Le Livre de Mon Ami - Anatole France - E-Book

Le Livre de Mon Ami E-Book

Anatole France

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Beschreibung

Le Livre de mon ami est un livre de souvenirs d'Anatole France paru en 1885. Composons une Histoire de France, avec tous les détails, en cinquante volumes ... " Voilà, c'est dit ! Cinquante volumes, c'est bien le moins. Et tous les détails, hein ! Tous ! A six ans, Fontanet et Nozière n'ont peur de rien. Et certainement pas d'une aventure comme celle-là... Alors, quand le petit Pierre rencontre pour la première fois sa marraine, il sait très bien à qui il a affaire. C'est une fée. Et qu'on ne vienne pas lui dire le contraire. Il a vu ses yeux d'or, entendu son rire de source claire. Et elle parle de la mer comme personne ! Le monde ? oh, il connaît ! Que ce soit les monstres au bec de cigogne qui rasent les murs de sa chambre en silence ou les belles dames mystérieuses du voisinage, on ne lui fait pas prendre des vessies pour des lanternes. Et les miracles, comme pour Suzanne qui déjà parle aux étoiles, il connaît ! Alors le reste...

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Veröffentlichungsjahr: 2019

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Le Livre de Mon Ami

Pages de titreLE LIVRE DE PIERREPREMIÈRES CONQUÊTESI - LES MONSTRESII – LA DAME EN BLANCIII – JE TE DONNE CETTE ROSEIV – LES ENFANTS D’EDOUARDV – LA GRAPPE DE RAISINVI – MARCELLE AUX YEUX D’ORVII – NOTRE ÉCRITE À L’AUBENOUVELLES AMOURSII – LE PÈRE LE BEAUIII – LA GRAND-MAMAN NOZIEREIV – LA DENTVI – TEUTOBOCHUSX – LES HUMANITÉSXI – LA FORET DE MYRTESXII – L’OMBRESUZANNEI – LE COQII – ÂMES OBSCURESIII – L’ÉTOILEIV – GUIGNOLLES AMIS DE SUZANNEI – ANDRÉII – PIERREIII – JESSYLA BIBLIOTHÈQUE DE SUZANNEI – À MADAME D ***LAURE, OCTAVE, RAYMONDPage de copyright

1

Le Livre de Mon Ami

Anatole France

2

LE LIVRE DE PIERRE

31 décembre 188…

Net mezzo del cammin di nostra vita…

Au milieu du chemin de la vie…

Ce vers, par lequel Dante commence la première cantate de La

Divine Comédie, me vient à la pensée, ce soir, pour la centième fois

peut-être. Mais c’est la première fois qu’il me touche.

Avec quel intérêt je le repasse en esprit, et comme je le trouve

sérieux et plein ! C’est qu’à ce coup j’en puis faire l’application à

moi-même. Je suis, à mon tour, au point où fut Dante quand le vieux

soleil marqua la première année du XIVe siècle. Je suis au milieu du

chemin de la vie, à supposer ce chemin égal pour tous et menant à la

vieillesse.

Mon Dieu ! je savais, il y a vingt ans, qu’il faudrait en arriver là :

je le savais, mais je ne le sentais pas. Je me souciais alors du milieu

du chemin de la vie comme de la route de Chicago. Maintenant que

j’ai gravi la côte, je retourne la tête pour embrasser d’un regard tout

l’espace que j’ai traversé si vite, et le vers du poète florentin me

remplit d’une telle rêverie, que je passerais volontiers la nuit devant

mon feu à soulever des fantômes. Les morts sont si légers, hélas !

Il est doux de se souvenir. Le silence de la nuit y invite.

Son calme apprivoise les revenants, qui sont timides et fuyants par

nature et veulent l’ombre avec la solitude pour venir parler à l’oreille

de leurs amis vivants. Les rideaux des fenêtres sont tirés, les portières

pendent à plis lourds sur le tapis.

3

Seule une porte est entrouverte, là, du côté où mes yeux se

tournent par instinct. Il en sort une lueur d’opale ; il en vient des

souffles égaux et doux, dans lesquels je ne saurais distinguer moi-

même celui de la mère de ceux des enfants.

Dormez, chéris, dormez !

Nel mezzo del cammin di nostra vita…

Au coin du feu qui meurt, je rêve et je me figure que cette maison

de famille, avec la chambre où luit en tremblant la veilleuse et d’où

s’exhalent ces souffles purs, est une auberge isolée sur cette grand-

route dont j’ai déjà suivi la moitié.

Dormez, chéris ; nous repartirons demain !

Demain ! Il fut un temps où ce mot contenait pour moi la plus

belle des magies. En le prononçant, je voyais des figures inconnues

et charmantes me faire signe du doigt et murmurer : « Viens ! »

J’aimais tant la vie, alors ! J’avais en elle la belle confiance d’un

amoureux, et je ne pensais pas qu’elle pût me devenir sévère, elle qui

pourtant est sans pitié.

Je ne l’accuse pas. Elle ne m’a pas fait les blessures qu’elle a

faites à tant d’autres. Elle m’a même quelquefois caressé par hasard,

la grande indifférente ! En retour de ce qu’elle m’a pris ou refusé,

elle m’a donné des trésors auprès desquels tout ce que je désirais

n’était que cendre et fumée. Malgré tout, j’ai perdu l’espérance, et

maintenant je ne puis entendre dire : « À demain ! » sans éprouver un

sentiment d’inquiétude et de tristesse.

Non ! je n’ai plus confiance en mon ancienne amie la vie.

Mais je l’aime encore. Tant que je verrai son divin rayon briller

sur trois fronts blancs, sur trois fronts aimés, je dirai qu’elle est belle

et je la bénirai.

Il y a des heures où tout me surprend, des heures où les choses les

plus simples me donnent le frisson du mystère.

Ainsi, il me paraît, en ce moment, que la mémoire est une faculté

merveilleuse et que le don de faire apparaître le passé est aussi

étonnant et bien meilleur que le don de voir l’avenir.

C’est un bienfait que le souvenir. La nuit est calme, j’ai rassemblé

4

les tisons dans la cheminée et ranimé le feu.

Dormez, chéris, dormez !

J’écris mes souvenirs d’enfance et c’est

POUR VOUS TROIS

5

PREMIÈRES CONQUÊTES

6

I - LES MONSTRES

Les personnes qui m’ont dit ne rien se rappeler des premières

années de leur enfance m’ont beaucoup surpris.

Pour moi, j’ai gardé de vifs souvenirs du temps où j’étais un très

petit enfant. Ce sont, il est vrai, des images isolées, mais qui, par cela

même, ne se détachent qu’avec plus d’éclat sur un fond obscur et

mystérieux. Bien que je sois encore assez éloigné de la vieillesse, ces

souvenirs, que j’aime, me semblent venir d’un passé infiniment

profond.

Je me figure qu’alors le monde était dans sa magnifique

nouveauté et tout revêtu de fraîches couleurs. Si j’étais un sauvage, je

croirais le monde aussi jeune ou, si vous voulez, aussi vieux que moi.

Mais j’ai le malheur de n’être point un sauvage. J’ai lu beaucoup de

livres sur l’antiquité de la terre et l’origine des espèces, et je mesure

avec mélancolie la courte durée des individus à la longue durée des

races. Je sais donc qu’il n’y a pas très longtemps que j’avais mon lit à

galerie dans une grande chambre d’un vieil hôtel fort déchu, qui a été

démoli depuis pour faire place aux bâtiments neufs de l’École des

beaux-arts. C’est là qu’habitait mon père, modeste médecin et grand

collectionneur de curiosités naturelles. Qui est-ce qui dit que les

enfants n’ont pas de mémoire ? Je la vois encore, cette chambre, avec

son papier vert à ramages et une jolie gravure en couleurs qui

représentait, comme je l’ai su depuis, Virginie traversant dans les

bras de Paul le gué de la rivière Noire.

Il m’arriva dans cette chambre des aventures extraordinaires.

J’y avais, comme j’ai dit, un petit lit à galerie qui restait tout le

7

jour dans un coin et que ma mère plaçait, chaque nuit, au milieu de la

chambre, sans doute pour le rapprocher du sien, dont les rideaux

immenses me remplissaient de crainte et d’admiration. C’était toute

une affaire de me coucher. Il y fallait des supplications, des larmes,

des embrassements. Et ce n’était pas tout : je m’échappais en

chemise et je sautais comme un lapin. Ma mère me rattrapait sous un

meuble pour me mettre au lit. C’était très gai.

Mais à peine étais-je couché, que des personnages tout à fait

étrangers à ma famille se mettaient à défiler autour de moi. Ils

avaient des nez en bec de cigogne, des moustaches hérissées, des

ventres pointus et des jambes comme des pattes de coq. Ils se

montraient de profil, avec un œil rond au milieu de la joue, et

défilaient, portant balais, broches, guitares, seringues et quelques

instruments inconnus. Laids comme ils étaient, ils n’auraient pas dû

se montrer ; mais je dois leur rendre une justice : ils se coulaient sans

bruit le long du mur, et aucun d’eux, pas même le plus petit et le

dernier, qui avait un soufflet au derrière, ne fit jamais un pas vers

mon lit. Une force les retenait visiblement aux murs le long desquels

ils glissaient sans présenter une épaisseur appréciable. Cela me

rassurait un peu ; d’ailleurs, je veillais. Ce n’est pas en pareille

compagnie, vous pensez bien, qu’on ferme l’œil.

Je tenais mes yeux ouverts. Et pourtant (cela est un autre prodige)

je me retrouvais tout à coup dans la chambre pleine de soleil, n’y

voyant que ma mère en peignoir rose et ne sachant pas du tout

comment la nuit et les monstres s’en étaient allés.

« Quel dormeur tu fais ! » disait ma mère en riant.

Il fallait, en effet, que je fusse un fameux dormeur.

Hier, en flânant sur les quais, je vis dans la boutique d’un

marchand de gravures un de ces cahiers de grotesques dans lesquels

le Lorrain Callot exerça sa pointe fine et dure et qui se sont faits

rares. Au temps de mon enfance, une marchande d’estampes, la mère

Mignot, notre voisine, en tapissait tout un mur, et je les regardais

chaque jour, en allant à la promenade et en en revenant ; je

nourrissais mes yeux de ces monstres, et, quand j’étais couché dans

mon petit lit à galerie, je les revoyais sans avoir l’esprit de les

reconnaître. O magie de Jacques Callot !

8

Le petit cahier que je feuilletais réveilla en moi tout un monde

évanoui, et je sentis s’élever dans mon âme comme une poussière

embaumée au milieu de laquelle passaient des ombres chéries.

9

II – LA DAME EN BLANC

En ce temps-là, deux dames habitaient la même maison que nous,

deux dames vêtues l’une tout de blanc, l’autre tout de noir.

Ne me demandez pas si elles étaient jeunes : cela passait ma

connaissance. Mais je sais qu’elles sentaient bon et qu’elles avaient

toutes sortes de délicatesses. Ma mère, fort occupée et qui n’aimait

pas à voisiner, n’allait guère chez elles. Mais j’y allais souvent, moi,

surtout à l’heure du goûter, parce que la dame en noir me donnait des

gâteaux.

Donc, je faisais seul mes visites. Il fallait traverser la cour.

Ma mère me surveillait de sa fenêtre, et frappait sur les vitres

quand je m’oubliais trop longtemps à contempler le cocher qui

pansait ses chevaux. C’était tout un travail de monter l’escalier à

rampe de fer, dont les hauts degrés n’avaient point été faits pour mes

petites jambes. J’étais bien payé de ma peine dès que j’entrais dans la

chambre des dames ; car il y avait là mille choses qui me plongeaient

dans l’extase. Mais rien n’égalait les deux magots de porcelaine qui

se tenaient assis sur la cheminée, de chaque côté de la pendule.

D’eux-mêmes, ils hochaient la tête et tiraient la langue. J’appris

qu’ils venaient de Chine et je me promis d’y aller. La difficulté était

de m’y faire conduire par ma bonne. J’avais acquis la certitude que la

Chine était derrière l’Arc de Triomphe, mais je ne trouvais jamais

moyen de pousser jusque-là.

Il y avait aussi, dans la chambre des dames, un tapis à fleurs, sur

lequel je me roulais avec délices, et un petit canapé doux et profond,

dont je faisais tantôt un bateau, tantôt un cheval ou une voiture. La

dame en noir, un peu grasse, je crois, était très douce et ne me

10

grondait jamais.

La dame en blanc avait ses impatiences et ses brusqueries, mais

elle riait si joliment ! Nous faisions bon ménage tous les trois, et

j’avais arrangé dans ma tête qu’il ne viendrait jamais que moi dans la

chambre aux magots. La dame en blanc, à qui je fis part de cette

décision, se moqua bien un peu de moi, à ce qu’il me sembla ; mais

j’insistai et elle me promit tout ce que je voulus.

Elle promit. Un jour pourtant, je trouvai un monsieur assis dans

mon canapé, les pieds sur mon tapis et causant avec mes dames d’un

air satisfait. Il leur donna même une lettre qu’elles lui rendirent après

l’avoir lue. Cela me déplut, et je demandai de l’eau sucrée parce que

j’avais soif et aussi pour qu’on fît attention à moi. En effet, le

monsieur me regarda.

« C’est un petit voisin, dit la dame en noir.

— Sa mère n’a que celui-là, n’est-il pas vrai ? reprit le monsieur.

— Il est vrai, dit la dame en blanc. Mais qu’est-ce qui vous a fait

croire cela ?

— C’est qu’il a l’air d’un enfant gâté, reprit le monsieur.

Il est indiscret et curieux. En ce moment, il ouvre des yeux

comme des portes cochères. » C’était pour le mieux voir. Je ne veux

pas me flatter, mais je compris admirablement, après la conversation,

que la dame en blanc avait un mari qui était quelque chose dans un

pays lointain, que le visiteur apportait une lettre de ce mari, qu’on le

remerciait de son obligeance, et qu’on le félicitait d’avoir été nommé

premier secrétaire.

Tout cela ne me contenta pas et, en m’en allant, je refusai

d’embrasser la dame en blanc, pour la punir.

Ce jour-là, au dîner, je demandai à mon père ce que c’était qu’un

secrétaire. Mon père ne me répondit point, et ma mère me dit que

c’était un petit meuble dans lequel on range des papiers. Conçoit-on

cela ? On me coucha, et les monstres, avec un œil au milieu de la

joue, défilèrent autour de mon lit en faisant plus de grimaces que

jamais.

Si vous croyez que je pensai le lendemain au monsieur que j’avais

trouvé chez la dame en blanc, vous vous trompez ; car je l’avais

oublié de tout mon cœur, et il n’eût tenu qu’à lui d’être à jamais

11

effacé de ma mémoire. Mais il eut l’audace de se représenter chez

mes deux amies. Je ne sais si ce fut dix jours ou dix ans après sa

première visite.

J’incline à croire aujourd’hui que ce fut dix jours. Il était étonnant,

ce monsieur, de prendre ainsi ma place. Je l’examinai, cette fois, et

ne lui trouvai rien d’agréable. Il avait des cheveux très brillants, des

moustaches noires, des favoris noirs, un menton rasé avec une

fossette au milieu, la taille fine, de beaux habits, et sur tout cela un

air de contentement. Il parlait du cabinet du ministre des Affaires

étrangères, des pièces de théâtre, des modes et des livres nouveaux,

des soirées et des bals dans lesquels il avait vainement cherché ces

dames. Et elles l’écoutaient !

Était-ce une conversation, cela ? Et ne pouvait-il parler, comme

faisait avec moi la dame en noir, du pays où les montagnes sont en

caramel, et les rivières en limonade ?

Quand il fut parti, la dame en noir dit que c’était un jeune homme

charmant. Je dis, moi, qu’il était vieux et qu’il était laid.

Cela fit beaucoup rire la dame en blanc. Ce n’était pas risible,

pourtant. Mais voilà, elle riait de ce que je disais ou bien elle ne

m’écoutait pas parler. La dame en blanc avait ces deux défauts, sans

compter un troisième qui me désespérait : celui de pleurer, de

pleurer, de pleurer. Ma mère m’avait dit que les grandes personnes ne

pleuraient jamais. Ah ! c’est qu’elle n’avait pas vu comme moi la

dame en blanc, tombée de côté sur un fauteuil, une lettre ouverte sur

ses genoux, la tête renversée et son mouchoir sur les yeux. Cette

lettre (je parierais aujourd’hui que c’était une lettre anonyme) lui

faisait bien de la peine.

C’était dommage, car elle savait si bien rire ! Ces deux visites me

donnèrent l’idée de la demander en mariage.

Elle me dit qu’elle avait un grand mari en Chine, qu’elle en aurait

un petit sur le quai Malaquais ; ce fut arrangé, et elle me donna un

gâteau.

Mais le monsieur aux favoris noirs revenait bien souvent. Un jour

que la dame en blanc me contait qu’elle ferait venir pour moi de

Chine des poissons bleus, avec une ligne pour les pêcher, il se fit

annoncer et fut reçu. À la façon dont nous nous regardâmes, il était

12

clair que nous ne nous aimions pas. La dame en blanc lui dit que sa

tante (elle voulait dire la dame en noir) était allée faire une emplette

aux Deux Magots. Je voyais les deux magots sur la cheminée et je ne

concevais pas qu’il fallût sortir pour leur acheter quoi que ce fût.

Mais il se présente tous les jours des choses si difficiles à

comprendre ! Le monsieur ne parut nullement affligé de l’absence de

la dame en noir, et il dit à la dame en blanc qu’il voulait lui parler

sérieusement.

Elle s’arrangea avec coquetterie dans sa causeuse et lui fit signe

qu’elle l’écoutait. Cependant il me regardait et semblait embarrassé.

« Il est très gentil, ce petit garçon, dit-il enfin, en me passant la

main sur la tête ; mais…

— C’est mon petit mari, dit la dame en blanc.

— Eh bien, reprit le monsieur, ne pourriez-vous le renvoyer à sa

mère ? Ce que j’ai à vous dire ne doit être entendu que de vous. »

Elle lui céda.

« Chéri, me dit-elle, va jouer dans la salle à manger, et ne reviens

que quand je t’appellerai. Va, chéri ! » J’y allai le cœur gros. Elle

était pourtant très curieuse, la salle à manger, à cause d’un tableau à

horloge qui représentait une montagne au bord de la mer avec une

église, sous un ciel bleu. Et quand l’heure sonnait, un navire s’agitait

sur les flots, une locomotive avec ses voitures sortait d’un tunnel et

un ballon s’élevait dans les airs. Mais, quand l’âme est triste, rien ne

peut lui sourire. D’ailleurs, le tableau à horloge restait immobile, il

paraît que la locomotive, le navire et le ballon ne partaient que toutes

les heures, et c’est long, une heure ! Du moins, ce l’était en ce temps-

là. Par bonheur, la cuisinière vint chercher quelque chose dans le

buffet et, me voyant tout triste, me donna des confitures qui

charmèrent les peines de mon cœur.

Mais, quand je n’eus plus de confitures, je retombai dans le

chagrin. Bien que le tableau à horloge n’eût pas encore sonné, je me

figurais que des heures et des heures s’amoncelaient sur ma triste

solitude.

Par moments, il me venait de la chambre voisine quelques éclats

de la voix du monsieur ; il suppliait la dame en blanc, puis il semblait

en colère contre elle. C’était bien fait. Mais n’en finiraient-ils donc

13

jamais ? Je m’aplatis le nez contre les vitres, je tirai des crins aux

chaises, j’agrandis les trous du papier de tenture, j’arrachai les

franges des rideaux, que sais-je ?

L’ennui est une terrible chose. Enfin, n’y pouvant plus tenir, je

m’avançai sans bruit jusqu’à la porte qui donnait accès dans la

chambre aux magots et je haussai le bras pour atteindre le bouton. Je

savais bien que je faisais une action indiscrète et mauvaise ; mais

cela même me donnait une espèce d’orgueil.

J’ouvris la porte et je trouvai la dame en blanc debout contre la

cheminée. Le monsieur, à genoux à ses pieds, ouvrait de grands bras

comme pour la prendre. Il était plus rouge qu’une crête de coq ; les

yeux lui sortaient de la tête.

Peut-on se mettre dans un état pareil ?

« Cessez, monsieur, disait la dame en blanc, qui était plus rose que

de coutume et très agitée… Cessez, puisque vous me dites que vous

m’aimez ; cessez… et ne me faites pas regretter… » Et elle avait l’air

de le craindre et d’être à bout de forces.

Il se releva vite en me voyant, et je crois bien qu’il eut un moment

l’idée de me jeter par la fenêtre. Mais elle, au lieu de me gronder

comme je m’y attendais, me serra dans ses bras en m’appelant son

chéri.

M’ayant emporté sur le canapé, elle pleura longtemps et

doucement sur ma joue.

Nous étions seuls. Je lui dis, pour la consoler, que le monsieur aux

favoris était un vilain homme et qu’elle n’aurait pas de chagrin si elle

était restée seule avec moi, comme c’était convenu. Mais, c’est égal,

je trouvai que les grandes personnes étaient quelquefois bien drôles.

À peine étions-nous remis, que la dame en noir entra avec des

paquets.

Elle demanda s’il n’était venu personne.

« M. Arnould est venu, répondit tranquillement la dame en blanc ;

mais il n’est resté qu’une seconde. » Pour cela, je savais bien que

c’était un mensonge ; mais le bon génie de la dame en blanc, qui sans

doute était avec moi depuis quelques instants, me mit son doigt

invisible sur la bouche.

Je ne revis plus M. Arnould, et mes amours avec la dame en blanc

14

ne furent plus troublées ; c’est pourquoi, sans doute, je n’en ai pas

gardé le souvenir. Hier encore, c’est-à-dire après plus de trente ans, je

ne savais pas ce qu’elle était devenue.

Hier, j’allai au bal du ministre des Affaires étrangères. Je suis de

l’avis de Lord Palmerston, qui disait que la vie serait supportable

sans les plaisirs. Mon travail quotidien n’excède ni mes forces ni

mon intelligence, et j’ai pu parvenir à m’y intéresser. Ce sont les

réceptions officielles qui m’accablent. Je savais qu’il serait fastidieux

et inutile d’aller au bal du ministre ; je le savais et j’y allai, parce

qu’il est dans la nature humaine de penser sagement et d’agir d’une

façon absurde.

À peine étais-je entré dans le grand salon, qu’on annonça

l’ambassadeur de *** et madame ***. J’avais rencontré plusieurs

fois l’ambassadeur, dont la figure fine porte l’empreinte de fatigues

qui ne sont point toutes dues aux travaux de la diplomatie.

Il eut, dit-on, une jeunesse orageuse, et il court sur son compte,

dans les réunions d’hommes, plusieurs anecdotes galantes. Son

séjour en Chine, il y a trente ans, est particulièrement riche en

aventures qu’on aime à conter à huis clos en prenant le café. Sa

femme, que je n’avais pas l’honneur de connaître, me sembla passer

la cinquantaine. Elle était tout en noir ; de magnifiques dentelles

enveloppaient admirablement sa beauté passée, dont l’ombre

s’entrevoyait encore. Je fus heureux de lui être présenté ; car j’estime

infiniment la conversation des femmes âgées.

Nous causâmes de mille choses, au son des violons qui faisaient

danser les jeunes femmes, et elle en vint à me parler par hasard du

temps où elle logeait dans un vieil hôtel du quai Malaquais.

« Vous étiez la dame en blanc ! m’écriai-je.

— En effet, monsieur, me dit-elle ; je m’habillais toujours en

blanc.

— Et moi, madame, j’étais votre petit mari.

— Quoi ! monsieur, vous êtes le fils de cet excellent docteur

Nozière ? Vous aimiez beaucoup les gâteaux. Les aimez-vous

encore ? Venez donc en manger chez nous.

Nous avons tous les samedis un petit thé intime. Comme on se

retrouve !

15

— Et la dame en noir ?

— C’est moi qui suis aujourd’hui la dame en noir. Ma pauvre

tante est morte l’année de la guerre. Dans les derniers temps de sa vie

elle parlait souvent de vous. »

Tandis que nous causions ainsi, un monsieur à moustaches et à

favoris blancs salua respectueusement l’ambassadrice, avec toutes les

grâces raides d’un vieux beau.

Il me semblait bien reconnaître son menton.

« M. Arnould, me dit-elle, un vieil ami. »

16

III – JE TE DONNE CETTE ROSE

Nous habitions un grand appartement plein de choses étranges. Il

y avait sur les murs des trophées d’armes sauvages surmontés de

crânes et de chevelures ; des pirogues avec leurs pagaies étaient

suspendues aux plafonds, côte à côte avec des alligators empaillés ;

les vitrines contenaient des oiseaux, des nids, des branches de corail

et une infinité de petits squelettes qui semblaient pleins de rancune et

de malveillance. Je ne savais quel pacte mon père avait fait avec ces

créatures monstrueuses, je le sais maintenant : c’était le pacte du

collectionneur. Lui, si sage et si désintéressé, il rêvait de fourrer la

nature entière dans une armoire. C’était dans l’intérêt de la science ;

il le disait, il le croyait ; en fait, c’était par manie de collectionneur.

Tout l’appartement était rempli de curiosités naturelles.

Seul, le petit salon n’avait été envahi ni par la zoologie, ni par la

minéralogie, ni par l’ethnographie, ni par la tératologie ; là, ni

écailles de serpents ni carapaces de tortues, point d’ossements, point

de flèches de silex, point de tomahawks, seulement des roses. Le

papier du petit salon en était semé. C’étaient des roses en bouton,

closes, modestes, toutes pareilles et toutes jolies.

Ma mère, qui avait des griefs sérieux contre la zoologie comparée

et la mensuration des crânes, passait sa journée dans le petit salon,

devant sa table à ouvrage. Je jouais à ses pieds sur le tapis, avec un

mouton qui n’avait que trois pieds, après en avoir eu quatre, en quoi

il était indigne de figurer avec les lapins à deux têtes dans la

collection tératologique de mon père ; j’avais aussi un polichinelle

qui remuait les bras et sentait la peinture : il fallait que j’eusse en ce

temps-là beaucoup d’imagination, car ce polichinelle et ce mouton

17

me représentaient les personnages divers de mille drames curieux.

Quand il arrivait quelque chose de tout à fait intéressant au mouton

ou au polichinelle, j’en faisais part à ma mère. Toujours inutilement.

Il est à remarquer que les grandes personnes ne comprennent jamais

bien ce qu’expliquent les petits enfants. Ma mère était distraite. Elle

ne m’écoutait pas avec assez d’attention. C’était son grand défaut.

Mais elle avait une façon de me regarder avec ses grands yeux et de

m’appeler « petit bêta » qui raccommodait les choses.

Un jour, dans le petit salon, laissant sa broderie, elle me souleva

dans ses bras et, me montrant une des fleurs du papier, elle me dit :

« Je te donne cette rose. » Et, pour la reconnaître, elle la marqua

d’une croix avec son poinçon à broder.

Jamais présent ne me rendit plus heureux.

18

IV – LES ENFANTS D’EDOUARD

« Il a l’air d’un brigand, mon petit garçon, avec ses cheveux

ébouriffés ! Coiffez-le “aux enfants d’Édouard”, monsieur Valence. »

M. Valence, à qui ma chère mère parlait de la sorte, était un vieux

perruquier agile et boiteux, dont la seule vue me rappelait une odeur

écœurante de fers chauds, et que je redoutais, tant à cause de ses

mains grasses de pommade que parce qu’il ne pouvait me couper les

cheveux sans m’en laisser tomber dans le cou. Aussi, quand il me

passait un peignoir blanc et qu’il me nouait une serviette autour du

cou, je résistais, et il me disait :

« Tu ne veux pourtant pas, mon petit ami, rester avec une

chevelure de sauvage, comme si tu sortais du radeau de la Méduse. »

Il racontait à tout propos, de sa voix vibrante de Méridional, le

naufrage de la Méduse, dont il n’avait échappé qu’après

d’effroyables misères. Le radeau, les inutiles signaux de détresse, les

repas de chair humaine, il disait tout cela avec la belle humeur de

quelqu’un qui prend les choses par leur bon côté ; car c’était un

homme jovial, M. Valence !

Ce jour-là, il m’accommoda trop lentement la tête à mon gré, et

d’une façon que je jugeai bien étrange dès que je pus me regarder

dans la glace. Je vis alors les cheveux rabattus et taillés droit comme

un bonnet au-dessus des sourcils et tombant sur les joues comme des

oreilles d’épagneul.

Ma mère était ravie : Valence m’avait véritablement coiffé aux

enfants d’Édouard. Vêtu comme je l’étais d’une blouse de velours

noir, on n’avait plus, disait-elle, qu’à m’enfermer dans la tour avec

mon frère aîné…

19

« Si l’on ose ! » ajouta-t-elle, en me soulevant dans ses bras avec

une crânerie charmante.

Et elle me porta, étroitement embrassé, jusqu’à la voiture. Car

nous allions en visite.

Je lui demandai quel était ce frère aîné que je ne connaissais pas et

cette tour qui me faisait peur.

Et ma mère, qui avait la divine patience et la simplicité joyeuse

des âmes dont la seule affaire en ce monde est d’aimer, me conta,

dans un babil enfantin et poétique, comment les deux enfants du roi

Édouard, qui étaient beaux et bons, furent arrachés à leur mère et

étouffés dans un cachot de la tour de Londres par leur méchant oncle

Richard.

Elle ajouta, s’inspirant selon toute apparence d’une peinture à la

mode, que le petit chien des enfants aboya pour les avertir de

l’approche des meurtriers.

Elle finit en disant que cette histoire était très ancienne, mais si

touchante et si belle, qu’on ne cessait d’en faire des peintures et de la

représenter sur les théâtres, et que tous les spectateurs pleuraient, et

qu’elle avait pleuré comme eux.

Je dis à maman qu’il fallait être bien méchant pour la faire pleurer

ainsi, elle et tout le monde.

Elle me répondit qu’il y fallait, au contraire, une grande âme et un

beau talent, mais je ne la compris pas. Je n’entendais rien alors à la

volupté des larmes.

La voiture nous arrêta dans l’île Saint-Louis, devant une vieille

maison que je ne connaissais pas. Et nous montâmes un escalier de

pierre, dont les marches usées et fendues me faisaient grise mine.

Au premier tournant, un petit chien se mit, à japper :

« C’est lui, pensai-je, c’est le chien des enfants d’Édouard. » Et

une peur subite, invincible, folle, s’empara de moi. Évidemment, cet

escalier, c’était celui de la tour, et, avec mes cheveux découpés, en

bonnet et ma blouse de velours, j’étais un enfant d’Édouard. On allait

me faire mourir. Je ne voulais pas ; je me cramponnai à la robe de ma

mère en criant :

« Emmène-moi, emmène-moi ! Je ne veux pas monter dans

l’escalier de la tour !

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— Tais-toi donc, petit sot… Allons, allons, mon chéri, n’aie pas

peur… Cet enfant est vraiment trop nerveux…

Pierre, Pierre, mon petit bonhomme, sois raisonnable. » Mais,

pendu à sa jupe, raidi, crispé, je n’entendais rien ; je criais, je hurlais,

j’étouffais. Mes regards, pleins d’horreur, nageaient dans les ombres

animées par la peur féconde.

À mes cris, une porte s’ouvrit sur le palier et il en sortit un vieux

monsieur en qui, malgré mon épouvante et malgré son bonnet grec et

sa robe de chambre, je reconnus mon ami Robin, Robin mon ami, qui

m’apportait une fois la semaine des gâteaux secs dans la coiffe de

son chapeau.

C’était Robin lui-même ; mais je ne pouvais concevoir qu’il fût

dans la tour, ne sachant pas que la tour était une maison, et que, cette

maison étant vieille, il était naturel que ce vieux monsieur y habitât.

Il nous tendit les bras avec sa tabatière dans la main gauche et une

pincée de tabac entre le pouce et l’index de la main droite. C’était lui.

« Entrez donc, chère dame ! ma femme va mieux ; elle sera