chacun y va de sa recette ; à force, on y arrivera ! Il faut les voir, les patrons, en train d’ajuster les deux coques en résine moulée qui forment deux couvercles et s’assemblent à l’aide de sangles fixées avec des scratchs : la patronne stoïque, prête à n’importe quel tourment pourvu qu’elle sorte se balader ; le patron pourtant rodé à l’exercice, au bord de la crise de nerfs quand ça ne se passe pas comme il faut, les languettes qui s’échappent des brides, les bords du dedans qui se glissent en dehors, les coques fixées à l’envers…

Mais ce matin une sorte d’élixir se libère. Les doigts du patron sont futés, les scratchs s’agrippent du premier coup, la patronne n’est pas étranglée. On peut enfiler le pull, en accord avec la couleur du pantalon, cela va de soi, puis l’anorak, le bel anorak gris clair italien acheté récemment à Bologne, très élégant, très confortable, c’est juste que la fermeture éclair est bizarrement (et absurdement selon le patron) équipée d’un double curseur (ça sert paraît-il à ouvrir le bas du vêtement pour permettre de s’asseoir sur la selle d’une moto ou d’un cheval !) ; il faut faire glisser le butoir de métal dans la crénelure de l’un puis de l’autre, faute de quoi les crémaillères se décalent et c’est la misère ! La patronne qui aime bien attiser le feu lance alors : « Ah, si l’expert était là, lui au moins, il réussit du premier coup ! » ; l’expert en question est un vieil ambulancier qui l’accompagne à l’hôpital faire les contrôles ou la rééducation. Elle finit par en venir à bout de la double crémaillère, malgré sa main droite qui n’a pas recouvré toutes ses facultés physiques.

Elle s’apprête à prendre place sur mon siège, c’est le grand bonheur pour moi ! Elle attrape d’abord les poignets du Rollator, ensuite elle prend appui sur l’un de mes accoudoirs d’une main, fait lentement ployer ses genoux, puis de sa deuxième vient chercher l’autre accoudoir avant de s’installer. Elle soupire un coup, sa petite voix d’actrice module un : « Merciiiiii » adressé à la cantonade, au patron quand c’est lui qui donne un coup de main, ou à d’autres personnes et quand elle y arrive toute seule, je le prends pour moi !

Le chapeau qu’elle met a lui aussi été acheté dans une boutique bolognaise, il lui va aussi bien que la paire de gants violets qu’elle ressort depuis toujours, on a l’impression qu’elle les a reçus en cadeau pour son vingtième anniversaire ! Enfin, elle se couvre les épaules de l’une des belles écharpes de soie qu’on lui a offertes, la jaune à pois noirs, la grège bordée d’un ruban lustré ou la verte d’un vert séculaire et profond qui fait penser à ces étoffes précieuses dont les coffres princiers regorgeaient jadis. Maintenant, croire que nous sommes prêts à partir, c’est compter sans les téléphones ! Où sont les téléphones ? Le petit rose de la patronne est-il bien en place dans la sacoche en cuir fuchsia qu’elle dispose en bandoulière ? Et celui du patron ? Il enfile son blouson, son foulard rouge et son chapeau de feutre tout en jetant un regard circulaire partout dans le salon, bredouille, évidemment. La scène est récurrente, je la connais par cœur : appel depuis le fixe, la sonnerie émet sa ritournelle très étouffée, enfouie dans la poche d’une parka épaisse remisée dans le dressing ou d’un peignoir entassé sur le lave-linge ou sous le lit glissé dans une de ses babouches avachies… En général, pour peu qu’il soit pressé ou que des emmerdes lui tannent le cerveau, il rugit contre lui-même, se traite de tous les noms. Une telle incapacité chronique de faire attention à ses affaires n’est pas bon signe ; les jours de grandes déprimes, il se surprend le téléphone à la main en train d’essayer d’appeler des clés, des gants, des lunettes de soleil ou des chaussettes pour les localiser ! Pauvre patron, il a souvent bien du mal avec la logistique ; on dit ordinairement ça des poètes et des savants, mais lui, c’est plutôt une question de phobie. Bref, en ce jour des noces d’émeraude, ça va bien. La perspective du restaurant l’enchante à tel point que c’est de rire qu’il éclate en entendant sonner le mobile égaré, tranquillement rangé dans la poche de l’anorak qu’il vient d’enfiler.

Nous sommes donc prêts à décoller, pas trop tôt, je commençais à avoir des fourmis dans les jantes. Checklist, patron ! Ne rien omettre : mise en place du sac à dos accroché à l’arrière, vérification des repose-pieds, bordage des pans du plaid-poncho à l’intérieur des accoudoirs pour l’empêcher de se prendre dans les roues, desserrage des freins… Et puis me manœuvrer minutieusement dans les règles de l’art : sortie de l’appartement sans érafler les murs, lumière dans le couloir, deux tours de clé dans la serrure, quelques mètres à parcourir pour me positionner bien en face de l’ascenseur, temps d’attente réduit, ouverture des coulissants, image de l’équipée plain-pied dans le vaste miroir en fond de cabine, échange de sourires entre la patronne confortablement assise et le patron debout à l’arrière, brin de causette pendant la minute de la descente :

– Quarante ans, dis donc…

– Justement, on ne le dirait pas, c’est passé comme un éclair !

– Un éclair comme ça, c’est…

Un étage c’est à peine le temps de se le dire, sortie dans le hall, passage du seuil de la porte vitrée en marche arrière, plus pratique pour ne pas heurter le battant avec les repose-pieds ; je me demande à chaque fois ce que ressent la patronne quand elle virevolte un double demi-tour, plus ou moins rondement selon l’humeur du patron, parfois elle s’esclaffe, des « ho, ho, ho ! » comme au manège. Puis, traversée du jardin, les patrons parlent des arbres ou des fleurs ; moi, évidemment, je suis comme la patronne, en mode rase motte, et ça rend dingue de n’apercevoir que le talon en béton qui coiffe le muret de briques rouges. À l’orée du second hall, petit coup de tube basculeur pour franchir le seuil devant la loge de la gardienne, un petit salut chaleureux quand elle nous aperçoit en passant.

Encore un deuxième tête-à-queue, très délicatement cette fois, parce que dix centimètres de dénivelé ça ne rigole plus, que le patron soit bien luné ou non. Il faut faire coulisser les roues arrière sur la contremarche, tout en me retenant en bascule, roulette avant dans les airs, avant de les poser délicatement sur le trottoir. D’autres « tierces personnes » plus robustes, comme les fils, utilisent une technique similaire mais eux, ils le font en marche avant, ça demande plus de force parce qu’il faut retenir nos poids respectifs cumulés, celui de la patronne et le mien, à bout de bras.

Enfin, c’est la rue ! Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il n’y a pas si longtemps encore, la patronne partait sur son vélo, à pied, en bus ou en patins à roulettes, libre comme l’air sans rien demander à personne ; tandis que maintenant… Je l’entends si souvent dire « petit à petit, je remarcherai », en quêtant dans le regard de son homme une certitude qui n’existe que dans le courage du cœur. Je comprends bien ce qu’elle éprouve, me voilà sur le macadam qui s’étend devant nous et je ressens sa frustration de ne plus pouvoir tailler la route à sa guise. Quelle sensation plus excitante que de s’imaginer dans le châssis d’un char de course ou d’une voiture de rallye !? Le sol file à vive allure à quelques centimètres en dessous. Cap vers le restaurant avenue du Maine, le patron a le pas leste, la patronne est joyeuse. Comme d’habitude, elle lui parle et il n’entend rien ; forcément d’où il est, derrière elle et au-dessus, avec le vent de la vitesse et le bruit de la rue, impossible ; il s’arrête régulièrement pour l’avertir que de toute façon il ne peut rien capter, mais de toute façon aussi elle a envie de parler : « Regarde ce vert superbe des cariatides de la fontaine Wallace, comme il brille ! Voilà longtemps qu’on n’a pas dégusté un tajine au Taghit ! Les immeubles font crasseux à côté de la façade ocre style berbère… Il faudra penser à racheter du fromage de chèvre à la superette ! T’as vu ce restaurant libanais ou celui-là, un thaï, on n’a jamais essayé ! Tu crois que la pata negra est aussi goûteuse à la boutique espagnole que celle qu’on mange en Andalousie ? Ah, le Cabanon, j’y retournerai avec mes copines, les gens sont sympas et les fruits de mer délicieux ! Ils doivent avoir de nouveaux modèles chez Endurance Shop, il serait temps que je me rachète des baskets N.B… »

Une bourrasque glacée en provenance de Montparnasse nous cueille avenue du Maine. Le temps vire brutalement, une volée de nuages noirs tempétueux se précipite ; si on veut éviter le grain, plus une minute à perdre, le restaurant Vins & Marées pointe le bout de sa marquise bleue à quelques encablures… ni la pente ni les dalles un peu disjointes ne font mollir le patron bien décidé à déjeuner sec et au chaud : ça tangue, bringuebale, chaloupe, je le sens bien derrière moi, vent debout, la tête engoncée dans son chapeau calé à la verticale en bouclier. La circulation des voitures, les rafales qui redoublent de violence, le boucan est tel que je ne me rends pas compte si la patronne est en train de parler ou non ; j’ai plutôt l’impression qu’elle se concentre, qu’elle s’associe mentalement aux efforts de son homme, sûrement aussi pressée que lui d’arriver à bon port. Moi pareil, j’ai hâte d’arriver ! Le petit piéton vert du carrefour avec la rue Raymond-Losserand est allumé, une chance pour nous ; de l’autre côté, le voiturier du restaurant semble n’attendre que nous avant de fermer les écoutilles, il quitte l’abri marqué des lettres blanches « restaurant de poissons fruits de mer petite pêche », il nous accompagne aimablement jusqu’à une grande marche, empoigne les montants latéraux de mon châssis et me hisse à niveau ; le patron appuie son pied sur le tube basculeur du côté droit ; en un tour de main, nous voilà à l’intérieur où une tendre chaleur nous enveloppe.

– C’est bon, dit le patron à bout de souffle.

– C’est plus que bon, mon amour, répond-elle en soulevant son chapeau houspillé.

J’aperçois le décor cosy en contre-plongée entre les pieds du voiturier ; le lieu est aménagé en paquebot à l’ancienne ; un aquarium bondé de poissons et de crustacés en liberté conditionnelle sépare le vestibule de la salle à manger, une casquette de capitaine est posée comme si celui-ci s’en était débarrassée pendant sa pause déjeuner, un crabe gigantesque toutes pinces dehors à jamais inoffensives s’agrippe au plafond, des marines accrochés aux murs alternent avec quelques maquettes de voiliers en suspend sur des étagères. Le voiturier remet mes roues à terre ; je retrouve mon point de vue habituel en dessous de la ceinture, une fine boucle dorée orne celle du maître d’hôtel qui nous salue : « Bonjour madame, bonjour monsieur… vous avez réservé ? » Le patron dit son nom, nous sommes invités à nous installer à la table située au bord de l’allée : « J’espère que vous y serez très bien. »

C’est tellement jouissif de circuler sur un sol parfaitement lisse, parfaitement plat, parfaitement lustré : le pneu ! Et puis me voilà bien tranquillement parqué les deux accoudoirs glissés sous la nappe de la table. Et si je m’amusais à déshabiller les patrons ? Elle, depuis que je la transporte, je la connais par cœur, peut-être même mieux que lui, et je sais qu’elle aime se sentir à l’aise, c’est la tenue d’Ève qu’elle préfère mais elle adore aussi ses petites affaires, ses pantalons bariolés, ses pulls Bompard, ses chemisiers échancrés et aujourd’hui, c’est tenue classe ! Le patron lui, plutôt pudique plutôt classique question vestimentaire, se contente de son éternel pull en laine écrue et de son pantalon de velours gris, fleurant le vent et l’émotion.

Bientôt, des souliers noirs font leur apparition sur ma droite, trop bien cirés à côté des bottines en caoutchouc crottées du patron, c’est le serveur :

– Bonjour madame, bonjour monsieur, qu’est-ce qui vous ferait plaisir ?

– Qu’est-ce que vous nous conseillez, demande le patron (il fait toujours ça pour gagner du temps quand il ne sait pas ce qu’il veut).

– En entrée, vous avez friture de petits éperlans sauce tartare, de la soupe de poissons de roche spéciale Vins & Marées ou des petites sardines de méditerranée rôties à la fleur de sel, et aussi… des croustillants de gambas sauce tandoori, des queues de langoustines décortiquées bretonnes, du saumon fumé sur blinis et sa crème acidulée et des huîtres évidemment, je vous conseille un arrivage de creuses pleine mer de Cancale ! Pour les plats, il y a une délicieuse choucroute de la mer maison, des noix de Saint-Jacques fraîches à la plancha, ou du carré d’agneau…

– Ça sera poisson, disent les patrons en chœur.

– Très bien, alors un bar entier grillé ou en filets, sauce pistou, steak de thon albacore sauce vierge, pavé de cabillaud rôti au beurre de thym ou pavé de saumon de Norvège et son beurre citronné…

– Hum, hum.

– Je vous laisse le temps de faire votre choix… voici la carte des vins.