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Tout premier livre signé du nom d'Octave Mirbeau, ce recueil est proposé ici dans son édition originale de 1886. Les vingt et une nouvelles qui le composent, sont assez disparates et la plupart ont été rééditées ensuite, après avoir été remaniées. Chaque nouvelle est dédiée à un ami de l'écrivain - Zola, Maupassant, Huysmans... -, la nouvelle elle-même étant parfois écrite «à la manière de...». On y voit déjà transparaître le pessimisme de Mirbeau et la férocité de ses descriptions, tant du monde paysan que de la bourgeoisie. Les Lettres de ma chaumière sont le pendant des Lettres de mon moulin d'Alphonse Daudet, que Mirbeau avait beaucoup critiqué pour son côté édulcoré, et pour avoir plagié d'autres auteurs.
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Seitenzahl: 264
Octave Mirbeau
C’est, dans un département lointain, une petite propriété que ne décore aucune boule en verre, et où l’œil le mieux exercé ne saurait rencontrer le moindre kiosque japonais, ni le prétentieux bassin de rocailles avec son amour nu en plâtre et son impudique jet d’eau qui retombe. Simple et rustique, elle est située, ma chaumière, comme une habitation de garde, à l’orée d’un joli bois de hêtres, et devant elle s’étendent, fermant l’horizon, des champs, tout verts, coupés de haies hautes.
Une vigne l’encadre joyeusement ; des jasmins, parmi lesquels se mêlent quelques roses grimpantes, tapissent sa façade de briques sombres. Le jardin, clos de planches ajourées et moussues, qui en dépend, est si petit que, dans les allées, deux escargots pourraient difficilement ramper, coque à coque. Mais que m’importent la pauvreté et l’étroitesse de ce domaine ? Ces champs ne sont-ils pas à moi, et ces bois chanteurs, et ce ciel que raye continuellement le vol fantaisiste des martinets ? Qu’ai-je besoin de demander aux choses d’autres jouissances que celle de leur présence, c’est-à-dire leur beauté et leur parfum ?
Tout près de là, dans un lit profond et pierreux, un ruisseau roule son eau verdie sous l’épaisse voûte des aulnes entrelacés. J’aperçois les toits roses de la ferme voisine à travers les charmes, au tronc difforme et trapu ; et les vaches paissent, le mufle enfoui dans l’herbe, et les troupeaux de moutons s’égaillent au long de la route, grimpent aux talus abroutis, sous la garde du chien pasteur.
Ah ! comme je vais être bien là, en ce petit coin perdu, tout embaumé des odeurs de la terre reverdissante ! Plus de luttes avec les hommes, plus de haine, la haine qui broie les cœurs ; rien que l’amour, ce grand amour apaisant qui tombe des nuits tranquilles et que berce comme une maternelle chanson, la chanson du vent dans les arbres. « Pourquoi haïr ? dit la chanson. Ne sais-tu donc pas ce que c’est que les hommes, quelles douleurs les rongent et les font saigner, les riches et les pauvres, le vagabond qui, le ventre affamé, s’est endormi sur la berge de la route, ou le voluptueux qui se vautre, repu, sous les courtines parfumées ! Ne hais personne, pas même le méchant. Plains-le, car il ne connaîtra jamais la seule jouissance qui console de vivre : faire le bien. »
Donc, je suis installé dans ma chaumière, mélancolique villégiateur. Pour compagnons, je n’ai qu’un chien, hargneux et crotté, les oiseaux du bois, et un vieux paysan dont j’ignore le nom. Un jour, je vis ce vieux paysan qui rôdait autour de la maison, en coulant vers moi un regard oblique. Il passa. Le lendemain, il revint et recommença son manège ; le troisième jour, il se hasarda à pénétrer dans le clos.
– Alors, ça vâ ? me dit-il en enlevant de dessus son crâne sa casquette de drap roussi par plus de vingt soleils.
– Mais oui, mon brave, répondis-je.
– Allons, c’est biè, c’est biè !
Il redressa sur le treillage une brindille de jasmin qui pendait.
– Et comme ça, l’on dit que vous v’nez d’Paris ?
– Mais oui.
– Allons, c’est biè, c’est biè !
Il s’en retourna de son pas gourd et de sa démarche pesante de vieux terrien finissant.
Depuis, tous, les soirs, quand le soleil baisse derrière le coteau, il vient s’asseoir sur le banc, devant ma porte, et tandis que, rêveur, je laisse errer ma pensée à travers « la sérénité dolente du couchant », lui dodeline de la tête, sans jamais prononcer une parole.
À M. Victorien Sardou.
Sommes-nous donc dans une époque d’irrémédiable décadence ? Plus nous approchons de la fin de ce siècle, plus notre décomposition s’aggrave et s’accélère, et plus nos cœurs, nos cerveaux, nos virilités vont se vidant de ce qui est l’âme, les nerfs et le sang même d’un peuple.
L’anémie a tué nos forces physiques ; la démocratie a tué nos forces sociales. Et la société moderne, rongée par ces deux plaies attachées à son flanc, ne sait plus où elle va, vers quelles nuits, au fond de quels abîmes on l’entraîne.
La démocratie, cette grande pourrisseuse, est la maladie terrible dont nous mourons. C’est elle qui nous a fait perdre nos respects, nos obéissances, et y a substitué ses haines aveugles, ses appétits salissants, ses révoltes grossières. Grâce à elle, nous n’avons plus conscience de la hiérarchie et du devoir, cette loi primitive et souveraine des sociétés organisées. Nous n’avons même plus conscience des sexes. Les hommes sont femmes, les femmes sont hommes et ils s’en vantent. Rien, ni personne à sa place. Et nous allons dans un pêle-mêle effroyable d’êtres et de choses au milieu desquels Dieu lui-même a peine à se reconnaître et semble épouvanté de son œuvre immortelle et qui meurt, pourtant.
Au-dessus de ce chaos, formé de toutes les dignités brisées, de toutes les consciences mortes, de tous les devoirs abandonnés, de toutes les lâchetés triomphantes, se dressent de place en place, pour bien marquer l’affolement du siècle et l’universel détraquement, de nouvelles et particulières élévations sociales. Ce qui, autrefois, grouillait en bas, resplendit en haut aujourd’hui. Le domestique a jeté sa livrée à la tête de son maître et se pavane dans ses habits. Non seulement il est devenu son égal, mais il le domine. Il n’obéit plus, il commande : aristocratie de l’écurie et de l’office succédant à l’aristocratie de l’honneur et du sang. Quant au maître, lui, s’il n’a pas encore revêtu la livrée du domestique, il se pavane dans ses vices et dans ses plaisirs, et il n’en rougit plus.
On dit : « Sans doute ; mais c’est Paris, Paris seul, et Paris n’est qu’un point dans la France. » Et l’on tourne ses regards vers la campagne, comme pour y respirer des souffles d’honnêteté, des odeurs saines de travail. On se console en pensant aux prairies humides et vertes où paissent les grands bœufs, aux champs d’or où le blé mûrit, où l’homme peine, courbé vers la terre qui nous donne le pain.
Eh bien ! vous allez voir.
Le paysan, comme tout le monde, veut être de son siècle, et il suit, comme tout le monde, le vertige de folie où tout dégringole. On peut dire même qu’il n’y a plus de paysans.
* * *
Chaque matin, l’aube a-t-elle, derrière le coteau, montré le bout de son nez rose, que me voilà debout. Et j’arpente la campagne. Moment délicieux ! Les arbres s’éveillent au chant des pinsons, les prés s’étirent plus verdissants ; à chaque brin d’herbe, tremble une gouttelette de rosée, et de partout vous viennent d’exquis parfums qui montent de la terre avec les brumes. C’est l’heure charmante où l’alouette s’élève dans le ciel, salue de ses trilles et de ses roulades le matin jeune, virginal et triomphant. Et le jour grandit, empourprant les haies, étalant sur les moissons de grandes nappes rouges qui ondulent sous la brise légère.
Une chose m’étonne, je ne vois personne aux champs. Dans les petits hameaux, toutes les portes verrouillées, tous les volets clos ; aucune auberge, aucun débit de boissons ouverts. Les fermes elles-mêmes dorment profondément. Seuls, les chats rôdent et les poules gloussent alentour. Pourtant nous sommes au moment des foins. J’aperçois autour de moi des prés à moitié fauchés, des luzernes abattues, des meules énormes que les botteleurs ont entamées. Où donc sont-ils, les faneurs et les faneuses ! Et les lourdes charrettes dont les jantes mal ferrées crient sur les ressauts des chemins de traverse ? Et les chevaux qui hennissent ? Et les faux qui sifflent dans l’herbe ? Aucune forme humaine ne surgit entre les halliers, aucun bruit humain ne m’arrive. Partout le silence et partout la solitude !
Le soleil est déjà haut dans le ciel, l’air commence de s’embraser. Pour rentrer chez moi, je cherche les couverts, les petites routes touffues, les sentes enverdurées. Il est sept heures.
Il n’y a pas si longtemps, les paysans, qui se couchaient avec le soleil, se levaient aussi avec lui. Aujourd’hui, en plein été et en pleine moisson, ils ne se lèvent guère qu’à sept heures, les paupières encore bouffies de sommeil, les membres las, comme brisés par des nuits de plaisir. C’est vers sept heures, que la vie revient, mais une vie lourde, inquiète, où l’on dirait qu’il y a des remords et des effarements. On les voit, les paysans, sortir lentement de leurs demeures paresseuses qui s’ouvrent à regret, l’une après l’autre, se frotter les yeux, bâiller, s’étirer et partir, d’un pas ennuyé et traînard, à leur ouvrage. Il va donc falloir travailler ! Au risque de voir leurs foins pourrir, ils eussent préféré peut-être que la pluie tombât, car ils seraient restés à la maison ou bien ils auraient été boire avec les camarades, au cabaret du bourg voisin.
Ô paysan sublime, toi dont Millet a chanté la mission divine, dieu de la terre créatrice, semeur de vie, engendreur auguste de pain, tu n’es donc plus, comme les autres dieux, qu’un fantôme d’autrefois ! Tu n’es donc plus le dieu sévère, à la peau hâlée, au front couronné de pampres rouges et de moissons d’or. Le suffrage universel en t’apportant les révoltes et les passions, et les pourritures de la vie des grandes villes, t’a découronné de ta couronne de gerbes magnifiques où l’humanité tout entière venait puiser le sang de ses veines, et te voilà tombé, pauvre géant, aux crapules de l’or homicide et de l’amour maudit ! On s’étonne même de ne pas te voir en jaquette, un monocle à l’œil.
Le paysan n’est plus le terrien robuste et songeur, né de la terre, qui vivait d’elle et qui mourait là où, comme le chêne, il avait poussé ses racines. Les tentations de l’existence oisive des villes l’ont en quelque sorte déraciné du sol. Il voit Paris, non comme un gouffre où l’on sombre et qui vous dévore, mais comme un rêve flamboyant, où l’or se gagne, s’enlève à larges pelletées, où le plaisir est sans fin. Beaucoup s’en vont. Ceux qui restent se désaffectionnent de leur champ ; ils traînent leurs ennuis sur la glèbe, tourmentés par des aspirations vagues, des idées confuses d’ambitions nouvelles et de jouissances qu’ils ne connaîtront jamais. Alors, ils se réfugient au cabaret, au cabaret que la politique énervante d’aujourd’hui a multiplié dans des proportions qui effraient.
En un village de trois cents habitants, où il y avait autrefois cinq cabarets, il y en a quinze maintenant, et tous font leurs affaires. Plus de règlement, plus de police. Ils ferment le soir à leur convenance, ou ne ferment pas si bon leur plaît, certains de n’être jamais inquiétés ; car c’est là que les volontés s’abrutissent, que les consciences se dégradent, que les énergies se domptent et s’avilissent, véritables maisons de tolérance électorale, bouges de corruption administrative, marqués au gros numéro du gouvernement.
Le cabaret non seulement donne à boire, mais il donne à jouer aussi – de grosses parties où le paysan, sur un coup de cartes, risque ses économies, sa vache, son champ, sa maison, où il y a des filous qui trichent et des usuriers qui volent, toute une organisation spéciale et qui fonctionne le mieux du monde. À part le luxe, les tapis, les torchères dorées, les tableaux de prix, les valets de pied en culotte courte et les colonels décorés, on se croirait dans certaines maisons borgnes de Paris. Ce sont mêmes passions hideuses, mêmes avidités, mêmes effondrements ; la vie du cercle, enfin. C’est là que le paysan, à la lueur trouble d’une chandelle qui fume, les coudes allongés sur une table de bois blanc, en face des portraits de Gambetta, de Mazeppa et de Poniatowski accrochés aux murs, c’est là qu’il passe ses nuits, avalant des verres de tord-boyaux, remuant des cartes graisseuses et chiffonnant de sales filles, des Chloés dépeignées et soûles, dont les villages pullulent aujourd’hui, car il faut que la campagne ne puisse plus rien envier aux ordures de Paris.
Le laboureur, – un ancien qui me donnait ces renseignements, continua :
– Ah ! ce sont des messieurs, je vous assure, à qui il faut maintenant toutes les aises de la ville. Croiriez-vous qu’ils exigent de la viande à tous leurs repas ! oui, monsieur, à tous leurs repas ! On ne peut plus trouver un ouvrier, à l’heure présente, si on ne s’engage à le gaver de bœuf, de mouton, de volailles, d’un tas de bonnes choses, enfin, dont nous autres nous n’avons jamais eu l’idée. Si ça ne fait pas suer ! Je parie que bientôt ils exigeront du vin de Champagne ! Mon Dieu ! s’ils travaillaient encore, il n’y aurait que demi-mal. Mais va te faire fiche ! Ils arrivent à l’ouvrage à sept heures, monsieur, toujours mal en train, se plaignant de ceci, de cela, de tout. Pourtant ce n’est pas la besogne qu’ils font, bien sûr, qui les fatigue. Oh ! non. Je ne sais pas, en vérité ce que nos pauvres champs deviendront dans quelques années. Quand je pense à cela, voyez-vous, ça me fait presque pleurer. De notre temps, monsieur, nous mangions de la soupe toute la semaine, et puis, le dimanche, on se régalait d’un petit morceau de lard. Nous nous portions bien et nous étions alertes au travail. En été, dès trois heures dans les champs, nous rentrions avec le soleil couchant. Et nous étions heureux tout de même. Mais ce temps est passé et il ne reviendra plus. Tenez, monsieur, on n’avait jamais vu ça par chez nous. Eh ! bien, maintenant, il n’y a pas de mois qu’on n’apprenne qu’un tel s’est jeté à la rivière, ou bien pendu à même un pommier. Il n’y a pas trois jours, Jean Collas, qui possédait un beau bien, le plus beau de la contrée, on l’a trouvé accroché à une poutre de la grange et tout noir. Il avait perdu ça avec la boisson, avec le jeu, avec les femelles.
Oh ! les chastes églogues ! Oh ! les idylles chantées par les poètes ! Oh ! les paysanneries enrubannées et naïves qui défilent, conduites par la muse de Mme Deshoulières, au son des flageolets et des tambourins ! Et ces bonnes grosses figures épanouies de bonheur ignorant et simple ! Et ces délicieuses odeurs d’étable et de foin coupé qui parfument nos imaginations rêveuses et nos tendres littératures ! Mirages comme le reste, mirages comme la vertu, comme le devoir, comme l’honneur, comme l’amour ! Mirages comme la vie !
* * *
Le soir, après dîner, je me promenais sur la route, en compagnie de mon ami et voisin, le vieux paysan, celui qui ne parle jamais. Un reste de jour sombre traînait encore sur les champs bien que le soleil eût disparu derrière le coteau, d’où montait une grande lueur rouge. Une caille, piétant dans le trèfle, chantait. Comme nous nous asseyions sur le talus bien garni à cet endroit de mousse et d’herbes sèches, une femme, tirant péniblement une petite charrette à bras, vint à passer. Dans la charrette, un homme maigre et très pâle était couché tout de son long, qui toussait beaucoup et se plaignait : quatre enfants, dont le plus âgé pouvait avoir sept ans, trottinaient, déguenillés et pieds nus, autour du pauvre convoi.
– Femme, dit l’homme pâle, d’une voix dolente, va moins vite… moins vite, ça me secoue, et ça me fait du mal.
Et j’entendis une plainte à laquelle succédèrent aussitôt un cri, puis un juron.
La femme ralentit le pas, évita une grosse pierre jetée au milieu de la route, et l’aîné des enfants, pour soulager sa mère, se mit à pousser la charrette doucement. Bientôt le bruit des roues qui criaient sur le sable alla s’affaiblissant, et voiture, femme, enfants disparurent au tournant du chemin.
Cette scène m’avait rendu mélancolique et le vieux branlait la tête. Je lui demandai :
– Qui sont ces pauvres gens ?
– Des gens d’ici, répondit-il…
Le vieux paraissant, ce soir-là, d’humeur à causer, je le poussai de questions.
– Je les connais, je les connais bien… La femme, une rude travailleuse… l’homme un feignant, un vaurien… Pourtant, dans le fond, ce n’était pas méchant, méchant !… La femme avait un petit bien… Avec ses économies, elle avait bâti une petite maison, là, pas bien loin… Si vous saviez ce que c’est que les économies des gens comme nous, avec quoi c’est fait, ce qu’il faut de temps, de privations, de fatigues, de courage, pour amasser, sou par sou, la valeur d’une misérable maison ! Si vous saviez cela !… Et puis elle s’est mariée à ce feignant !… Un beau gars !… ça lui avait tourné la tête… Mais voilà que pendant qu’elle trimait, qu’elle se mangeait les sangs de travail ;… lui faisait le monsieur, le joli cœur… Toujours à la ville… à se soûler avec les amis, à jouer, et à faire… le diable sait quoi !… Et l’argent filait, vous comprenez !… À force de s’amuser, il est tombé malade, il y a deux ans… Tout le monde ignore ce qu’il a dans le corps… Mais ce n’est pas bon, pour sûr… Au lieu de le laisser crever, comme un chien qu’il était… la femme le soigna… Ah ! c’était bête, la façon dont elle le soigna !… les drogues, le médecin… vous pensez si c’est cher, toutes ces voleries-là… sans compter qu’il n’y avait rien de trop bon… du pain blanc, de la viande, du vin !… Donc il a fallu emprunter, puis emprunter encore… Et l’huissier est venu une fois… et il a vendu les meubles… une autre fois, c’est l’avoué qui est arrivé, et il a vendu la maison… Alors, ils n’ont plus rien, rien que le ciel qui est au bon Dieu, et la route qui est à tout le monde…
– Mais, où vont-ils, ainsi ?
– Je ne sais pas… Ils trouveront ce soir, à coucher dans une grange ; et demain, ils recommenceront à aller par les chemins… Peut-être qu’on voudra bien de l’homme à l’hospice.
– Et la femme ? Et les enfants ?
Le vieux fit un geste, qui évidemment signifiait : « À la grâce de Dieu ! » Il fut impossible de lui arracher une autre parole. Nous rentrâmes.
Au moment de nous séparer, le vieillard redressa sa taille courbée, et, tendant son poing noueux et crevassé dans la direction de la ville, dont on apercevait, sous la lune, les deux clochers émergeant, au-dessus des maisons entassées, il s’écria :
– Que la foudre du ciel t’écrase, toi, qui nous prends nos enfants, toi qui les tues, voleuse, assassine, salope !
* * *
À M. Auguste Rodin.
Il y avait deux longues heures que nous marchions, dans les champs, sous le soleil qui tombait du ciel comme une pluie de feu ; la sueur ruisselait sur mon corps et la soif, une soif ardente, me dévorait. En vain, j’avais cherché un ru, dont l’eau fraîche chante sous les feuilles, ou bien une source, comme il s’en trouve pourtant beaucoup dans le pays, une petite source qui dort dans sa niche de terre moussue, pareille aux niches où nichent les saints campagnards. Et je me désespérais, la langue desséchée et la gorge brûlante.
– Allons jusqu’à la Heurtaudière, cette ferme que vous voyez là-bas, me dit mon compagnon ; le père Nicolas nous donnera du bon lait.
Nous traversâmes un large guéret dont les mottes crevaient sous nos pas en poussière rouge ; puis, ayant longé un champ d’avoine, étoilé de bluets et de coquelicots, nous arrivâmes en un verger où des vaches, à la robe bringelée, dormaient couchées à l’ombre des pommiers. Au bout du verger était la ferme. Il n’y avait dans la cour, formée par quatre pauvres bâtiments, aucun être vivant, sinon les poules picorant le fumier qui, tout près de la bergerie, baignait dans un lit immonde de purin. Après avoir inutilement essayé d’ouvrir les portes fermées et barricadées, mon compagnon dit :
– Sans doute que le monde est aux champs !
Pourtant il héla :
– Père Nicolas ! Hé ! père Nicolas ?
Aucune voix ne répondit.
– Hé ! père Nicolas !
Ce second appel n’eut pour résultat que d’effaroucher les poules qui s’égaillèrent en gloussant et en battant de l’aile.
– Père Nicolas !
Très désappointé, je pensais sérieusement à aller traire moi-même les vaches du verger, quand une tête de vieille femme, revêche, ridée et toute rouge, apparut à la porte entrebâillée d’un grenier.
– Quen ? s’écria la paysanne, c’est-y vous, monsieur Joseph ? J’vous avions point remis, ben sû, tout d’suite. Faites excuses et la compagnie.
Elle se montra tout à fait. Un bonnet de coton, dont la mèche était ramenée sur le front, enserrait sa tête ; une partie des épaules et le cou qu’on eut dits de brique, tant ils avaient été cuits et recuits par le soleil, sortaient décharnés, ravinés, des plis flottants de la chemise de grosse toile que rattachait, aux hanches, un jupon court d’enfant à rayures noires et grises. Des sabots grossièrement taillés à même le tronc d’un bouleau, servaient de chaussures à ses pieds nus, violets et gercés comme un vieux morceau de cuir.
La paysanne ferma la porte du grenier, assujettit l’échelle par où l’on descendait ; mais, avant de mettre le pied sur le premier barreau, elle demanda à mon compagnon :
– C’est-y vous qu’avions hélé après le père Nicolas, moun homme ?
– Oui, la mère, c’est moi.
– Qué qu’vous l’y v’lez, au père Nicolas ?
– Il fait chaud, nous avions soif, et nous voulions lui demander une jatte de lait.
– Espérez-mé, monsieur Joseph ; j’vas à quant vous.
Elle descendit, le long de l’échelle, lentement, en faisant claquer ses sabots.
– Le père Nicolas n’est donc point là ? interrogea mon compagnon.
– Faites excuses, répondit la vieille, il est là. Ah ! pargué si ! y est, le pauv’ bounhomme pas prêt à démarrer, pour sû ! on l’a mis en bière à c’matin.
Elle était tout à fait descendue. Après s’être essuyée le front, où la sueur coulait par larges gouttes, elle ajouta :
– Oui, monsieur Joseph, il est mô, le père Nicolas. Ça y est arrivé hier dans la soirant.
Comme nous prenions une mine contristée :
– Ça ne fait ren, ren en tout, dit-elle, v’allez entrer vous rafraîchi un brin, et vous met’ à vout’ aise, attendiment que j’vas cri ce qui vous faut.
Elle ouvrit la porte de l’habitation, fermée à double tour.
– Entrez, messieurs, et n’vous gênez point… faites comme cheuz vous… T’nez, le v’là, l’père Nicolas.
Sous les poutres enfumées, au fond de la grande pièce sombre, entre les deux lits drapés d’indienne, sur deux chaises était posé un cercueil de bois blanc, à demi recouvert d’une nappe de toile écrue qu’ornaient seulement le crucifix de cuivre et le rameau de buis bénit. Au pied du cercueil, on avait apporté une petite table sur laquelle une chandelle, en guise de cierge, achevait de se consumer tristement, et où s’étalait un pot de terre brune, plein d’eau bénite, avec un mince balai de genêts servant d’aspergeoir. Ayant fait le signe de la croix, nous jetâmes un peu d’eau sur la bière, et, sans rien dire, nous nous assîmes devant la grande table, en nous regardant ahuris.
La mère Nicolas ne tarda pas à rentrer. Elle apportait avec précaution une vaste jatte de lait qu’elle déposa sur la table en disant :
– Vous pouvez ben en boire tout vout’ saoul, allez ! Y en a pas de pus bon et de pus frais.
Pendant qu’elle disposait les bols et qu’elle tirait de la huche la bonne miche de pain bis, mon compagnon lui demanda :
– Était-il malade depuis longtemps, le père Nicolas ?
– Point en tout, monsieur Joseph, répondit la vieille. Pour dire, d’pis queuque temps, y n’était pas vaillant, vaillant. Ça le tracassait dans les pomons ; l’sang, à c’que j’créiais. Deux coups, il était v’nu blanc, pis violet, pis noir, pis il était chu, quasiment mô.
– Vous n’avez donc pas été chercher le médecin ?
– Ben sûr non, monsieur Joseph qu’j’ons point été l’cri, l’médecin. Pour malade, y n’était point malade pour dire. Ça ne l’empêchait point d’aller à dreite, à gauche, de virer partout avé les gars. Hier, j’vas au marché ; quand je reviens, v’là-t-y pas que l’père Nicolas était assis, la tête cont’ la table, les bras ballants, et qu’y n’bougeait pas pus qu’eune pierre. « Moun homme ! » qu’j’y dis. Ren. « Père Nicolas, moun homme ! » qu’j’y dis cont’ l’oreille. Ren, ren, ren en tout. Alors, j’l’bouge comme ça. Mais v’là-t-y pas qu’y s’met à branler, pis qu’y chute su l’plancher, pis qu’y reste sans seulement mouver eune patte, et noir, noir quasiment comme du charbon. « Bon sens, qu’j’dis, l’père Nicolas qu’est mô ! » Et il était mô, monsieur Joseph, tout à fait mô… Mais vous n’buvez point… Ne v’gênez pas… J’en ai cor, allez… Et pis j’faisons point le beurre en c’moment…
– C’est un grand malheur, dis-je.
– Qué qu’vous v’lez ! répondit la paysanne. C’est l’bon Dieu qui l’veut, ben sûr.
– Vous n’avez donc personne pour le veiller ? interrompit mon compagnon. Et vos enfants ?
– Oh ! y a pas de danger qu’y s’en aille, le pauv’ bounhomme. Et pis les gars sont aux champs, à rentrer les foins. Faut pas qu’la besogne chôme pour ça… Ça n’ l’ f’rait point r’veni, dites, pis qu’il est mô !
Nous avions fini de boire notre lait. Après quelques remerciements, nous quittâmes la mère Nicolas, troublés, ne sachant pas s’il fallait admirer ou maudire cette insensibilité du paysan, dans la mort, la mort qui pourtant fait japper douloureusement les chiens dans le chenil vide, et qui met comme un sanglot et comme une plainte au chant des oiseaux, près des nids dévastés.
* * *
À M. Henri Lavedan.
Ayant besoin d’une bonne pour faire mon petit ménage, j’allai, un jour, demander à la fermière, ma voisine, si elle ne connaissait pas une femme honnête et travailleuse qui pût remplir cet office.
– Des bonnes ! dit-elle, ben sûr il n’en manque pas. Il y a d’abord… voyons… il y a d’abord…
Bien que les bonnes ne manquassent pas, ainsi que la fermière l’assurait péremptoirement, l’excellente femme cherchait, et ne trouvait rien. Elle réfléchit, pendant cinq minutes, en répétant toujours : « Ben sûr qu’il n’en manque pas ». Enfin elle se décida à appeler à l’aide son mari qui, dans le hangar, attelait une grande charrette, en faisant : « Hue, dia, drrrrr ! » Le fermier quitta ses chevaux, vint lentement vers nous, en se grattant la nuque d’un air profond. Il dit :
– Pardié ! non, il n’en manque pas !
Et il s’abîma en des recherches mentales, évidemment compliquées et très pénibles s’il fallait en juger par les diverses grimaces qui se succédèrent sur son visage, rouge et grumeleux comme un éclat de brique.
Nous nous taisions. La cour, incendiée de soleil, brûlait ; deux pigeons, se poursuivant, volaient d’un toit à l’autre ; sous le hangar, les chevaux, harcelés par les mouches et piqués par les taons, s’ébrouaient et, allongé sur un lit d’ordures humides, un cochon tout rose, assoupi, grognait en rêvant.
Le paysan avait croisé les bras, et ses mains étaient à plat sous ses aisselles. Sans bouger, il articula :
– Ma femme, vois-tu, je pense à la Renaude.
– À la Renaude ? s’écria la fermière. C’est pourtant vrai, et moi qui n’y pensais pas.
Et, se tournant vers moi, elle ajouta en s’échauffant :
– C’est tout à fait vot’ affaire ! Ah ! monsieur, une bonne fille, courageuse, dure à l’ouvrage, et honnête comme pas une dans la contrée… C’est franc, c’est solide.
– Eh bien ! vous m’enverrez la Renaude.
– Oui, monsieur, je vous l’enverrai.
Puis, comme prise subitement d’un scrupule :
– Mais faut que je vous dise, continua-t-elle d’un ton plus bas. Dans la ville, il y en a quelques-uns qui ne veulent pas de la Renaude, parce qu’elle a eu des malheux.
– Quels malheurs ? demandai-je.
– Oh ! de grands malheux… enfin des malheurs, conclut la fermière, d’un ton net, comme si ce mot « malheux » ne pouvait avoir qu’une signification connue et fatale.
Le lendemain, de grand matin, une femme qu’accompagnait un petit enfant frappait à ma porte.
– C’est moi la Renaude, dit-elle en souriant et en faisant la révérence. On m’a commandé de venir vous trouver pour nous arranger. Et me voilà.
Elle me désigna l’enfant qui s’était pendu à ses jupes et me regardait d’un œil craintif :
– C’est mon Parisien. Dis bonjour au monsieur, Parisien.
Mais l’enfant, de plus en plus épeuré, s’était caché dans les jupons de la femme, qui murmura avec bonté, et comme si elle voulait l’excuser :
– C’est trop jeune, c’est pas encore instruit, ça a peur du monde, le pauvre petit !
Je tentai d’attirer l’enfant à moi, en lui parlant doucement, et en lui présentant un bouquet de cerises, que je venais de prendre dans un panier.
– C’est sans doute un enfant confié à votre garde ? demandai-je à la Renaude.
– Mais non, monsieur, c’est mon garçon, répondit la femme avec un orgueil maternel, que justifiaient les joues bien rouges et bien luisantes du petit.
– Je croyais que vous l’aviez appelé tout à l’heure : le Parisien ?
– Bien sûr que je l’ai appelé le Parisien, puisqu’il est né à Paris.
– Alors, vous êtes donc de Paris ?
– Non, monsieur, ah non ! Je suis d’ici, moi. Vous ne saviez pas ?
La physionomie de la Renaude prit une expression de gravité et de tristesse profonde. Elle s’assit sur une chaise, lourdement. Un eût dit qu’une fatigue, tout d’un coup, lui avait cassé les membres. Elle soupira.
– Tenez, monsieur, au risque de tout, il faut que je sois honnête avec vous et que je vous dise ce qui en est… J’ai eu des malheurs… de grands malheurs… Je ne suis pas mariée. Oui je suis demoiselle, et pourtant cet enfant, cet enfant, c’est à moi. Oh ! il n’y a pas de ma faute, je vous assure, monsieur ! Voilà comment ce malheur m’est arrivé, aussi vrai que vous êtes un brave homme.
La Renaude avait assis son enfant sur ses genoux et, après l’avoir embrassé goulûment, après avoir lissé ses petits cheveux blonds, elle commença ainsi :