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Des ingrédients surprenants se mêlent dans un scénario tumultueux : un merle militant, un spécialiste de la technologie d’avant-garde, déstabilisé, des femmes affrontant la cybercriminalité avec leurs armes affûtées, l’utile support de la psychologie pour comprendre les comportements, l’amour intense, atypique et contrarié, l’entraide intergénérationnelle et l’innovation, enjeu d’affrontements difficiles à cerner. Un objectif sans concession s’impose : faire survivre l’humain dans cet univers insaisissable, où l’amour perd ses traditionnels supports et où chacun conduit ses combats avec ses méthodes.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Jacques Fraysse débute sa carrière dans le domaine de la recherche avant de se retrouver dans le monde de la finance. Là, il se distingue en tant qu’expert des méthodes et de la sécurité informatique, puis se consacre à la gestion avisée de projets technologiques majeurs. Par un étonnant tournant, il embrasse la littérature et l’art de la fiction comme un défi personnel, cherchant à explorer et à partager de nouvelles émotions et expériences.
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Seitenzahl: 286
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Jacques Fraysse
Le Merle d’Issy
Roman
© Lys Bleu Éditions – Jacques Fraysse
ISBN : 979-10-422-3326-6
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Un regard, un mot, une pensée
Lire, dire, aimer
Six mots pour créer un grand désordre dans les sentiments.
Mardi
Albert Buissonin sortait de l’immeuble, l’esprit encombré par ses préoccupations du moment. Une semaine importante se profilait, une semaine qui allait sans doute changer le cours de ses activités dans son entreprise. Le projet qu’il portait avec ardeur et compétence avait envahi toutes ses pensées. Il l’avait conçu et préparé avec son équipe et la proposition qui en résultait s’annonçait révolutionnaire et porteuse de renouveau pour la « maison ».
La rue était peu fréquentée en ce début de matinée, encore fraîche. Albert habitait cette ville d’Issy-les-Moulineaux, périphérique de Paris, dans un quartier résidentiel très calme. Comme tous les matins, il aperçut le merle, militant contre le narcissisme, s’activer avec acharnement dans la destruction des rétroviseurs des voitures en stationnement. Depuis plus d’un mois, ce merle frappait inlassablement de son bec, avec une ardeur démesurée, le miroir extérieur des véhicules de la rue. La motivation militante de cet oiseau, d’habitude curieux et familier, n’apparaissait pas évidente et intriguait ou amusait les habitants de la rue. Albert avait son idée sur la question, idée qui le faisait sourire à chaque passage. Un miroir renvoie, à celui qui s’y mire, une image infidèle de lui-même. En effet, l’image renvoyée n’est que la version symétrique et inversée, de l’image réelle. Sans doute, le volatile avait découvert la supercherie et ne pouvait supporter cette déformation inacceptable. L’image de soi-même doit être fidèle et irréprochable ou ne doit pas être. Vengeur, le merle avait donc entrepris la destruction de tous les rétroviseurs de la rue et cette tâche occupait la majeure partie de son temps. Il s’était mué en militant actif contre l’image déformée par la symétrie.
Albert se disait que le merle avait raison. L’image de soi-même est une caractéristique fondamentale qu’il faut préserver. Chacun se doit d’être familier avec son image, mais doit aussi s’assurer que son entourage la perçoit sous le meilleur aspect et sans déformation. Albert travaillait consciencieusement la sienne, surtout dans les moments cruciaux de sa vie professionnelle et privée. Il n’était pas un adepte de la photo au smartphone, chronique et sans motivation mémorielle consistante. Mais depuis plusieurs jours, il pensait que le tableau du merle béquetant le rétroviseur était singulier. Il sortit son smartphone, cadra au plus près la scène et prit la photo, sans autre forme de pensée. Il se promit de soumettre l’énigme du merle activiste à une amie psychologue, qui avait le don de trouver une explication à tout comportement, quels qu’en fussent l’auteur et la nature. Saurait-elle mettre à nu la motivation et l’objectif inavoué du merle combattant de l’anti-narcissisme ? Cette pensée le fit sourire, car dans son for intérieur, il était persuadé qu’il possédait les arguments scientifiques et mathématiques capables de déstabiliser le suprématisme de son amie, en matière comportementale.
Cette semaine allait être cruciale et il se jura que tous ceux qui s’attaqueraient à son image pour la déformer trouveraient en lui un « merle » combatif et impitoyable. Arrivant à la bouche de métro, Albert s’y engouffra, ses pensées déjà plongées dans les activités de la journée. Son entreprise, Avant-Garde/Intelligence (AG/IN), avait son siège dans le 15e arrondissement près de la mairie dudit arrondissement.
En arrivant à son bureau, il fut accueilli par son assistante.
Albert se dirigea vers son bureau, savourant cette entrée en matière. Marthe était une femme attentionnée et loyale en tout point. C’était une assistante précieuse.
Il mit son ordinateur en route et consulta distraitement son courrier en attendant l’arrivée de ses collaborateurs. Le courrier, toujours pléthorique, comportait une pléiade de messages, souvent sans intérêt, que l’agitation inutile générait avec une grande générosité. Puis il s’affaira dans la préparation de la réunion matinale avec son équipe qui devait débuter dans quelques minutes. À neuf heures sonnantes, il entra dans la salle de réunion et s’assit à sa place favorite. Les collaborateurs arrivèrent les uns après les autres et s’installèrent autour de la table après des saluts croisés. La séance commença par un tour de table qui permit de faire le point sur les projets en cours et les propositions en phase de préparation. Cette séance institutionnelle permettait à chacun de s’exprimer sur l’avancement de son travail et de maintenir la cohésion de l’équipe. Albert rappela qu’il se rendait à Toulouse pour présenter le projet intitulé « Nouvelle assistance », ainsi que la proposition associée à la société Équipements Interface et Liens (Equiel) qui élaborait des produits électroniques grand public. Albert rappela que ce projet avait la particularité d’introduire, pour la première fois, l’intelligence artificielle dans une offre élargie, proposée par l’entreprise. Il insista sur le fait que cette proposition avait fait l’objet d’une préparation particulièrement élaborée et remercia chaleureusement ceux qui avaient participé à cette élaboration. En complément de la mise à disposition des dossiers auprès du client, il devait en présenter le contenu, de manière convaincante, mettant en valeur les particularités innovantes de cette proposition. Ce dernier point conclut la séance et Albert retourna à son bureau. Le reste de la matinée se déroula sans autre événement particulier et aux alentours de 13 h, il prit le taxi que Marthe lui avait réservé pour se rendre à la gare Montparnasse. Albert préférait voyager en train, car ce moyen de locomotion lui permettait de travailler tranquillement, assis à sa place, en utilisant les quatre heures trente du trajet et les équipements mis à sa disposition par la compagnie ferroviaire. Lors de ce voyage, il projetait de revoir la présentation qu’il devait assurer le lendemain et de se préparer aux questions qui ne manqueraient pas de fuser. Celle-ci s’adressait aux interlocuteurs, mandatés par l’entreprise Équipements Interface et Liens (Equiel), pour réceptionner et analyser les propositions, répondant à la consultation émise trois mois plutôt.
Le train était à l’heure. Albert monta dans le wagon et s’installa à la place réservée. Il choisissait toujours une place individuelle, ce qui lui permettait de travailler en toute quiétude durant le voyage. Il avait enregistré, sous forme de texte, la formulation complète de son intervention de présentation du lendemain. Durant le voyage, Albert se proposait de la préparer, par écoute parlée, en utilisant son casque Hi-Fi et en activant la lecture en synthèse vocale sur son ordinateur. La qualité de la lecture vocale l’impressionnait. Il préférait l’enregistrement textuel à l’enregistrement phonique, en raison de la précision apportée par ce mode de transcription et par la flexibilité de cette forme de conservation. Cette méthode de préparation pour ses interventions importantes lui convenait à merveille, car elle permettait d’écouter le discours, tout en suivant la progression sur le texte à l’écran. L’écoute associée à la lecture décuplait la capacité de mémorisation. Le logiciel permettait de choisir la voix de synthèse, et il avait depuis longtemps choisi une voix de femme. Il s’était persuadé, à tort ou à raison, qu’une voix féminine fournissait un confort d’écoute supérieur dans son casque haute-fidélité. En installant son dispositif, il s’interrogea sur les atouts respectifs et les pouvoirs de conviction des voix des deux sexes. Son amie psychologue saurait certainement lui présenter une théorie sans faille sur le sujet. Bien entendu, il mettrait en doute les conclusions de son honorable amie, en avançant des arguments fallacieux. Si la voix féminine favorisait la mémorisation par son timbre plus aigu et plus pénétrant, la voix masculine portait plus fort le son et l’argumentation du discours. Les grands tribuns, n’étaient-ils pas des hommes ?
Le TGV démarra à l’heure et Albert commença son travail de révision. La première phase consista en la révision de son discours initial. Après une demi-heure de voyage, le contrôleur se présenta en sollicitant les voyageurs, en vue du contrôle de leur titre de transport. Lorsque le contrôleur interpella sa voisine, assise à la place située de l’autre côté du couloir, une discussion étrange s’engagea entre eux. Le contrôleur, plutôt indulgent, dans ce cas précis, expliquait à la voyageuse négligente qu’elle devait obligatoirement enregistrer sa carte de voyageur dans l’espace internet réservé à cet effet, et que dans l’instant elle était en contravention pour n’avoir pas réalisé cette opération. Cette opération était techniquement qualifiée par l’entreprise ferroviaire de « dématérialisation de la carte ». La voyageuse fit remarquer qu’elle appréhendait fort mal le fonctionnement du système d’achat et de réservation des trains. De même, elle mettait en doute l’impérieuse nécessité de dématérialiser une carte, par nature immatérielle, car achetée sur le site internet, ou tout se présente sous forme numérisée. Le billet acheté sur internet par le même procédé restait dans l’espace personnel sous forme de Code QR, sans autre forme de matérialisation. La phase d’achat du billet consultait même la fameuse carte, non « dématérialisée », et en reconnaissait l’existence et la validité. Elle concluait que la dématérialisation d’un objet immatériel constituait un concept étrange, propre au monde ferroviaire national, qui heurtait son bon sens féminin.
Le contrôleur, se tournant vers Albert, dit :
Pour clore le débat, le contrôleur tendit, à la voyageuse, une carte portant l’adresse du site internet de dématérialisation. La voyageuse la prit en désespoir de cause et remercia son interlocuteur. Albert, sentant le malaise persistant, s’aventura dans la proposition d’une solution avant-gardiste.
Un échange de civilité s’en suivit :
Voilà donc Charlotte et Albert en route pour le bar situé dans la voiture mitoyenne. Cette diversion dans son travail de préparation plaisait à Albert, qui sentait le besoin de souffler un peu. Charlotte était une femme de 35 ans environ, plutôt élégante. Vêtue d’un pantalon de jean bien ajusté et d’une chemise en flanelle flottante, elle avait fière allure et ses yeux bleus s’intégraient harmonieusement dans son visage, laissant transparaître un indicible sourire fort agréable. Albert se dit, en souriant, qu’il serait assassin de dématérialiser un visage aussi séduisant, fût-ce pour les caprices du monde ferroviaire. Le bar était encore peu fréquenté et les cafés, à base de poudre soluble, furent rapidement préparés par le barman. Albert paya et ils s’installèrent à une table libre, en position debout, seule position tolérée dans ce lieu de transit.
Ils retournèrent à leur place respective, chacun retrouvant ses dossiers et ses outils de travail ambulants.
Albert sentait la structure et le contenu de son intervention assez bien ancré dans sa mémoire. Il fallait laisser une place honnête à la possibilité d’improvisation en séance et à l’adaptabilité face à l’auditoire. Il se concentra sur la séance des questions en passant en revue les diverses interrogations probables qui émergeraient. Il fallait donc préparer les réponses, les arguments ainsi que la stratégie corrective aux possibles dérives du débat. Tout cela avait été imaginé lors d’un brainstorming très ouvert avec ses collaborateurs. Ce type de préparation avait fait ses preuves et Albert était persuadé que sa prestation serait une formalité où il dominerait le débat. Le travail étant presque terminé, Albert se laissa aller dans une semi-rêverie où il déroulait, sans support, autre que sa mémoire, les phases de son intervention. Tout était parfait, il se plongea dans la partie financière de la proposition, qu’il s’obligeait à maîtriser, bien que celle-ci fut du ressort d’Hadrien Breton, le commercial qui devait le rejoindre pour la soutenance.
Pendant ce temps, Charlotte Lebrun consultait ses dossiers, dossiers qu’elle emportait toujours sur son ordinateur. Elle adorait pratiquer ainsi en raison des animations qu’elle pouvait entreprendre sur les données enregistrées. Les dossiers papier présentaient le double inconvénient du poids excessif et d’une proposition statique des informations. Toutes les informations qu’elle manipulait devaient rester confidentielles, ce qui lui interdisait d’en dévoiler ne serait-ce que la nature. Elle s’était habituée à ce travail secret et trouvait toujours une manière élégante de répondre à des questions précises quand elles étaient formulées par des personnes externes à son environnement. Charlotte possédait des capacités d’analyse et de conviction hors pair. Elle percevait rapidement les qualités et défauts de ses interlocuteurs et savait les jauger avec précision. Elle trouvait spontanément la bonne approche pour les mettre en confiance. Contrairement à ce qu’elle laissait paraître, elle utilisait abondamment et utilement les moyens des technologies de l’information. Son comportement de technorésistante n’était qu’une façade qui, pensait-elle, lui permettait de rester en retrait face aux geeks réels ou supposés. Dans son activité, les outils s’imposaient sans possibilité d’y déroger. La formation permanente à laquelle elle s’astreignait apportait une actualisation parfaite de ses connaissances. Elle s’imposait même comme la personne de référence dans son domaine et se voyait sollicitée pour apporter à ses collègues ses modes de travail et les approches qu’elle développait. Charlotte aimait son travail et s’y impliquait avec plaisir même avec acharnement parfois. L’inachevé ne pouvait appartenir au périmètre de ses actions, que de manières temporaires.
Parfois, son activité comportait la nécessité d’utiliser des techniques manipulatoires avec des personnes ciblées, pour obtenir efficacement des résultats. Ce mode de travail n’avait pas ses faveurs, mais elle le pratiquait avec art, dans des indications particulières. Par jeu, elle se disait qu’Albert possédait toutes les qualités d’un bon candidat à la manipulation ludique : il était un peu arrogant, joueur, difficile à cerner, expérimenté et doué d’une capacité créative assez impressionnante. Allait-il se résigner à jouer avec elle ? Cette perspective la faisait sourire et secrètement l’attirait.
Elle se persuadait que sa posture de femme technorésistante lui conférait une certaine attractivité. Elle doutait parfois de la qualité de son aspect physique, bien que ses amies la rassurassent en lui attribuant un charme indiscutable. L’antagonisme apparent, n’est-il pas une forme de charme ? Sa vie sentimentale n’était pas un modèle de réussite et elle se sentait plus à l’aise dans son activité professionnelle que dans celui de la séduction active. Albert semblait accaparé par son travail, il s’y plongeait avec un plaisir que l’on ne pouvait ignorer. Elle se dit que la place qu’il pouvait réserver à une femme devait être réduite. Charlotte se persuadait que son besoin était la présence d’un homme assez invasif, ou elle serait partenaire tout en conservant un rôle de premier plan, mais non dominant. La vie à deux, elle la voyait comme une sorte de combat ou la femme devait pouvoir choisir ses victoires et accepter les défaites qui la valorisaient. Son activité professionnelle lui convenait parfaitement. Elle y trouvait beaucoup de satisfaction, s’y sentait compétente et reconnue par ses pairs. Ses initiatives forçaient toujours l’adhésion et parfois l’admiration. Les chiffres, les informations, elle aimait à les manipuler, à les assembler, à faire émerger les subtiles valeurs cachées. Les informations parlent à ceux qui savent les regarder, pensait-elle. Charlotte se répétait sans cesse : les informations sont le carburant de l’action et pas seulement des résultats.
Le train approchait de la gare Matabiau, ce qui incitait les voyageurs à préparer leur sortie. Une agitation caractéristique de fins de voyage animait le wagon. Albert avait rangé ses équipements avec soin et retrouvant des pensées d’homme civilisé, il jeta un regard interrogatif à Charlotte et lui rappela le projet envisagé au bar, projet qui devait unir, temporairement, leur route. Charlotte avait conservé le souvenir de sa proposition aventureuse et n’avait nullement renoncé à la concrétiser.
Le train stoppa dans la gare, Charlotte et Albert se dirigèrent vers la file de taxis. Le déficit de voitures s’avérait sensible et l’attente avoisina les dix minutes. Le léger agacement généré par l’attente n’était pas favorable à la discussion des deux associés ponctuels, et le covoiturage consenti passa du statut d’opportuniste partage à celui d’utile nécessité. Le trajet conduisant à l’hôtel étant restreint, la conversation resta limitée à des commentaires sur l’aspect de la cité toulousaine et à ses attraits touristiques.
L’arrivée à l’hôtel marquait la fin du périple commun et la séparation naturelle.
À 20 heures précises, Charlotte et Albert convergèrent à l’endroit prévu. Elle avait revêtu un survêtement gris clair, fort élégant et Albert avait aussi choisi une tenue décontractée, chemise bleue et jeans délavés.
Le repas se déroula dans la simplicité, agrémenté d’une discussion passionnée sur les méthodes et les stratégies commerciales. Chacun pouvait apprécier les compétences de l’autre et surtout son ardeur à défendre des visions stratégiques différentes, mais passionnantes. Dans ce dîner courtois, le badinage ne s’est pas immiscé et les duettistes sont restés dans le sillon de la pensée rigoriste. Ce fut presque un repas de travail en somme. Chaque participant se contenta du plat du jour, accompagné d’une bouteille d’eau minérale, un grand cru des Pyrénées. Le repas se termina par un café, élaboré avec des grains sélectionnés, d’origine colombienne. Charlotte et Albert se levèrent pour se diriger vers les ascenseurs. Avant de lancer l’appel de ceux-ci, un dernier dialogue s’installa, un dialogue conclusif d’une journée riche de cette rencontre improbable, imputable aux subtiles facéties de l’univers ferroviaire.
Le dialogue s’interrompit avec l’ouverture des portes de l’ascenseur. Les pensées professionnelles allaient reprendre leur cours dans des chambres chaleureuses et confortables.
Albert décida de laisser ses angoisses professionnelles, pour consacrer ses pensées à Charlotte et la drôle de journée qu’ils avaient partagée. Cette femme proposait une compagnie agréable et des échanges stimulants. Albert adorait le type de discussion qu’elle animait avec aisance et intelligence. Cette intelligence s’exprimait de manière subtile et avec une finesse humoristique qui donnait beaucoup de saveur à ses réparties. Albert se dit qu’il serait toujours temps de provoquer une rencontre dans le périmètre parisien, dès qu’il serait libéré du travail acharné que nécessitait le projet d’Équipements Interface et Liens (Equiel). En re déroulant la journée, il se dit que Charlotte était une fausse techno résistante et que la scène, qu’elle avait jouée devant le contrôleur ferroviaire, résultait d’un merveilleux rôle de composition victimaire. Elle donnait, par son charme naturel, une puissance extraordinaire à son personnage. À ce moment, Albert se sentit contrarié, dans son admiration excessive pour le charme de Charlotte. Si elle savait jouer la comédie avec talent, quelle était la part de sincérité dans son comportement vis-à-vis de lui ? Était-elle l’actrice talentueuse qui exprimait un attrait simulé pour sa personne ? Quelle finalité se cachait derrière ce jeu, certes agréable, mais peut-être dangereux ? Ces interrogations tournaient dans la tête d’Albert sans qu’une explication n’émergeât. Il n’aimait pas l’incertitude ni les images brouillées, ce qui l’amena à repenser au merle de sa rue, le merle d’Issy. Décidément, ce merle l’inspirait et cette photo qu’il avait prise le matin même lui revint en mémoire. Il ne l’avait même pas regardée après la prise de vue. Il prit son téléphone et la regarda longuement avant de décider d’en faire temporairement l’image d’accueil de son mobile. Puis il se rendit dans la salle de bain et se regarda avec intérêt dans la glace. Il se dit que son image, pour infidèle qu’elle fût, reflétait un certain charme, qui pouvait susciter l’intérêt d’une femme comme Charlotte. Il décida de conclure cette observation par une bonne douche, propice à la préparation d’une nuit hautement reposante.
Mercredi
Pour poursuivre son séjour toulousain, Albert se leva de bonne heure, car la journée serait longue et l’enjeu de taille. Il se concentra sur sa mémoire, qui fonctionnait de belle manière habituellement, et s’interrogea sur le déroulement de la journée. La présentation de la proposition pour l’entreprise Équipements Interface et Liens (Equiel) était ancrée dans sa tête et le travail de la veille avait porté ses fruits. Il remercia inconsciemment Charlotte, qui par sa présence lui avait permis d’éviter une focalisation trop forte sur son projet. Il estimait que toute situation importante, avec une contribution essentielle, devait rester modérée, afin d’éviter la surchauffe du système cognitif. Charlotte par sa présence charmeuse, son comportement techno résistant, ses diversions intelligentes et surtout son imprévisibilité l’avaient largement diverti de ses préoccupations, potentiellement omniprésentes. Albert se sentit en grande forme pour aborder l’épreuve à venir. Comme toujours, dans cette situation, il effectua un travail mental de concentration sur les fondamentaux : la situation générale, le contexte Équipements Interface et Liens (Equiel) et la proposition d’Avant-Garde/Intelligence (AG/IN). L’équipement technologique des foyers montrait une forte diversité des matériels, une impérieuse nécessité d’interconnexion et une difficulté croissante de maîtrise de la complexité par les utilisateurs. Equiel se positionnait comme un intermédiaire intégrateur des équipements du foyer en rationalisant les connexions croisées et en apportant la simplification de gestion courante des ensembles complexes ainsi que l’utilisation au quotidien. En somme, on pourrait appeler ces solutions la domotique 2.0. La consultation, soumise à AG/IN, concernait le système documentaire des solutions à destination des utilisateurs : interconnexions initiales, utilisation au quotidien et assistance au dépannage.
La solution proposée par Avant-Garde/Intelligence était basée, non sur une documentation statique et classique, mais sur une documentation fictive et contextualisée, gérée par un système d’intelligence artificielle générative. Celle-ci opérait comme un guide expert lors des installations, un assistant actif en utilisation et enfin comme diagnostiqueur et réparateur éclairé lors des dysfonctionnements. C’était donc, non un système documentaire statique, mais un opérateur intelligent et évolutif intervenant directement sur les composants connectés ou aidant à réaliser les connexions. Ce système apportait directement la connaissance et allait jusqu’à réaliser les opérations en lieu et place de l’utilisateur.
Paré pour l’intervention chez Équipements Interface et Liens, Albert fit appeler un taxi et quitta Toulouse pour Blagnac, ville proche ou étaient installés les locaux d’Équipements Interface et Liens. Malgré les encombrements matinaux de la circulation, il fut sur place trente minutes avant l’heure prévue. Ce délai lui permit de valider l’installation de présentation et de se concerter avec le responsable commercial, Hadrien Breton, déjà présent. La seule inconnue, qui gênait Albert et le commercial d’Avant-Garde/Intelligence, résidait dans la méconnaissance des propositions concurrentes, tant en matière de contenu que de valorisation financière. Les membres de la commission projet d’Equiel entrèrent dans la salle, s’installèrent et les participants procédèrent aux présentations réciproques. La commission d’Equiel était composée de cinq personnes, trois femmes et deux hommes, et présidée par le directeur produit : Lucas Germain. Ce dernier proposa de commencer la présentation sans plus attendre.
Albert distribua les documents aux participants et débuta sa présentation accompagnée d’un support en vidéoprojection. L’introduction était à la fois puissante et interrogatrice. Albert portait très fort son sujet, décidé de captiver son auditoire. Il appuyait ses arguments avec force, soulignant les questions fondamentales avant de proposer ses solutions surprenantes d’audace et d’ingéniosité. Bien que la proposition comporte des descriptions techniques avancées, Albert avait pris soin de moduler son discours afin de le rendre intelligible par des auditeurs, non-spécialistes. L’auditoire avait forcément la capacité d’appréhender tous les concepts développés et mis en œuvre par la solution présentée. Pourtant, Albert avait, curieusement, du mal à établir un lien entre lui et ses interlocuteurs. Au bout de quelques minutes de discours, il sentit que l’apathie gagnait son auditoire, ses phrases passaient à travers les membres de la commission, comme une fine aiguille dans un filet de pêche. Son public, pourtant hautement concerné, lui échappait inexorablement. Personne ne semblait interpellé par le discours. Il jeta un regard atterré au commercial, Hadrien Breton, qui lui indiqua d’un signe qu’il allait intervenir. Il le fit en prenant prétexte pour marquer une pause dans la présentation. Cette rupture devait détourner les regards vers lui et ainsi casser la mauvaise ambiance qui se développait. Il souligna l’importance du moment dans le contenu de la présentation. La seule réaction fut un « continuons » laconique émanant du responsable produit. Albert reprit le cours de la présentation qui, petit à petit, paraissait aussi performante qu’un discours chinois dans une salle peuplée d’un public hispanique. L’ambiance devenait glaciale et les participants s’éloignèrent encore un peu plus de la présentation en détournant leurs yeux du support pour consulter leur téléphone. Albert alla, dans la douleur, au bout de la présentation technique, en professionnel, et conclut en donnant la parole à Hadrien Breton pour la présentation commerciale. Les aspects financiers eurent le même accueil lunaire.
Le malaise qui innervait l’assemblée était tellement profond qu’il laissait présager un fiasco total de la soutenance, du projet et du travail accompli avec cœur par AG/IN. Les quelques questions, émises par les participants, sortaient complètement du sujet, étaient sans cohérence et ne suscitaient que des réponses de pure politesse. Le naufrage total se profilait sans que ni Hadrien ni Albert n’aient un début d’explication, tant l’incompréhension était grande. Albert et Hadrien, à l’unisson, décidèrent de clore la présentation, persuadés tous deux que l’explication de ce fiasco ne se trouvait pas dans cette salle.
— Merci de votre participation, conclut Hadrien clôturant ainsi cette soutenance déconnectée.
— Nous vous remercions de votre présentation et ne manquerons pas de vous communiquer le résultat de nos réflexions en temps utile, répondit poliment le responsable de la commission.
Après le départ des membres de la commission, Albert se tourna vers Hadrien :