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Le Livre de mon ami est un livre de souvenirs d'Anatole France paru en 1885. Composons une Histoire de France, avec tous les détails, en cinquante volumes ... " Voilà, c'est dit ! Cinquante volumes, c'est bien le moins. Et tous les détails, hein ! Tous ! A six ans, Fontanet et Nozière n'ont peur de rien. Et certainement pas d'une aventure comme celle-là... Alors, quand le petit Pierre rencontre pour la première fois sa marraine, il sait très bien à qui il a affaire. C'est une fée. Et qu'on ne vienne pas lui dire le contraire. Il a vu ses yeux d'or, entendu son rire de source claire. Et elle parle de la mer comme personne ! Le monde ? oh, il connaît ! Que ce soit les monstres au bec de cigogne qui rasent les murs de sa chambre en silence ou les belles dames mystérieuses du voisinage, on ne lui fait pas prendre des vessies pour des lanternes. Et les miracles, comme pour Suzanne qui déjà parle aux étoiles, il connaît ! Alors le reste...
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Seitenzahl: 235
Veröffentlichungsjahr: 2019
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Anatole France
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31 décembre 188…
Net mezzo del cammin di nostra vita…
Au milieu du chemin de la vie…
Ce vers, par lequel Dante commence la première cantate de La
Divine Comédie, me vient à la pensée, ce soir, pour la centième fois
peut-être. Mais c’est la première fois qu’il me touche.
Avec quel intérêt je le repasse en esprit, et comme je le trouve
sérieux et plein ! C’est qu’à ce coup j’en puis faire l’application à
moi-même. Je suis, à mon tour, au point où fut Dante quand le vieux
soleil marqua la première année du XIVe siècle. Je suis au milieu du
chemin de la vie, à supposer ce chemin égal pour tous et menant à la
vieillesse.
Mon Dieu ! je savais, il y a vingt ans, qu’il faudrait en arriver là :
je le savais, mais je ne le sentais pas. Je me souciais alors du milieu
du chemin de la vie comme de la route de Chicago. Maintenant que
j’ai gravi la côte, je retourne la tête pour embrasser d’un regard tout
l’espace que j’ai traversé si vite, et le vers du poète florentin me
remplit d’une telle rêverie, que je passerais volontiers la nuit devant
mon feu à soulever des fantômes. Les morts sont si légers, hélas !
Il est doux de se souvenir. Le silence de la nuit y invite.
Son calme apprivoise les revenants, qui sont timides et fuyants par
nature et veulent l’ombre avec la solitude pour venir parler à l’oreille
de leurs amis vivants. Les rideaux des fenêtres sont tirés, les portières
pendent à plis lourds sur le tapis.
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Seule une porte est entrouverte, là, du côté où mes yeux se
tournent par instinct. Il en sort une lueur d’opale ; il en vient des
souffles égaux et doux, dans lesquels je ne saurais distinguer moi-
même celui de la mère de ceux des enfants.
Dormez, chéris, dormez !
Nel mezzo del cammin di nostra vita…
Au coin du feu qui meurt, je rêve et je me figure que cette maison
de famille, avec la chambre où luit en tremblant la veilleuse et d’où
s’exhalent ces souffles purs, est une auberge isolée sur cette grand-
route dont j’ai déjà suivi la moitié.
Dormez, chéris ; nous repartirons demain !
Demain ! Il fut un temps où ce mot contenait pour moi la plus
belle des magies. En le prononçant, je voyais des figures inconnues
et charmantes me faire signe du doigt et murmurer : « Viens ! »
J’aimais tant la vie, alors ! J’avais en elle la belle confiance d’un
amoureux, et je ne pensais pas qu’elle pût me devenir sévère, elle qui
pourtant est sans pitié.
Je ne l’accuse pas. Elle ne m’a pas fait les blessures qu’elle a
faites à tant d’autres. Elle m’a même quelquefois caressé par hasard,
la grande indifférente ! En retour de ce qu’elle m’a pris ou refusé,
elle m’a donné des trésors auprès desquels tout ce que je désirais
n’était que cendre et fumée. Malgré tout, j’ai perdu l’espérance, et
maintenant je ne puis entendre dire : « À demain ! » sans éprouver un
sentiment d’inquiétude et de tristesse.
Non ! je n’ai plus confiance en mon ancienne amie la vie.
Mais je l’aime encore. Tant que je verrai son divin rayon briller
sur trois fronts blancs, sur trois fronts aimés, je dirai qu’elle est belle
et je la bénirai.
Il y a des heures où tout me surprend, des heures où les choses les
plus simples me donnent le frisson du mystère.
Ainsi, il me paraît, en ce moment, que la mémoire est une faculté
merveilleuse et que le don de faire apparaître le passé est aussi
étonnant et bien meilleur que le don de voir l’avenir.
C’est un bienfait que le souvenir. La nuit est calme, j’ai rassemblé
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les tisons dans la cheminée et ranimé le feu.
Dormez, chéris, dormez !
J’écris mes souvenirs d’enfance et c’est
POUR VOUS TROIS
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Les personnes qui m’ont dit ne rien se rappeler des premières
années de leur enfance m’ont beaucoup surpris.
Pour moi, j’ai gardé de vifs souvenirs du temps où j’étais un très
petit enfant. Ce sont, il est vrai, des images isolées, mais qui, par cela
même, ne se détachent qu’avec plus d’éclat sur un fond obscur et
mystérieux. Bien que je sois encore assez éloigné de la vieillesse, ces
souvenirs, que j’aime, me semblent venir d’un passé infiniment
profond.
Je me figure qu’alors le monde était dans sa magnifique
nouveauté et tout revêtu de fraîches couleurs. Si j’étais un sauvage, je
croirais le monde aussi jeune ou, si vous voulez, aussi vieux que moi.
Mais j’ai le malheur de n’être point un sauvage. J’ai lu beaucoup de
livres sur l’antiquité de la terre et l’origine des espèces, et je mesure
avec mélancolie la courte durée des individus à la longue durée des
races. Je sais donc qu’il n’y a pas très longtemps que j’avais mon lit à
galerie dans une grande chambre d’un vieil hôtel fort déchu, qui a été
démoli depuis pour faire place aux bâtiments neufs de l’École des
beaux-arts. C’est là qu’habitait mon père, modeste médecin et grand
collectionneur de curiosités naturelles. Qui est-ce qui dit que les
enfants n’ont pas de mémoire ? Je la vois encore, cette chambre, avec
son papier vert à ramages et une jolie gravure en couleurs qui
représentait, comme je l’ai su depuis, Virginie traversant dans les
bras de Paul le gué de la rivière Noire.
Il m’arriva dans cette chambre des aventures extraordinaires.
J’y avais, comme j’ai dit, un petit lit à galerie qui restait tout le
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jour dans un coin et que ma mère plaçait, chaque nuit, au milieu de la
chambre, sans doute pour le rapprocher du sien, dont les rideaux
immenses me remplissaient de crainte et d’admiration. C’était toute
une affaire de me coucher. Il y fallait des supplications, des larmes,
des embrassements. Et ce n’était pas tout : je m’échappais en
chemise et je sautais comme un lapin. Ma mère me rattrapait sous un
meuble pour me mettre au lit. C’était très gai.
Mais à peine étais-je couché, que des personnages tout à fait
étrangers à ma famille se mettaient à défiler autour de moi. Ils
avaient des nez en bec de cigogne, des moustaches hérissées, des
ventres pointus et des jambes comme des pattes de coq. Ils se
montraient de profil, avec un œil rond au milieu de la joue, et
défilaient, portant balais, broches, guitares, seringues et quelques
instruments inconnus. Laids comme ils étaient, ils n’auraient pas dû
se montrer ; mais je dois leur rendre une justice : ils se coulaient sans
bruit le long du mur, et aucun d’eux, pas même le plus petit et le
dernier, qui avait un soufflet au derrière, ne fit jamais un pas vers
mon lit. Une force les retenait visiblement aux murs le long desquels
ils glissaient sans présenter une épaisseur appréciable. Cela me
rassurait un peu ; d’ailleurs, je veillais. Ce n’est pas en pareille
compagnie, vous pensez bien, qu’on ferme l’œil.
Je tenais mes yeux ouverts. Et pourtant (cela est un autre prodige)
je me retrouvais tout à coup dans la chambre pleine de soleil, n’y
voyant que ma mère en peignoir rose et ne sachant pas du tout
comment la nuit et les monstres s’en étaient allés.
« Quel dormeur tu fais ! » disait ma mère en riant.
Il fallait, en effet, que je fusse un fameux dormeur.
Hier, en flânant sur les quais, je vis dans la boutique d’un
marchand de gravures un de ces cahiers de grotesques dans lesquels
le Lorrain Callot exerça sa pointe fine et dure et qui se sont faits
rares. Au temps de mon enfance, une marchande d’estampes, la mère
Mignot, notre voisine, en tapissait tout un mur, et je les regardais
chaque jour, en allant à la promenade et en en revenant ; je
nourrissais mes yeux de ces monstres, et, quand j’étais couché dans
mon petit lit à galerie, je les revoyais sans avoir l’esprit de les
reconnaître. O magie de Jacques Callot !
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Le petit cahier que je feuilletais réveilla en moi tout un monde
évanoui, et je sentis s’élever dans mon âme comme une poussière
embaumée au milieu de laquelle passaient des ombres chéries.
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En ce temps-là, deux dames habitaient la même maison que nous,
deux dames vêtues l’une tout de blanc, l’autre tout de noir.
Ne me demandez pas si elles étaient jeunes : cela passait ma
connaissance. Mais je sais qu’elles sentaient bon et qu’elles avaient
toutes sortes de délicatesses. Ma mère, fort occupée et qui n’aimait
pas à voisiner, n’allait guère chez elles. Mais j’y allais souvent, moi,
surtout à l’heure du goûter, parce que la dame en noir me donnait des
gâteaux.
Donc, je faisais seul mes visites. Il fallait traverser la cour.
Ma mère me surveillait de sa fenêtre, et frappait sur les vitres
quand je m’oubliais trop longtemps à contempler le cocher qui
pansait ses chevaux. C’était tout un travail de monter l’escalier à
rampe de fer, dont les hauts degrés n’avaient point été faits pour mes
petites jambes. J’étais bien payé de ma peine dès que j’entrais dans la
chambre des dames ; car il y avait là mille choses qui me plongeaient
dans l’extase. Mais rien n’égalait les deux magots de porcelaine qui
se tenaient assis sur la cheminée, de chaque côté de la pendule.
D’eux-mêmes, ils hochaient la tête et tiraient la langue. J’appris
qu’ils venaient de Chine et je me promis d’y aller. La difficulté était
de m’y faire conduire par ma bonne. J’avais acquis la certitude que la
Chine était derrière l’Arc de Triomphe, mais je ne trouvais jamais
moyen de pousser jusque-là.
Il y avait aussi, dans la chambre des dames, un tapis à fleurs, sur
lequel je me roulais avec délices, et un petit canapé doux et profond,
dont je faisais tantôt un bateau, tantôt un cheval ou une voiture. La
dame en noir, un peu grasse, je crois, était très douce et ne me
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grondait jamais.
La dame en blanc avait ses impatiences et ses brusqueries, mais
elle riait si joliment ! Nous faisions bon ménage tous les trois, et
j’avais arrangé dans ma tête qu’il ne viendrait jamais que moi dans la
chambre aux magots. La dame en blanc, à qui je fis part de cette
décision, se moqua bien un peu de moi, à ce qu’il me sembla ; mais
j’insistai et elle me promit tout ce que je voulus.
Elle promit. Un jour pourtant, je trouvai un monsieur assis dans
mon canapé, les pieds sur mon tapis et causant avec mes dames d’un
air satisfait. Il leur donna même une lettre qu’elles lui rendirent après
l’avoir lue. Cela me déplut, et je demandai de l’eau sucrée parce que
j’avais soif et aussi pour qu’on fît attention à moi. En effet, le
monsieur me regarda.
« C’est un petit voisin, dit la dame en noir.
— Sa mère n’a que celui-là, n’est-il pas vrai ? reprit le monsieur.
— Il est vrai, dit la dame en blanc. Mais qu’est-ce qui vous a fait
croire cela ?
— C’est qu’il a l’air d’un enfant gâté, reprit le monsieur.
Il est indiscret et curieux. En ce moment, il ouvre des yeux
comme des portes cochères. » C’était pour le mieux voir. Je ne veux
pas me flatter, mais je compris admirablement, après la conversation,
que la dame en blanc avait un mari qui était quelque chose dans un
pays lointain, que le visiteur apportait une lettre de ce mari, qu’on le
remerciait de son obligeance, et qu’on le félicitait d’avoir été nommé
premier secrétaire.
Tout cela ne me contenta pas et, en m’en allant, je refusai
d’embrasser la dame en blanc, pour la punir.
Ce jour-là, au dîner, je demandai à mon père ce que c’était qu’un
secrétaire. Mon père ne me répondit point, et ma mère me dit que
c’était un petit meuble dans lequel on range des papiers. Conçoit-on
cela ? On me coucha, et les monstres, avec un œil au milieu de la
joue, défilèrent autour de mon lit en faisant plus de grimaces que
jamais.
Si vous croyez que je pensai le lendemain au monsieur que j’avais
trouvé chez la dame en blanc, vous vous trompez ; car je l’avais
oublié de tout mon cœur, et il n’eût tenu qu’à lui d’être à jamais
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effacé de ma mémoire. Mais il eut l’audace de se représenter chez
mes deux amies. Je ne sais si ce fut dix jours ou dix ans après sa
première visite.
J’incline à croire aujourd’hui que ce fut dix jours. Il était étonnant,
ce monsieur, de prendre ainsi ma place. Je l’examinai, cette fois, et
ne lui trouvai rien d’agréable. Il avait des cheveux très brillants, des
moustaches noires, des favoris noirs, un menton rasé avec une
fossette au milieu, la taille fine, de beaux habits, et sur tout cela un
air de contentement. Il parlait du cabinet du ministre des Affaires
étrangères, des pièces de théâtre, des modes et des livres nouveaux,
des soirées et des bals dans lesquels il avait vainement cherché ces
dames. Et elles l’écoutaient !
Était-ce une conversation, cela ? Et ne pouvait-il parler, comme
faisait avec moi la dame en noir, du pays où les montagnes sont en
caramel, et les rivières en limonade ?
Quand il fut parti, la dame en noir dit que c’était un jeune homme
charmant. Je dis, moi, qu’il était vieux et qu’il était laid.
Cela fit beaucoup rire la dame en blanc. Ce n’était pas risible,
pourtant. Mais voilà, elle riait de ce que je disais ou bien elle ne
m’écoutait pas parler. La dame en blanc avait ces deux défauts, sans
compter un troisième qui me désespérait : celui de pleurer, de
pleurer, de pleurer. Ma mère m’avait dit que les grandes personnes ne
pleuraient jamais. Ah ! c’est qu’elle n’avait pas vu comme moi la
dame en blanc, tombée de côté sur un fauteuil, une lettre ouverte sur
ses genoux, la tête renversée et son mouchoir sur les yeux. Cette
lettre (je parierais aujourd’hui que c’était une lettre anonyme) lui
faisait bien de la peine.
C’était dommage, car elle savait si bien rire ! Ces deux visites me
donnèrent l’idée de la demander en mariage.
Elle me dit qu’elle avait un grand mari en Chine, qu’elle en aurait
un petit sur le quai Malaquais ; ce fut arrangé, et elle me donna un
gâteau.
Mais le monsieur aux favoris noirs revenait bien souvent. Un jour
que la dame en blanc me contait qu’elle ferait venir pour moi de
Chine des poissons bleus, avec une ligne pour les pêcher, il se fit
annoncer et fut reçu. À la façon dont nous nous regardâmes, il était
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clair que nous ne nous aimions pas. La dame en blanc lui dit que sa
tante (elle voulait dire la dame en noir) était allée faire une emplette
aux Deux Magots. Je voyais les deux magots sur la cheminée et je ne
concevais pas qu’il fallût sortir pour leur acheter quoi que ce fût.
Mais il se présente tous les jours des choses si difficiles à
comprendre ! Le monsieur ne parut nullement affligé de l’absence de
la dame en noir, et il dit à la dame en blanc qu’il voulait lui parler
sérieusement.
Elle s’arrangea avec coquetterie dans sa causeuse et lui fit signe
qu’elle l’écoutait. Cependant il me regardait et semblait embarrassé.
« Il est très gentil, ce petit garçon, dit-il enfin, en me passant la
main sur la tête ; mais…
— C’est mon petit mari, dit la dame en blanc.
— Eh bien, reprit le monsieur, ne pourriez-vous le renvoyer à sa
mère ? Ce que j’ai à vous dire ne doit être entendu que de vous. »
Elle lui céda.
« Chéri, me dit-elle, va jouer dans la salle à manger, et ne reviens
que quand je t’appellerai. Va, chéri ! » J’y allai le cœur gros. Elle
était pourtant très curieuse, la salle à manger, à cause d’un tableau à
horloge qui représentait une montagne au bord de la mer avec une
église, sous un ciel bleu. Et quand l’heure sonnait, un navire s’agitait
sur les flots, une locomotive avec ses voitures sortait d’un tunnel et
un ballon s’élevait dans les airs. Mais, quand l’âme est triste, rien ne
peut lui sourire. D’ailleurs, le tableau à horloge restait immobile, il
paraît que la locomotive, le navire et le ballon ne partaient que toutes
les heures, et c’est long, une heure ! Du moins, ce l’était en ce temps-
là. Par bonheur, la cuisinière vint chercher quelque chose dans le
buffet et, me voyant tout triste, me donna des confitures qui
charmèrent les peines de mon cœur.
Mais, quand je n’eus plus de confitures, je retombai dans le
chagrin. Bien que le tableau à horloge n’eût pas encore sonné, je me
figurais que des heures et des heures s’amoncelaient sur ma triste
solitude.
Par moments, il me venait de la chambre voisine quelques éclats
de la voix du monsieur ; il suppliait la dame en blanc, puis il semblait
en colère contre elle. C’était bien fait. Mais n’en finiraient-ils donc
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jamais ? Je m’aplatis le nez contre les vitres, je tirai des crins aux
chaises, j’agrandis les trous du papier de tenture, j’arrachai les
franges des rideaux, que sais-je ?
L’ennui est une terrible chose. Enfin, n’y pouvant plus tenir, je
m’avançai sans bruit jusqu’à la porte qui donnait accès dans la
chambre aux magots et je haussai le bras pour atteindre le bouton. Je
savais bien que je faisais une action indiscrète et mauvaise ; mais
cela même me donnait une espèce d’orgueil.
J’ouvris la porte et je trouvai la dame en blanc debout contre la
cheminée. Le monsieur, à genoux à ses pieds, ouvrait de grands bras
comme pour la prendre. Il était plus rouge qu’une crête de coq ; les
yeux lui sortaient de la tête.
Peut-on se mettre dans un état pareil ?
« Cessez, monsieur, disait la dame en blanc, qui était plus rose que
de coutume et très agitée… Cessez, puisque vous me dites que vous
m’aimez ; cessez… et ne me faites pas regretter… » Et elle avait l’air
de le craindre et d’être à bout de forces.
Il se releva vite en me voyant, et je crois bien qu’il eut un moment
l’idée de me jeter par la fenêtre. Mais elle, au lieu de me gronder
comme je m’y attendais, me serra dans ses bras en m’appelant son
chéri.
M’ayant emporté sur le canapé, elle pleura longtemps et
doucement sur ma joue.
Nous étions seuls. Je lui dis, pour la consoler, que le monsieur aux
favoris était un vilain homme et qu’elle n’aurait pas de chagrin si elle
était restée seule avec moi, comme c’était convenu. Mais, c’est égal,
je trouvai que les grandes personnes étaient quelquefois bien drôles.
À peine étions-nous remis, que la dame en noir entra avec des
paquets.
Elle demanda s’il n’était venu personne.
« M. Arnould est venu, répondit tranquillement la dame en blanc ;
mais il n’est resté qu’une seconde. » Pour cela, je savais bien que
c’était un mensonge ; mais le bon génie de la dame en blanc, qui sans
doute était avec moi depuis quelques instants, me mit son doigt
invisible sur la bouche.
Je ne revis plus M. Arnould, et mes amours avec la dame en blanc
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ne furent plus troublées ; c’est pourquoi, sans doute, je n’en ai pas
gardé le souvenir. Hier encore, c’est-à-dire après plus de trente ans, je
ne savais pas ce qu’elle était devenue.
Hier, j’allai au bal du ministre des Affaires étrangères. Je suis de
l’avis de Lord Palmerston, qui disait que la vie serait supportable
sans les plaisirs. Mon travail quotidien n’excède ni mes forces ni
mon intelligence, et j’ai pu parvenir à m’y intéresser. Ce sont les
réceptions officielles qui m’accablent. Je savais qu’il serait fastidieux
et inutile d’aller au bal du ministre ; je le savais et j’y allai, parce
qu’il est dans la nature humaine de penser sagement et d’agir d’une
façon absurde.
À peine étais-je entré dans le grand salon, qu’on annonça
l’ambassadeur de *** et madame ***. J’avais rencontré plusieurs
fois l’ambassadeur, dont la figure fine porte l’empreinte de fatigues
qui ne sont point toutes dues aux travaux de la diplomatie.
Il eut, dit-on, une jeunesse orageuse, et il court sur son compte,
dans les réunions d’hommes, plusieurs anecdotes galantes. Son
séjour en Chine, il y a trente ans, est particulièrement riche en
aventures qu’on aime à conter à huis clos en prenant le café. Sa
femme, que je n’avais pas l’honneur de connaître, me sembla passer
la cinquantaine. Elle était tout en noir ; de magnifiques dentelles
enveloppaient admirablement sa beauté passée, dont l’ombre
s’entrevoyait encore. Je fus heureux de lui être présenté ; car j’estime
infiniment la conversation des femmes âgées.
Nous causâmes de mille choses, au son des violons qui faisaient
danser les jeunes femmes, et elle en vint à me parler par hasard du
temps où elle logeait dans un vieil hôtel du quai Malaquais.
« Vous étiez la dame en blanc ! m’écriai-je.
— En effet, monsieur, me dit-elle ; je m’habillais toujours en
blanc.
— Et moi, madame, j’étais votre petit mari.
— Quoi ! monsieur, vous êtes le fils de cet excellent docteur
Nozière ? Vous aimiez beaucoup les gâteaux. Les aimez-vous
encore ? Venez donc en manger chez nous.
Nous avons tous les samedis un petit thé intime. Comme on se
retrouve !
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— Et la dame en noir ?
— C’est moi qui suis aujourd’hui la dame en noir. Ma pauvre
tante est morte l’année de la guerre. Dans les derniers temps de sa vie
elle parlait souvent de vous. »
Tandis que nous causions ainsi, un monsieur à moustaches et à
favoris blancs salua respectueusement l’ambassadrice, avec toutes les
grâces raides d’un vieux beau.
Il me semblait bien reconnaître son menton.
« M. Arnould, me dit-elle, un vieil ami. »
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Nous habitions un grand appartement plein de choses étranges. Il
y avait sur les murs des trophées d’armes sauvages surmontés de
crânes et de chevelures ; des pirogues avec leurs pagaies étaient
suspendues aux plafonds, côte à côte avec des alligators empaillés ;
les vitrines contenaient des oiseaux, des nids, des branches de corail
et une infinité de petits squelettes qui semblaient pleins de rancune et
de malveillance. Je ne savais quel pacte mon père avait fait avec ces
créatures monstrueuses, je le sais maintenant : c’était le pacte du
collectionneur. Lui, si sage et si désintéressé, il rêvait de fourrer la
nature entière dans une armoire. C’était dans l’intérêt de la science ;
il le disait, il le croyait ; en fait, c’était par manie de collectionneur.
Tout l’appartement était rempli de curiosités naturelles.
Seul, le petit salon n’avait été envahi ni par la zoologie, ni par la
minéralogie, ni par l’ethnographie, ni par la tératologie ; là, ni
écailles de serpents ni carapaces de tortues, point d’ossements, point
de flèches de silex, point de tomahawks, seulement des roses. Le
papier du petit salon en était semé. C’étaient des roses en bouton,
closes, modestes, toutes pareilles et toutes jolies.
Ma mère, qui avait des griefs sérieux contre la zoologie comparée
et la mensuration des crânes, passait sa journée dans le petit salon,
devant sa table à ouvrage. Je jouais à ses pieds sur le tapis, avec un
mouton qui n’avait que trois pieds, après en avoir eu quatre, en quoi
il était indigne de figurer avec les lapins à deux têtes dans la
collection tératologique de mon père ; j’avais aussi un polichinelle
qui remuait les bras et sentait la peinture : il fallait que j’eusse en ce
temps-là beaucoup d’imagination, car ce polichinelle et ce mouton
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me représentaient les personnages divers de mille drames curieux.
Quand il arrivait quelque chose de tout à fait intéressant au mouton
ou au polichinelle, j’en faisais part à ma mère. Toujours inutilement.
Il est à remarquer que les grandes personnes ne comprennent jamais
bien ce qu’expliquent les petits enfants. Ma mère était distraite. Elle
ne m’écoutait pas avec assez d’attention. C’était son grand défaut.
Mais elle avait une façon de me regarder avec ses grands yeux et de
m’appeler « petit bêta » qui raccommodait les choses.
Un jour, dans le petit salon, laissant sa broderie, elle me souleva
dans ses bras et, me montrant une des fleurs du papier, elle me dit :
« Je te donne cette rose. » Et, pour la reconnaître, elle la marqua
d’une croix avec son poinçon à broder.
Jamais présent ne me rendit plus heureux.
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« Il a l’air d’un brigand, mon petit garçon, avec ses cheveux
ébouriffés ! Coiffez-le “aux enfants d’Édouard”, monsieur Valence. »
M. Valence, à qui ma chère mère parlait de la sorte, était un vieux
perruquier agile et boiteux, dont la seule vue me rappelait une odeur
écœurante de fers chauds, et que je redoutais, tant à cause de ses
mains grasses de pommade que parce qu’il ne pouvait me couper les
cheveux sans m’en laisser tomber dans le cou. Aussi, quand il me
passait un peignoir blanc et qu’il me nouait une serviette autour du
cou, je résistais, et il me disait :
« Tu ne veux pourtant pas, mon petit ami, rester avec une
chevelure de sauvage, comme si tu sortais du radeau de la Méduse. »
Il racontait à tout propos, de sa voix vibrante de Méridional, le
naufrage de la Méduse, dont il n’avait échappé qu’après
d’effroyables misères. Le radeau, les inutiles signaux de détresse, les
repas de chair humaine, il disait tout cela avec la belle humeur de
quelqu’un qui prend les choses par leur bon côté ; car c’était un
homme jovial, M. Valence !
Ce jour-là, il m’accommoda trop lentement la tête à mon gré, et
d’une façon que je jugeai bien étrange dès que je pus me regarder
dans la glace. Je vis alors les cheveux rabattus et taillés droit comme
un bonnet au-dessus des sourcils et tombant sur les joues comme des
oreilles d’épagneul.
Ma mère était ravie : Valence m’avait véritablement coiffé aux
enfants d’Édouard. Vêtu comme je l’étais d’une blouse de velours
noir, on n’avait plus, disait-elle, qu’à m’enfermer dans la tour avec
mon frère aîné…
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« Si l’on ose ! » ajouta-t-elle, en me soulevant dans ses bras avec
une crânerie charmante.
Et elle me porta, étroitement embrassé, jusqu’à la voiture. Car
nous allions en visite.
Je lui demandai quel était ce frère aîné que je ne connaissais pas et
cette tour qui me faisait peur.
Et ma mère, qui avait la divine patience et la simplicité joyeuse
des âmes dont la seule affaire en ce monde est d’aimer, me conta,
dans un babil enfantin et poétique, comment les deux enfants du roi
Édouard, qui étaient beaux et bons, furent arrachés à leur mère et
étouffés dans un cachot de la tour de Londres par leur méchant oncle
Richard.
Elle ajouta, s’inspirant selon toute apparence d’une peinture à la
mode, que le petit chien des enfants aboya pour les avertir de
l’approche des meurtriers.
Elle finit en disant que cette histoire était très ancienne, mais si
touchante et si belle, qu’on ne cessait d’en faire des peintures et de la
représenter sur les théâtres, et que tous les spectateurs pleuraient, et
qu’elle avait pleuré comme eux.
Je dis à maman qu’il fallait être bien méchant pour la faire pleurer
ainsi, elle et tout le monde.
Elle me répondit qu’il y fallait, au contraire, une grande âme et un
beau talent, mais je ne la compris pas. Je n’entendais rien alors à la
volupté des larmes.
La voiture nous arrêta dans l’île Saint-Louis, devant une vieille
maison que je ne connaissais pas. Et nous montâmes un escalier de
pierre, dont les marches usées et fendues me faisaient grise mine.
Au premier tournant, un petit chien se mit, à japper :
« C’est lui, pensai-je, c’est le chien des enfants d’Édouard. » Et
une peur subite, invincible, folle, s’empara de moi. Évidemment, cet
escalier, c’était celui de la tour, et, avec mes cheveux découpés, en
bonnet et ma blouse de velours, j’étais un enfant d’Édouard. On allait
me faire mourir. Je ne voulais pas ; je me cramponnai à la robe de ma
mère en criant :
« Emmène-moi, emmène-moi ! Je ne veux pas monter dans
l’escalier de la tour !
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— Tais-toi donc, petit sot… Allons, allons, mon chéri, n’aie pas
peur… Cet enfant est vraiment trop nerveux…
Pierre, Pierre, mon petit bonhomme, sois raisonnable. » Mais,
pendu à sa jupe, raidi, crispé, je n’entendais rien ; je criais, je hurlais,
j’étouffais. Mes regards, pleins d’horreur, nageaient dans les ombres
animées par la peur féconde.
À mes cris, une porte s’ouvrit sur le palier et il en sortit un vieux
monsieur en qui, malgré mon épouvante et malgré son bonnet grec et
sa robe de chambre, je reconnus mon ami Robin, Robin mon ami, qui
m’apportait une fois la semaine des gâteaux secs dans la coiffe de
son chapeau.
C’était Robin lui-même ; mais je ne pouvais concevoir qu’il fût
dans la tour, ne sachant pas que la tour était une maison, et que, cette
maison étant vieille, il était naturel que ce vieux monsieur y habitât.
Il nous tendit les bras avec sa tabatière dans la main gauche et une
pincée de tabac entre le pouce et l’index de la main droite. C’était lui.
« Entrez donc, chère dame ! ma femme va mieux ; elle sera