Le Jardin des supplices - Octave Mirbeau - E-Book

Le Jardin des supplices E-Book

Octave Mirbeau

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Beschreibung

Le Jardin des supplices est un roman français d’Octave Mirbeau, paru chez Charpentier-Fasquelle en juin 1899.
Ironiquement, le romancier dreyfusard a dédié cette œuvre Aux Prêtres, aux Soldats, aux Juges, aux Hommes, qui éduquent, dirigent, gouvernent les hommes, ces pages de Meurtre et de Sang.

Octave Mirbeau, né le 16 février 1848 à Trévières (Calvados) et mort le 16 février 1917 à Paris, est un écrivain, critique d'art et journaliste français. Il connut une célébrité européenne et de grands succès populaires, tout en étant également apprécié et reconnu par les avant-gardes littéraires et artistiques.
Journaliste influent et fort bien rémunéré, critique d’art défenseur des avant-gardes, pamphlétaire redouté, Octave Mirbeau est aussi un romancier novateur, qui a contribué à l'évolution du genre romanesque, et un dramaturge, à la fois classique et moderne, qui a triomphé sur toutes les grandes scènes du monde. Mais, après sa mort, il traverse pendant un demi-siècle une période de purgatoire : il est visiblement trop dérangeant pour la classe dirigeante, tant sur le plan littéraire et esthétique que sur le plan politique et social.
Littérairement incorrect, il est inclassable, il fait fi des étiquettes, des théories et des écoles, et il étend à tous les genres littéraires sa contestation radicale des institutions culturelles. Il est aussi politiquement incorrect, farouchement individualiste et libertaire. Il incarne une figure d'intellectuel critique, potentiellement subversif et « irrécupérable », selon l'expression utilisée par Jean-Paul Sartre dans Les Mains sales.
 

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Octave Mirbeau

The sky is the limit

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table des matières

FRONTISPICE

PREMIÈRE PARTIE

DEUXIÈME PARTIE

Aux Prêtres, aux Soldats, aux Juges,

aux Hommes,
qui éduquent, dirigent, gouvernent les hommes,
je dédie
ces pages de Meurtre et de Sang.
O. M.

FRONTISPICE

Quelques amis se trouvaient, un soir, réunis chez un de nos plus célèbres écrivains. Ayant copieusement dîné, ils disputaient sur le meurtre, à propos de je ne sais plus quoi, à propos de rien, sans doute. Il n'y avait là que des hommes; des moralistes, des poètes, des philosophes, des médecins, tous gens pouvant causer librement, au gré de leur fantaisie, de leurs manies, de leurs paradoxes, sans crainte de voir, tout d'un coup, apparaître ces effarements et ces terreurs que la moindre idée un peu hardie amène sur le visage bouleversé des notaires.—Je dis notaires comme je pourrais dire avocats ou portiers, non par dédain, certes, mais pour préciser un état moyen de la mentalité française.

Avec un calme d'âme aussi parfait que s'il se fût agi d'exprimer une opinion sur les mérites du cigare qu'il fumait, un membre de l'Académie des sciences morales et politiques dit:
—Ma foi!… je crois bien que le meurtre est la plus grande préoccupation humaine, et que tous nos actes dérivent de lui…
On s'attendait à une longue théorie. Il se tut.
—Évidemment!… prononça un savant darwinien… Et vous émettez là, mon cher, une de ces vérités éternelles, comme en découvrait tous les jours le légendaire M. de La Palisse… puisque le meurtre est la base même de nos institutions sociales, par conséquent la nécessité la plus impérieuse de la vie civilisée… S'il n'y avait plus de meurtre, il n'y aurait plus de gouvernements d'aucune sorte, par ce fait admirable que le crime en général, le meurtre en particulier sont, non seulement leur excuse, mais leur unique raison d'être… Nous vivrions alors en pleine anarchie, ce qui ne peut se concevoir… Aussi, loin de chercher à détruire le meurtre, est-il indispensable de le cultiver avec intelligence et persévérance… Et je ne connais pas de meilleur moyen de culture que les lois.
Quelqu'un s'étant récrié:
—Voyons! demanda le savant. Sommes-nous entre nous et parlons-nous sans hypocrisie?
—Je vous en prie!… acquiesça le maître de la maison… Profitons largement de la seule occasion où il nous soit permis d'exprimer nos idées intimes, puisque moi, dans mes livres, et vous, à votre cours, nous ne pouvons offrir au public que des mensonges.
Le savant se tassa davantage sur les coussins de son fauteuil, allongea ses jambes qui, d'avoir été trop longtemps croisées l'une sur l'autre, s'étaient engourdies et, la tête renversée, les bras pendants, le ventre caressé par une digestion heureuse, lança au plafond des ronds de fumée:
—D'ailleurs, reprit-il, le meurtre se cultive suffisamment de lui-même… À proprement dire, il n'est pas le résultat de telle ou telle passion, ni la forme pathologique de la dégénérescence. C'est un instinct vital qui est en nous… qui est dans tous les êtres organisés et les domine, comme l'instinct génésique… Et c'est tellement vrai que, la plupart du temps, ces deux instincts se combinent si bien l'un par l'autre, se confondent si totalement l'un dans l'autre, qu'ils ne font, en quelque sorte, qu'un seul et même instinct, et qu'on ne sait plus lequel des deux nous pousse à donner la vie et lequel à la reprendre, lequel est le meurtre et lequel est l'amour. J'ai reçu les confidences d'un honorable assassin qui tuait les femmes, non pour les voler, mais pour les violer. Son sport était que le spasme de plaisir de l'un concordât exactement avec le spasme de mort de l'autre: «Dans ces moments-là, me disait-il, je me figurais que j'étais un Dieu et que je créais le monde!»
—Ah! s'écria le célèbre écrivain… Si vous allez chercher vos exemples chez les professionnels de l'assassinat!
Doucement, le savant répliqua:
—C'est que nous sommes tous, plus ou moins, des assassins… Tous, nous avons éprouvé cérébralement, à des degrés moindres, je veux le croire, des sensations analogues… Le besoin inné du meurtre, on le refrène, on en atténue la violence physique, en lui donnant des exutoires légaux: l'industrie, le commerce colonial, la guerre, la chasse, l'antisémitisme… parce qu'il est dangereux de s'y livrer sans modération, en dehors des lois, et que les satisfactions morales qu'on en tire ne valent pas, après tout, qu'on s'expose aux ordinaires conséquences de cet acte, l'emprisonnement… les colloques avec les juges, toujours fatigants et sans intérêt scientifique… finalement la guillotine…
—Vous exagérez, interrompit le premier interlocuteur… Il n'y a que les meurtriers sans élégance, sans esprit, les brutes impulsives et dénuées de toute espèce de psychologie, pour qui le meurtre soit dangereux à exercer… Un homme intelligent et qui raisonne peut, avec une imperturbable sérénité, commettre tous les meurtres qu'il voudra. Il est assuré de l'impunité… La supériorité de ses combinaisons prévaudra toujours contre la routine des recherches policières et, disons-le, contre la pauvreté des investigations criminalistes où se complaisent les magistrats instructeurs… En cette affaire, comme en toutes autres, ce sont les petits qui paient pour les grands… Voyons, mon cher, vous admettez bien que le nombre des crimes ignorés…
—Et tolérés…
—Et tolérés… c'est ce que j'allais dire… Vous admettez bien que ce nombre est mille fois plus grand que celui des crimes découverts et punis, sur lesquels les journaux bavardent avec une prolixité si étrange et un manque de philosophie si répugnant?… Si vous admettez cela, concédez aussi que le gendarme n'est pas un épouvantail pour les intellectuels du meurtre…
—Sans doute. Mais il ne s'agit pas de cela… Vous déplacez la question… Je disais que le meurtre est une fonction normale—et non point exceptionnelle—de la nature et de tout être vivant. Or, il est exorbitant que, sous prétexte de gouverner les hommes, les sociétés se soient arrogé le droit exclusif de les tuer, au détriment des individualités en qui, seules, ce droit réside.
—Fort juste!… corrobora un philosophe aimable et verbeux, dont les leçons, en Sorbonne, attirent chaque semaine un public choisi… Notre ami a tout à fait raison… Pour ma part, je ne crois pas qu'il existe une créature humaine qui ne soit—virtuellement du moins—un assassin… Tenez, je m'amuse quelquefois, dans les salons, dans les églises, dans les gares, à la terrasse des cafés, au théâtre partout où des foules passent et circulent, je m'amuse à observer, au strict point de vue homicide, les physionomies… Dans le regard, la nuque, la forme du crâne, des maxillaires, du zygoma des joues, tous, en quelque partie de leur individu, ils portent, visibles, les stigmates de cette fatalité physiologique qu'est le meurtre… Ce n'est point une aberration de mon esprit, mais je ne puis faire un pas sans coudoyer le meurtre, sans le voir flamber sous les paupières, sans en sentir le mystérieux contact aux mains qui se tendent vers moi… Dimanche dernier, je suis allé dans un village dont c'était la fête patronale… Sur la grand'place, décorée de feuillages, d'arcs fleuris, de mâts pavoisés, étaient réunis tous les genres d'amusements en usage dans ces sortes de réjouissances populaires… Et, sous l'œil paternel des autorités, une foule de braves gens se divertissaient… Les chevaux de bois, les montagnes russes, les balançoires n'attiraient que fort peu de monde. En vain les orgues nasillaient leurs airs les plus gais et leurs plus séduisantes ritournelles. D'autres plaisirs requéraient cette foule en fête. Les uns tiraient à la carabine, au pistolet, ou à la bonne vieille arbalète, sur des cibles figurant des visages humains; les autres, à coups de balles, assommaient des marionnettes, rangées piteusement sur des barres de bois; ceux-là frappaient à coups de maillet sur un ressort qui faisait mouvoir, patriotiquement, un marin français, lequel allait transpercer de sa baïonnette, au bout d'une planche, un pauvre Hova ou un dérisoire Dahoméen… Partout, sous les tentes et dans les petites boutiques illuminées, des simulacres de mort, des parodies de massacres, des représentations d'hécatombes… Et ces braves gens étaient heureux!
Chacun comprit que le philosophe était lancé… Nous nous installâmes de notre mieux, pour subir l'avalanche de ses théories et de ses anecdotes. Il poursuivit :
—Je remarquai même que ces divertissements pacifiques ont, depuis quelques années, pris une extension considérable. La joie de tuer est devenue plus grande et s'est davantage vulgarisée à mesure que les mœurs s'adoucissent—car les mœurs s'adoucissent, n'en doutez pas!… Autrefois, alors que nous étions encore des sauvages, les tirs dominicaux étaient d'une pauvreté monotone qui faisait peine à voir. On n'y tirait que des pipes et des coquilles d'œufs, dansant au haut des jets d'eau. Dans les établissements les plus luxueux, il y avait bien des oiseaux, mais ils étaient de plâtre… Quel plaisir, je vous le demande? Aujourd'hui le progrès étant venu, il est loisible à tout honnête homme de se procurer, pour deux sous, l'émotion délicate et civilisatrice de l'assassinat… Encore y gagne-t-on, par-dessus le marché, des assiettes coloriées et des lapins… Aux pipes, aux coquilles d'œufs, aux oiseaux de plâtre qui se cassaient stupidement, sans nous suggérer rien de sanglant, l'imagination foraine a substitué des figures d'hommes, de femmes, d'enfants, soigneusement articulés et costumés, comme il convient… Puis on a fait gesticuler et marcher ces figures… Au moyen d'un mécanisme ingénieux, elles se promènent, heureuses, ou fuient, épouvantées. On les voit apparaître, seules ou par groupes, dans des paysages en décor, escalader des murs, entrer dans des donjons, dégringoler par des fenêtres, surgir par des trappes… Elles fonctionnent ainsi que des êtres réels, ont des mouvements du bras, de la jambe, de la tête. Il y en a qui semblent pleurer… il y en a qui sont comme des pauvres… il y en a qui sont comme des malades… il y en a de vêtues d'or comme des princesses de légende. Vraiment l'on peut s'imaginer qu'elles ont une intelligence, une volonté, une âme… qu'elles sont vivantes!… Quelques-unes prennent même des attitudes pathétiques, suppliantes… On croit les entendre dire: «Grâce!… ne me tue pas!…» Aussi, la sensation est exquise de penser que l'on va tuer des choses qui bougent, qui avancent, qui souffrent, qui implorent!… En dirigeant contre elles la carabine ou le pistolet, il vous vient, à la bouche, comme un goût de sang chaud… Quelle joie quand la balle décapite ces semblants d'hommes!… quels trépignements lorsque la flèche crève les poitrines de carton et couche, par terre, les petits corps inanimés, dans des positions de cadavres!… Chacun s'excite, s'acharne, s'encourage… On n'entend que des mots de destruction et de mort: «Crève-le donc!… vise-le à l'œil… vise-le au cœur… Il a son affaire!» Autant ils restent, ces braves gens, indifférents devant les cartons et les pipes, autant ils s'exaltent, si le but est représenté par une figure humaine. Les maladroits s'encolèrent, non contre leur maladresse, mais contre la marionnette qu'ils ont manquée… Ils la traitent de lâche, la couvrent d'injures ignobles, lorsqu'elle disparaît, intacte, derrière la porte du donjon… Ils la défient: «Viens-y donc, misérable!» Et ils recommencent à tirer dessus jusqu'à ce qu'ils l'aient tuée… Examinez-les, ces braves gens. En ce moment-là, ce sont bien des assassins, des êtres mus par le seul désir de tuer. La brute homicide qui, tout à l'heure, sommeillait en eux, s'est réveillée devant cette illusion qu'ils allaient détruire quelque chose qui vivait. Car le petit bonhomme de carton, de son ou de bois, qui passe et repasse dans le décor, n'est plus, pour eux, un joujou, un morceau de matière inerte… À le voir passer et repasser, inconsciemment ils lui prêtent une chaleur de circulation, une sensibilité de nerfs, une pensée, toutes choses qu'il est si âprement doux d'anéantir, si férocement délicieux de voir s'égoutter par des plaies qu'on a faites… Ils vont même jusqu'à le gratifier, le petit bonhomme, d'opinions politiques ou religieuses contraires aux leurs, jusqu'à l'accuser d'être Juif, Anglais ou Allemand, afin d'ajouter une haine particulière à cette haine générale de la vie, et doubler ainsi d'une vengeance personnelle, intimement savourée, l'instinctif plaisir de tuer.
Ici intervint le maître de la maison qui, par politesse pour ses hôtes et dans le but charitable de permettre à notre philosophe et à nous-mêmes de souffler un peu, objecta mollement:
—Vous ne parlez que des brutes, des paysans, lesquels, je vous l'accorde, sont en état permanent de meurtre…. Mais il n'est pas possible que vous appliquiez les mêmes observations aux «esprits cultivés», aux «natures policées», aux individualités mondaines, par exemple, dont chaque heure de leur existence se compte par des victoires sur l'instinct originel et sur les persistances sauvages de l'atavisme.
À quoi notre philosophe répliqua vivement:
—Permettez… Quels sont les habitudes, les plaisirs préférés de ceux-là que vous appelez, mon cher, «des esprits cultivés et des natures policées»? L'escrime, le duel, les sports violents, l'abominable tir aux pigeons, les courses de taureaux, les exercices variés du patriotisme, la chasse… toutes choses qui ne sont, en réalité, que des régressions vers l'époque des antiques barbaries où l'homme—si l'on peut dire—était, en culture morale, pareil aux grands fauves qu'il poursuivait. Il ne faut pas se plaindre d'ailleurs que la chasse ait survécu à tout l'appareil mal transformé de ces mœurs ancestrales. C'est un dérivatif puissant, par où les «esprits cultivés et les natures policées» écoulent, sans trop de dommages pour nous, ce qui subsiste toujours en eux d'énergies destructives et de passions sanglantes. Sans quoi, au lieu de courre le cerf, de servir le sanglier, de massacrer d'innocents volatiles dans les luzernes, soyez assuré que c'est à nos trousses que les «esprits cultivés» lanceraient leurs meutes, que c'est nous que les «natures policées» abattraient joyeusement, à coups de fusil, ce qu'ils ne manquent pas de faire, quand ils ont le pouvoir, d'une façon ou d'une autre, avec plus de décision et—reconnaissons-le franchement—avec moins d'hypocrisie que les brutes… Ah! ne souhaitons jamais la disparition du gibier de nos plaines et de nos forêts!… Il est notre sauvegarde et, en quelque sorte, notre rançon… Le jour où il disparaîtrait tout d'un coup, nous aurions vite fait de le remplacer, pour le délicat plaisir des «esprits cultivés». L'affaire Dreyfus nous en est un exemple admirable, et jamais, je crois, la passion du meurtre et la joie de la chasse à l'homme ne s'étaient aussi complètement et cyniquement étalées… Parmi les incidents extraordinaires et les faits monstrueux, auxquels, quotidiennement, depuis une année, elle donna lieu, celui de la poursuite, dans les rues de Nantes, de M. Grimaux, reste le plus caractéristique et tout à l'honneur des «esprits cultivés et des natures policées», qui firent couvrir d'outrages et de menaces de mort, ce grand savant à qui nous devons les plus beaux travaux sur la chimie… Il faudra toujours se souvenir de ceci que le maire de Clisson, «esprit cultivé», dans une lettre rendue publique, refusa l'entrée de sa ville à M. Grimaux et regretta que les lois modernes ne lui permissent point de «le pendre haut et court», comme il advenait des savants, aux belles époques des anciennes monarchies… De quoi, cet excellent maire fut fort approuvé par tout ce que la France compte de ces «individualités mondaines» si exquises, lesquelles, au dire de notre hôte, remportent chaque jour d'éclatantes victoires sur l'instinct originel et les persistances sauvages de l'atavisme. Remarquez, en outre, que c'est chez les esprits cultivés et les natures policées que se recrutent presque exclusivement les officiers, c'est-à-dire des hommes qui, ni plus ni moins méchants, ni plus ni moins bêtes que les autres, choisissent librement un métier—fort honoré du reste—où tout l'effort intellectuel consiste à opérer sur la personne humaine les violations les plus diverses, à développer, multiplier, les plus complets, les plus amples, les plus sûrs moyens de pillage, de destruction et de mort… N'existe-t-il pas des navires de guerre à qui l'on a donné les noms parfaitement loyaux et véridiques, de Dévastation… Furor… Terror?… Et moi-même?… Ah! tenez!… J'ai la certitude que je ne suis pas un monstre… je crois être un homme normal, avec des tendresses, des sentiments élevés, une culture supérieure, des raffinements de civilisation et de sociabilité… Eh bien, que de fois j'ai entendu gronder en moi la voix impérieuse du meurtre!… Que de fois j'ai senti monter du fond de mon être à mon cerveau, dans un flux de sang, le désir, l'âpre, violent et presque invincible désir de tuer!… Ne croyez pas que ce désir se soit manifesté dans une crise passionnelle, ait accompagné une colère subite et irréfléchie, ou se soit combiné avec un vil intérêt d'argent?… Nullement… Ce désir naît soudain, puissant, injustifié en moi, pour rien et à propos de rien… dans la rue, par exemple, devant le dos d'un promeneur inconnu… Oui, il y a des dos, dans la rue, qui appellent le couteau… Pourquoi ?…
Sur cette confidence imprévue, le philosophe se tut un instant, nous regarda tous d'un air craintif… Et il reprit:
—Non, voyez-vous, les moralistes auront beau épiloguer… le besoin de tuer naît chez l'homme avec le besoin de manger, et se confond avec lui… Ce besoin instinctif, qui est le moteur de tous les organismes vivants, l'éducation le développe au lieu de le refréner, les religions le sanctifient au lieu de le maudire; tout se coalise pour en faire le pivot sur lequel tourne notre admirable société. Dès que l'homme s'éveille à la conscience, on lui insuffle l'esprit du meurtre dans le cerveau. Le meurtre, grandi jusqu'au devoir, popularisé jusqu'à l'héroïsme, l'accompagnera dans toutes les étapes de son existence. On lui fera adorer des dieux baroques, des dieux fous furieux qui ne se plaisent qu'aux cataclysmes et, maniaques de férocité, se gorgent de vies humaines, fauchent les peuples comme des champs de blé. On ne lui fera respecter que les héros, ces dégoûtantes brutes, chargées de crimes et toutes rouges de sang humain. Les vertus par où il s'élèvera au-dessus des autres, et qui lui valent la gloire, la fortune, l'amour, s'appuieront uniquement sur le meurtre… Il trouvera, dans la guerre, la suprême synthèse de l'éternelle et universelle folie du meurtre, du meurtre régularisé, enrégimenté, obligatoire, et qui est une fonction nationale. Où qu'il aille, quoi qu'il fasse, toujours il verra ce mot: meurtre, immortellement inscrit au fronton de ce vaste abattoir qu'est l'Humanité. Alors, cet homme, à qui l'on inculque, dès l'enfance, le mépris de la vie humaine, que l'on voue à l'assassinat légal, pourquoi voulez-vous qu'il recule devant le meurtre, quand il y trouve un intérêt ou une distraction? Au nom de quel droit la société va-t-elle condamner des assassins qui n'ont fait, en réalité, que se conformer aux lois homicides qu'elle édicte, et suivre les exemples sanglants qu'elle leur donne?… «Comment, pourraient dire les assassins, un jour, vous nous obligez à assommer un tas de gens, contre lesquels nous n'avons pas de haine, que nous ne connaissons même pas; plus nous les assommons, plus vous nous comblez de récompenses et d'honneurs!… Un autre jour, confiants dans votre logique, nous supprimons des êtres parce qu'ils nous gênent et que nous les détestons, parce que nous désirons leur argent, leur femme, leur place, ou simplement parce que ce nous est une joie de les supprimer: toutes raisons précises, plausibles et humaines… Et c'est le gendarme, le juge, le bourreau!… Voilà une révoltante injustice et qui n'a pas le sens commun!» Que pourrait répondre à cela la société, si elle avait le moindre souci de logique?…
Un jeune homme qui n'avait pas encore prononcé une parole, dit alors:
—Est-ce bien l'explication de cette singulière manie du meurtre dont vous prétendez que nous sommes tous, originellement ou électivement atteints?… Je ne le sais pas et ne veux pas le savoir. J'aime mieux croire que tout est mystère en nous. Cela satisfait davantage la paresse de mon esprit qui a horreur de résoudre les problèmes sociaux et humains, qu'on ne résout jamais d'ailleurs, et cela me fortifie dans les idées, dans les raisons uniquement poétiques, par quoi je suis tenté d'expliquer, ou plutôt de ne pas expliquer tout ce que je ne comprends point… Vous nous avez, mon cher maître, fait tout à l'heure une confidence assez terrible et décrit des impressions qui, si elles prenaient une forme active, pourraient vous mener loin et moi aussi, car ces impressions, je les ai souvent ressenties, et, tout dernièrement, dans les circonstances fort banales que voici… Mais, auparavant, voulez-vous me permettre d'ajouter que ces états d'esprit anormaux, je les dois peut-être au milieu dans lequel j'ai été élevé, et aux influences quotidiennes qui me pénétrèrent à mon insu… Vous connaissez mon père, le Docteur Trépan. Vous savez qu'il n'y a pas d'homme plus sociable, plus charmant que lui. Il n'y en a pas, non plus, dont la profession ait fait un assassin plus délibéré… Bien des fois j'ai assisté à ces opérations merveilleuses qui l'ont rendu célèbre dans le monde entier… Son mépris de la vie a quelque chose de véritablement prodigieux. Une fois, il venait de pratiquer devant moi une laparotomie très difficile, quand, tout d'un coup, examinant sa malade encore dans le sommeil du chloroforme, il se dit: «Cette femme doit avoir une affection du pylore… Si je lui ouvrais aussi l'estomac?… J'ai le temps.» Ce qu'il fit. Elle n'avait rien. Alors mon père se mit à recoudre l'inutile plaie en disant: «Au moins, comme cela, on est tout de suite fixé.» Il le fut d'autant mieux que la malade mourait le soir même… Un autre jour, en Italie, où il avait été appelé pour une opération, nous visitions un musée… Je m'extasiais… «Ah! poète! poète! s'écria mon père qui, pas un instant, ne s'était intéressé aux chefs-d'œuvre qui me transportaient d'enthousiasme… L'art!… l'art!… le beau!… sais-tu ce que c'est?… Eh bien, mon garçon, le beau, c'est un ventre de femme, ouvert, tout sanglant, avec des pinces dedans!…» Mais je ne philosophe plus, je raconte… Vous tirerez du récit que je vous ai promis toutes les conséquences anthropologiques qu'il comporte, si vraiment il en comporte…
Ce jeune homme avait une assurance dans les manières, un mordant dans la voix, qui nous fit un peu frissonner.
—Je revenais de Lyon, reprit-il, et j'étais seul dans un compartiment de première classe. À je ne sais plus quelle station, un voyageur monta. L'irritation d'être troublé dans sa solitude peut déterminer des états d'esprit d'une grande violence et vous prédisposer à des actes fâcheux, j'en conviens… Mais je n'éprouvai rien de tel… Je m'ennuyais tellement d'être seul que la venue fortuite de ce compagnon me fut, plutôt, tout d'abord, un plaisir. Il s'installa en face de moi, après avoir déposé avec précaution, dans le filet, ses menus bagages… C'était un gros homme, d'allures vulgaires, et dont la laideur grasse et luisante ne tarda pas à me devenir antipathique… Au bout de quelques minutes, je sentais, à le regarder, comme un invincible dégoût… Il était étalé sur les coussins, pesamment, les cuisses écartées, et son ventre énorme, à chaque ressaut du train, tremblait et roulait ainsi qu'un ignoble paquet de gélatine. Comme il paraissait avoir chaud, il se décoiffa et s'épongea salement le front, un front bas, rugueux, bosselé, que mangeaient, telle une lèpre, de courts cheveux, rares et collés. Son visage n'était qu'un amas de bourrelets de graisse; son triple menton, lâche cravate de chair molle, flottait sur sa poitrine. Pour éviter cette vue désobligeante, je pris le parti de regarder le paysage et je m'efforçai de m'abstraire complètement de la présence de cet importun compagnon. Une heure s'écoula… Et quand la curiosité, plus forte que ma volonté, eut ramené mes regards sur lui, je vis qu'il s'était endormi d'un sommeil ignoble et profond. Il dormait, tassé sur lui-même, la tête pendant et roulant sur ses épaules, et ses grosses mains boursouflées étaient posées, tout ouvertes, sur la déclivité de ses cuisses. Je remarquai que ses yeux ronds saillaient sous des paupières plissées au milieu desquelles, dans une déchirure, apparaissait un petit coin de prunelles bleuâtres, semblables à une ecchymose sur un lambeau de peau flasque. Quelle folie soudaine me traversa l'esprit?… En vérité, je ne sais… Car si j'ai été sollicité souvent par le meurtre, cela restait en moi à l'état embryonnaire de désir et n'avait jamais encore pris la forme précise d'un geste et d'un acte… Puis-je croire que l'ignominieuse laideur de cet homme ait pu, seule, déterminer ce geste et cet acte?… Non, il y a une cause plus profonde et que j'ignore… Je me levai doucement et m'approchai du dormeur, les mains écartées, crispées et violentes, comme pour un étranglement…
Sur ce mot, en conteur qui sait ménager ses effets, il fit une pause… Puis, avec une évidente satisfaction de soi-même, il continua:
—Malgré mon aspect plutôt chétif, je suis doué d'une force peu commune, d'une rare souplesse de muscles, d'une extraordinaire puissance d'étreinte, et, à ce moment, une étrange chaleur décuplait le dynamisme de mes facultés physiologiques… Mes mains allaient, toutes seules, vers le cou de cet homme, toutes seules, je vous assure, ardentes et terribles… Je sentais en moi une légèreté, une élasticité, un afflux d'ondes nerveuses, quelque chose comme la forte ivresse d'une volupté sexuelle… Oui, ce que j'éprouvais, je ne puis mieux le comparer qu'à cela… Au moment où mes mains allaient se resserrer, indéserrable étau, sur ce cou graisseux, l'homme se réveilla… Il se réveilla avec de la terreur dans son regard, et il balbutia: «Quoi?… quoi?… quoi?…» Et ce fut tout!… Je vis qu'il voulait parler encore, mais il ne le put. Son œil rond vacilla, comme une petite lueur battue du vent. Ensuite, il resta fixé sur moi, immobile sur moi, dans de l'épouvante… Sans dire un mot, sans même chercher une excuse ou une explication par quoi l'homme eût été rassuré, je me rassis, en face de lui, et négligemment, avec une aisance de manières qui m'étonne encore, je dépliai un journal que, d'ailleurs, je ne lus pas… À chaque minute, l'épouvante grandissait dans le regard de l'homme qui, peu à peu, se révulsa, et je vis son visage se tacher de rouge, puis se violacer, puis se raidir… Jusqu'à Paris, le regard de l'homme conserva son effrayante fixité… Quand le train s'arrêta, l'homme ne descendit pas…
Le narrateur alluma une cigarette à la flamme d'une bougie, et, dans une bouffée de fumée, de sa voix flegmatique, il dit:
—Je crois bien!… Il était mort!… Je l'avais tué d'une congestion cérébrale…
Ce récit avait produit un grand malaise parmi nous… et nous nous regardions avec stupeur… L'étrange jeune homme était-il sincère?… Avait-il voulu nous mystifier?… Nous attendions une explication, un commentaire, une pirouette… Mais il se tut… Grave, sérieux, il s'était remis à fumer, et, maintenant, il semblait penser à autre chose… La conversation, à partir de ce moment, se continua sans ordre, sans entrain, effleurant mille sujets inutiles, sur un ton languissant…
C'est alors qu'un homme, à la figure ravagée, le dos voûté, l'œil morne, la chevelure et la barbe prématurément toutes grises, se leva avec effort, et d'une voix qui tremblait, il dit:
—Vous avez parlé de tout, jusqu'ici, hormis des femmes, ce qui est vraiment inconcevable dans une question où elles ont une importance capitale.
—Eh bien!… parlons-en, approuva l'illustre écrivain, qui se retrouvait dans son élément favori, car il passait, dans la littérature, pour être ce curieux imbécile qu'on appelle un maître féministe… Il est temps, en effet, qu'un peu de joie vienne dissiper tous ces cauchemars de sang… Parlons de la femme, mes amis, puisque c'est en elle et par elle que nous oublions nos sauvages instincts, que nous apprenons à aimer, que nous nous élevons jusqu'à la conception suprême de l'idéal et de la pitié.
L'homme à la figure ravagée eut un rire où l'ironie grinça, comme une vieille porte dont les gonds sont rouillés.
—La femme éducatrice de la pitié!… s'écria-t-il… Oui, je connais l'antienne… C'est fort employé dans une certaine littérature, et dans les cours de philosophie salonnière… Mais toute son histoire, et, non seulement son histoire, son rôle dans la nature et dans la vie, démentent cette proposition, purement romanesque… Alors pourquoi courent-elles, les femmes, aux spectacles de sang, avec la même frénésie qu'à la volupté?… Pourquoi, dans la rue, au théâtre, à la cour d'assises, à la guillotine, les voyez-vous tendre le col, ouvrir des yeux avides aux scènes de torture, éprouver, jusqu'à l'évanouissement, l'affreuse joie de la mort?… Pourquoi le seul nom d'un grand meurtrier les fait-il frémir, jusque dans le tréfonds de leur chair, d'une sorte d'horreur délicieuse?… Toutes, ou presque toutes, elles rêvèrent de Pranzini… Pourquoi?…
—Allons donc!… s'exclama l'illustre écrivain… les prostituées…
—Mais non, répliqua l'homme à la figure ravagée… les grandes dames et les bourgeoises… C'est la même chose… Chez les femmes, il n'y a pas de catégories morales, il n'y a que des catégories sociales. Ce sont des femmes… Dans le peuple, dans la haute et petite bourgeoisie, et jusque dans les couches plus élevées de la société, les femmes se ruent à ces morgues hideuses, à ces abjects musées du crime, que sont les feuilletons du Petit Journal… Pourquoi?… C'est que les grands assassins ont toujours été des amoureux terribles. Leur puissance génésique correspond à leur puissance criminelle… Ils aiment comme ils tuent!… Le meurtre naît de l'amour, et l'amour atteint son maximum d'intensité par le meurtre… C'est la même exaltation physiologique… ce sont les mêmes gestes d'étouffement, les mêmes morsures… et ce sont souvent les mêmes mots, dans des spasmes identiques…
Il parlait avec effort, avec un air de souffrir… et, à mesure qu'il parlait, ses yeux devenaient plus mornes, les plis de son visage s'accentuaient davantage…
—La femme, verseuse d'idéal et de pitié!… reprit-il… Mais les crimes les plus atroces sont presque toujours l'œuvre de la femme… C'est elle qui les imagine, les combine, les prépare, les dirige… Si elle ne les exécute pas de sa main, souvent trop débile, on y retrouve, à leur caractère de férocité, d'implacabilité, sa présence morale, sa pensée, son sexe… «Cherchez la femme!» dit le sage criminaliste…
—Vous la calomniez!… protesta l'illustre écrivain, qui ne put dissimuler un geste d'indignation. Ce que vous nous donnez là pour des généralités, ce sont de très rares exceptions… Dégénérescence, névrose, neurasthénie… parbleu!… la femme n'est, pas plus que l'homme, réfractaire aux maladies psychiques… bien que, chez elle, ces maladies prennent une forme charmante et touchante, qui nous fait mieux comprendre la délicatesse de son exquise sensibilité. Non, monsieur, vous êtes dans une erreur lamentable, et, j'oserai dire, criminelle… Ce qu'il faut admirer dans la femme, c'est au contraire le grand sens, le grand amour qu'elle a de la vie, et qui, comme je le disais tout à l'heure, trouve son expression définitive dans la pitié…
—Littérature!… monsieur, littérature!… Et la pire de toutes.
—Pessimisme, monsieur!… blasphème!… sottise!
—Je crois que vous vous trompez tous les deux, interjeta un médecin… Les femmes sont bien plus raffinées et complexes que vous ne le pensez… En incomparables virtuoses, en suprêmes artistes de la douleur qu'elles sont, elles préfèrent le spectacle de la souffrance à celui de la mort, les larmes au sang. Et c'est une chose admirablement amphibologique où chacun trouve son compte, car chacun peut tirer des conclusions très différentes, exalter la pitié de la femme ou maudire sa cruauté, pour des raisons pareillement irréfutables, et selon que nous sommes, dans le moment, prédisposés à lui devoir de la reconnaissance ou de la haine… Et puis, à quoi bon toutes ces discussions stériles?… Puisque, dans la bataille éternelle des sexes, nous sommes toujours les vaincus, que nous n'y pouvons rien… et que tous, misogynes ou féministes, nous n'avons pas encore trouvé, pour nous réjouir et nous continuer, un plus parfait instrument de plaisir et un autre moyen de reproduction que la femme?…
Mais l'homme à la figure ravagée, faisait des gestes de violente dénégation:
—Écoutez-moi, dit-il… Les hasards de la vie—et quelle vie fut la mienne!—m'ont mis en présence, non pas d'une femme… mais de la femme. Je l'ai vue, libre de tous les artifices, de toutes les hypocrisies dont la civilisation recouvre, comme d'une parure de mensonge, son âme véritable… Je l'ai vue livrée au seul caprice, ou, si vous aimez mieux, à la seule domination de ses instincts, dans un milieu où rien, il est vrai, ne pouvait les refréner, où tout, au contraire, se conjurait pour les exalter… Rien ne me la cachait, ni les lois, ni les morales, ni les préjugés religieux, ni les conventions sociales… C'est dans sa vérité, dans sa nudité originelle, parmi les jardins et les supplices, le sang et les fleurs, que je l'ai vue!… Quand elle m'est apparue, j'étais tombé au plus bas de l'abjection humaine—du moins je le pensais. Alors, devant ses yeux d'amour, devant sa bouche de pitié, j'ai crié d'espérance, et j'ai cru… oui, j'ai cru que par elle, je serais sauvé. Eh bien, ç'a été quelque chose d'atroce!… La femme m'a fait connaître des crimes que j'ignorais, des ténèbres où je n'étais pas encore descendu… Regardez mes yeux morts, ma bouche qui ne sait plus parler, mes mains qui tremblent… rien que de l'avoir vue!… Mais je ne puis la maudire, pas plus que je ne maudis le feu qui dévore villes et forêts, l'eau qui fait sombrer les navires, le tigre qui emporte dans sa gueule, au fond des jungles, les proies sanglantes… La femme a en elle une force cosmique d'élément, une force invincible de destruction, comme la nature… Elle est à elle toute seule toute la nature!… Étant la matrice de la vie, elle est, par cela même, la matrice de la mort… puisque c'est de la mort que la vie renaît perpétuellement… et que supprimer la mort, ce serait tuer la vie à sa source unique de fécondité…
—Et qu'est-ce que cela prouve?… fit le médecin, en haussant les épaules.
Il répondit simplement:
—Cela ne prouve rien… Pour être de la douleur ou de la joie, les choses ont-elles donc besoin d'être prouvées?… Elles ont besoin d'être senties…
Puis, avec timidité et—ô puissance de l'amour-propre humain!—avec une visible satisfaction de soi-même, l'homme à la figure ravagée sortit de sa poche un rouleau de papier qu'il déplia soigneusement:
—J'ai écrit, dit-il, le récit de cette partie de ma vie… Longtemps, j'ai hésité à le publier, et j'hésite encore. Je voudrais vous le lire, à vous qui êtes des hommes et qui ne craignez pas de pénétrer au plus noir des mystères humains… Puissiez-vous pourtant en supporter l'horreur sanglante!… Cela s'appelle: Le Jardin des supplices…
Notre hôte demanda de nouveaux cigares et de nouvelles boissons…